Les Etats-Unis sous Trump : l'autoritarisme au service du grand capital10/11/20252025Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

Les Etats-Unis sous Trump : l'autoritarisme au service du grand capital

Texte de l'exposé du 8 novembre 2025, Paris, salle de la Mutualité

Pour écouter l'enregistrement de l'exposé : Introduction, première partie, deuxième partie.

 

Cette semaine, l’élection municipale de New York a fait l’événement.

Après un an de présidence Trump, qui a mis sur le devant de la scène la mouvance réactionnaire faite de suprémacistes blancs, d’intégristes évangélistes, de climato-sceptiques, de pourfendeurs de l’avortement et de l’homosexualité, le démocrate-socialiste Zohran Mamdani a gagné la mairie de la plus grande ville américaine. Il est jeune, musulman, ex-rappeur et se dit socialiste, dans la version Bernie Sanders. Trump l’a traité de communiste mais Mamdani parle au nom des entrepreneurs et a déjà pris langue avec les principaux parrains de la finance new-yorkaise.

Mamdani est présenté, à commencer par la gauche ici en France, comme le nouveau héros anti-Trump. La campagne de Mamdani, pleine de shows médiatiques, va peut-être permettre de relancer la machine grippée du Parti démocrate en renouvelant les acteurs, comme l’avait fait Obama il y a vingt ans. 

On verra bientôt à quoi ressemblera la politique de Mamdani à la tête de New York. En attendant, son élection répond au spectacle médiatique de Trump.

Celui-ci a fait des coups d’éclat quotidiens une manière de gouverner : guerre des tarifs douaniers, bombardement de bateaux au large du Venezuela, coupes budgétaires massives dans la santé et les vaccins, occupation militaire des villes américaines, déclarations sur l’annexion du Groenland ou la reprise des essais nucléaires... il serait inutile de tous les citer.

Bien des gens sont effarés de l’arrivée d’un tel personnage à la tête de la première puissance mondiale. Et il y a de quoi.

Mais il est nécessaire de ne pas en rester aux annonces spectaculaires, cyniques et brutales du personnage.

Derrière Trump se tient la bourgeoisie américaine, la plus puissante, cynique, et agressive au monde. La bourgeoisie américaine a toujours utilisé le gros bâton pour imposer ses intérêts. Mais, grâce à sa position dominante, elle a aussi toujours cherché à se présenter comme la blanche colombe, garante de la démocratie. Cela a nourri des illusions et cela explique la sidération de bien des gens face au décisions de Trump. Voir l’armée occuper une ville, cela ne surprend personne quand c’est au Mali, en Colombie, ou en Inde. Mais quand c’est aux États-Unis, pourtant le parrain de tous les dictateurs, Trump passe pour un fou !

Mais n’est pas fou. Il utilise le gros bâton : pour renforcer la domination de l’impérialisme américain sur le monde, et aux États-Unis même, pour aggraver l’exploitation des travailleurs et les soumettre. 

Sa politique brutale reflète les intérêts des capitalistes américains, à une époque où la crise du capitalisme mène à une guerre généralisée et à des régimes de plus en plus autoritaires.

Alors comment Trump s’est-il hissé au pouvoir et a-t-il gagné les voix d’une partie des travailleurs américains ?

Son pouvoir marque-t-il un tournant dictatorial dans le régime politique américain ?

Comment affecte-t-il la classe ouvrière américaine, et celle des autres pays ?

C’est à ces questions qu’est consacré l’exposé d’aujourd’hui.

L’extrême-droite au pouvoir aux États-Unis

L’ascension de Trump

Dans une interview, un chauffeur routier de 40 ans en Pennsylvanie, électeur républicain depuis toujours, expliquait ainsi son vote pour Trump l’an dernier.

Récemment, sa femme a dû arrêter de travailler car son salaire ne permettait pas de payer le prix de la maternelle pour les enfants. Depuis déjà des années, il doit faire de plus en plus d’heures pour payer les factures. Mais maintenant, il n’y a plus qu’un salaire à la maison, alors comment faire ? Sa conclusion : il faut faire bouger quelque chose. Il faut que les prix baissent. Il faut faire passer l’emploi américain d’abord.

Dans la dernière campagne, Trump était le seul à parler de tout ça.

En 2016, quand il a été élu pour la première fois, il y a eu des milliers de témoignages comme celui-là. Chauffeur routier, c’est un métier qui a offert pendant des décennies un salaire correct, une certaine garantie de sécurité – en travaillant cinquante ou soixante heures par semaine. Ce n’est plus le cas. Le déclassement touche aussi des catégories de travailleurs plus qualifiés, des techniciens, ingénieurs, cadres, et aussi parmi les 35 millions de petits patrons aux États-Unis.

Ces catégories ont constitué la base de la stabilité du régime démocratique américain depuis des décennies. Le respect de l’ordre social, des institutions politiques, est véhiculé par les nombreux réseaux militants qui irriguent la société américaine. Il y a 400 000 églises, pour 20 000 communes. Il y a de nombreuses associations locales, héritages des traditions démocratiques, qui reflètent des courants politiques variés mais arborent presque toutes le drapeau américain. Le serment d’allégeance au drapeau est récité par les enfants à l’école, parfois tous les jours.

Alors le slogan MAGA, Rendre sa Grandeur à l’Amérique, a visiblement touché d’abord ce milieu d’électeurs républicains qui respectent les capitalistes, la patrie et l’armée, mais n’ont plus confiance en l’avenir, ni pour eux-mêmes, ni pour leurs enfants qui s’endettent pour 30 ans pour leurs études sans savoir s’ils pourront rembourser.

Trump s’est lancé en politique sur le tard après une vie de milliardaire enrichi dans l’immobilier de luxe, et connu comme ex-animateur télé. Il s’est imposé aux primaires du parti républicain, en 2015, contre la volonté de l’appareil du parti, en finançant sa campagne par sa propre fortune et surtout celle de ses riches amis. Mais son langage cru a fait mouche dans l’électorat républicain, chez ceux qui voulaient taper du poing sur la table, et il a pris la tête du parti.

Il a trouvé un appareil militant parmi les réseaux d’extrême-droite qui ont toujours existé aux États-Unis, depuis l’époque du Ku Klux Klan, appuyé par un milieu de notables et de riches soutiens. Ce sont les courants évangélistes qui militent pour le créationnisme, pour interdire l’avortement, ou pour purger les bibliothèques publiques – et pas seulement des livres marxistes : le livre le plus censuré dans les années 2000 était Harry Potter, pour sorcellerie ! Ce sont les libertariens, qui veulent mettre fin à tout système d’aide sociale comme le milliardaire Peter Thiel, ou les militants de la suprématie des Blancs, comme Steve Bannon ou Charlie Kirk, celui qui s’est fait tuer en septembre. Contrairement à l’image souvent véhiculée ici, leur implantation militante dans les classes populaires reste marginale. Leur influence provient surtout de leurs soutiens dans la bourgeoisie, parmi des gens tout à fait instruits et cultivés, et des médias qui leur donnent une audience de masse. 

La crise sociale : une société malade

Le langage de Trump touche aussi une fraction des classes populaires dont la vie quotidienne est elle-même brutale.

Le salaire minimum fédéral est de 7 $ de l’heure. Un dollar vaut un peu moins d’un euro, donc c’est moins que le smic ici. Dans certains États, il monte à 15 $. En travaillant un temps plein, on peut ainsi gagner 2 500 ou 3 000 $ par mois. 

Sauf que les prix, eux, sont les prix américains. Depuis le Covid, en 2020, ils ont augmenté beaucoup plus qu’ici. Dans les grandes villes, il n’y a pas de loyer en-dessous de 1 300 $ par mois pour un appartement. À Washington ou en Californie, c’est le double.

Il n’y a pas de système général de crèches et maternelles publiques. Beaucoup de gens doivent placer leurs enfants dans le privé jusqu’à 6 ans où commence l’école. Pour deux enfants, c’est souvent plus de 2 000 $ par mois, en hausse de 30 % ces dernières années... et le nombre de femmes qui travaillent a diminué.

S’ajoute le prix de la voiture. Il n’y a presque aucun transport en commun, donc il suffit d’une panne, d’un accident, et on ne peut plus aller au travail. Cela fait faire des nuits blanches à beaucoup de travailleurs. Pour réparer ou acheter une nouvelle voiture, il n’est pas rare de devoir débloquer son épargne de retraite. Mais il faut alors travailler jusqu’à la mort.

Car il n’y a pas de système national de retraite. Dans des grandes entreprises, comme à Boeing ou Ford, il existait des retraites d’entreprise, mais elles ont été remplacées par des sortes de livrets d’épargne. Il faut cotiser toute sa vie pour se faire un pécule. Même quand on a la chance de le garder, il s’épuise en quelques années. Mieux vaut alors ne pas vivre trop vieux.

Faute de système national d’assurance santé, un accident ou une maladie deviennent une catastrophe. Un rendez-vous chez le médecin coûte des centaines de dollars ; une hospitalisation, des dizaines de milliers. La santé, ça rapporte gros aux capitalistes. Pour pouvoir se soigner, il faut souscrire à une assurance privée. Si on a une bonne assurance, les frais médicaux sont pris en charge. Mais ça coûte 1000 voire 2 000 $ par mois. Pour 300 $, on peut quand même s’assurer. Mais il faut alors payer une franchise, souvent de l’ordre de 1000 $, avant tout remboursement. À ce prix-là, on évite d’aller chez le médecin.

La loi Obamacare, présentée ici comme un système de couverture universelle, a consisté à rendre obligatoire depuis 2013 ce type d’assurance privée, à un tarif subventionné par l’État. Trump veut d’ailleurs réduire ces subventions. Bien des travailleurs paient ainsi chaque année des cotisations importantes sans jamais bénéficier du moindre remboursement.

Et les réseaux de soins sont un mille-feuille d’entreprises privées concurrentes. Un contrat d’assurance n’en couvre que certaines, avec des procédures compliquées. Et les assurances paient des batteries de juristes pour trouver des failles et refuser de rembourser. Alors en décembre dernier, lorsque Luigi Mangione a tué le PDG de la plus grande compagnie d’assurance santé, il est devenu presque un héros national. Des milliers de gens ont exprimé leur rage sur internet, témoignant comment, suite à un remboursement refusé, leur famille entière était tombée dans le surendettement ou la misère.

Officiellement, il n’y a presque pas de chômage aux États-Unis. Mais seule 63 % de la population adulte a un emploi déclaré, 10 % de moins qu’en France. Une fraction entière de la population américaine, des dizaines de millions de gens, est marginalisée. Ils survivent dans la misère ou de petits boulots. Près d’une personne sur cinq dépend de Medicaid, l’équivalent de la CMU, une assurance santé minimale. Sinon, le seul filet de sécurité, c’est un système public... de coupons alimentaires. Une personne sur huit en dépend pour sa survie. Pour les personnes âgées, il y a l’équivalent du minimum vieillesse, à partir de 65 ans, touché par 70 millions de « retraités »... qui doivent souvent continuer à travailler.

