L'agriculture, l'agroalimentaire et l'alimentation entre les mains du grand capital27/04/20012001Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2001/04/90.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

L'agriculture, l'agroalimentaire et l'alimentation entre les mains du grand capital

Depuis déjà un certain temps, l'agriculture dite « productiviste » ainsi que des aliments issus de l'industrie agroalimentaire, sont sur la sellette. Et un certain nombre de problèmes survenus ces dernières années sont venus grossir ce dossier.

Il y a eu l'encéphalite spongiforme bovine, plus connue sous le nom de maladie de la vache folle. Depuis quelques mois, il y a l'épidémie de fièvre aphteuse, qui n'a jusqu'à présent que peu touché la France, mais devant laquelle les autorités ont décidé de faire abattre et incinérer des milliers d'animaux, dont la plupart était parfaitement sains.

Bien sûr les animaux en question étaient dans leur immense majorité destinés à la boucherie, mais on comprend l'émotion soulevée par ces hécatombes.

Et puis il y a eu bien d'autres problèmes comme les alertes à la listériose, les poulets à la dioxine, le veau aux hormones, etc., etc.

Les consommateurs s'interrogent donc et se demandent ce qu'on peut manger sans risque. On a connu des boycotts de certaines viandes, avec succès pour le veau gonflé aux hormones, il y a quelques années, et pour toute la viande bovine plus récemment. Ce dernier, spontané, a d'ailleurs poussé le gouvernement qui s'y était refusé dans un premier temps, à décider l'interdiction complète des farines animales dans l'alimentation du bétail.

La critique de la « malbouffe » est à la mode. Tout un courant dans la paysannerie, et dans la population, incrimine « l'agriculture productiviste » jugée responsable des maux actuels, c'est-à-dire une alimentation de qualité médiocre, dangereuse, et de peu de goût, entraînant une dégradation de l'environnement et coûtant cher à la société par le jeu des subventions versées aux agriculteurs.

La mode de l'agriculture « bio », bien que limitée, reflète la méfiance d'une partie des consommateurs. Certains d'entre eux redoutent les OGM non déclarés qui se dissimulent dans une foule d'aliments, ainsi que les sous-produits cachés de l'industrie de la viande susceptibles de transmettre la maladie de la « vache folle » à l'homme. Et même les desserts sont suspects car le futur chocolat européen risque d'être en partie un « vrai-faux chocolat », sans même que les fabricants aient l'obligation de le déclarer sur les emballages.

Alors mange-t-on vraiment plus mal aujourd'hui qu'il y a quelques décennies ? Faut-il condamner l'agriculture « productiviste » ? Faut-il condamner l'agroalimentaire ? Et qu'est devenue l'agriculture traditionnelle aujourd'hui ? Existe-t-elle encore, ou n'est-elle pas complètement tombée dans les mains du grand capital ?

Il y a une cinquantaine d'années, quand on faisait ses courses le matin, on achetait son pain chez un boulanger qui avait pétrit sa pâte lui-même, et l'avait cuite dans la nuit. On ne parlait pas de boulangerie (et encore moins de pâtisserie) industrielle. On achetait du lait frais chez le crémier, en amenant son bidon qu'on vous remplissait. On ne connaissait pas les laits longue conservation, ou vitaminé. De la même manière on allait souvent, dans les familles pauvres, acheter son vin à la tireuse, en apportant des bouteilles vides qu'on vous remplissait.

Les animaux de la ferme étaient élevés en plein air, excepté l'hiver qu'ils passaient généralement à l'étable, où ils étaient nourris avec des fourrages. Mais l'idée d'élever en batterie des cochons ou des poulets, aurait sans doute outré autant que surpris les paysans de l'époque.

Les fruits et les légumes n'étaient pas traités, ou très peu. Personne ne se demandait s'il allait absorber des pesticides avec sa salade, des hormones avec son beefsteack, des nitrates avec son eau de boisson.

Les fruits et légumes exotiques comme les kiwis, les mangues ou les avocats étaient inconnus. Les oranges et les bananes n'avaient commencé à se répandre que juste avant la guerre ; mais elles avaient disparu pendant la guerre et n'étaient réapparues après que progressivement. On ignorait totalement les surgelés. Dans les classes populaires le réfrigérateur était un luxe inconnu : il y avait tout juste un garde-manger dans un endroit frais de l'appartement.

Le mot « agroalimentaire » n'est apparu dans la langue française que vers 1960, il y a donc une quarantaine d'années. Il existait auparavant l'expression « industries alimentaires », mais elle n'était utilisée que pour les conserves par les professionnels.

Les origines

Cela ne veut évidemment pas dire que l'on ne mangeait que des produits à l'état naturel. La transformation artisanale des aliments est extrêmement ancienne ; aussi vieille que l'agriculture elle-même, lorsque les hommes ont appris à moudre le blé et d'autres céréales pour en faire de la farine, puis avec les farines des galettes, des bouillies, du pain, etc. Dès l'antiquité, les meules, et plus tard les moulins, constituent probablement la plus ancienne forme d'activité qu'on pourrait qualifier d'agroalimentaire. Durant l'Antiquité on savait aussi faire de l'huile avec les olives et du vin à partir du raisin, ce qui donnait lieu à un commerce important pour l'époque, au moyen d'amphores qu'on a retrouvé par milliers.

Mais pendant longtemps l'agriculture est restée extrêmement peu performante, si on la compare aux rendements actuels. On estime qu'au Moyen-Âge les rendements en céréales étaient de l'ordre de « 3 pour 1 » ou plus rarement de « 4 pour 1 » c'est-à-dire que lorsqu'on semait une mesure de blé, on en récoltait à peine trois ou quatre. Les rendements de 2,5 quintaux à l'hectare n'étaient pas rares, même s'ils avoisinaient plus souvent de 4 à 5 quintaux. Quinze à vingt-cinq fois moins qu'aujourd'hui ! Les famines faisaient partie des calamités qui revenaient régulièrement. La paysannerie avait d'autant plus de mal à se nourrir que l'aristocratie foncière lui extorquait tout ce qu'elle pouvait. Le surproduit agricole était si faible que la population urbaine ne pouvait être que très limitée. La population rurale représentait 80 % à 90 % de la population totale, et parfois davantage. Pendant longtemps l'augmentation de la production agricole s'est surtout faite par l'agrandissement des surfaces cultivées, par des défrichages.

Il n'y avait cependant pas que des paysans dans les campagnes. Dès la fin du Moyen-Âge on avait vu apparaître un artisanat et un commerce ruraux qui ont pris de plus en plus d'importance. L'industrie n'existant pas encore, c'est cet artisanat diffus qui en tenait lieu.

Ce sont probablement les sucreries coloniales des Antilles et du Brésil, à partir des XVIIe-XVIIIe siècles, qui ont été les premières manufactures agroalimentaires - pas encore industrielles donc - qui reposaient sur l'exploitation de la main-d'oeuvre fournie par l'esclavage. De ce côté-ci de l'océan, des raffineries de sucre furent installées dans des ports comme Nantes, ou Bordeaux. Vers la même époque la salaison des poissons, harengs et morues, s'était développée au point que l'on disait que le port d'Amsterdam s'était bâti sur les caques (les tonneaux) de harengs.

Mais tout ceci ne faisait pas encore une industrie au sens propre. Pour qu'apparaisse l'industrie agroalimentaire, il a fallu la Révolution industrielle, laquelle a seulement commencé à la fin du XVIIIe siècle.

Il y avait cependant de rares régions plus évoluées. Ainsi en Flandres où étaient apparues des villes de manufactures de filature et de tissage, puis plus tard aux Pays-Bas, l'agriculture parvint à obtenir des rendements plus élevés : sept quintaux à l'hectare environ.

Mais c'est en Angleterre que se sont produites les transformations les plus importantes. Dès la fin du Moyen-Âge des propriétaires terriens aristocrates, mais qui commençaient à avoir des comportements de bourgeois, ont estimé qu'il était plus avantageux de vendre la laine de leurs moutons aux filatures et tissages flamands, situés de l'autre côté de la Manche, plutôt que de produire des céréales. Ils se sont mis à « faire du mouton » pour les manufactures flamandes, puis pour les manufactures anglaises lorsque celles-ci sont apparues à leur tour.

Seulement il faut beaucoup moins de paysans à l'hectare pour garder des moutons que pour cultiver la terre. Les nobles propriétaires terriens ont donc chassé leurs paysans en même temps qu'ils clôturaient leurs terres pour empêcher que les moutons aillent se balader n'importe où. Ce fut le mouvement des « enclosures », qui toucha peut-être 30 % des terres cultivées de cette époque, et qui provoqua une indignation générale dans la population des campagnes.

La première révolution agricole en Angleterre

Au Moyen-Âge, on n'utilisait quasiment pas d'engrais. Non seulement pas d'engrais chimiques évidemment, mais très peu d'engrais organiques, c'est-à-dire de fumier, car il y avait peu de bétail. Dans les fermes on ne trouvait souvent que le minimum d'animaux de trait pour tirer les charrues et charrettes, quelques cochons (faciles à nourrir) et un peu de volaille. Pour le reste, le gros bétail était considéré par les hommes comme un concurrent nécessitant qu'on lui consacre une partie des terres susceptibles de fournir de la nourriture aux paysans, lesquels étaient bien trop pauvres pour manger de la viande autrement qu'occasionnellement. Quant à la noblesse, en guise de viande, elle consommait essentiellement le gibier que lui procurait la chasse, son passe-temps favori. Pendant longtemps, pour permettre aux terres épuisées par les récoltes de se reconstituer, on était obligé de les laisser en jachère, c'est-à-dire au repos. Plus tard, la généralisation des techniques de rotation des cultures, à partir du VIIIe siècle, ne permit de suppléer que pour une faible part à cette absence d'engrais.

Si bien qu'en Angleterre, dès le XVIe siècle, bien avant la Révolution industrielle, les conditions économiques et sociales permirent à certains membres de l'aristocratie foncière, les premiers « gentlemen farmers », d'investir en combinant à la fois l'agriculture et l'élevage. On se mit à faire des cultures fourragères, permettant de nourrir du bétail et ainsi d'augmenter la quantité du précieux fumier, qui servait à engraisser les champs labourés. Le marquis de Mirabeau devait constater plus tard : « L'argent est le plus indispensable fumier qu'on puisse répandre sur la terre » . Et les rendements firent un bond pour atteindre jusqu'à 12-15 quintaux à l'hectare, c'est-à-dire deux à cinq fois plus qu'en France et dans le reste de l'Europe à la même époque. En même temps la production animale se développait grâce à la sélection, aux soins des vétérinaires, et le poids moyen des boeufs de boucherie passa de 370 livres en 1700, à 800 livres - plus du double - en 1800. Le boeuf anglais était à l'époque, sinon le meilleur, en tout cas le plus gros du monde !

