L’immigration dans l’Europe en crise

Depuis 40 ans, les grandes puissances impérialistes ont imposé la suppression des barrières protectionnistes ou douanières pour assurer la « libre circulation » des marchandises et des capitaux. Dans le même temps, elles ont érigé de véritables murs autour de leurs frontières pour entraver la libre circulation des hommes et des femmes qui produisent ces marchandises. Qu'ils fuient les persécutions et les guerres ou la misère et le chômage engendrés les uns et les autres par la domination de l'impérialisme sur toute la planète, ils se heurtent à de multiples obstacles administratifs ou physiques.

La frontière fortifiée entre les États-Unis et le Mexique a tué ces quinze dernières années entre 5 et 10 000 migrants parce qu'ils prennent des risques toujours plus grands pour la franchir ou la contourner. L'Australie a décidé de renvoyer tous les boat people qui atteignent ses côtes vers l'État voisin de Papouasie-Nouvelle Guinée. Les milliers de migrants refoulés pourront y être retenus « indéfiniment » dans d'immenses centres de rétention rénovés aux frais de l'Australie.

Les naufrages récurrents au large de Lampedusa ou de Malte montrent que l'Europe est devenue une forteresse dont l'accès est mortel pour des milliers de migrants. Lampedusa, cette île italienne située plus près des côtes tunisiennes que de celles de la Sicile ; Malte à quelque 300 kilomètres des côtes libyennes ; Ceuta et Melilla, ces deux enclaves espagnoles incrustées au Maroc ; les îles espagnoles des Canaries au large du Sénégal et de la Mauritanie, ou encore le fleuve Evros ou la mer Egée entre la Turquie et la Grèce, sont en quelque sorte les postes avancés de la forteresse Europe. Depuis vingt ans, selon les données concordantes collectées par plusieurs associations humanitaires, près de 20 000 personnes sont mortes au pied de ces murailles. Non seulement par noyade, les plus nombreuses, mais aussi de soif, de faim ou de froid, étouffées ou asphyxiées dans les doubles parois d'un camion ou au fond d'un conteneur, écrasées en traversant la route ou en tombant d'un véhicule, assassinés au cours de leur périple. Et cette comptabilité macabre ne tient compte ni de tous ceux qui sont morts bien avant d'arriver aux diverses frontières de l'Europe, dans les déserts ou les montagnes des pays de transit, ni de tous ceux, encore plus nombreux, qui ont disparu sans laisser de trace.

Après chaque tragédie en Méditerranée, les dirigeants occidentaux y vont de leurs larmes de crocodile pour réclamer, comme José-Manuel Barroso, président de la Commission européenne : « une plus grande coopération entre les États membres », ou comme Ban Ki-Moon, le secrétaire général de l'ONU « des mesures pour traiter les causes profondes de ces naufrages ». Mais il faut une sacrée dose d'hypocrisie et de cynisme aux dirigeants européens pour pleurer les morts de Malte ou de Lampedusa. Les véritables responsables de ces tragédies, ce sont eux ! C'est le fruit de leur démagogie impitoyable pour limiter l'immigration légale et traquer tous ceux qui tentent leur chance en Europe. C'est le fruit du pillage de l'Afrique et de l'Asie par les grands groupes industriels et les banquiers occidentaux dont ils sont les serviteurs.

Chassés aux frontières de l'Europe, stigmatisés par les dirigeants politiques de tous bords, précarisés et fragilisés par des lois scélérates, exploités par un patronat qui ne pourrait pas se passer de leur force de travail, les travailleurs immigrés constituent une fraction importante du prolétariat européen. Derniers arrivés et souvent les plus précaires, ils sont en première ligne dans la guerre de classe de plus en plus féroce que mène la bourgeoisie contre l'ensemble des travailleurs.

Quelle est la situation des immigrés aujourd'hui en Europe ? Quels sont les effets de la crise sur la politique des gouvernements vis-à-vis de l'immigration ? Quels liens unissent tous les travailleurs, immigrés ou pas, et quelle perspective le mouvement ouvrier doit-il proposer aux uns et aux autres ? Ce sont ces questions qu'aborde l'exposé de ce soir.

1- L'Europe capitaliste en crise : fermée pour les migrants pauvres et dure avec tous les travailleurs

Depuis les années 1970, avec la plongée du capitalisme dans la crise et l'installation du chômage de masse, la politique officielle de tous les gouvernements européens est un contrôle strict de l'immigration. Ils pratiquent ce qu'ils appellent « l'immigration choisie », choisie par le patronat bien sûr en fonction des métiers pour lesquels il ne trouve pas suffisamment de main d'œuvre.