Alors pour les travailleurs qui ont un salaire et un revenu régulier, la vie est marquée par la crainte permanente de glisser dans la misère. C’est comme une épée de Damoclès sur leur tête. Il n’y a pas de filet de protection. Quelques factures non payées, et ils peuvent basculer.

La seule protection, c’est de travailler assez pour se constituer un matelas d’économies en cas de coup dur. Mais avec la hausse des prix ces dernières années, la vie est devenue une course permanente pour faire des heures.

Dans les secteurs qui recrutent, comme la logistique, bon nombre de postes sont à temps partiel, alors il faut cumuler deux ou trois boulots. Chez Amazon, on travaille normalement 10 heures par jour, 4 jours par semaine. Mais il est courant de rester une ou deux heures de plus, et d’ajouter un ou deux jours de travail, pour atteindre 50 ou 60 heures par semaine. A ce rythme, on travaille exténué et on se blesse, mais on continue. Tout le monde a besoin de cet argent.

Alors pour tenir, les horaires insensés, le stress des factures, la dureté des rapports sociaux, il y a la drogue : le crack et l’héroïne, plus récemment les opioïdes vendus en pharmacie, puis le fentanyl, la xylazine qui transforme les hommes en zombies. Le nombre d’overdoses a triplé en dix ans. Elles font autant de morts à Baltimore, ville de moins d’un million d’habitants, que dans toute la France.

Le résultat, c’est que, dans le pays le plus riche du monde et dans une période de paix, l’espérance de vie recule depuis dix ans. Dans certains États, comme le Mississippi, elle est passée en-dessous de celle du Maroc ou du Bengladesh. 

Le vote Trump chez les travailleurs

Alors, avec des élections qui opposent les politiciens des deux grands partis, tous bien poudrés et issus des écoles d’élite, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi beaucoup d’électeurs populaires s’en sont détournés.

Kamala Harris avait été vice-présidente de Biden entre 2020 et 2024, une période où l’inflation a explosé. Mais lors de la campagne de 2024, elle n’a pas eu un mot sur les prix et les salaires. Elle traitait Trump de dictateur, de diviseur des Américains, et se présentait comme la candidate de la diversité, de la tolérance. À l’écouter, l’économie américaine se portait au mieux.

Il faut dire que les prix de l’immobilier qui explosent ruinent la grande masse des gens, mais rapportent des millions à tous ceux qui peuvent acheter et spéculer ! Tout comme les cours boursiers multipliés par huit depuis 2010. Les milliardaires sont quinze fois plus nombreux qu’il y a trente ans. Et il y a aussi toute une couche de petits-bourgeois à qui cela rapporte, soit qu’ils viennent d’une famille aisée, soit qu’ils aient un travail de cadre ou d’ingénieur dans les secteurs qui rapportent, la santé, la finance, l’informatique, avec des salaires qui montent à 10 000, 20 000 dollars par mois. Pour eux, le soleil brille. C’est ce point de vue que défendait Harris. Tous ses discours, son langage, ses manières, transpiraient le point de vue de sa classe sociale : la bourgeoisie. 

Alors les démocrates ont perdu des voix chez les travailleurs. La plupart s’abstiennent – l’abstention est arrivée en tête de l’élection, avec 40 % des gens en âge de voter. Mais une part a aussi voté pour Trump.

Ils l’ont fait, en sachant pourtant qu’il est un milliardaire qui défend cyniquement le pouvoir des riches. On entend des commentateurs méprisants accuser les travailleurs américains d’être responsables de sa victoire, par racisme ou conservatisme.

Le racisme est bien présent parmi les travailleurs. Mais pourquoi en 2024, parmi les Noirs, près d’un vote sur cinq est allé à Trump, lui qui, il y a peu de temps encore, qualifiait des villes noires américaines et des pays d’Afrique de « trous à merde » ?

Pourquoi a-t-il eu la moitié des votes des latino-américains, après une campagne où il expliquait que les immigrés latinos sont « des animaux », qu’ils ont « des gènes de terroristes » ?

Voir dans le vote Trump uniquement une question de racisme, de religion, ou de valeurs conservatrices, cela masque un point important. Trump a gagné des voix ouvrières car il était le seul à dénoncer l’inflation, à parler des emplois.

Tant que les capitalistes dominent cette société et que les travailleurs ne croient pas en leur force, comment ne chercheraient-ils pas désespérément un sauveur ? Comment resteraient-ils insensibles au nationalisme, y compris les Latinos ou les Noirs, à l’idée qu’ils devraient être protégés du chaos qui frappe les quatre coins de la planète ? Alors qu’ils ne trouvent déjà pas de travail, comment ne seraient-ils pas inquiets de l’arrivée de nouveaux immigrants ?

Ces idées ne pourraient être combattues efficacement que par un parti ouvrier influent défendant un emploi et un avenir pour tous, en opposant les besoins de la classe ouvrière au pouvoir des capitalistes. Mais un tel parti n’a jamais existé aux États-Unis. Et les organisations qui disent combattre Trump, les démocrates ou la gauche américaine, en sont à l’opposé.

Les deux principales figures anti-Trump actuelles sont les gouverneurs démocrates Pritzker de l’Illinois et Newsom de Californie. L’un est milliardaire héritier d’un groupe d’hôtels de luxe, et l’autre millionnaire issu de la bourgeoisie locale et marié à l’héritière d’un fonds financier.

Le nouveau maire de New York, Zohran Mamdani, tranche sur ceux-là. Sa campagne était axée sur le gel des loyers, des bus gratuits, des épiceries publiques, des thèmes inhabituels pour les démocrates. Ils ont visiblement résonné aux oreilles de millions de New-Yorkais qui ne s’en sortent plus… et lui ont attiré les foudres de ses opposants, politiciens et milliardaires, qui le traitent de dangereux radical ! Pourtant, geler les loyers aux prix délirants actuels de New York, sans même imposer un montant maximum, comme cela existe par exemple à Paris, ne menace guère les promoteurs immobiliers. Les conseillers économiques recrutés par Mamdani sont des responsables patronaux de Wall Street. Eux mesurent bien que, dans une ville aux prix délirants et aux inégalités criantes, Mamdani canalise la colère vers une voie inoffensive.

Son courant politique est celui de Bernie Sanders, une branche du Parti démocrate. Il soutient les tarifs protectionnistes au nom de l’emploi américain.

Les principales organisations ouvrières sont les syndicats. Il y a deux semaines, le groupe automobile Stellantis a annoncé renoncer à ouvrir une usine au Canada, pour déplacer les 3 000 emplois aux États-Unis. Le syndicat de l’automobile, l’UAW, a qualifié cela de victoire. Les travailleurs canadiens et américains, qui ont longtemps fait partie du même syndicat, devraient donc se faire la guerre pour l’emploi. L’UAW soutient aussi les tarifs douaniers, et défend depuis des décennies que patrons et travailleurs américains ont des intérêts communs.

Le nationalisme et les divisions sont nourries, non seulement par les défenseurs ouverts des capitalistes, mais tout autant par ceux qui se prétendent les amis des travailleurs.

Le vote Trump a donc pris du poids dans la classe ouvrière, où il renforce les idées racistes et xénophobes. Cela rend plus difficile le regroupement des travailleurs pour défendre leurs intérêts communs, dans une période de durcissement où précisément ce regroupement est nécessaire.

Trump offre une solution politique à la bourgeoisie

La catastrophe sociale aux États-Unis est le résultat de l’offensive contre la classe ouvrière, qui s’accentue depuis que le capitalisme est entré en crise dans les années 1970. Comme ici, face à la baisse des profits, les capitalistes et leurs gouvernements ont répondu par les vagues de licenciements, l’accroissement des charges de travail, les reculs sociaux. La montée de la misère est allée de pair avec le rétablissement des profits, qui ont atteint des sommets.

Mais quand les gouvernements ne font qu’attaquer les classes populaires, leurs propres électeurs, les partis au pouvoir se déconsidèrent. Le système de l’alternance, qui masque la dictature des capitalistes derrière des élections démocratiques, se grippe. C’est vrai aux États-Unis comme en Europe. Partout, l’extrême-droite gagne des voix et il y a des crises politiques. C’est un problème sérieux pour la bourgeoisie.

Trump propose une solution originale à cette crise de la démocratie bourgeoise : les politiciens professionnels sont directement remplacés par un capitaliste milliardaire. Il réunit dans sa personne l’image du changement et la réalité d’un patron lié par mille liens à sa classe sociale.

En 2016, certains dirigeants républicains l’ont d’abord combattu car il leur écrasait les pieds, mais très vite, l’appareil du parti, ses réseaux de dizaines de milliers de postes de pouvoir, de notables et de petits-bourgeois anti-pauvres, se sont mis à sa remorque.

Certains responsables politiques craignaient sans doute que ce bouffon égocentrique ne soit pas assez dévoué aux besoins collectifs de la bourgeoisie américaine. Lors de son premier mandat, il s’est d’abord heurté à une certaine résistance au sein de l’État. Il avait alors prouvé qu’il était tout à fait responsable.

Bien sûr, il en profite pour servir ses intérêts familiaux, par des marchés publics ou ses cryptomonnaies, mais dans ce milieu, qui reprocherait à un capitaliste de faire du business ?

Il a aussi tenu à entretenir son image d’opposant au système. En janvier 2021, après sa défaite face à Joe Biden, il avait appelé ses partisans à contester les résultats, et certains manifestants ont envahi le Capitole, le siège du Congrès à Washington. Piétiner aussi ouvertement les règles institutionnelles, cela a fait hurler bon nombre de politiciens et de journalistes. 1 500 de ces manifestants ont été condamnés, au total à des centaines d’années de prison.

Mais pas Trump. Il a bien été inculpé pour des dizaines d’accusations, et poursuivi pendant deux ans, mais finalement, les juges ont débouté les uns après les autres ses adversaires. Ce type de décisions ne se fait pas par hasard : c’est un choix collectif de la haute administration liée aux milieux patronaux… la fameuse « indépendance de la justice » ! 

Trump s’est donc représenté en 2024, cette fois avec un large soutien des milieux capitalistes, y compris ceux auparavant plutôt pro-démocrates, comme les milliardaires de la Silicon Valley, les Musk, Zuckerberg et autres. Trump et Harris ont reçu à peu près autant de financements de campagne chacun, près de 10 milliards de dollars.

La réélection de Trump, et le programme qu’il applique depuis presque un an, n’ont donc rien d’une surprise, ni d’un pouvoir personnel. C’est une politique annoncée et approuvée par la bourgeoisie. 

L’impérialisme américain à l’offensive

Trump s’inscrit dans une longue tradition de l’impérialisme américain. Theodore Roosevelt, président des États-Unis autour de 1900, artisan d’une politique agressive de domination du continent américain et du Pacifique, se réclamait du proverbe africain : « Parle doucement, porte un gros bâton, et tu iras loin ». Il a eu le prix Nobel de la paix.

Trump n’a retenu que la deuxième moitié du conseil, mais c’est celle qui compte : le gros bâton.

Durant tout le XXème siècle, l’impérialisme américain l’a utilisé pour s’étendre et a relégué ses rivaux au rang de puissances subalternes. Mais aujourd’hui, la crise le force à être plus offensif et brutal.