Voilà sans doute le niveau le plus élevé que l'agriculture pouvait atteindre avant que n'apparaisse l'industrie. Car aujourd'hui, sur ces mêmes terres, on récolte 75 à 85 quintaux à l'hectare, soit 6 à 7 fois plus. Il y avait encore du chemin à parcourir. Ainsi il y a eu une sorte de première révolution agricole, qui a précédé la révolution industrielle en Angleterre et qui a favorisé celle-ci grâce à un surplus de nourriture pour alimenter les villes lorsqu'elles se sont développées, et grâce à la main-d'oeuvre représentée par les paysans chassés de leur terre qui ont bien été obligés de se transformer en prolétaires.

La révolution industrielle et les chemins de fer

La révolution industrielle a commencé en Angleterre à l'époque où la France était en pleine révolution contre l'Ancien Régime. Et puis elle s'est répandue en Europe occidentale et aux États-Unis dans la première moitié du XIXe siècle. Pour le Japon ce ne fut que dans la seconde moitié du siècle.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'industrialisation, dans un premier temps, n'a pas énormément bouleversé l'agriculture. Et cela pour une raison bien simple : l'industrie à ses débuts était basée sur la machine à vapeur. Or dans l'agriculture, malgré quelques essais de tracteurs à vapeur, ou autres machines, cela s'est révélé peu commode et ça n'a pas vraiment marché. On inventa bien pour les céréales des batteuses mues par une machine à vapeur qui allait de ferme en ferme. Mais, pour que l'agriculture se motorise véritablement, il a fallu attendre le moteur à explosion, au début du XXe siècle.

Par contre ce qui a joué un rôle absolument déterminant, ce fut le développement des chemins de fer. Ils sont apparus dans les années 1830, se sont répandus rapidement dans les années 1860-1870, et ont permis aux produits agricoles d'accéder à des marchés bien plus larges.

Ils ont aussi permis, indirectement, l'augmentation des rendements. En France par exemple, avant les chemins de fer, on cultivait de tout partout, car les transports de province à province étaient difficiles. Ainsi, sur les terres de l'Ouest, favorables aux herbages, on s'acharnait à cultiver des céréales et même de la vigne. On a connu, sous l'Ancien régime, faute de moyens de transport adéquats, des famines dans certaines régions, alors que des provinces voisines avaient suffisamment de nourriture. Avec le chemin de fer les régions ont pu commencer à se spécialiser en faisant venir d'ailleurs les denrées qu'elles ne produisaient pas. En France se sont constituées la zone céréalière du Bassin parisien, la zone d'élevage dans l'Ouest, et le vignoble du Languedoc pour fournir en vin à bon marché les cités ouvrières du Nord. Cultiver le produit le mieux adapté à chaque région, rien que cela augmentait les rendements.

D'autre part le chemin de fer a favorisé le dépeuplement des campagnes, ce qu'on a appelé plus tard « l'exode rural ». Et ce ne furent pas les paysans qui en furent les premières victimes. Ceux qui ont dû partir les premiers furent ceux qui ne vivaient pas directement du travail de la terre, c'est-à-dire les artisans - surtout les fileurs et tisserands concurrencés par l'industrie textile - , les colporteurs qui parcouraient les campagnes, etc. Ils sont allés vers les villes grossir les rangs du prolétariat.

L'agriculture britannique au XIXe siècle

La Grande-Bretagne était donc, depuis la fin du XVIIIe siècle, la première puissance industrielle, et elle l'est restée presque jusqu'à la fin du XIXe siècle, époque où elle a été dépassée par les États-Unis. Ainsi c'est en Grande-Bretagne que sont nées les premières conserves alimentaires dans des boites en fer étamé, dit « fer blanc ». Pourtant le procédé avait été inventé d'abord en France, par Nicolas Appert qui, dès 1782, du temps de Louis XVI, avait mis en bocal des petits-pois qu'il avait consommés dix-huit mois plus tard. Il avait survécu sans problème à cette expérience et développé le procédé, mais faute de métallurgie adéquate, il avait fini par connaître l'échec, tandis que les Anglais reprenaient l'invention de manière industrielle. A vrai dire, au début, les conserves étaient surtout utilisées dans la marine.

Les industriels britanniques, étant alors les plus performants du monde, souhaitaient l'ouverture des marchés étrangers, autrement dit le libre-échange. Mais la « gentry » qui possédait l'essentiel des terres et qui continuait à dominer le pays politiquement n'avait pas les mêmes intérêts : malgré ses progrès l'agriculture britannique n'était pas exportatrice. Le libre-échange lui était non seulement inutile, mais dangereux. Elle tenta de s'y opposer afin de maintenir les denrées alimentaires à des prix élevés.

Une campagne pour le libre-échange des céréales - qui constituaient la base de l'alimentation des classes pauvres - fut déclenchée par un industriel, Richard Cobden. Elle eut un gros succès populaire en même temps que le soutien des capitalistes de l'industrie. L'industrie fut victorieuse et on aboutit au cours des années 1849-1852 à l'abaissement ou à la suppression des droits de douane. Le prix du blé, et donc du pain, fut abaissé ce qui permit aux industriels de maintenir les salaires au plus bas. Et également de répondre, par une réforme, à l'agitation ouvrière du mouvement chartiste qui durait depuis une dizaine d'années.

La position des céréaliculteurs britanniques, ne fut pas immédiatement menacée durant une trentaine d'années. Mais, en dépit des coûts de transport, les blés d'outre-mer, des États-Unis, du Canada et d'Argentine, finirent par arriver bien moins chers en Grande-Bretagne. A ce moment-là, en dix ans, la culture du blé recula de près d'un tiers. Les intérêts du capitalisme industriel passaient avant tout !

Pendant toutes ces années où l'on débattait du libre-échange, l'Irlande, qui était entièrement sous domination britannique, connut, à la suite d'une maladie de la pomme de terre, qui était alors l'aliment quasi exclusif des Irlandais, une famine comme on n'en avait plus vue depuis le Moyen-Âge. Il y eut peut-être un million de morts de faim entre 1845 et 1848, et un autre million d'Irlandais fut contraint d'émigrer. L'Irlande perdit rapidement le quart, et puis enfin la moitié de sa population. Les dirigeants anglais se désintéressèrent complètement du sort des Irlandais. Ainsi la dernière des grandes famines de l'Europe occidentale se déroula dans le pays le plus riche, le plus industriel et aussi le plus agricole, sans qu'on cherche vraiment à y porter remède, pour la raison que les Irlandais ne constituaient pas, pour les classes dominantes britanniques, un marché solvable.

L'agriculture en France jusqu'en 1945

En France, l'évolution de l'industrie, et par contrecoup du monde paysan, fut différente. Les industriels français, en retard sur leurs concurrents britanniques, souhaitaient plutôt le protectionnisme qui fut de règle, excepté vers le milieu du XIXe siècle où il y eut un épisode de libre-échange d'une trentaine d'années. Puis on en revint au protectionnisme vers 1880.

La paysannerie était dominée par des petits propriétaires dont les terres avaient été agrandies et quelquefois acquises au moment de la Révolution, à la suite de la confiscation et de la vente à bas prix des biens de l'église, de la couronne et d'une partie de la noblesse.

Les méthodes d'agriculture des paysans français avaient évolué très lentement pendant un siècle et demi. Les rendements stagnaient : en 1950, ils seraient encore, pour le blé, les mêmes qu'en 1850, c'est-à-dire de 15-16 quintaux à l'hectare. Par conséquent le gros de la population paysanne resta sur place : au début du XXe siècle, la moitié de la population active travaillait toujours dans l'agriculture. Et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il en resterait encore le tiers. L'agriculture parvenait difficilement à nourrir la population. La France n'était pas exportatrice. Les industries alimentaires étaient très rares : quelques sucreries, huileries, biscuiteries, traitant le plus souvent des produits coloniaux. En 1860-65, il y avait très peu de grands moulins pour la farine, mais on comptait plus de 41 000 petits moulins dispersés dans le pays.

super er, se développa lentement, à cause des mesures en faveur des colons qui exploitaient le sucre de canne des Antilles et de la Réunion.

Signalons en passant la fondation en 1886, à Nantes, d'une petite entreprise de biscuiterie dont on aura l'occasion de reparler : Lefèvre-Utile, autrement dit LU.

A la suite de la concurrence des céréales étrangères, vers les années 1880, il y eut un renforcement du protectionnisme agricole et industriel sous l'égide du ministre de l'Agriculture Jules Méline. Le capitalisme français se replia sur l'empire colonial qui constituait un marché protégé, puisque les pays concurrents n'y avaient pas accès. Et les capitalistes, plutôt que d'investir dans l'industrie, choisirent la spéculation dans de « brillantes » affaires, comme le canal de Panama ou les emprunts russes.

En France ce fut donc aussi le capital industriel qui orienta l'économie, y compris l'économie agricole, dans le sens de ses intérêts, même si ce fut d'une façon diamétralement opposée à celle de la Grande-Bretagne.

La nombreuse paysannerie française, dont les éléments dominants étaient les petits propriétaires, fut d'abord révolutionnaire lors de la Révolution qui lui avait donné la terre et enlevé les impôts féodaux puis, dans la foulée, bonapartiste sous Napoléon. Elle devint ensuite l'épine dorsale conservatrice de tous les régimes qui suivirent, la monarchie d'après la restauration, le IIe empire de Napoléon III, la IIIe République. Sous le Régime de Vichy, entre 1940 et 1945, elle fut chouchoutée par la propagande, qui proclamait que « la Terre, elle, ne ment pas », car elle était censée représenter les vraies valeurs du régime de Pétain, le Travail, la Famille et la Patrie.

Jusqu'au milieu du XXe siècle, l'agriculture française était toujours très retardataire. En 1938, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il n'y avait que 38 000 tracteurs en France, environ cent fois moins qu'aux États-Unis ! certes la France est plus petite mais pas dans la même proportion.

La révolution agricole au Middle West

C'est que les États-Unis constituaient le pays dont l'agriculture avait connu le plus grand essor.

Au début de son histoire ce pays était surtout composé de paysans : 95 % de la population travaillait la terre. Au moment de l'indépendance, Philadelphie, la ville principale, comptait 40 000 habitants et New York, 25 000. Même lorsque ce pays avait été colonie de l'Angleterre - avant l'indépendance donc - jamais les paysans n'avaient subi la grande propriété aristocratique comme en Europe. Ils ne payaient pas de loyer foncier et étaient donc libres d'aller tenter leur chance ailleurs, surtout si ailleurs la terre était plus riche et... gratuite.

Les terres de la façade atlantique au nord des États-Unis n'étaient pas très riches. Mais en allant vers l'Ouest, quand on franchissait les monts Appalaches et qu'on descendait la vallée de l'Ohio vers les immenses plaines du Mississippi, on trouvait des terres très fertiles... et vides. Pas vraiment vides, mais il n'y avait que les Indiens que les colons repoussèrent presque complètement et qui furent exterminés par la suite.

Dans ces grandes plaines la main-d'oeuvre était rare. Les colons étaient avides de nouveaux procédés techniques. En 1834, Cyrus McCormick inventa la moissonneuse mécanique, mais attention : tirée par des chevaux. C'est la traction des chevaux qui faisait fonctionner la machine.

Lorsque les chemins de fer arrivèrent dans les grandes plaines, dans la région qu'on appelle aujourd'hui le Middle West, la révolution agricole commença vraiment. A partir de 1840, en vingt ans, la production de blé et de maïs fit plus que doubler. L'Ouest put directement exporter sa production, de céréales surtout, vers le Nord qui commençait à s'industrialiser. En échange le Nord lui vendait les produits de son industrie. Il s'est donc créé une solidarité fondamentale entre l'Ouest - le Middle West - et le Nord.

Pendant ce temps, les États de la côte sud de l'Atlantique, ce qu'on appelle le Sud, qui cultivaient jusque là plutôt du tabac, avec des esclaves, découvrirent, grâce à une machine à égrener le coton, l'intérêt que représentait cette plante qui trouvait dans cette région un climat idéal. Et, en soixante ans, le Sud devint la première région cotonnière du monde.

Le Sud exportait son coton vers la Grande-Bretagne qui avait alors la première industrie textile du monde. Il recevait en échange des produits industriels de qualité et de luxe que l'industrie américaine n'était pas encore capable de lui fournir. Il se créa donc une solidarité économique entre le Sud et la Grande-Bretagne. Comme le Sud souhaitait le libre échange entre les deux parties, pour vendre tranquillement son coton, tandis que le Nord en cours d'industrialisation voulait absolument protéger son industrie naissante par une barrière douanière, un conflit entre le Sud et le Nord se créa, prit de l'ampleur, surtout à l'occasion des votes sur les tarifs douaniers. En 1828 un tarif douanier fut qualifié par le Sud de « tarif des abominations ». Là-dessus se greffa la querelle à propos de l'esclavage : le Nord industriel voulait des ouvriers salariés et pas des esclaves moins productifs dans les usines. Le Sud des plantations en tenait pour l'esclavage. Ce fut le prétexte du conflit mais pas forcément la raison la plus importante. Pour finir le Sud demanda la séparation, la sécession, ce qui entraîna la guerre du même nom où les États agricoles de l'Ouest furent alliés au Nord. Le Sud fut vaincu en 1865.

Le Nord industriel prit alors l'ensemble du pays en main et l'industrialisation se développa à l'échelle d'un pays grand comme un continent, et à une vitesse extraordinaire. Quatre ans après la fin de la guerre de Sécession un premier chemin de fer transcontinental reliait l'océan Atlantique au Pacifique. Plusieurs autres furent construits en quelques années. Le Middle West commença à être sillonné de chemins de fer. Les paysans produisaient de moins en moins pour se nourrir à la ferme, ils produisaient pour vendre. La spécialisation des terres joua à plein, en fonction du climat et de la qualité des sols. Les fermiers constituèrent des « ceintures », les « belts », car sur la carte, ces zones dessinent vaguement des ceintures autours des Grands Lacs. La « Dairy Belt » ceinture laitière, près des Grands Lacs, puis, en s'éloignant, la « Corn Belt », ceinture du maïs et de l'élevage des porcs, puis les « Wheat Belt », ceintures du blé. Et en s'éloignant vers l'Ouest, là où il fait trop sec pour les cultures, la zone des ranches pour l'élevage bovin. Et puis, au Sud, la « Cotton Belt » avec le coton. L'ensemble des terres cultivables de la vallée du Mississippi-Missouri-Ohio couvre environ cinq ou six fois la France. Cela devint très vite, et c'est toujours, et de loin, la première région agricole de la planète.

Pour encourager la colonisation, le gouvernement fédéral décida de vendre très bon marché, ou même de donner aux colons, ces terres qui n'appartenaient à personne, sauf aux Indiens bien sûr. Avec la loi agraire de 1882, le « Homestead act », les colons reçurent des lots de 64 hectares pour un prix symbolique. Pour favoriser la construction des chemins de fer, les compagnies ferroviaires privées reçurent du gouvernement des bandes de terrains de part et d'autre des grandes voies ferrées de pénétration. Les compagnies ferroviaires pouvaient revendre ces terres bien situées, ou les mettre elles-mêmes en valeur. Les compagnies se payèrent ainsi et, ensuite, elles imposèrent des prix très élevés pour les transports céréaliers, ou autres, aux fermiers qui n'avaient pas le choix.

Pendant ce temps l'émigration en provenance d'Europe accroissait énormément le marché américain qui devint, avant la fin du XIXe siècle, le premier du monde. Il fallait toujours davantage de produits agricoles. L'agriculture qu'on appelle aujourd'hui productiviste est véritablement née à cette époque, dans le Middle West.

La mécanisation - mais pas encore la motorisation - fit des progrès fantastiques : la moisson, le fauchage, le battage, le labourage et l'ensemencement se faisaient à l'aide de machines. En 1880 les quatre cinquièmes du blé étaient moissonnés mécaniquement. D'immenses silos à grains et de grands moulins furent construits. Des abattoirs gigantesques virent le jour, grâce à l'apparition du froid industriel vers 1870-80. Plusieurs villes-champignons se spécialisèrent dans les industries liées soit à l'alimentation, soit à la fourniture de matériel agricole : Cincinnati, Kansas City, Saint Louis et surtout Chicago. Cette dernière ville est toujours aujourd'hui la première cité de l'alimentation mondiale, siège de la première bourse des céréales, des principales compagnies, des abattoirs. Et aussi des usines de McCormick - McCormick Harvester company - les moissonneuses mécaniques.

Au passage, rappelons que c'est une grève devant l'usine McCormick de Chicago qui fut à l'origine de la journée du 1er mai. Début mai 1886, lors d'une grève, la police tira en effet sur les grévistes et fit six morts. Pour protester, les travailleurs organisèrent une manifestation le lendemain. Une bombe jetée dans les rangs de la police fit alors sept morts chez les policiers. On n'a jamais su d'où venait cette bombe, ce fut peut-être une provocation du patronat ou de la police. Mais six dirigeants ouvriers furent arrêtés, jugés, condamnés à la pendaison, puis exécutés, sans qu'aucune preuve ait jamais pu être produite contre eux. C'est en mémoire de cette grève, de ce combat des travailleurs et de cette exécution inique, que le 1er mai fut proclamé «Journée internationale des travailleurs».

Les « farmers » et les trusts

Mais il n'y avait pas que les ouvriers à être en conflit avec les grands capitalistes : les paysans, ceux qu'on appelait les « farmers », également. Ils étaient lésés par les tarifs prohibitifs des chemins de fer. D'autre part, pour pouvoir s'équiper en machines, ils avaient besoin des banques. Comme garantie de leurs emprunts ils devaient généralement hypothéquer leurs terres. Ils espéraient rendre l'argent grâce aux bonnes récoltes. Malheureusement pour eux les récoltes devinrent trop bonnes : il y eut surproduction et effondrement des prix. Ceux qui ne purent rendre l'argent eurent leurs biens saisis par les banques et la plupart des autres vivaient dans l'angoisse de l'endettement. Certains ne travaillaient plus que pour rembourser les banques. La période 1870-1900 fut très dure pour les agriculteurs. Les libres fermiers américains étaient devenus, en une ou deux générations, les esclaves du grand capital financier. On vit d'ailleurs se créer, dans le Middle West un éphémère parti politique des fermiers, le Parti populiste, distinct des Républicains et des Démocrates.

La fin du XIXe siècle fut la période où se constituèrent les premiers trusts. Dans le pétrole, avec Rockefeller, dans les chemins de fer, dans l'acier, etc... Mais aussi en relation avec l'agriculture. Il y avait déjà McCormick dont nous avons parlé. Il y eut les trusts du tabac, du sucre, du whisky. Signalons l'apparition discrète de ce qui allait devenir plus tard un trust formidable : en 1887, un pharmacien d'Atlanta, en Géorgie, mit au point un sirop sucré et roboratif qu'il baptisa « Coca-Cola ». Et dans l'élevage, après les « barons du bétail » de l'Ouest, il y eu à Chicago le « roi de la conserve », Philip Armour.

En 1906, une enquête sur les abattoirs d'Armour à Chicago, publiée sous la forme d'un roman, intitulé la Jungle par le journaliste socialiste Upton Sinclair, provoqua un scandale dans l'opinion. Sinclair y décrivait tout à la fois les épouvantables conditions de travail des ouvriers, et l'absence d'hygiène des usines à viande. « Dans les saucisses - écrivait Sinclair - on mettait la viande traînée dans la poussière et la sciure, là où les ouvriers avaient sué et craché des milliards de bacilles tuberculeux » . C'est cet aspect, bien plus que les conditions de travail, qui entraîna un mouvement général de répulsion. Sinclair devait déclarer : « J'avais visé le coeur, et j'ai touché l'estomac de la nation » . Le livre contribua à la naissance d'une législation qui se proposait, en dépit de l'opposition des industriels qui se retranchaient derrière la liberté d'entreprendre, de rendre obligatoire la conformité entre la réalité des produits alimentaires et ce qui figurait sur les étiquettes.