Le renforcement de la domination américaine

Le budget militaire américain, 1000 milliards de dollars, dépasse celui de la Chine, le Japon, l’Inde, la Russie, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie, cumulés. Les États-Unis ont 750 bases militaires à l’étranger. Ils ont un réseau de correspondants et de relais dans les états-majors militaires et les régimes de presque tous les pays. Par exemple, au Moyen-Orient, les liens avec Israël sont bien connus, mais dans presque tous les États voisins aussi, les officiers supérieurs sont formés dans les académies militaires aux États-Unis : c’est le cas de la Turquie, l’Égypte, la Jordanie, l’Irak, certaines milices syriennes, et bien sûr les pays du Golfe, l’Arabie Saoudite, les Émirats, le Qatar. En Afrique, même le Burkina Faso du capitaine Ibrahim Traoré, qui a expulsé les troupes françaises et s’affiche comme champion de l’anti-impérialisme et partenaire de la Russie, a envoyé récemment, plus discrètement, des officiers en stage aux États-Unis. 

L’impérialisme américain n’est certes pas tout-puissant. Il se heurte régulièrement à la résistance des peuples. Ses interventions militaires au Vietnam, et plus récemment en Irak et en Afghanistan ont échoué. Mais sa force, c’est de trouver partout des relais parmi les dirigeants locaux, hauts fonctionnaires, officiers, hommes d’affaires. Cela résulte de sa domination économique et militaire écrasante. Tous les exploiteurs du monde, les riches et ceux qui veulent les servir, regardent vers les États-Unis comme les tournesols vers le soleil. Ils y placent leur argent, y tissent des relations, y envoient leurs enfants pour étudier, comme le père de Barack Obama ou Elon Musk.

Et plus la concurrence entre puissances capitalistes se durcit, plus l’hégémonie américaine se renforce. Le capital américain domine tous les secteurs les plus profitables de l’économie capitaliste, notamment dans l’informatique, les Nvidia, Apple, Google, Amazon, Oracle qui battent actuellement des records en bourse. Sur les dix entreprises les plus cotées au monde, huit sont américaines.

Au-delà de ces secteurs en vogue, la puissance américaine repose d’abord sur l’industrie : les secteurs de pointe, l’aéronautique et l’industrie spatiale, l’armement, les systèmes électroniques, les produits pharmaceutiques, mais aussi l’automobile ou la production d’acier. Comme en France, le nombre d’emplois industriels a baissé ces dernières décennies ; mais la production, elle, s’est maintenue à un niveau élevé. Par exemple, dans la sidérurgie, présentée comme un symbole de la désindustrialisation, beaucoup de hauts fourneaux ont fermé, ce qui a ravagé les régions industrielles. Mais ils ont été remplacés par des petites aciéries partout dans le pays, qui produisent autant avec beaucoup moins de main d’œuvre. Malgré les diatribes de Trump contre l’acier chinois, les États-Unis produisent encore les trois quarts de leur acier, et sont un exportateur important d’aciers spéciaux de haute valeur ajoutée. Ils sont aussi le premier producteur mondial de pétrole et de gaz, et également de matières agricoles comme le maïs.

Cette puissance économique a donné à la bourgeoisie américaine une domination écrasante sur le secteur financier. Le dollar est la monnaie de 90 % des transactions monétaires internationales, et cela favorise immensément le capital financier américain. Il détient 15 des 20 plus grandes banques et fonds d’investissement du monde. À eux seuls, les deux premiers, Blackrock et Vanguard, contrôlent 20 000 milliards de capital, autant que le produit intérieur annuel de toute l’Union Européenne. La bourgeoisie américaine collecte ainsi une part de l’exploitation des travailleurs des quatre coins de la planète.

La guerre entre puissances concurrentes s’intensifie

Cette position dominante est pourtant à réaffirmer sans cesse. En 1926, Trotsky discutait de la place prise par les États-Unis suite à la dévastation de l’Europe lors de la Ière guerre mondiale. Il anticipait que le développement phénoménal que connaissait alors l’industrie américaine donnerait inéluctablement lieu à une crise, qui frapperait le monde entier. Mais il ajoutait : « en période de crise, l’hégémonie des États-Unis se fera sentir plus complètement, plus ouvertement, plus impitoyablement que durant la période de croissance. Les États-Unis liquideront leurs difficultés et leurs troubles avant tout au détriment de l’Europe ; peu importe où cela se passera, en Asie, au Canada, en Amérique du Sud, en Australie ou en Europe même ; peu importe que ce soit par la voie « pacifique » ou par des moyens militaires. (…) ». Comprenez, en brandissant le bâton devant ses concurrents ou en frappant avec.

Aujourd’hui, la concurrence pour les marchés et les matières premières est de plus en plus rude. Et comme en 1926, c’est la prédominance même des États-Unis qui les force à être les plus offensifs. Cela paraît contradictoire, mais c’est l’essence même de l’impérialisme depuis un siècle, déjà notée par Lénine et Rosa Luxemburg.

Beaucoup de gens se demandent comment on peut parler de crise alors même que les profits battent des records. Mais une crise, c’est précisément cela : des profits qui ne trouvent pas de débouchés, le système qui étouffe dans sa propre graisse, tandis que la population plonge dans la misère. C’est aux États-Unis que cette contradiction est la plus forte. Elle engendre une pression immense pour de nouveaux placements.

Une conséquence est l’hypertrophie de la finance, l’instabilité de l’économie. En 2008, la crise financière est partie des États-Unis, et ils ont été frappés plus gravement que les autres pays. Pendant que les banques étaient renflouées, des millions de familles ont été jetées à la rue faute de pouvoir payer leur crédit. Les maisons alors abandonnées continuent aujourd’hui à pourrir dans les villes américaines.

Mais le casino est maintenant bien plus grand encore. Il y a quinze ans, l’entreprise la plus cotée à la bourse était ExxonMobil, le géant du pétrole, appuyée sur des centaines de plateformes pétrolières, de raffineries, de réseaux de distribution, qui valait 400 milliards de dollars. Cette année, l’entreprise Nvidia, qui possède à peine un quart des infrastructures de ExxonMobil, est cotée à 5 000 milliards. La spéculation financière menace d’exploser à tout instant. 

Alors, le capital américain doit conquérir des nouveaux marchés. Quand une meute de chiens a assez de viande, les chiens peuvent coexister. Mais quand la viande manque, le gros chien mange les plus petits. Et les petits chiens, ce sont les capitalistes européens.

Des pays anciennement dominés par la France, comme le Tchad en Afrique, passent sous influence américaine. Dans toute l’Europe de l’Est et en Asie Centrale, les États-Unis ont installé des bases militaires, pour grignoter l’ex-bloc soviétique. C’est cette pression américaine permanente qui a fini par pousser Poutine à envahir l’Ukraine. Depuis, celle-ci est devenue une quasi-colonie du capital américain, qui a racheté les terres et tout ce qui rapporte.

Mais cette guerre vise aussi à affaiblir l’Europe. Le gaz russe coupé, les capitalistes européens doivent acheter du gaz américain beaucoup plus cher. L’industrie chimique européenne, qui repose sur le gaz, perd du terrain au profit de ses concurrents américains. Officiellement alliés contre la Russie, les États-Unis et les pays européens se livrent en coulisse une guerre féroce depuis déjà des années.

On le voit, la guerre commerciale n’a pas commencé avec les taxes de Trump ! Sous Biden, le gouvernement américain avait lancé un grand plan de subvention de l’industrie américaine. En face, l’Europe, divisée en 27 États concurrents, est impuissante.

Par exemple, dans le secteur stratégique des semiconducteurs, la crise du Covid avait révélé que ces puces qui sont partout, dans les voitures, les appareils électriques, les capteurs, étaient presque toutes produites à Taïwan, dans les usines géantes de l’entreprise TSMC. Un bateau bloqué dans le canal de Suez, et toute l’industrie s’était retrouvée à l’arrêt. Alors, en 2022, chaque État sortit des chèques pour financer la construction d’une usine chez lui. Il y eut bien un plan européen, de 40 milliards, mais surtout des plans séparés : un plan allemand de 20 milliards, et un plan français de 5 milliards. En face, Biden fit voter le Chips Act, avec 250 milliards de dollars de subventions. Devinez qui gagne.

Les États européens, déjà des vassaux des États-Unis, sont mis à la portion congrue.

Les patrons européens pleurent sur cette concurrence… la bouche pleine, car ils font plus de profits que jamais, mais ils réclament encore plus de sacrifices aux travailleurs. Il faut refuser ce chantage, leur guerre commerciale n’est pas la nôtre !

La confrontation avec la Chine

La principale préoccupation de la bourgeoisie américaine, c’est la Chine. La bourgeoisie chinoise s’est développée comme sous-traitante des groupes occidentaux, mais sous la tutelle d’un État né de la révolution maoïste, ce qui lui a donné une indépendance par rapport à l’impérialisme. 

Contrairement à la propagande continuelle, elle n’est pas devenue un impérialisme concurrent. Dans les rivalités internationales, économiques et militaires, elle ne joue pas dans la même catégorie que la bourgeoisie américaine. Elle n’a qu’une seule base militaire extérieure. Ce sont les navires américains qui croisent en mer de Chine, pas les navires chinois au large de la Californie.

En revanche, l’État chinois est assez puissant pour protéger son immense marché intérieur. Le marché automobile chinois dépasse aujourd’hui celui de l’Amérique du Nord et de l’Europe combinés. De même pour la production électrique, les constructions d’autoroutes, de trains à grande vitesse, d’avions. Contrairement à la plupart des pays pauvres où les groupes occidentaux sont les rois, ces marchés leur échappent et restent sous le contrôle d’entreprises d’État chinoises. À l’heure où la crise s’exacerbe, c’est intolérable pour l’impérialisme. Il doit briser la résistance de l’État chinois, comme il l’avait fait au XIXème siècle, lors des guerres de l’opium.

Ce n’est pas la Chine qui est à l’offensive, mais bien l’impérialisme.

Mais l’État chinois le sait et s’y prépare avec bien plus de moyens pour résister que le vieil empire chinois du passé. La décrépitude du capitalisme fait que depuis 30 ans, de nombreux secteurs industriels peu rentables ont été délaissés par les groupes occidentaux, et les entreprises chinoises ont pris le dessus : sur des activités minières, notamment le traitement des métaux rares, ou la construction d’infrastructures. Elles ont même réussi à les concurrencer dans certains secteurs de pointe, comme les batteries, les voitures électriques, l’intelligence artificielle. La Chine a les moyens de résister.

Alors, bien avant Trump, Biden avait mis en place des droits de douane de 100 % sur les voitures électriques chinoises. Et l’Union européenne, qui crie à l’injustice devant les taxes de Trump, avait elle-même instauré des taxes antichinoises de 35 %. Chacun défend le libéralisme pour les autres, et protège ses capitalistes !

Mais dresser des barrières de plus en plus hautes entre États dans une économie mondiale profondément mondialisée et intégrée, c’est comme vouloir séparer les œufs d’une omelette.

Nombre de capitalistes américains font leurs profits en Chine. Apple y produit ses smartphones et c’est un marché majeur. Veut-elle une guerre ? Bien sûr que non. Mais elle a exigé et obtenu des sanctions contre ses concurrents Huawei et ZTE. Et les sanctions mènent à la guerre.

C’est totalement contradictoire... comme il y a un siècle. Juste avant la 2ème guerre mondiale, les camions de l’armée allemande furent largement construits par des entreprises américaines, Ford et Opel, filiale de General Motors… qui ont aussi construit les chars américains pour leur tirer dessus !

L’engrenage est en cours. Personne ne le maîtrise. Les intérêts de l’impérialisme américain poussent à une guerre contre la Chine, qui est en préparation au moins depuis Obama, au début des années 2010.

Une seule chose est sûre : la marche à la guerre impose un bouleversement dans les relations commerciales, diplomatiques, militaires. L’heure n’est plus au langage diplomatique. Il faut montrer qui est le plus gros chien de la meute.

La montée du protectionnisme : une arme au service de la bourgeoisie

C’est ce que propose Trump. Il a fait toute sa carrière comme rapace dans l’immobilier, par des coups tordus, sans langage diplomatique, donc il agit par instinct.

Le scénario est à peu près toujours le même : alterner des annonces agressives, avec le plus de mise en scène possible, puis des retraits partiels, en prenant soin que certains amis soient lésés et certains ennemis soient ménagés.

On l’a vu avec les menaces d’invasion du Canada, du Groenland, du Panama. Avec les tarifs douaniers, annoncés d’abord à 50 puis 100 % puis fortement diminués, autour de 25 % en moyenne. Avec les zigzags diplomatiques. Zelenski rabroué puis embrassé, avec un chantage aux minerais, révélateur des enjeux de la guerre en Ukraine. Avec Poutine et Xi Jinping, « je t’aime, moi non plus ». Et même avec Netanyahou, d’abord soutenu à 100 % par Trump avant de se faire tordre le bras pour signer un accord à Gaza, même s’il n’a « de paix » que le nom.

Ces zig-zags permanents, reflètent les réelles contradictions d’une guerre commerciale menée dans une économie profondément intégrée. Mais au bout du compte, la politique de Trump entraîne une montée générale du protectionnisme. C’est une étape irréversible. Lorsque le chef de l’État le plus puissant décide des droits de douane importants, ça impose à tous de nouvelles règles du jeu.

Les tarifs douaniers ont provoqué un tollé parmi les économistes, chantres du capitalisme, et ça a l’avantage pour Trump d’entretenir son image « antisystème ». 

Et il faut dire que ces tarifs posent réellement des problèmes à certains capitalistes. Des déchargements de marchandises dans les ports ont été arrêtés pendant des semaines. L’industrie automobile américaine importe une partie de son acier, maintenant taxé à 50 %. Ses circuits de production sont intégrés avec le Canada et le Mexique, au point que l’assemblage d’une voiture Ford ou General Motors nécessite huit passages de ces frontières.

Mais les patrons de l’automobile, eux, n’ont jamais crié à la catastrophe. 

L’exemple de Ford est éloquent. Son PDG se plaignait il y a quelques semaines que les taxes coûtaient à Ford 2 milliards de dollars, ce qui rend le groupe moins compétitif. Mais il ajoutait être confiant, suite à « de bonnes conversations avec l’administration Trump ». Deux mois plus tard, la facture de Ford était divisée par deux.

En fait, les tarifs de Trump sont accompagnés de centaines de pages d’exemptions, négociées et taillées pour les capitalistes américains. Ford et General Motors peuvent encore faire circuler librement la plupart des pièces automobiles avec le Mexique et le Canada, tandis que leurs concurrents japonais ou européens doivent payer plus. Non seulement ils ne sont pas lésés, mais ils pourraient même regagner une position de monopole... et font déjà monter leurs prix. Pour la première fois, le prix moyen d’une voiture neuve a dépassé les 50 000 dollars. Résultat : malgré les tarifs douaniers, les profits de Ford ont augmenté cette année.

En ajoutant la gigantesque réduction d’impôts pour les riches que Trump a fait voter, on comprend que sa politique convient parfaitement à tous les patrons américains, y compris dans l’automobile. 

Alors la bourgeoisie est contente de Trump. Elle a pourtant élevé la voix, une seule fois, le 9 avril, une semaine après l’annonce des premiers tarifs douaniers, alors qu’une nouvelle série de tarifs beaucoup plus élevés était instaurée. Immédiatement, la valeur des bons du trésor américains, c’est-à-dire les titres de dette de l’État, a chuté. Traduction : les dirigeants des grands fonds financiers n’étaient pas contents. Immédiatement, Trump a fait marche arrière.

Derrière le cinéma sur le dictateur Trump, ce sont toujours les capitalistes qui tiennent les manettes.

Ces tarifs visent aussi à relocaliser certaines productions stratégiques. Pendant le Covid, le blocage n’avait pas concerné que les semiconducteurs… même les masques en papier avaient disparu ! En vue d’une guerre, il faut relancer la construction navale, le traitement des métaux, et bien d’autres. Les capitalistes américains, protégés par l’État, vont à nouveau y faire des profits faramineux.

Mais qui va payer pour tout ça ? Les travailleurs.

L’économie capitaliste est profondément intégrée d’un bout à l’autre de la planète, et il ne suffit pas à Trump de proclamer la démondialisation pour qu’elle se réalise. Pour bien des produits importés, les tarifs douaniers vont agir comme une taxe supplémentaire. L’inflation est déjà repartie à la hausse aux États-Unis.

Une étape dans l’autoritarisme

Alors ce qui s’annonce, pour la population des États-Unis comme pour le reste du monde, c’est du sang et des larmes.

Que signifie une future guerre avec la Chine ? Quelle ampleur auront les combats ? Qui seront les belligérants ? On n’en sait rien. Mais une chose est sûre :  toute la société devra être réorganisée en fonction de la guerre.

Aux États-Unis, ce seront des prix plus hauts, des salaires plus bas, des horaires allongés, cela alors que la vie est déjà un combat permanent aujourd’hui.

Les classes populaires américaines ne sont pas partisanes d’une nouvelle guerre de domination impérialiste – Trump a d’ailleurs eu des voix en prétendant plutôt faire la paix.

Alors pour la bourgeoisie américaine, mener la guerre extérieure nécessite d’abord une guerre intérieure. Il faut imposer l’unité nationale. Et une première difficulté est le manque d’unité de l’État américain lui-même.

Les institutions de l’État datent du XVIIIème siècle, et sont beaucoup plus décentralisées que celles de l’État français. La majorité de ses fonctions sont gérées par des fonctionnaires élus ou nommés à l’échelle municipale, des comtés, des 50 États, un mille-feuille où des juges de différents niveaux s’opposent souvent les uns aux autres. Cela ralentit l’efficacité du pouvoir exécutif.

Par exemple, chaque année, à l’automne, le vote du budget du gouvernement provoque un drame, avec un risque de « shutdown » comme celui qui a lieu en ce moment. Faute d’accord entre les deux partis, les fonctionnaires de l’État fédéral ne sont plus payés depuis le 1er octobre. Y compris les contrôleurs du nucléaire, sachant que les États-Unis sont le premier producteur d’électricité nucléaire au monde, ou les contrôleurs aériens, dans un pays où il y a 45 000 vols par jour. Dans plusieurs aéroports d’importance mondiale, il y a en ce moment des banques alimentaires installées par des associations pour les nourrir. Et les 42 millions de bénéficiaires des coupons alimentaire, eux, n’ont plus rien reçu du tout depuis des semaines.

Le sort des plus pauvres, la bourgeoisie s’en moque. Mais quand l’heure est à mettre la population au pas pour marcher à la guerre généralisée, il lui faut un État efficace. 

À chaque fois que la bourgeoisie américaine a été confrontée à une crise majeure, elle a répondu par la centralisation du pouvoir exécutif. Lors de la guerre de sécession de 1861, le gouvernement a instauré un régime militaire pour imposer ses décisions aux États, ceux du Sud comme du Nord. Les institutions fédérales n’ont été créées que tardivement : le FBI en 1908, la banque centrale en 1913, la CIA en 1947.

À chaque fois, cela empiétait sur les prérogatives des États, censés être protégées par la constitution… mais face aux besoins du moment, les milieux dirigeants s’y sont ralliés.

L’offensive au sein de l’appareil d’État

Trump reprend cette tradition. La solution qu’il propose à la bourgeoisie, c’est de renforcer le pouvoir exécutif. Il le fait à sa manière, par une série de mesures qui violent ostensiblement certaines règles institutionnelles.

Il a dépêché Elon Musk pour prendre le contrôle de ministères entiers et envoyer ses agents réorganiser des services et dresser des listes de fonctionnaires à licencier. Il y aurait eu 200 000 emplois supprimés en quelques mois, ce qui est plus brutal que les précédents gouvernements. Par exemple, sous le démocrate Clinton, il y en avait eu 350 000, mais en huit ans, et depuis, c’était des chiffres plus bas.

Musk a été remercié depuis, mais cet épisode a donné le ton de la méthode Trump : gouverner à coups de décrets, sans vote du Congrès, en piétinant les limites traditionnelles du pouvoir présidentiel.

La majorité des décrets qui intéressent la bourgeoisie sont passés sans problème : licenciements de fonctionnaires, tarifs douaniers, dérégulation des lois sur le travail et des normes environnementales. Des juges ont bloqué un tiers des décrets, mais sur des sujets qui ne touchent pas au portefeuille : attaques contre les droits des minorités, sur le droit du sol...

Trump a démis de leurs fonctions quelques dizaines de hauts responsables de ministères et des armées, qui habituellement restent en fonction d’un président à l’autre : soit parce qu’ils l’ont attaqué personnellement, comme un ancien directeur du FBI, soit parce qu’ils sont connus comme pro-démocrates, particulièrement des Noirs et des femmes. Il les remplace par ses lieutenants : un mélange de politiciens bien établis et de jeunes réactionnaires arrivistes.

Le nouveau secrétaire au Trésor, Scott Bessent, est un pur produit des élites politico-financières américaines, formé à l’université de Yale, puis dirigeant du fonds d’investissement de George Soros. En bon capitaliste, il a longtemps versé des contributions aux deux partis à la fois, mais plutôt aux démocrates… jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Trump.

Le vice-président, JD Vance, tranche par son origine modeste. Mais il a lui aussi été formé à Yale, et est devenu millionnaire dans la spéculation financière avec le fonds d’investissement du milliardaire suprémaciste blanc Peter Thiel.

A la Justice, Trump a nommé Pam Bondi, une trumpiste pur jus, qui l’avait défendu lors de l’affaire du Capitole, et est aujourd’hui la patronne de tous les procureurs qui l’avaient alors poursuivi. Elle en a licencié quelques dizaines.

Le cœur de l’État, l’armée et les services de renseignement, avaient été les seuls à ne pas être infiltrés par Musk. Sauf quelques départs mis en scène par Trump, ces secteurs n’ont pas connu de bouleversement, et l’armée est d’ailleurs la grande gagnante puisque son budget a augmenté de 150 milliards de dollars.