Les fermiers américains étaient devenus les simples maillons d'une chaîne. En amont il y avait les fournisseurs de machines, d'engrais, les banques, et en aval les grosses sociétés qui achetaient leurs grains ou leur bétail, ainsi que les compagnies de chemin de fer. Eux-mêmes avaient perdu toute indépendance. L'agriculture américaine, tout au moins dans les régions les plus productives, était complètement tombée entre les mains du grand capital.

Cette évolution s'est accompagnée d'une augmentation fantastique de la productivité et de la production, mais en même temps d'un certain nombre de catastrophes. Catastrophe sociale pour ceux des fermiers qui étaient ruinés. Et aussi des catastrophes pour l'environnement. Les superbes forêts américaines de l'Est et du centre du pays furent presque anéanties. Les millions de bisons des grandes plaines furent exterminés, ainsi d'ailleurs, plus tard, que les troupeaux de chevaux sauvages, les « mustangs » des westerns, qui se portaient mieux au cinéma que dans la réalité.

L'exploitation de terres trop sèches entraîna la formation par temps de grand vent d'immenses nuages de poussière qui ravagèrent des milliers de kilomètres carrés de cultures et ruinèrent des régions entières, en particulier dans l'Oklahoma.

Pour pouvoir écouler des récoltes qui augmentaient toujours, les fermiers les vendaient à des trusts céréaliers lesquels visaient de plus en plus à les écouler sur le marché mondial, celui des États-Unis étant devenu insuffisant. C'est vers les années 1880 que les blés américains, mais aussi canadiens et argentins, commencèrent à concurrencer les blés des pays d'Europe. Ils arrivaient moins chers au Havre que les blés français. C'est alors que l'Europe redevint protectionniste, excepté l'Angleterre dont la production céréalière, incapable de résister à la concurrence, déclina.

À la fin du XIXe siècle, l'agriculture capitaliste américaine constituait le plus formidable appareil de production agricole jamais mis au point par l'homme : les États-Unis produisaient 1/5e du blé du monde, les 2/3 du maïs, plus de 50 % du coton, le tiers du tabac, sans compter la viande, le lait, etc. Et à cela il fallait ajouter l'agriculture canadienne, spécialisée dans le blé, et qui apparaît dans tous ses aspects, techniques et capitalistes, comme une extension de l'agriculture américaine.

Moteur à explosion et explosion de l'impérialisme agroalimentaire

Dans la première décennie du XXe siècle, une nouvelle invention technologique capitale a été faite : le tracteur avec moteur à essence puis, quelques années plus tard, le moteur diesel. En 1910 il y avait 1 000 tracteurs aux États-Unis. 30 ans plus tard il y en avait 3,5 millions. Les tracteurs étaient devenus l'instrument à tout faire des agriculteurs, capables de tirer des machines de plus en plus complexes et performantes. Parallèlement, d'autres machines, les énormes moissonneuses-batteuses en particulier, furent aussi motorisées. Ce fut la fin des animaux de trait dans les campagnes américaines. Pour l'Europe, excepté l'Angleterre, il fallut attendre encore près d'un demi-siècle.

Mais du même coup il fallut beaucoup moins de paysans et cela pour produire toujours plus. Le nombre des paysans continua à diminuer. Et avec la crise de 1929, qui s'est prolongée durant dix ans, des dizaines de milliers de familles paysannes, étranglées par les dettes, incapables de vendre à cause de la surproduction, complètement ruinées, mourant de faim, sillonnaient le pays à la recherche d'un travail problématique. Ce fut le temps des Raisins de la colère. John Steinbeck, dans son roman, décrit comment les terres abandonnées par les plus pauvres, saisies par les banques, étaient revendues aux gros propriétaires.

Et les trusts de l'agroalimentaire, exactement comme ceux de l'industrie, après avoir pris complète possession du marché intérieur américain, regardaient maintenant vers l'extérieur, et pas seulement pour y prendre des « parts de marché », comme on dit aujourd'hui, mais pour y accaparer les richesses. Les trusts de l'agroalimentaire des États-Unis commencèrent donc à mettre en coupe réglée l'Amérique latine.

Ce fut en particulier le cas de la compagnie United Fruits, fondée en 1899, l'année qui suivit la guerre hispano-américaine et l'occupation de Cuba et de Porto Rico par les troupes des États-Unis. La United Fruits créa des plantations, de bananes surtout, dans plusieurs pays d'Amérique centrale, le Guatemala, le Honduras, le Costa Rica, principalement. Elle se fit attribuer des concessions de 99 ans pour des plantations, des lignes de chemin de fer. La compagnie s'enrichit grâce à l'exploitation d'une main-d'oeuvre locale misérable, scandaleusement sous-payée. Elle acheta les gouvernements locaux, se constitua des milices privées ou, tout simplement, ce furent les armées locales qui tinrent lieu de supplétifs du trust. L'expression de « République bananière » vient de là. La United Fruits n'hésita pas à fomenter des coups d'État lorsque des régimes pas assez dociles à son goût parvenaient au pouvoir. Entre 1903 et 1932, l'armée américaine intervint vingt fois dans sept des pays de cette région du monde, pour imposer sa loi, pour contrôler les élections, pour briser des grèves, etc. Ce fut encore le cas, beaucoup plus tard, en 1953, lorsque le président Jacobo Arbenz tenta une réforme agraire au Guatemala : il fut renversé par une invasion militaire organisée par les USA, bras armés de l'United Fruits.

Dans l'île de Cuba, les trusts du sucre s'emparèrent du pays : ils finirent par posséder 25 % des terres, les meilleures, et contrôler 40 % de la production de sucre. A cette époque, et jusqu'à la prise du pouvoir par Fidel Castro, les États-Unis achetaient le sucre cubain au-dessus du cours mondial. Ils subventionnaient ainsi leurs propres planteurs et industriels.

En 1930 la paysannerie américaine ne représentait plus que 21 % de la population totale. L'agriculture était donc devenue « moderne », tout à fait « productiviste », complètement entre les mains des trusts, exceptées quelques régions des Appalaches ou du Sud où des « pauvres blancs », selon l'expression consacrée, végétaient en dehors des grands circuits de production et de commercialisation.

De la même manière, dans l'Ancien Monde, des trusts s'étaient constitués en Europe occidentale et au Japon. Ils prirent le contrôle d'immenses plantations dans les pays coloniaux : plantes textiles, caoutchouc - comme Michelin en Indochine française - , arachides au Sénégal, thé en Inde, café, cacao, etc. Le plus souvent il s'agissait d'une économie de plantation imposée par la force à la population locale, au détriment des cultures vivrières. Une partie des paysans de ces pays coloniaux devinrent les esclaves des trusts à travers le travail forcé imposé par les autorités coloniales. Ensuite ces pays se sont trouvés enchaînés, même lorsqu'ils ont fini par accéder à l'indépendance politique, à l'économie de l'ancienne métropole qui a contribué à bloquer leur développement.

À partir des huiles végétales se constituèrent les « Margarines unies » aux Pays-Bas, ainsi que le fabricant de savon « Lever Brothers Limited » en Grande-Bretagne. Les deux, les margarines et les savons, fusionnèrent en 1929 pour donner Unilever, l'un des deux ou trois premiers mammouths multinationaux de l'agroalimentaire - et aussi des produits d'entretien - d'aujourd'hui.

Il faut signaler aussi, à la suite de l'invention du lait concentré, la création, en 1867, de Nestlé. Le lait des vaches suisses, allait servir à enrichir les banques helvétiques. Et Nestlé est devenu à notre époque le premier - ou second - groupe mondial.

Au milieu du XXe siècle, et depuis quelques décennies déjà, tous les secteurs modernes de l'agriculture, dans le monde entier, que ce soit dans les vieux pays d'Europe, aux États-Unis, au Japon ou dans les colonies, étaient d'une façon ou d'une autre entre les mains, ou sous le contrôle, du grand capital, autrement dit de l'impérialisme, excepté bien sûr en Union Soviétique.

La situation en 1945 et le début de la modernisation de l'agriculture européenne

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'agriculture américaine n'avait pas grand chose à voir avec l'agriculture européenne, et surtout française, très retardataire.

Les États-Unis étaient en mesure de fournir des céréales et d'autres produits, à un grand nombre de pays qui venaient d'être ravagés par la guerre, ce qui leur permettait du même coup d'exercer sur eux un contrôle économique et politique.

Mais l'Europe, elle, était en déficit alimentaire. Et pas seulement du fait de la guerre, à cause de son retard tout simplement. Rappelons que les rendements moyens de blé par hectare, étaient en France, en 1950 - cinq ans après la fin de la guerre - de 15 à 16 quintaux à l'hectare, comme en 1850 ! Et le rationnement alimentaire s'est prolongé encore jusqu'en janvier 1949, date à laquelle on supprima les cartes d'alimentation.

A la fin de la guerre, en France, près du quart de la population active était paysanne et, en 1945 le pays ne comptait que 57 000 tracteurs, c'est-à-dire que les labours et les transports agricoles se faisaient encore majoritairement par des chevaux. Et jusqu'à la fin des années 1950, on vantait les performances et l'endurance des chevaux percherons, boulonnais ou bretons.

Les bourgeoisies et les États européens cherchèrent à reconstruire et à moderniser leur économie. Pour la France il devenait difficile de renouer avec le vieux protectionnisme colonial : l'empire commençait à se libérer du colonialisme français. Le soulèvement algérien de Sétif, le début de la guerre d'Indochine, l'insurrection de Madagascar, puis les troubles et insurrections en Tunisie et au Maroc, annonciateurs de la guerre d'Algérie, sonnaient le glas de l'empire colonial. L'impérialisme français a conservé jusqu'à aujourd'hui des relations économiques privilégiées avec ses anciennes colonies, mais plus exclusives comme autrefois.

Pour pallier les défaillances des capitalistes français, le gouvernement de De Gaulle procéda à des nationalisations massives dans la production d'énergie, un peu dans les industries vitales pour l'impérialisme comme l'aéronautique, la finance, les transports, de façon à ce que l'État effectue ce que la bourgeoisie ne voulait pas ou n'était pas en mesure de faire. Une fois la grande bourgeoisie largement remise en selle, c'est-à-dire à notre époque, l'État allait procéder à des reprivatisations, mais cela c'est une autre affaire.