Dernièrement, Trump a réuni 800 hauts gradés, pour leur annoncer de se préparer à un déploiement dans les villes américaines, pour mener la guerre civile contre les ennemis intérieurs. Il a déjà invoqué des lois d’exception pour envoyer la garde nationale, une branche de l’armée, occuper plusieurs villes démocrates contre l’avis des gouverneurs des États concernés. Quand cela a eu lieu dans le passé, c’était à leur demande, surtout lors de révoltes urbaines. Cela vise à intimider la population, mais aussi les autorités locales qui seraient tentées de résister. Les maires de Washington et San Francisco, des démocrates, ont vite montré le bon exemple en annonçant organiser eux-mêmes la chasse aux immigrés.

Toutes ces mesures saturent les médias depuis des mois, agrémentées de tweets grossiers ou d’insultes envers des hauts responsables de l’État. Les journalistes et spécialistes du droit constitutionnel s’agitent et crient à la dictature. Mais ce qu’il faut noter, c’est qu’au sein de l’État, cela passe sans faire beaucoup de vagues.

Les hauts fonctionnaires et administrateurs, juges, officiers, qu’ils soient républicains ou démocrates, acceptent et se plient. Bien sûr, il y a une part d’intérêt personnel chez ces carriéristes. Mais une raison plus profonde est que le renforcement du pouvoir exécutif opéré par Trump est dans leur intérêt de classe.

Cette méthode, Trump ne l’a pas inventée. Les démocrates crient au non-respect de la Constitution parce que les bombardements de l’Iran ou des bateaux vénézuéliens ont eu lieu sans vote du Congrès. Mais depuis 1945, il n’a en fait jamais été consulté pour entrer en guerre, ni en Corée, ni au Vietnam, ni en Irak, ni en Afghanistan, ni pour aucune des centaines d’autres interventions militaires à l’étranger.

Ce qui change avec Trump, c’est qu’il fait cela systématiquement et en étant volontairement le plus provocant possible. Puis il voit, parmi les hauts responsables chargés de l’application, qui s’exécute et qui résiste. Et il n’y a eu besoin d’aucune purge à grande échelle. Même les juges qui se sont ponctuellement opposés sont restés en place, et appliquent ensuite les décisions imposées d’au-dessus. Le personnel de l’État est surtout marqué par la continuité.

Ces méthodes contribuent à l’évolution vers un pouvoir autoritaire, mais elles sont mises en place dans le cadre des institutions ; en quelque sorte, ce sont des mesures illégales qui font jurisprudence et mettent l’appareil d’État en ordre de marche pour une politique plus répressive.

L’offensive contre les libertés démocratiques

La transition vers un régime plus autoritaire ne se limite pas à l’État. Elle vise à instaurer un climat de soumission dans la société. Là aussi, cela passe par des mesures d’intimidation qui foulent aux pieds les droits démocratiques prétendument garantis par la loi.

Des étudiants étrangers d’universités prestigieuses, qui avaient participé aux manifestations pro-Palestine l’an dernier, ont été arrêtés en pleine rue, et détenus pendant des mois. Au printemps, des milliers d’étudiants asiatiques ou latino-américains ont vu leur visa révoqué du jour au lendemain, sans aucun motif, et sommés de quitter le territoire. Ils s’étaient souvent endettés lourdement pour venir étudier aux États-Unis. L’arbitraire est le plus total, et c’est volontaire. Le but est que chacun se dise qu’il vaut mieux se faire petit.

Le choix de s’en prendre aux universités n’est pas un hasard. Lors de la guerre du Vietnam, elles avaient été un foyer de contestation permanent. Quant au soutien aux Palestiniens, c’est aujourd’hui, malgré ses limites, la seule expression de contestation de la politique impérialiste américaine présente d’un bout à l’autre du pays. Purger les universités est une campagne politique.

Les premiers visés sont les présidents d’université, qui doivent faire acte d’obéissance. Ce sont eux qui gèrent les visas étudiants, et qui devaient donc décider d’appliquer ou non ces révocations plus ou moins illégales et qui choquaient tout leur personnel : la plupart l’ont fait. Cette campagne n’a d’ailleurs pas commencé sous Trump. Déjà sous Biden, trois présidents d’université d’élite avaient été convoqués à un procès spectaculaire et accusés de promouvoir le terrorisme en laissant faire les manifestations pro-Palestine. La présidente de Harvard avait démissionné. Le message est clair : si même elle peut tomber, qui est à l’abri ?

À la tête des ministères, Trump a nommé des militants anti-avortement, climatosceptiques, antivaccins. Les coupes budgétaires visent particulièrement les programmes de santé publique, de vaccination, de veille sanitaire, d’éducation, d’environnement. Il faut aussi rappeler que le droit à l’avortement, déjà très inégal, a été retiré de la loi fédérale en 2022.

Les universités, où les courants antiraciste, féministe, pro-LGBT, et d’autres, ont une présence très institutionnelle, sont menacées de perdre leurs financements si elles n’expurgent pas de leurs programmes toutes ces idées qui dérangent les nationalistes.

Cette campagne réactionnaire s’attaque aux libertés démocratiques. Elle montre que personne n’échappe à la marche vers l’autoritarisme, pas même les milieux privilégiés.

Mais la cible principale, c’est la classe ouvrière. La bourgeoisie sort le fouet pour la faire trimer plus dur.

L’offensive anti-ouvrière

Des coupes budgétaires massives

Dès son arrivée, Trump a lancé des attaques contre les programmes sociaux, réduits de 100 milliards de dollars par an. Les services de santé publique, les centres de soin, de vaccination, les hôpitaux de vétérans de l’armée, les subventions aux municipalités pour l’aide sociale : tous les budgets qui apportaient un maigre soutien aux classes populaires ont été sabrés. 200 000 fonctionnaires ont été licenciés, et les coupes touchent particulièrement les employés noirs, notamment les femmes. Trump affiche son racisme et cible la fraction noire du prolétariat qui a incarné la révolte des années 1960 et la résistance à l’État. 

Ces attaques durcissent celles déjà menées par ses prédécesseurs.

Mais la nouveauté avec Trump, c’est son offensive politique brutale contre les immigrés.

Ces travailleurs, venus surtout d’Amérique latine, mais également d’Asie et d’Afrique, sont aujourd’hui plus de 50 millions aux États-Unis, soit un habitant sur 7, plus qu’ici. Cette proportion a dépassé pour la première fois son niveau de 1910, au moment du pic de l’arrivée des immigrés européens aux États-Unis. Ils forment une partie essentielle du prolétariat, la plus exploitée, et assurent énormément des travaux les plus mal payés, dans les secteurs comme l’agriculture, le bâtiment, l’hôtellerie-restauration, les abattoirs.

L’offensive anti-immigrés

Dès février, la police fédérale de l’immigration, l’ICE, masquée, en treillis et véhicules blindés, lançait des arrestations spectaculaires dans les rues, sous couvert de lutte contre le crime et les gangs latinos. Les vidéos ont tourné en boucle, montrant des hommes arrêtés parce qu’ils portaient un tatouage, enchaînés dans des cages, sans contact avec leurs familles, et expulsés manu militari au Salvador, dans la prison géante surnommée « la pire du monde ». Les rafles visent les travailleurs qui se font embaucher à la journée sur les parkings de magasins de bricolage, dans les rues, devant les magasins latinos.

Un cas a été médiatisé, celui de Kilmar Garcia, qui est marié à une éducatrice américaine et avait un statut de résident permanent. Le temps qu’un juge déclare l’arrestation illégale, il était dans l’avion pour le Salvador, et il y est resté pendant des mois.

Alors en quelques jours, la peur s’est installée, et les rues des quartiers immigrés se sont vidées.

Depuis, la campagne anti-immigrés cible surtout les villes démocrates qui refusent de collaborer avec la police fédérale.

En juin, la garde nationale et les marines étaient envoyés à Los Angeles, en Californie. Dans des immenses quartiers largement latino-américains, les commandos de l’ICE débarquaient en force d’occupation, et jour après jour, ont raflé au hasard des ouvriers, des femmes revenant du travail dans le ménage ou la restauration, un vieux vendeur de rue, des enfants. Placés en prison, sans motif ni recours juridique, dans des conditions ignobles, sans traitement médical, sans nouvelle à la famille, certains étaient relâchés après quelques jours sans explication, d’autres maintenus en prison.

Depuis septembre, une campagne similaire a lieu dans une autre ville démocrate, Chicago, démarrée par une opération commando, de nuit, avec hélicoptère d’assaut, pour envahir un immeuble d’habitation d’un quartier noir et immigré. Les portes brisées une par une, les appartements envahis par les soldats casqués et fusils mitrailleurs au poing, les habitants tous menottés et la plupart embarqués, enfants et parents séparés, certains presque nus.

Une campagne de peur

Les méthodes sont celles d’une zone de guerre en pays ennemi. L’objectif psychologique est de diffuser l’idée que les immigrants sont des criminels.

Les attaques contre eux ont eu lieu sous tous les gouvernements depuis 30 ans. Tous ont durci les conditions d’entrée aux États-Unis et renforcé le mur à la frontière mexicaine. Biden avait rendu les demandes d’asile quasi impossibles. Et d’après les chiffres disponibles, les expulsions resteraient aujourd’hui moins nombreuses sous Trump qu’à leur maximum, en 2013... sous Barack Obama. 

Mais ce qui change avec Trump, ce n’est pas le nombre, c’est la manière. C’est une campagne d’intimidation, de violence mise en scène, filmée, et propagée en boucle.

C’est aussi que les arrestations ne visent pas seulement les sans-papiers. N’importe qui, clandestin, légal ou même naturalisé, peut se faire embarquer en pleine rue, traiter comme un animal, sans recours. Bien sûr, la plupart sont finalement relâchés. Mais dans la plupart des familles, certains ont des papiers et d’autres n’en ont pas. Sur les chantiers de construction, dans le nettoyage ou l’agriculture, ils travaillent souvent ensemble avec l’accord plus ou moins tacite du patron.

Alors aujourd’hui, des millions d’immigrés ont la peur au ventre, beaucoup évitent de sortir, certains ont quitté leur travail.

Dans le langage officiel, la campagne d’intimidation vise à ce que les immigrés « se déportent eux-mêmes » suivant le mot anglais, c’est-à-dire qu’ils repartent. L’État leur propose même 1000 dollars pour cela. De fait, à la frontière mexicaine, l’afflux de candidats à l’entrée s’est tari. Certains sont réellement repartis. Trump se vante de son succès.

Des patrons se sont d’ailleurs plaints que, dans leurs fermes ou leurs usines, la moitié des travailleurs manquaient, par peur des rafles. Par moments, l’ICE a reçu l’ordre de lâcher du lest. Mais l’offensive générale continue, car elle poursuit un but politique qui intéresse toute la classe bourgeoise.