L'État souhaitait également moderniser l'agriculture, surtout pour favoriser les fabricants de matériel mais, dans ce secteur, il ne pouvait nationaliser. Il mit au point une politique agricole de modernisation afin d'augmenter les rendements pour aboutir à l'autosuffisance. Cela passait par une véritable campagne en faveur des tracteurs, des machines, des engrais, de l'enseignement agricole. Un des gros problèmes était la trop petite taille des exploitations, problème qui ne s'était pas posé aux États-Unis où les superficies sont immenses. C'est qu'un tracteur, ou toute autre machine, pour être amortissable, doit être utilisé sur une superficie suffisante.

Les propriétés étaient le plus souvent découpées en un grand nombre de petites parcelles. Une des premières tâches fut donc de procéder au remembrement, c'est-à-dire à l'échange des parcelles entre paysans, pour constituer des domaines d'un seul tenant, ce qui n'allait pas sans dégâts pour les haies, les fossés, les chemins.

Mais cela ne suffisait pas : la modernisation de l'agriculture impliquait qu'un grand nombre de paysans devrait quitter la terre. Les gouvernements se gardèrent bien d'annoncer au monde paysan l'ampleur de la catastrophe qui allait s'abattre sur eux. On leur expliquait alors que, bien sûr, tous ne pourraient pas rester en activité, mais que les choses se passeraient en douceur, que les plus âgés allaient toucher des primes au départ et que les plus dynamiques, à condition de se moderniser, et donc d'investir dans du matériel, s'en sortiraient. Les responsables ne dirent pas que la plupart de ceux qui commençaient à investir allaient eux-aussi, quelques années plus tard, faire faillite et devoir quitter la terre.

En 1960 un important début de modernisation avait été accompli. On était passé, en France toujours, de 310 moissonneuses-batteuses en 1945 à 28 000 et de 57 000 tracteurs à 800 000. Les paysans représentaient encore environ 20 % de la population active, le même pourcentage qu'aux États-Unis trente ans plus tôt.

À partir de 1960 : l'Europe, la PAC, la nouvelle revolution agricole

À partir des années 1960 s'est mise en place, progressivement, la Communauté européenne et avec elle la politique agricole commune, la PAC.

Les divers pays d'Europe concernés avaient plus ou moins les mêmes problèmes et, globalement, l'Europe était toujours déficitaire en produits alimentaires, même si elle l'était moins qu'avant. Cela limitait l'expansion des trusts agroalimentaires.

Les autorités européennes décidèrent d'abord de rechercher un état d'autosuffisance alimentaire, puis d'essayer de rendre l'Union exportatrice en s'engageant à fond dans la modernisation agricole et dans la politique qu'on qualifie aujourd'hui de « productiviste ». La PAC a été l'un des instruments de ce qui est apparu comme une nouvelle révolution agricole, tant les rythmes ont été rapides.

Depuis 40 ans, il s'est produit un bond fantastique de la productivité et de la production. Aujourd'hui l'Union européenne est devenue largement exportatrice. Et la France, principal pays agricole de l'Union est, à elle seule, le second pays exportateur de produits agricoles dans le monde, pas très loin des États-Unis, en valeur. Ainsi, au fil des années, la PAC est devenue sur les marchés internationaux, une machine de guerre commerciale contre les États-Unis.

La modernisation de l'agriculture s'est faite d'une manière très volontariste, très encadrée. L'État a donc organisé, en premier lieu, le remembrement des terres. Des millions d'hectares ont été regroupés. En 1962 l'État a créé les SAFER, des sociétés d'aménagement rural, chargées d'acquérir des terres agricoles et de les rétrocéder à des agriculteurs : en trente-quatre ans, elles ont cédé un million et demi d'hectares pour des agrandissements. La même année a été créée l'indemnité viagère de départ, pour donner un petit pécule de consolation aux paysans âgés qui abandonnaient leur exploitation : cette IVD a favorisé la « libération » de 13 millions d'hectares. Aujourd'hui, depuis 1992, l'IVD a été remplacée par un système de préretraites qui a concerné près de 2 millions d'hectares supplémentaires. Tout cela a permis d'agrandir les exploitations agricoles qui restaient dans la course ou d'abandonner les zones jugées inintéressantes du point de vue agricole. Car une bonne partie des terres cultivées autrefois a été abandonnée, le matériel moderne « n'aimant pas » les terrains irréguliers ou en trop fortes pentes. Et les montagnes mal desservies en moyens de transports n'intéressent plus ceux qui produisent non plus pour vivre, mais pour vendre. Les terres qui ne permettent pas les gros rendements sont souvent abandonnées.

Pour favoriser les investissements massifs indispensables à la modernisation, le Crédit Agricole (banque mutualiste à l'origine, devenue société anonyme) a largement accordé des prêts bonifiés. Les agriculteurs en ont bénéficié, mais la banque agricole en a profité largement : elle est devenue la première banque du pays. En outre, une multitude de conseillers agricoles s'est abattue sur les campagnes afin d'expliquer aux paysans d'autrefois comment ils devaient maintenant devenir des « agriculteurs », comment ils devaient choisir telle ou telle production, telle ou telle race pour la viande ou pour le lait, quel matériel agricole prendre, et comment s'en servir, quels engrais utiliser, quels produits de traitement phytosanitaire, quel vétérinaire pour les maladies, et quel centre comptable pour tenir à jour les comptes de ces exploitations qui sont devenues des petites entreprises, parfois des moyennes ou même souvent des très grosses.

En plus de l'encadrement de la part des pouvoirs publics, il y a eu celui des coopératives qui se sont considérablement développées pour certains produits, comme le lait, le vin, les fruits, ainsi que celui des CUMA, coopératives d'utilisation du matériel agricole, qui ont facilité la grosse mécanisation.

La FNSEA, la JAC

Et puis il y eu également le rôle très important du syndicalisme agricole. Ce syndicalisme-là est très différent du syndicalisme ouvrier. Le syndicat quasiment unique pendant des décennies, et toujours très majoritaire aujourd'hui - même s'il y a eu d'autres organisations, comme le MODEF ou la Confédération paysanne - c'est la FNSEA, Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles. Ce n'est pas un syndicat de salariés, mais un syndicat patronal, il n'y a d'ailleurs plus beaucoup de salariés dans l'agriculture. La FNSEA est un syndicat d'exploitants, c'est-à-dire de petits et gros propriétaires, de petits et gros fermiers.

La FNSEA, avec ses fédérations départementales, les FDSEA, est restée pendant longtemps l'organisation quasiment obligatoire pour les agriculteurs.

La FNSEA a cogéré avec l'État les destinées de l'agriculture, et est donc coresponsable de son évolution. Ce qui symbolise parfaitement cette attitude c'est que les ministres de l'Agriculture ont pour habitude d'assister aux congrès de la FNSEA, et qu'un président de la FNSEA, François Guillaume, a terminé sa carrière comme ministre de l'Agriculture !

Ainsi les paysans n'ont pas été laissés à eux-mêmes. Au contraire ils ont été très encadrés, par les pouvoirs publics, les conseillers agricoles, les coopératives, le Crédit agricole, les syndicats. Pas moyen d'y échapper, il fallait moderniser. Ceux qui étaient réticents étaient regardés comme des retardataires qui, de toute façon, allaient rapidement être condamnés à la faillite.

Et pour couronner le tout, dans les régions à tradition chrétienne, comme en Bretagne, la JAC (Jeunesse agricole chrétienne), a milité activement dans le même sens, bénissant ceux qui s'engageaient avec enthousiasme dans la course au productivisme.

L'exode des agriculteurs

Seulement ce que personne n'a clairement dit aux intéressés, ni les représentants de l'État, ni les conseillers agricoles, ni les syndicats, ni la JAC, c'est que la très grosse majorité de ceux qu'on engageait ainsi à se moderniser ferait partie des perdants et serait contrainte de quitter la terre, et pas seulement les plus âgés dans les zones difficiles.

Le nombre des agriculteurs a dégringolé à un rythme jamais connu auparavant : il y avait plus de 5 millions d'agriculteurs en 1954, il y en a environ un million aujourd'hui. La population agricole représentait 20 % des actifs en 1950 contre 4 % actuellement.

Alors il s'est produit une multitude d'explosions de colère paysannes, à l'occasion des innombrables crises de surproduction avec effondrement des prix, générées par une agriculture de plus en plus productive. Les agriculteurs ont manifesté d'innombrables fois, ils se sont affrontés aux forces de l'ordre, il y a eu des morts, y compris chez les CRS. Ils ont même pris d'assaut une sous-préfecture.

La FNSEA a joué double jeu. D'un côté elle poussait à la production et donc aux départ des agriculteurs, de l'autre elle encadrait les manifestations, réclamait des aides supplémentaires en faveur des agriculteurs.

Ceux qui se sont enrichis

Si plusieurs millions de paysans ont dû quitter la terre, en y sacrifiant souvent le travail de plusieurs années et leurs économies, il y en a qui ont été les bénéficiaires, et d'abord les agriculteurs et les éleveurs les plus riches, notamment grâce aux subventions que revendiquait la FNSEA. L'État français ainsi que l'Union européenne, via la PAC, ont aidé les agriculteurs, le plus souvent au prorata des superficies plantées ou du volume des productions, favorisant ainsi les plus gros. En outre, à partir du moment où l'Europe a commencé à devenir exportatrice, le système mis en place se caractérisait par l'absence de droits de douane à l'intérieur de l'Union, et la création de droits à ses frontières, pour protéger l'agriculture européenne des prix mondiaux généralement inférieurs. Les recettes alimentent une caisse, le FEOGA, Fonds européen d'orientation et de garantie agricole, laquelle verse des subventions à l'exportation, baptisées « restitutions », c'est-à-dire qu'elle compense la différence avec le cours mondial. Les plus gros agriculteurs ou éleveurs, sont donc sûrs d'avoir un prix garanti à l'exportation. C'est donc la course à l'exportation. A ce jeu le FEOGA est devenu déficitaire et ce sont donc les contribuables européens qui ont financé les exportations des plus gros agriculteurs.

Le déficit est devenu tellement énorme qu'en 1992, l'Union européenne a décidé d'arrêter un peu les frais et de limiter la production. Ce fut la « réforme de la PAC ». On décida de geler des terres, c'est-à-dire de les mettre en jachère (mais de donner des compensations aux agriculteurs qui le faisaient, au bénéfice là aussi des plus gros, ceux qui avaient beaucoup de terre). Et on décida la limitation de la production laitière, les « quotas laitiers ».