Il ne faut pas se tromper. Malgré ce qu’il dit, Trump ne vise pas à faire partir les immigrés. C’est tout-à-fait impossible. Ils sont une partie essentielle du prolétariat américain, et les patrons en ont bien trop besoin. Ce qu’il vise, c’est d’instaurer la peur pour les exploiter encore plus. 

Pour arriver aux États-Unis, les immigrés latino-américains ont dû passer à travers mille obstacles, depuis la chaîne de montagne du Panama, des sentiers dangereux qu’il faut grimper dans l’odeur des cadavres qui pourrissent en contrebas, puis passer les déserts du Mexique quadrillés par les cartels, et enfin, les barbelés de la frontière et le désert américain. Si de plus en plus de femmes et d’hommes sont prêts à risquer cela, c’est que chez eux, il n’y a aucun espoir d’avenir. Et ce ne sont pas les intimidations de Trump qui vont changer ça.

Alors ils doivent vivre dans la crainte, se taire encore plus, se résigner à des conditions de vie dégradées en serrant les dents. Les entreprises américaines continueront d’embaucher au noir les sans-papiers sur les chantiers, et les petits-bourgeois, y compris pro-Trump, pour tondre leur pelouse ou refaire leur villa. Mais pour encore moins cher.

Une campagne qui vise tous les travailleurs

Mais cette campagne ne cible pas seulement les immigrés, elle vise la classe ouvrière dans son ensemble.

Déjà parce que, si les immigrés sont exploités davantage, la pression va encore s’aggraver pour faire baisser tous les salaires.

Mais surtout parce que son objectif est de diviser la classe ouvrière pour la soumettre à ses exploiteurs.

Trump ne va résoudre aucun des problèmes des Américains de milieu populaire, dont la vie se durcit chaque jour. Alors en créant une psychose de gangs criminels, de menace intérieure, il se saisit du sentiment de peur et d’inquiétude, et l’oriente contre les immigrés, et le détourne des vrais responsables, les capitalistes. La campagne d’intimidation envahit les esprits, et rend plus difficile de garder la tête froide, et de reconnaître les rapports de classe, d’identifier ses véritables ennemis. C’est une méthode que la bourgeoisie américaine a toujours utilisée en dressant les exploités blancs contre les Noirs, et les travailleurs américains contre les derniers immigrés arrivés, pour mieux les exploiter tous.

Elle vise aussi à habituer la population à voir l’armée dans les villes, à ce qu’un travailleur puisse être arrêté dans la rue, sans motif. Aujourd’hui cela vise les immigrés, mais demain, ce sera qui ?

Chaque travailleur sait qu’il pourra lui-même être un jour un hors-la-loi, qu’il se retrouve à découvert, qu’il ne puisse plus payer son loyer ou son crédit, ou que sa voiture ne passe plus le contrôle technique alors qu’il en a besoin, sans même parler d’être confronté à la police lors de grèves ou s’il est envoyé à la guerre. Alors pour un travailleur, tolérer voire approuver les mesures de violence contre les immigrés, des travailleurs comme lui, c’est planter un clou dans son propre cercueil.

La politique criminelle de Trump ne peut être combattue qu’en se plaçant sur ce terrain de classe. 

Les réactions à la politique de Trump

Face à la violence aveugle et l’arbitraire des arrestations, il y a eu le 18 octobre des manifestations anti-Trump nombreuses, près de 7 millions de personnes. Peuvent-elles ouvrir des possibilités de contestation plus profondes ?

Tout dépend si elles restent ponctuelles, ou si elles débouchent sur un mouvement de masse. Et aussi, si elles mobilisent uniquement dans la petite-bourgeoisie, ou mettent en branle des milieux plus populaires.

Ces manifestations sont restées dans d’étroites limites. Elles étaient organisées par le Parti démocrate, caché derrière un collectif d’associations. 

Ces politiciens s’opposent à Trump au nom des règles démocratiques, de la Constitution qui protègerait les citoyens… eux dont le parti était celui des maîtres d’esclaves !

Ils ont choisi un slogan, « No Kings » (Pas de rois), qui cible exclusivement la personne de Trump, et évite tout objectif qui pourrait être repris et déboucher sur une contestation plus sérieuse.

Dans ces manifestations, il y a aussi des petits courants à la gauche des démocrates, qui appellent à contester non seulement Trump, mais aussi le système capitaliste qu’il sert. Mais l’écrasante majorité se place sur un terrain humaniste, et à la violence de la société et de l’État, elle oppose la solidarité, la non-violence, voire, dans le cas des États-Unis, l’interdiction des armes – ce qui revient à laisser le monopole des armes à la police.

Mais pour mettre fin à la violence de l’État, de la police, il ne suffit pas d’aspirer à la justice. Il faut les désarmer. Et cela, seule la classe ouvrière elle-même armée pourra le faire. 

Ce qui compte le plus, ce sont donc les réactions dans les milieux populaires.

Les arrestations d’immigrés sont spectaculaires mais en fait assez limitées en nombre. Trump a tenté de monter en intensité une première fois, en juin, à Los Angeles. Mais après quelques jours de sidération, la police fédérale s’est heurtée à la réaction des habitants de ces quartiers largement latinos. Des passants empêchaient les arrestations, et ils ont même répondu en attaquant les commandos de l’ICE, parfois violemment, à coups de briques et de pierres.

Ce n’était pas là un milieu habitué des manifestations. C’étaient de simples habitants, des travailleurs révoltés qu’on s’en prenne à leurs voisins, à des gens comme eux, et qui l’exprimaient avec un autre ton et d’autres moyens, des armes certes rudimentaires !

Ces dernières semaines, à Chicago, des habitants ont aussi formé des groupes de vigilance anti-ICE. Des milliers de gens portent des sifflets sur eux et préviennent les alentours du passage des agents. Les sifflements suivent leurs voitures et gênent les arrestations, et ça a changé l’atmosphère.

Ces réactions reflètent une hostilité aux arrestations qui s’étend au-delà des milieux immigrés. Par exemple, un conducteur du métro de Los Angeles, défenseur de Trump au point qu’il avait accroché une affiche de campagne sur son casier de vestiaire et l’avait ensuite laissée pendant des mois, l’a enlevée au moment des rafles dans la ville. Jusque-là, il disait, « s’attaquer aux criminels, je suis pour » ; mais là, s’en prendre à des gens qui sont des travailleurs, immigrés ou pas, c’était « non ». Et ce sentiment était largement partagé parmi les travailleurs de Los Angeles. 

Contre la marche vers l’autoritarisme, il n’y aura pas de protection venue d’en haut, des institutions dites démocratiques ; la seule porte de sortie viendra d’un mouvement de masse des exploités.

Est-ce une forme de fascisme ?

Certains parlent aujourd’hui d’un danger fasciste aux États-Unis. Vu l’histoire de ce pays, ce n’est pas totalement infondé. Mais il faut s’entendre sur le sens de ce mot.

En Italie et en Allemagne, le fascisme est venu au pouvoir dans les années 1920 et 30, en mettant entièrement à bas les institutions démocratiques. Dans ces États affaiblis par la guerre et la crise, face à une classe ouvrière puissante et organisée, le patronat avait financé et armé des centaines de milliers de petits-bourgeois ruinés et enragés, prêts à attaquer les organisations ouvrières, liquider ceux qui résistent, imposer une dictature de fer et marcher à la guerre.

Aux États-Unis, au contraire, la bourgeoisie a toujours maintenu la forme démocratique de son régime. La fameuse démocratie américaine ! Mais elle a toujours fait appel en même temps à des groupes de type fasciste.

Le Ku Klux Klan et la ségrégation n’étaient pas des reliquats des siècles passés. Ils se sont développés à la fin du XIXème siècle, au moment où la bourgeoisie américaine achevait la construction de son État. La démocratie y allait de pair avec les lynchages de Noirs, les viols, les campagnes de terreur non seulement dans le Sud, où la police et la justice étaient directement impliquées, mais aussi dans le Nord, où la violence raciste accompagnait la répression des grèves dans toute la première moitié du XXème siècle. Les patrons ont constamment financé des milices privées, et employé des agences spécialisées de briseurs de grève et de tueurs à gage. Ils recrutaient parmi tout un milieu nourri d’idées d’extrême droite, dont le Ku Klux Klan qui, dans les années 1920, est devenu une organisation de masse.

La bourgeoisie américaine n’a jamais vu son pouvoir réellement menacé, mais a toujours fait appel à la plus grande brutalité, en quelque sorte préventivement, en s’appuyant sur ce type d’organisations.

La campagne d’intimidation de Trump reprend cette tradition. Il s’appuie sur les forces de police régulières, tout en s’adressant aussi au milieu fascisant, extraparlementaire.

Les dizaines de milliers de manifestants pro-Trump du Capitole, le 6 janvier 2021, après sa défaite, donnent une image de ce milieu. Leur noyau sont les groupes de volontaires anti-immigrés, ou les militants qui avaient foncé en voiture sur des manifestants antiracistes il y a quelques années. Ils sont toujours là et s’entraînent pour les affrontements futurs.

Par sa campagne, par ses discours, Trump encourage ce milieu à passer à l’action, à mener des agressions contre les immigrés, les Noirs, les militants pro-Palestine, les transgenres.

Mais pour l’instant, cela ne s’est pas produit. Même quand, pendant la campagne électorale, il y a eu deux tentatives d’assassinat de Trump, il n’y a pas eu de réactions violentes.

Cette année, après l’assassinat du suprémaciste Charlie Kirk, Trump a organisé un hommage national et a mobilisé le milieu d’extrême-droite sur internet, pour publier systématiquement les noms des gens qui s’en démarquaient, en les dénonçant à leur patron. Il y aurait eu au moins une centaine de personnes licenciées, principalement des enseignants, y compris pour des messages tenus dans des groupes privés.

Des dénonciations sur internet, ce n’est pas une campagne d’agressions physiques. Mais ça renforce le climat de plus en plus réactionnaire.

Une des limites de la campagne d’arrestations, c’est la taille des forces de répression. L’ICE, le FBI, et les autres corps de répression spécialisés ne comptent que quelques dizaines de milliers d’agents, dans ce pays immense. Or chaque opération en mobilise des dizaines. À Los Angeles, Trump avait mobilisé aussi en renfort plusieurs milliers de gardes nationaux. C’est un corps de réservistes, qui s’y engagent à temps partiel en plus de leur métier, et qui a servi bien des fois au maintien de l’ordre. Il est bien plus large, 400 000 soldats. Mais au bout de quelques semaines à servir de force d’occupation, plusieurs unités ont connu des refus d’obéissance, et dans une base, des soldats ont manifesté leur hostilité en déféquant dans les blindés.

Lors de l’opération à Washington, le mois suivant, les gardes nationaux sont surtout restés dans la zone touristique à se faire photographier, pendant que le sale boulot était fait par les corps spécialisés.

Trump répond à ce problème en triplant le budget de l’ICE, pour recruter des dizaines de milliers d’agents supplémentaires. Dans l’ambiance actuelle, il espère sans doute regrouper et armer sous son contrôle la frange militante de son camp, ceux déterminés à chasser du migrant. Trouvera-t-il des dizaines de milliers de candidats enthousiastes ? Ce n’est pas sûr, puisqu’ils en sont à offrir une prime d’embauche de 50 000 $. Mais c’est un moyen de constituer une force armée permanente prête à piétiner les lois, et qui peut être lancée demain contre des grèves, ou tous ceux qui résistent.

Tout cela montre que les décisions d’un politicien, aussi réactionnaire soit-il, sont une chose, la marche vers un régime autoritaire en est une autre. C’est un processus social et politique, qui dépend des conditions sociales, nécessite des troupes et un conditionnement des esprits.

La bourgeoisie est aujourd’hui satisfaite des institutions en place. Le régime de Trump n’est pas du tout du fascisme. Même le noyau le plus restreint de militants fascisants n’est pas réellement entré en action. Si cela changeait, Trump a l’avantage d’avoir une autorité sur ces groupes. Ils pourraient être utilisés dans ce qui deviendrait une campagne d’agressions physiques plus large qu’aujourd’hui.

Le prolétariat américain face à la marche à la guerre

La lutte de classe avant la Seconde Guerre mondiale

La campagne anti-immigrés fait partie de la lutte de classe. Elle vise à affaiblir la conscience du prolétariat, et ses capacités à réagir contre les attaques de la classe capitaliste.

La méthode n’a pas été inventée par Trump. La bourgeoisie américaine a déjà eu recours à ce type de conditionnement de la population lorsqu’elle a eu à affronter la crise des années 30 puis la marche à la Seconde Guerre mondiale, une période instable et dangereuse pour elle.

Alors comment la bourgeoisie américaine s’y est-elle prise ? Quelles possibilités la crise et la guerre ont-elles ouvert pour le mouvement ouvrier, et comment y a-t-il répondu ?

En 1931, Trotsky écrivait : « Les États-Unis sont passés sans transition d'une période de prospérité inouïe qui stupéfia le monde entier par un feu d'artifice de millions et de milliards de dollars, au chômage de millions de personnes, à une période de misère biologique épouvantable pour les travailleurs ». Il concluait que la crise allait amener « une phase d'impérialisme monstrueux, de course aux armements, d'immixtion dans les affaires du monde entier, de secousses militaires et de conflits », mais qu’elle créait également les conditions d’une crise révolutionnaire, qui n’avait jamais eu lieu jusque-là aux États-Unis.

Le prolétariat américain n’avait jamais pu constituer un parti ouvrier influent. Le seul qui s’en approchait était le Parti communiste, avec des dizaines de milliers de militants ouvriers. À l’origine presque uniquement blanc, il avait réussi à gagner des milliers d’ouvriers noirs des villes du Sud dans les années 1920, en pleine ségrégation. Mais le stalinisme dénatura profondément le PC peu de temps après sa naissance. À partir de 1935, au nom de la lutte contre le fascisme, il défendit l’union nationale, le soutien à l’impérialisme américain, et au président démocrate Roosevelt. 

Quant aux syndicats, ils s’étaient construits comme des agences de collaboration de classe, qui ne regroupaient que les travailleurs qualifiés. Ils refusaient les ouvriers de base, les plus exploités, qui grossissaient alors en masse les usines des mastodontes de l’industrie. Dans l’automobile, le caoutchouc, l’acier, le textile, les patrons régnaient en despotes, à l’image de Henri Ford à Detroit, cet admirateur de Hitler qui recrutait les repris de justice pour en faire des hommes de main et briser la moindre action collective des ouvriers.

Mais cette classe ouvrière inorganisée, sans traditions, devint pourtant le fer de lance de la contestation. Entre 1934 et 1937, une vague de grèves et d’occupations d’usines mobilisa des centaines de milliers d’ouvriers, de l’automobile, des transports. Dans plusieurs villes, elles tournèrent à la guerre civile, et contraignirent des patrons jusque-là tout-puissants à céder la reconnaissance de syndicats regroupant cette fois tous les travailleurs. 

En pleine marche vers la guerre, ce renforcement du mouvement ouvrier était un danger mortel pour la bourgeoisie. Elle ne pouvait pas tolérer d’organisations qui échappent à son contrôle, surtout dans les usines au cœur de la machine économique.

Mais Roosevelt mesurait que la répression seule était risquée, et qu’il fallait manœuvrer. Il tissa des liens avec les appareils syndicaux. Lors de l’explosion de grèves, certains dirigeants syndicaux, qui perdaient du crédit avec leur politique de collaboration de classe, tournèrent casaque et lancèrent une nouvelle centrale syndicale, le CIO, qui regroupait cette fois aussi bien les travailleurs non qualifiés.

Le CIO attira immédiatement les travailleurs les plus combatifs, car il était né par des batailles rangées contre les milices patronales et la garde nationale du président Roosevelt. Mais John Lewis, son principal dirigeant, avait versé 500 000 dollars, tirés des cotisations des syndiqués, pour la réélection de ce même Roosevelt.

Roosevelt et une partie du patronat donnèrent alors une place au CIO comme représentant officiel des travailleurs. La répression continuait de s’abattre sur la classe ouvrière : sur les grèves non décidées par l’appareil syndical et donc illégales, sur les travailleurs des entreprises non syndiquées, majoritaires, sur les manifestations de chômeurs, ou sur les Noirs. Mais Roosevelt se posait au conciliateur, et le CIO le soutenait.

La Seconde Guerre mondiale

En 1938, après des années de crise sans issue, la bourgeoisie relança l’industrie par la guerre mondiale, la plus grande entreprise de destruction dans l’histoire de l’humanité.

Les grandes grèves avaient fait émerger des milliers de cadres ouvriers, des militants implantés, trempés par les combats les plus durs contre le patronat. Mais presque aucun n’envisageait de contester le pouvoir à la classe capitaliste dans son ensemble, et notamment de combattre l’État. Au lieu d’avoir formé un parti révolutionnaire, même petit, ils étaient ligotés dans un syndicat qui ne défendait que des accords par entreprise ou par branche d’industrie.

Trotsky écrivit alors : « La misère des masses s’aggrave, les difficultés deviennent toujours plus grandes, et pour la bourgeoisie, et pour les travailleurs. […] Le prolétariat américain sera puni pour son manque de cohésion, de volonté, de courage, par vingt ans de fascisme. C’est par le fouet que la bourgeoisie va enseigner aux travailleurs américains les tâches qui sont les leurs ».

Aux États-Unis, le fouet ne fut pas tenu par un régime fasciste. Il fut tenu par Roosevelt à la tête de l’État dit démocratique, avec l’aide des syndicats et du Parti communiste, et qui s’accommodait des groupes fascistes.

Il fallait faire saigner la population américaine pour produire les armes, puis l’envoyer mourir sur les champs de bataille, contre l’Allemagne et le Japon. Mais comment le lui faire accepter ? Elle ne se sentait pas du tout concernée par une guerre à l’autre bout du monde, et en plus, était massivement opposée à la conscription.

Il fallait retourner l’opinion. Les États-Unis n’entrèrent en guerre qu’en 1941, mais déjà bien avant, les sommets de l’État préparèrent méthodiquement cette opération.

Dès 1938, une « Commission des activités antiaméricaines » fut mise en place, pour enquêter sur tout opposant aux intérêts nationaux, piétinant les protections censées être garanties par la loi. Plusieurs lois permirent l’arrestation de tout individu défendant en parole le renversement de l’État. En 1938, il cibla les étrangers, puis les fonctionnaires, puis en août 1940, cela devenait un crime.

L’organisation trotskyste du Socialist Workers Party était la seule organisation à refuser l’unité nationale et à dénoncer la guerre. Elle affirmait que le gouvernement américain ne visait pas à vaincre le fascisme, mais à combattre des impérialismes rivaux pour la domination du monde, et que les travailleurs américains devaient, encore et toujours, combattre d’abord leurs propres exploiteurs.

Avant même l’entrée en guerre, 18 de ses dirigeants furent inculpés, condamnés, puis emprisonnés. Ce fut le début d’une campagne pour instaurer un climat de peur et de soumission à l’État, visant les ennemis intérieurs. Les grèves furent interdites dans les usines d’armement, avec des chantages à la conscription. La propagande antijaponaise monta en puissance, jusqu’au basculement de décembre 1941 où le bombardement de Pearl Harbor par l’aviation japonaise fournit le prétexte à l’entrée en guerre. Quelques semaines plus tard, 120 000 personnes d’origine japonaise étaient déportées de Californie vers des camps de concentration. Les deux tiers étaient des citoyens américains. Cela servait à faire monter d’un cran un climat de suspicion, où toute critique envers le pouvoir passe pour de la trahison, où la population se censure elle-même.

Mais là où cette propagande ne pouvait pas suffire longtemps, c’est dans la classe ouvrière. Pour produire des bateaux « plus vite que les sous-marins allemands ne pouvaient les couler », des avions, des chars et des camions, les usines américaines grossirent comme jamais, tournèrent nuit et jour, toujours plus vite, sans normes de sécurité. Les patrons recrutaient des masses de nouveaux travailleurs venus des campagnes, et maintenaient les salaires au plancher alors que les prix s’envolaient. Ils embauchaient des Noirs jusque-là exclus de la plupart des postes, et des femmes qui remplaçaient les conscrits. Dans ces usines, la révolte n’allait pas tarder à exploser.

Mais ce qui fut déterminant, c’est que les organisations ouvrières devinrent les relais de la discipline de guerre. Au nom de la lutte contre le fascisme, le CIO encadrait les ateliers et combattit les grèves. Le PC était encore plus zélé dans le patriotisme.

Les travailleurs étaient appelés à se sacrifier pour leurs maîtres, non par des officiers et des cadres patronaux, mais par des militants ouvriers en qui ils avaient confiance, qui avaient fait de la prison, convaincus qu’il fallait défendre l’unité antifasciste. Les Noirs américains, en pleine ségrégation, étaient appelés à s’engager pour combattre le fascisme en Europe, eux qui subissaient la loi des fascistes américains ! Et pas par les patriotes de l’Amérique blanche, mais par les militants du PC, noirs et blancs, et par les organisations noires des droits civiques, au nom de quelques progrès pour les Noirs. 

Mais la lutte de classe continua. Le militant communiste noir Charles Denby, dans son témoignage Cœur indigné, raconte comment, dans son usine d’aviation de Detroit, après deux ans de régime de guerre, les franges les plus exploitées du prolétariat se sont senties assez fortes pour briser la discipline et organiser des grèves illégales. En particulier les ouvriers noirs qui occupaient désormais beaucoup de postes les plus durs. En 1943 et 44, en pleine guerre, il y eut une vague de grève mobilisant plus de grévistes qu’au pic des années 30 ; mais presque toutes ces grèves-là furent combattues, et certaines brisées, par les syndicats nés à peine cinq ans plus tôt.

En 1945 et 1946, à la fin de la guerre, la situation s’aggrava encore par un pic d’inflation et de chômage dû aux arrêts des productions militaires et au retour de 10 millions de soldats. Cette fois, certains syndicats reprirent les revendications des grévistes, et la colère déboucha sur ce qui reste la plus large vague de grève de l’histoire des États-Unis.