C'est ce que les États-Unis avaient déjà fait, avant l'Europe. Là-bas, la superficie des jachères, variable selon les années, a atteint 280 000 000 d'hectares, presque la superficie agricole de la France. Il ne s'agit pas de nourrir les affamés, il s'agit de maintenir les prix, c'est-à-dire les profits.

Mais ceux qui se sont enrichis le plus, ce sont les patrons de l'agroalimentaire. Cette industrie a connu un développement véritablement explosif depuis les années 1960. C'est que les années de plein emploi qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont vu l'arrivée en masse des femmes dans les entreprises. C'était une nécessité pour le patronat. Et il en tirait un double bénéfice, puisque le fait que deux salaires entrent dans le budget d'un ménage compensait un peu le bas niveau de ces salaires.

Dans les familles ouvrières, les mères restant au foyer devinrent plus rares, et ce nouveau mode de vie ne pouvait que profiter aux industriels mettant sur le marché des aliments tout préparés.

Aujourd'hui, en France, 80 % des produits alimentaires sont transformés par l'industrie et ce chiffre augmente constamment. Ainsi, en 1996-97, la valeur totale des productions agricoles, en France, atteignait 310 milliards de francs, mais les industries agroalimentaires faisaient 680 milliards de francs de chiffre d'affaires : plus du double. Et encore, cela ne tient pas compte du matériel agricole, du commerce et du transport.

Comme aux USA avant lui, le paysan européen est devenu à son tour un maillon dans une chaîne : en amont, il y a les entreprises qui fournissent les engrais, les machines, les aliments pour le bétail, les produits de traitement des plantes, les semences, les banques de prêts. En aval, les coopératives de production et de transformation, les industries agroalimentaires proprement dites, les exportateurs, les transporteurs, les centrales d'achat des supermarchés. Tous sont puissants vis-à-vis de l'agriculteur qui est isolé, et qui connaît le sort de n'importe quel petit ou moyen patron sous-traitant d'une grosse firme. Et qui est d'ailleurs souvent lié par contrat aux industries amont et aval et aux grandes surfaces.

Alors bien sûr les agriculteurs sont largement subventionnés, autant aux États-Unis qu'en Europe d'ailleurs. C'est variable selon les années, selon les prix. Il est arrivé que les subventions dépassent la moitié du revenu des agriculteurs. C'est énorme. Il s'agit de subventions qui permettent de dédommager un peu les plus pauvres contraints de quitter la terre, tout en arrosant généreusement les plus riches.

Mais ces subventions ont une autre fonction : le monde de l'agro-business ne pourrait exister - et faire des profits - s'il n'y avait pas l'agriculture. Les subventions directes aux agriculteurs sont donc des subventions indirectes à toute la branche.

Les paysans dans le monde

Le nombre des agriculteurs dans les pays industrialisés est donc devenu très faible : en France, 4 % de la population active. Mais, dans le monde, environ deux milliards et demi d'hommes et de femmes vivent de la terre, soit 45 % de la population mondiale. L'immense majorité des paysans vit - survit - dans les pays pauvres. Dans certaines régions on ignore encore la charrue. Mais dans la grande majorité des pays sous-développés les techniques modernes ont plus ou moins pénétré. En particulier dans les pays tropicaux où de nouvelles variétés de céréales, beaucoup plus productives, qui permettent de faire deux récoltes par an au lieu d'une, ont été introduites. C'est ce qu'on appelle la « révolution verte », qui a permis à des pays comme l'Inde de devenir autosuffisants en céréales. Enfin autosuffisants sur la base d'une alimentation générale très faible et peu variée, et en laissant à l'abandon des millions de pauvres démunis de tout.

Le drame de ces pays c'est que leur développement industriel a été paralysé par la colonisation, par la mainmise des puissances impérialistes, qui n'a jamais cessé, et qui a fait de leur économie une annexe de l'économie des pays riches. Ainsi les multinationales du textile ou de l'informatique se délocalisent en Asie du Sud-Est, par exemple, puisque la main-d'oeuvre y est très bon marché, mais ne se préoccupent pas du développement de l'industrie pour les besoins de la population locale. Alors l'agriculture, tout comme l'industrie, s'est développée (un peu), de façon cahotique et généralement inadaptée aux besoins. Rappelons, pour mémoire, que la colonisation française en Algérie a développé les vignes et la production de vin alors que les Musulmans n'en boivent pas.

L'immense retard du développement de l'industrie, que l'impérialisme empêche de rattraper, provoque une catastrophe sans précédent dans l'histoire du monde : le dépeuplement des zones rurales ne trouve pas, comme cela s'est fait en Europe occidentale, de débouchés dans l'industrie. Des centaines de millions de paysans, à l'échelle de la planète, quittent la terre et viennent s'entasser dans les bidonvilles qui ceinturent toutes les villes du Tiers Monde où on trouve les cités les plus misérables et bientôt les plus peuplées du monde.

Ce n'est pas parce que ces pays sont surpeuplés qu'ils connaissent la misère : l'île de Madagascar, par exemple, plus grande que la France, n'est pas très peuplée, ni ravagée par des guerres comme le sont bien des pays d'Afrique, elle dispose de relativement bonnes conditions naturelles, et pourtant elle fait partie des pays les plus pauvres du monde. En revanche la Suisse ou les Pays-Bas ont des densités de population de très loin supérieures, des conditions naturelles pas très favorables, ce qui ne les empêche pas de faire partie des pays les plus riches. Le problème n'est donc pas là.

Le problème c'est le développement industriel. Plus il est faible, plus les paysans sont nombreux, et plus le pays est pauvre. Plus l'industrie est développée, moins il y a d'agriculteurs et plus il y a de richesses, à la fois agricoles et industrielles, car cela va ensemble. Ainsi aux États-Unis, le premier pays agricole du monde, la population active agricole est descendue à 3 % du total. Il n'y a plus que 8 millions d'agriculteurs, qui produisent bien davantage que les 600 millions d'agriculteurs de l'Inde, que l'on fasse le calcul en valeur marchande ou en tonnage cumulé des céréales.

Aux États-Unis toujours, le mode rural traditionnel des « farmers » va peut-être disparaître : de grandes sociétés sont maintenant propriétaires d'immenses exploitations, surtout dans les cultures de fruits, de légumes et dans la vigne. Elles y font travailler des ouvriers agricoles, souvent immigrés mexicains, et évidemment peu payés. Mais même dans le Middle-West, cela change. On voit parfois des agriculteurs qui habitent dans la ville voisine, qui viennent tous les matins en voiture travailler et qui repartent le soir, tandis que la ferme est habitée par des gens qui ne sont pas cultivateurs mais qui vivent là. L'agriculture en arrive à devenir un travail comme l'industrie, l'agriculteur n'étant même plus lié à la terre.

Et c'est bien sûr le cas dans ce qu'on appelle les élevages hors sol. « Hors sol », c'est tout dire. Ainsi il y a les élevages de bovins encore un peu liés au sol, ce qu'on appelle les « feed lots » aux USA. D'immenses enclos où le bétail demeure et reste là à manger. En France, cet élevage confiné existe aussi. Quand les étables sont ouvertes, on appelle cela la « stabulation libre », c'est-à-dire que les vaches peuvent faire un petit tour dehors pour se dégourdir les sabots.

Mais le pire en la matière, c'est l'élevage dit en batterie pour les volailles et pour les porcs, où les animaux sont entassés, où ils ne peuvent pas bouger beaucoup, voire pas du tout, où ils absorbent des aliments composés, et où leur rôle consiste à manger, croître le plus vite possible pour les poulets, pondre des oeufs pour les poules, faire des petits pour les truies, tout ça dans un délai calculé au plus juste, avant de passer à l'usine qui va les transformer en poulets prêts à cuire, en aliments pour chiens et chats pour les pondeuses épuisées, et en côtelettes ou en charcuterie.

La nourriture ne provient plus de la ferme. D'ailleurs il n'y a plus de ferme : il y a des hangars à température bien réglée. On parle « d'ateliers porcins » et c'est bien l'usine.

Alors il y a les nuisances. Les cochons, ça mange et ça rejette. Les excréments, solides et liquides, s'appellent le lisier. Autrefois, cela donnait du fumier et c'était utilisé pour les cultures. Aujourd'hui les cultures utilisent déjà énormément d'engrais chimiques et le lisier vient en plus : il y en a des milliers de tonnes qu'il faut bien mettre quelque part. Alors on l'épand dans les champs, ce qui donne une odeur très caractéristique à certains cantons de Bretagne. Mais cela, en plus des engrais, pollue les nappes phréatiques et il n'y a quasiment plus d'eau propre en Bretagne, ce qui, soit dit en passant, est une excellente affaire pour les industriels de l'eau minérale et les trusts de la dépollution de l'eau du robinet, comme la Lyonnaise ou la Générale des Eaux.

La qualité de la nourriture

Alors, peut-on dire que l'on mange plus mal qu'avant, comme on l'entend souvent affirmer ? Peut-on dire que les risques alimentaires sont aujourd'hui plus grands que par le passé ?

La première condition, pour répondre correctement à ces questions, c'est de ne pas partir d'une vision idéalisée de ce qui se faisait hier, ou avant-hier. Le risque alimentaire a toujours existé. Pour nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, il consistait à bien connaître ce qui dans leur entourage naturel était consommable, et ce qui était toxique, et bien souvent ils devaient se tromper. Et dès que l'agriculture et l'élevage ont commencé à se développer, il y a une dizaine de millénaires, cela s'est accompagné d'une augmentation de certains risques alimentaires.

Les caries dentaires, qui épargnaient nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, si l'on en juge par les fossiles retrouvés, sont devenues une affection courante lorsque les céréales ont commencé à représenter une part importante de la ration énergétique. Et le goût, beaucoup plus récent, pour le sucre, n'a fait qu'aggraver ce problème.

Plus généralement, en cultivant une seule espèce de plante sur de vastes terrains, ou en élevant près de lui des troupeaux importants d'une même espèce animale, l'homme a du même coup favorisé la multiplication de leurs parasites, dont il est souvent devenu aussi la victime. La tuberculose humaine serait ainsi apparue avec l'élevage des bovins, et c'est le bacille de la tuberculose bovine qui aurait donné naissance, par mutation, à celui de la tuberculose humaine.

En outre, en inventant au cours de son histoire des procédés de conservation des aliments comme le séchage, le salage, le fumage, l'homme a pris des risques qu'il maîtrisait mal, faute de connaissances, et il y a sûrement eu bien plus de victimes du botulisme à cause des salaisons familiales mal faites, de cas de listériose à cause de fromages ou de charcuteries « maison », d'intoxications alimentaires du fait de la cuisine familiale, que les produits industriels en ont provoqué. Mais évidemment, on parlait d'autant moins des accidents de ce type qu'ils se situaient à l'échelle d'une famille et qu'on en ignorait bien souvent les causes.

Dans les pays industrialisés, la qualité de la nourriture a plutôt progressé, à preuve l'allongement de l'espérance de vie. On ne trouve plus de lait « nature » dans les villes, mais celui qu'on y vend est beaucoup plus sûr, bactériologiquement, que le lait que l'on consommait il y a cinquante ans. Et on n'entend plus parler de ces aigrefins qui « mouillaient le lait » c'est-à-dire l'étendaient d'eau, d'une propreté parfois douteuse.

Le développement des moyens d'information joue d'ailleurs en faveur des consommateurs. On voit bien lorsqu'une listériose est signalée quelque part, ou une trace de benzène dans une boisson gazeuse, que les chiffres de vente s'effondrent, et que le producteur doit rapatrier sa marchandise.

Dans les pays sous-développés, sauf pour les classes riches, cette évolution n'est pas la même. La protection des consommateurs qui n'ont pas accès aux produits importés des pays industrialisés, n'existe pas. La corruption est encore plus importante, les règles élémentaires de l'hygiène sont impossibles à respecter, tant à cause du niveau culturel que du manque de moyens techniques.

En ce qui concerne le goût, c'est un autre problème. D'abord c'est évidemment subjectif et variable selon les pays et les traditions alimentaires.

Les capitalistes de l'alimentation cherchent à uniformiser les produits qu'ils vendent. Ce n'est pas nouveau. Déjà au XVIIIe siècle le marquis de Pombal qui dirigeait les destinées d'un Portugal qui exportait presque tout son Porto vers l'Angleterre, a imposé qu'il y ait un goût constant, pour éviter que les Anglais ne soient inquiets à chaque fois qu'ils déboucheraient une bouteille. La qualité moyenne du vin de Porto y a peut-être gagné, mais les amateurs fortunés ont peut-être aussi plus de mal à trouver des vins excellents.

Car il ne faut pas oublier que tous ces gens qui déplorent aujourd'hui la baisse de qualité, sur le plan du goût, des produits alimentaires, ne raisonnent généralement qu'en fonction de ce que consommaient dans le passé les classes possédantes, et non les masses populaires.

Pendant très longtemps le prolétariat des villes s'est battu en réclamant « du pain ». Et encore, le pain qu'il mangeait était de mauvaise qualité. Le temps des fins de mois difficiles où l'on « dansait devant le buffet » pour oublier qu'il était vide, ce n'est pas si ancien que cela. Et il n'est pas si reculé le temps où des familles ouvrières - et uniquement des villes - offraient en tout et pour tout une orange aux enfants pour Noël.

Et dans les campagnes, la base de l'alimentation était souvent de simples céréales ou des légumes qui, aujourd'hui enrichis de tout un tas d'ingrédients, sont devenus des plats méconnaissables. Les paysans bretons mangeaient bien des galettes, mais pas avec tout ce qu'on y ajoute aujourd'hui dans les crêperies. Les classes populaires mangeaient bien du pot-au-feu, de la paella en Espagne, de la choucroute en Europe centrale, et du couscous en Afrique du Nord, mais c'était alors des plats de pauvres, avec pas grand-chose dedans, en dehors des pommes de terre, des carottes, du riz, du chou ou de la semoule.

La viande que l'on trouve couramment en boucherie ne vaut pas le boeuf charolais d'autrefois ? Peut-être, mais quelle quantité de viande mangeait-on, au siècle dernier, dans les familles ouvrières ? La truite d'élevage ne vaut pas la truite de rivière ? Sans doute. Mais qui mangeait, en ville, de la truite de rivière ?

Bien sûr, il y a eu les poulets ayant le goût de la farine de poisson qu'ils avaient ingurgitée. Mais pour pouvoir écouler leurs produits les éleveurs ont été obligés de changer cela. Et c'est comme pour tout : il y a le haut de gamme pour les favorisés de la fortune et le tout venant pour les autres. Mais c'est vrai pour les habits, pour les voitures et pas seulement pour les aliments. Il y a les poulets labellisés, et il y a ceux qui sont élevés en batterie et que l'on retrouve dans les cantines scolaires ou celles pompeusement baptisées restaurants d'entreprise, dans les plats cuisinés à bas prix, ou que les producteurs exportent vers l'Afrique.

Mais d'un autre côté, avant la Deuxième Guerre et encore plusieurs années après, le poulet c'était uniquement le plat du dimanche. Aujourd'hui la plupart des gens de ce pays pourraient en manger tous les jours.

Les fruits et les légumes frais poussent à coup d'engrais et sont surprotégés par des pesticides. Débarrassés des parasites, beaucoup de ceux qu'on trouve n'ont guère de goût. Malgré tout, chercheurs et agronomes essayent de mettre au point des variétés rencontrant plus la faveur des consommateurs, sans toujours y parvenir, il est vrai.

Le vin de table aussi s'est globalement amélioré depuis le temps de « l'Assommoir » de Zola. Et qui pleurerait sur la disparition des Kiravi, Gévéor, et autres « velours de l'estomac », comme disaient les publicités des années 1960.

Il y a sans doute bien des choses à dire sur ce que nous fait absorber l'agroalimentaire capitaliste. Mais ceux qui font profession de dénoncer « la merde », comme ils disent, que nous mangerions, le font généralement d'un point de vue élitiste qui n'est pas le nôtre.

Cela dit, il n'y a pas que les problèmes des gastronomes à la recherche d'un hypothétique paradis perdu. Il y a dans la population des inquiétudes liées à un certain nombre de problèmes qui ont défrayé la chronique, et des craintes plus ou moins fondées.

Le problème des nitrates

Parmi les moins fondées, on peut citer le problème des nitrates dont les taux sont en augmentation à cause de l'utilisation « généreuse » des engrais, et notamment en Bretagne à cause des quantités énormes de lisier de porc.

D'après certaines études scientifiques, si l'on en croit l'article du professeur de nutrition Marian Apfelbaum publié dans le numéro spécial que le mensuel La Recherche a consacré en février dernier au « risque alimentaire » , le danger serait en fait inexistant. Les nitrates, que l'on trouve par ailleurs naturellement dans l'alimentation (il y en aurait 2 g par kilo dans la salade) ne sont pas toxiques en eux-mêmes. S'ils ont été accusés, c'est parce que, dans certaines conditions (par exemple dans un biberon abandonné quelques heures à la température ambiante, et où des bactéries peuvent pulluler), ils sont susceptibles de se transformer en nitrites, toxiques pour les nourrissons (mais pas pour les adultes).

Le danger est donc tout relatif et lié, en fait, au manque d'hygiène. Cependant, pourquoi nous oblige-t-on à boire de l'eau contenant des nitrates, même s'ils ne sont pas toxiques.

De toute manière, les capitalistes de l'agroalimentaire ont été gagnants sur tous les problèmes. Les fabricants d'eau du robinet, qui avaient dû en Bretagne verser des dommages et intérêts aux consommateurs ont réussi, à la suite d'un récent jugement, à se faire indemniser par l'État. Et les vendeurs d'eau en bouteille se sont vu offrir, avec ce problème des nitrates, mais aussi du goût affreux qu'a souvent l'eau du robinet, un marché élargi.

Le veau aux hormones et aux antibiotiques

Dans la catégorie des risques discutables, il y a aussi le problème du veau et du boeuf aux hormones. Les américains affirment qu'il ne présente aucun risque. Les européens mettent cela en doute.

En fait, les hormones ont été utilisées en Europe comme en Amérique. C'est que la tentation est grande, car le fait d'administrer certaines hormones à des animaux présente pour les marchands de viande un double avantage : d'une part grâce à leur action anabolisante, c'est-à-dire entraînant la production d'une quantité plus importante de muscle (c'est le même effet que celui recherché par les athlètes qui se dopent aux hormones), d'autre part grâce à la rétention d'eau qu'elles provoquent, et qui permet donc de vendre de la flotte au prix de l'escalope. Que l'escalope en question ait ensuite tendance à fondre dans la poêle est une autre histoire, qui n'intéresse pas ceux dont la seule motivation est de faire le plus de fric possible.

En France, cette pratique a fait scandale et l'écroulement, il y a quelques années, du marché du veau a fait mettre cette pratique officiellement hors la loi. Aux États-Unis, elle n'émeut pas grand monde. C'est que les réactions divergent selon les cultures nationales. Ce sont les fromages pleins de moisissures et d'acariens dont la France est si fière qui paraissent impropres à la consommation aux États-Unis.

Reste le problème essentiel, celui de savoir si les hormones données aux animaux font courir des risques au consommateur. Il n'est pas très facile de se retrouver dans une discussion qui n'est souvent technique qu'en apparence, et où les divers protectionnismes se dissimulent derrière des arguments scientifiques. Les producteurs américains prétendent que les consommateurs des États-Unis ne s'en portent pas plus mal. Et les dirigeants agricoles européens ont envisagé à plusieurs reprises de laisser entrer le boeuf américain. Mais ce qui les inquiète, ce n'est pas seulement la concurrence du boeuf américain, c'est que les consommateurs qui regardent déjà avec suspicion la viande bovine, pourraient s'en détourner encore plus, pénalisant aussi, du même coup, les Européens.

Mais après tout, puisqu'on peut très bien élever du boeuf sans hormones et qu'il n'y a pas pénurie en la matière, quel intérêt y a-t-il, pour le consommateur, à recourir à cette solution ?

Une autre manière d'obtenir plus de viande pour les éleveurs consiste à recourir aux antibiotiques. On a remarqué que le fait de donner certains antibiotiques aux animaux d'élevage (vivant, surtout quand il s'agit d'élevage en batterie, dans des conditions de promiscuité et de stress qui favorisent la maladie) améliorait leur croissance. Alors on fait donc absorber à nos vaillants bovins, porcins, etc. des antibiotiques, sans qu'ils soient malades. Mais évidemment, en faisant cela, on prend le risque de sélectionner des germes résistants aux antibiotiques en question, y compris des germes pathogènes pour l'espèce humaine. Aucune loi n'interdit pourtant cette pratique dans les élevages, ni en Europe ni ailleurs, alors que des conditions d'élevage plus décentes, tenant compte du bien-être des animaux, permettraient de réduire le recours aux médicaments de toutes sortes.