Mais le problème fondamental restait le même : la guerre avait dévoilé jusqu’à quel degré de barbarie le capitalisme pouvait entraîner l’humanité, mais la classe ouvrière n’avait pas constitué en son sein un réseau de militants qui organise le combat contre le pouvoir de la bourgeoisie.

Et, lorsque cette vague de grèves de 1945-46 commença à refluer, la bourgeoisie américaine organisa la contre-offensive pour rétablir la discipline et briser la résistance. Ce fut la campagne dite du maccarthysme, qui s’attaqua aux syndicats et surtout au PC, ceux-là même qui avaient marché dans l’unité nationale pendant toute la guerre.

En 1947, les syndicats furent évincés des positions acquises pendant la période de guerre, et durent dénoncer leurs membres communistes. Cette mesure visait à purger le PC, mais aussi tous les militants les plus sincères, ceux qui avaient bâti ces syndicats, et refusaient de dénoncer leurs camarades qui étaient souvent les plus actifs et estimés. Les responsables syndicaux eurent le choix entre perdre leur poste ou expulser et faire licencier leurs anciens camarades de lutte. Un million de syndiqués furent exclus. Tout élément de contestation était purgé.

L’État réactiva la « Commission des activités anti-américaines ». Les fonctionnaires durent signer un serment de fidélité à l’État visant les communistes, et étaient convoqués pour dénoncer leurs collègues. Des dizaines de milliers furent licenciés, non seulement les communistes, mais tous ceux qui n’acceptaient pas ce régime qui piétinait toute liberté d’expression. Les procès publics de personnalités, de Hollywood, de responsables de médias ou d’universités, donnèrent le ton. Beaucoup d’accusés ne trouvaient pas d’avocat, car les avocats des accusés précédents avaient ensuite été eux-mêmes poursuivis. L’exécution des époux Rosenberg, un couple de scientifiques communistes accusés de trahison, alimenta un climat de peur, où toute opinion divergente devenait suspicieuse et devait être cachée.

Cette campagne de répression du maccarthysme est souvent présentée comme un délire idéologique né de la guerre froide et de la psychose de la 3ème guerre mondiale, dû à des illuminés d’extrême-droite comme le sénateur McCarthy ou le directeur du FBI Edgar Hoover.

Mais ses principales mesures furent décidées par les deux partis, y compris les démocrates de l’époque Roosevelt, que la gauche présente encore aujourd’hui comme un exemple. Elle faisait partie de la lutte de classe, et était d’abord un moyen de mettre au pas, à l’intérieur des organisations ouvrières et des institutions publiques, tous ceux qui n’étaient pas entièrement soumis à la bourgeoisie.

Les « vingt ans de fouet » annoncées par Trotsky pour la classe ouvrière américaine ne devinrent pas du fascisme mais un régime qui visait des objectifs similaires : l’étouffement de toute organisation indépendante des travailleurs, et l’auto-discipline de la population. Et ce fut efficace. Le PC américain fut très affaibli, non par la répression elle-même, mais parce que ses militants, recrutés et formés dans l’illusion de peser sur les institutions, surtout les syndicats, ne savaient plus organiser les travailleurs hors de ce cadre-là. Et même le SWP trotskyste, lui aussi surtout implanté dans le milieu syndical, perdit la plupart de ses militants. 

La bourgeoisie put ainsi stabiliser son pouvoir pour toute une période historique. Malgré plusieurs occasions, l’absence d’un parti ouvrier révolutionnaire aux États-Unis n’avait pas été surmontée.

Le prolétariat américain porte l’avenir de l’humanité

Aujourd’hui, la crise du capitalisme menace l’humanité d’autodestruction. Et l’impérialisme américain en est, depuis un siècle, le maillon le plus solide. Tout combat d’émancipation dans le monde se heurte à lui ou à ses agents. Il n’y aura pas de révolution victorieuse sans révolution aux États-Unis.

Le prolétariat américain est l’un des plus nombreux et concentrés du monde. Par sa position, c’est une force déterminante pour l’avenir de l’humanité.

Il fait tout fonctionner, depuis les boulots non qualifiés chez Amazon ou dans les abattoirs, jusqu’aux ouvriers les plus qualifiés du monde. Les travailleurs de Boeing, le plus gros fabricant d’avions au monde, sont plutôt dans cette deuxième catégorie. Mais ils restent des exploités. L’an dernier, 33 000 d’entre eux avaient fait grève pendant deux mois, dans le Nord-Ouest américain, avec des piquets devant les sites de production. Pendant des semaines, ils ont tenu bon, face au chantage du patron qui criait aux pertes et annonça 17 000 licenciements, et aux médias qui dénonçaient la grève la plus coûteuse du siècle. Ils ont refusé à 4 reprises des compromis présentés par les syndicats, et finalement obtenu 38 % d’augmentation de salaire sur 5 ans. Après des années de reculs, cela ne faisait toujours pas le compte. En ce moment, dans une autre région au centre des États-Unis, 3 200 travailleurs de trois usines Boeing d’avions militaires sont en grève depuis le 4 août, pour le même type de contrat.

En 2023, il y avait eu la grève chez les trois constructeurs automobiles historiques, et l’an dernier, chez les 45 000 dockers des ports de la Côte Est, de la frontière canadienne jusqu’au Golfe du Mexique, sur 4 000 km. 

La bourgeoisie américaine est puissante. Une de ses forces majeures, c’est son unité à l’échelle d’un continent entier. Les bourgeoisies européennes n’ont pas cela. Mais la classe ouvrière, elle aussi, a cette capacité de devenir une force coordonnée à l’échelle du pays – à commencer par les liens de travail sur des milliers de kilomètres. Les seules organisations présentes, les syndicats, font l’inverse. Ils défendent des objectifs séparés, par contrat d’entreprise. Chez Boeing, ce sont même deux grèves séparées au sein du même groupe. Les grosses grèves de l’an dernier ont été relayées par les médias, même en Europe. Mais la plupart des travailleurs américains, eux, n’étaient même pas au courant, ce qui est logique puisque personne ne proposait aux grévistes une politique pour s’adresser aux autres travailleurs, faire appel au sentiment d’être confrontés aux mêmes problèmes, et de devoir trouver une réponse de classe.

Comme Trotsky l’exprimait en 1938, la bourgeoisie obligera les travailleurs à se frayer un chemin vers leur émancipation.

Ceux qui croient que la « grandeur de l’Amérique » capitaliste va leur bénéficier, même un peu, subissent l’exploitation de plus en plus dans leur chair en même temps que l’Amérique renforce sa domination du monde. Et cela ne va que s’aggraver. Cette réalité va s’imposer à eux.

Beaucoup d’immigrants eux-mêmes viennent avec des espoirs et des illusions de réussite dans le soi-disant eldorado américain. Mais ceux-ci se transforment en lutte quotidienne pour gagner à peine de quoi vivre, et ils rejoignent ainsi le prolétariat américain, et lui infusent du sang neuf. Dans la citadelle de l’impérialisme, plus que nulle part ailleurs, le prolétariat est relié à tous les pays du monde par des millions de liens personnels, familiaux, qui transmettent instantanément les événements, émotions, et courants d’idées. Dans le passé, des immigrants européens avaient transfusé au prolétariat américain les idées marxistes. Aujourd’hui, ces idées manquent partout, mais les liens internationaux, aujourd’hui surtout personnels, deviendront des vecteurs de contamination lors de tout événement révolutionnaire. Le capitalisme continue plus que jamais de produire ses propres fossoyeurs.

Bien sûr, les divisions dominent aujourd’hui. La bourgeoisie sait ce qu’elle fait quand elle concentre ses attaques pour transformer les immigrés en parias. Elle a plus conscience de la force des travailleurs que les travailleurs eux-mêmes, et prend les devants.

La politique de Trump concrétise cela. Elle aggrave encore les tares de la société. La bourgeoisie sénile n’a rien d’autre à offrir qu’une marche à l’autoritarisme et à la guerre.

Elle le fait aujourd’hui avec l’extrême-droite au pouvoir, qui brandit ouvertement le bâton, mais peut très bien le faire demain, comme dans les années 30-40, avec des politiciens démocrates dits progressistes, qui suscitent des illusions et manieront le même bâton de façon plus hypocrite, au nom de la défense de la liberté, de l’égalité, de la lutte contre le fascisme ! Quel que soit le politicien au pouvoir, la pression va monter encore et encore pour faire oublier aux travailleurs leurs intérêts de classe, et au nom de l’unité nationale, les soumettre à leurs exploiteurs. Il faut le refuser ! 

Il est vrai que Trump frappe par son côté décadent, qui rappelle la cour de Versailles, jusque dans le bling-bling. Comme au XVIIIème siècle, c’est à l’image de la classe dirigeante elle-même, qui vit en parasite et s’enrichit de façon délirante dans une société qui pourrit. La classe capitaliste doit être renversée de fond en comble pour régénérer la société humaine, et cela, seule la classe ouvrière peut le réaliser.

Et elle le fera, car elle n’a pas d’autre choix que de se battre pour son émancipation. La conscience de ses intérêts retarde sur la réalité. Mais c’est justement dans les périodes de lutte que la conscience de classe progresse, pas de façon linéaire, mais par bonds ; et pas suivant les traditions, mais suivant les rapports de classe.

Dans les années 1930, les travailleurs américains avaient peu de tradition révolutionnaire, mais ils étaient concentrés dans l’industrie la plus moderne du monde. Et par certains aspects, ils allèrent plus loin dans l’affrontement avec l’État que leurs camarades en France, pourtant plus expérimentés politiquement, mais dont la grève de 1936 resta entièrement pacifique.

Dans les années 50, les Noirs américains étaient la fraction la plus opprimée, la moins organisée, la moins respectée du prolétariat. Mais quand ils entrèrent en mouvement, ils en devinrent en quelques années le groupe le plus combatif et le plus conscient. La révolte des Noirs, au cœur même de la citadelle de l’impérialisme, devint quasiment du jour au lendemain le centre de l’attention des opprimés du monde entier.

Chacun de ces événements était une menace existentielle pour la bourgeoisie et ouvrait la possibilité qu’une fraction des militants ouvriers se regroupent en un parti. De tels événements viendront nécessairement à nouveau, et à une plus grande échelle.

Il avait alors manqué un courant dans la classe ouvrière qui défendent une politique de classe, qui oppose exploités et exploiteurs.

Ce qui est de notre ressort, c’est de construire des noyaux militants, même petits, dans le prolétariat, capables de maintenir et de défendre cette ligne de classe. Cela malgré toutes les pressions d’une période réactionnaire où le prolétariat n’apparaît pas comme une force indépendante, et où ces idées sont et seront ultra-minoritaires.

Lorsque les travailleurs entrent en mouvement, ils cherchent une politique qui répond à leurs besoins. Ils se heurteront alors à tous les appareils réformistes, qui parlent en leur nom mais veulent les ligoter. Mais s’ils trouvent en leur sein un réseau militant préparé à mener ce combat jusqu’au bout, ils seront en situation de renverser le pouvoir de la bourgeoisie sur les États-Unis et le monde, et d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire humaine. 

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