La vache folle

Le problème de la maladie de la vache folle est lié lui aussi à la recherche du moyen d'obtenir plus de viande, ou plus de lait, au moindre coût, non pas d'ailleurs dans l'intérêt du consommateur, qui n'a pas vu le prix du beefsteack diminuer quand ces pratiques ont été introduites, mais dans celui de l'agroalimentaire.

Dans la nature, les bovins broutent de l'herbe et s'en portent très bien. Mais les bovins herbivores ne grossissaient pas assez vite, ne donnaient pas assez de lait, aux yeux de l'agroalimentaire. On a donc vendu aux éleveurs des farines carnées comme supplément alimentaire et, qui plus est, des farines fabriquées à partir non seulement des déchets d'abattoirs ou de boucherie, mais de cadavres d'animaux morts de maladie. Tout cela se faisait depuis déjà un certain temps, sans avoir posé de problèmes particuliers, quand les fabricants se sont aperçus qu'avec d'autres techniques de fabrication ils obtenaient des farines plus nutritives. Manque de chance, ces nouvelles techniques ne détruisaient pas aussi efficacement les prions, ces protéines anormales responsables de la dégénérescence cérébrale. C'est sans doute à partir de moutons morts de ce qu'on appelle la « tremblante », que les premières vaches malades ont été infectées. Et, comme de bien entendu, leurs cadavres ont servi à la fabrication de nouveaux lots de farines animales.

Jusque-là, les responsables pouvaient invoquer la fatalité, car à l'époque des premiers cas on ne savait pas grand chose sur les maladies à prions. Mais là où il y eut vraiment scandale, c'est qu'une fois le lien établi entre les farines animales et la maladie de la vache folle, les fabricants de farines ont continué allégrement à en fabriquer, et qu'il s'est écoulé plusieurs années entre l'apparition de la maladie en Grande-Bretagne en 1986, l'établissement du lien entre maladie et farines animales en 1988, et l'interdiction complète de l'utilisation de ces farines pour toutes les espèces il y a moins de six mois. C'est-à-dire que pendant douze ans, ces farines sont restées présentes sur le marché, interdites pour l'alimentation des bovins certes, mais présentes tout de même, avec tous les risques de fraude que cela comportait dans une société régie par le profit individuel.

Nous avons d'ailleurs encore eu, dans les faits divers récents, un exemple de commercialisation frauduleuse de ces produits.

La politique du gouvernement dans cette crise de la vache folle a été bien significative du rôle de l'État dans tout ce qui concerne l'agroalimentaire. Disons d'abord que s'il n'y avait pas l'État, s'il n'y avait que la libre entreprise et les lois du marché, la situation serait bien pire, parce qu'au nom du célèbre « les affaires sont les affaires », les capitalistes privés nous feraient vraiment manger n'importe quoi s'ils le pouvaient. L'État, lui, a en charge la gestion de la société capitaliste dans son ensemble, la défense des intérêts généraux de la bourgeoisie, au besoin contre les intérêts particuliers. Et il est bien obligé d'intervenir quand la santé publique est trop menacée. Mais il le fait avec le souci de gêner le moins possible les capitalistes privés, et en subissant en plus les pressions des différents lobbies qui sévissent dans le domaine de l'agroalimentaire, d'autant plus facilement que bonnes relations et corruption aidant, il trouve des porte-parole dans le personnel politique de la bourgeoisie. D'où ces demi-mesures, ces douze années avant de prendre la décision radicale qui s'imposait : l'interdiction complète des farines animales. D'où aussi le fait qu'au lieu d'arrêter leur fabrication, on les fabrique d'abord pour les détruire ensuite, afin de ne pas faire de peine aux capitalistes qui tiraient leur richesse de cette activité. D'où enfin le fait que l'État n'ait jamais cherché à faire payer les responsables.

La fièvre aphteuse

Mais il n'y a pas que dans le cas de la maladie de la vache folle que l'État a déterminé sa politique en fonction des intérêts économiques de l'agroalimentaire. L'épidémie de fièvre aphteuse, qui jusqu'à présent n'a fait que frôler la France, mais qui a fait des ravages en Grande-Bretagne, en est aussi un bon exemple.

C'est pour des raisons économiques, pour ne pas gêner les exportations, que la vaccination du bétail contre la fièvre aphteuse a été arrêtée en Europe. Et face au danger d'épidémie à grande échelle, l'État a préféré prendre des mesures d'élimination de tous les troupeaux suspects, plutôt que de reprendre cette vaccination. Cette fois-ci, pour le moment du moins, et au prix d'un énorme gâchis, cela s'est bien passé en ce sens que l'épidémie ne s'est pas étendue. Mais la maladie n'est évidemment pas éradiquée. Et les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous pouvons être certains que nous connaîtrons à l'avenir d'autres épidémies de cette maladie, peut-être aussi importantes que celle que connaît encore la Grande-Bretagne. Mais c'est l'agroalimentaire qui encaisse les bénéfices des exportations, et la collectivité qui paie le prix des épidémies !

Les OGM

Les consommateurs ont toutes les raisons d'être méfiants vis-à-vis de ce qu'on veut leur faire ingurgiter. Mais cette méfiance s'exprime parfois à travers des prises de position irrationnelles, liées au mythe du « tout ce qui est naturel est bon, tout ce qui ne l'est pas est dangereux », positions qui viennent brouiller les vrais problèmes. C'est particulièrement le cas en ce qui concerne la question des organismes génétiquement modifiés, les OGM. Tous les animaux et toutes les plantes ont leurs caractéristiques et leur identité déterminées par l'ensemble de leurs gènes dont beaucoup sont communs à tous les êtres vivants.

En dehors de quelques esprits particulièrement rétrogrades, la grande majorité des gens accepte très bien l'idée qu'on utilise le génie génétique pour soigner des maladies. La preuve en est le succès du Téléthon. Mais l'idée d'avoir dans son assiette des végétaux dont le patrimoine génétique a été modifié par l'homme est beaucoup moins populaire. Cela va de ceux qui voudraient à juste titre savoir ce qu'ils mangent, et réclament un étiquetage précis et complet des produits, à ceux qui sont opposés à toute recherche en ce domaine.

Pourtant, toutes les plantes que nous consommons sont des plantes modifiées par l'homme (par la sélection artificielle, les hybridations), qui n'ont plus que de lointains rapports avec celles dont elles sont issues. Et le fait de rendre des plantes, en modifiant leurs gènes, capables de pousser sous d'autres climats, ou de mieux résister aux insectes (et par là permettant d'utiliser moins de pesticides), serait incontestablement un progrès !

Mais le bien être de l'humanité n'est évidemment pas la principale motivation des sociétés qui s'efforcent de produire des organismes génétiquement modifiés. Il s'agit d'abord pour eux, c'est la règle du capitalisme, de faire du fric. Et s'ils ont travaillé à la mise au point de semences stériles, ce n'est pas seulement pour empêcher les OGM de se répandre dans la nature (ce qui serait après tout une stratégie envisageable), mais pour prendre une assurance de plus sur le fait que le marché se renouvellerait automatiquement chaque année dans le Tiers Monde, car dans les pays industrialisés au moins, il y a longtemps que les paysans ne sèment que des semences sélectionnées par des professionnels.

Mais toute innovation comporte des risques, et demanderait donc à être testée avant d'être largement utilisée. Ce serait cela la prudence. Mais c'est contraire à l'esprit des capitalistes, pour qui dès qu'il y a de l'argent à faire, il faut en profiter le plus vite possible.

Il n'est pas du tout sûr que toutes les vérifications aient été faites avant qu'on se mette à produire des millions de tonnes de maïs et de soja génétiquement modifiés. Et il y avait d'autant moins urgence, qu'il y a surproduction et des terres en jachère !

Seulement le marché a ses lois : il ne suffit pas d'avoir un produit à vendre pour faire des affaires, il faut des consommateurs pour l'acheter. Et les réticences des consommateurs devant les OGM sont pour le moment le frein le plus efficace à leur développement !

Le bio

La mode « bio » est une réaction à ces craintes concernant la sécurité alimentaire. La mode, car pour le moment le « bio » représente 1 % de la consommation, même si, selon un sondage, 27 % des « ménages » seraient acheteurs occasionnels. Il s'agit de consommer des produits sans engrais, autres que naturels, et sans pesticides. C'est plus sain ? Probablement, sous réserve bien entendu qu'il n'y ait pas d'arnaque. Mais le « bio » pose plusieurs problèmes. D'abord il est nettement plus cher que le « pas-bio ». Et, de ce fait il écarte la majorité des consommateurs des classes populaires. Ensuite, si on se mettait vraiment à cultiver toutes les terres sans engrais artificiels, ni produits phytosanitaires, il est probable qu'on retomberait vite à des rendements très bas. Alors si le « bio » est possible, c'est à condition que la majorité ne l'utilise pas. C'est la méthode de sauvetage « Titanic » : il n'y en aura pas pour tout le monde ! Or le problème c'est d'avoir une agriculture de qualité, pas seulement pour quelques privilégiés qui ont les moyens de se la payer, mais pour l'ensemble de la population.

Quant à ceux qui rêvent d'échapper grâce au « bio » à un monde où l'argent est roi, ils se trompent lourdement. Car pour les capitalistes, tout ce qui se vend est bon à vendre. Et le « bio » a déjà été récupéré par l'agroalimentaire. Il figure en bonne place dans les rayons de certaines grandes surfaces, comme Carrefour et Auchan. Et si le succès du « bio » se confirme auprès d'un certain public, il en sera de plus en plus ainsi.

Car en fait le problème essentiel auquel se trouve confrontée notre société n'est pas celui de la valeur de telle ou telle technique, c'est celui de l'organisation sociale elle-même, de savoir au service de qui est cette technique, au service de qui fonctionne l'économie.

La fermeture de certaines usines LU (parmi les multiples plans sociaux qui font la une de l'actualité) montre clairement que l'agroalimentaire, comme toutes autres les branches de l'économie, n'est pas au service des producteurs. Elle n'est pas non plus au service des consommateurs. Elle ne sert que les intérêts de ses actionnaires.

Et tout l'enjeu de notre époque, c'est au contraire de construire une société où l'économie visera la satisfaction des besoins de l'humanité entière.

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