L'Allemagne, dont la population vieillit avec un faible taux de renouvellement des générations, est actuellement le pays d'Europe qui accueille le plus grand nombre de travailleurs étrangers. Un million d'entre eux s'y sont installés rien qu'en 2012 pour quelques mois ou définitivement. Mais tous ceux qui ne viennent pas de l'Union européenne doivent être spécialistes ou hautement qualifiés, c'est-à-dire médecins, personnels soignant, ou encore plombiers, mécaniciens ou électriciens.

En Grande-Bretagne, seules les professions qualifiées peuvent entrer sans contrat de travail préalable. Pour travailler légalement dans l'hôtellerie, la restauration ou l'agriculture, les non qualifiés doivent répondre à une offre précise d'emploi et doivent garantir qu'ils repartiront au bout d'un an ! Cela n'empêche pas des centaines de milliers d'autres migrants de se faire exploiter dans tous les secteurs de l'économie britannique qui ne pourraient absolument pas fonctionner sans eux. Mais comme ils sont entrés illégalement, le patronat leur impose des conditions particulièrement dures.

En France, après la période d'après guerre où les pouvoirs publics et le grand patronat avaient organisé à grande échelle une immigration de travail, celle-ci est officiellement suspendue depuis 1974. Selon des chiffres de l'Insee, un peu moins de 200 000 étrangers extra-européens sont autorisés chaque année à s'installer sur le territoire, un chiffre aussi stable qu'il est dérisoire rapporté aux 65 millions d'habitants du pays. Parmi eux, moins de 20 000 obtiennent une carte de séjour pour motif « économique», 80 000 obtenant une carte de séjour pour des raisons familiales, 50 000 pour poursuivre des études. À ce « flux migratoire » officiel - selon l'expression des démographes - il faut ajouter les travailleurs dépourvus de titre de séjour. Qu'ils soient devenus illégaux à l'expiration de leur visa, après un refus de leur demande d'asile ou à la suite du durcissement des lois, le nombre de travailleurs vivant illégalement en France se situe entre 300 et 400 000 selon le ministère de l'Intérieur.

Les porte-parole du Front national ont beau rabâcher le contraire, le nombre d'étrangers en France est stable depuis 20 ans avec une légère tendance à diminuer...

Malgré la limitation de l'immigration économique dans tous les pays et la fermeture de plus en plus étanches des frontières, 33 millions d'étrangers vivaient dans l'Union européenne en 2011 dont 20 millions venaient de pays extra européens. Ils étaient 7,1 millions en Allemagne, 5,7 millions en Espagne, 4,4 millions au Royaume-Uni et 3,8 millions en France soit un peu plus de 6 % de la population. C'est un des taux les plus bas parmi les grands pays de l'Union européenne. Ces millions de travailleurs étrangers sont parfois médecins ou ingénieurs. Mais ils sont bien plus souvent ouvriers, maçons, employés dans l'hôtellerie et la restauration, agents de nettoyage, auxiliaires de vie...

Surenchères xénophobes et lois scélérates

La politique migratoire restrictive en vigueur dans toute l'Europe n'empêche pas l'immigration. Les lois répressives ne sont pas non plus une exigence du patronat qui a toujours été réticent à trop entraver les déplacements de travailleurs. Pourtant, dans tous les pays, sous des gouvernements de droite comme de gauche, les lois relatives à l'accueil et au séjour des étrangers n'ont cessé de se durcir. C'est le résultat d'une course à la démagogie xénophobe des dirigeants politiques aiguillonnés par la montée de partis régionalistes, nationalistes, xénophobes ou anti-européens auxquels ils disputent leurs électeurs.

Comme les dirigeants au pouvoir ne peuvent rien faire contre la crise qui alimente le chômage et exacerbe la concurrence entre les travailleurs, comme ils ne veulent s'en prendre ni à ses causes ni à ses effets, ils utilisent jusqu'à la nausée la ficelle du prétendu « problème de l'immigration ». Ils désignent la fraction la plus fragile du prolétariat, les étrangers les plus pauvres, comme boucs-émissaires.

En France, depuis 40 ans, chaque ministre de l'Intérieur a laissé son nom à une loi anti-immigrés. Dès 1972, Raymond Marcellin ministre de Pompidou conditionnait l'attribution d'une carte de séjour à la signature d'un contrat de travail. Entre 1986 et 1988, Charles Pasqua ministre de Jacques Chirac s'était illustré avec ses « charters » pour expulser des immigrés sans papiers. La gauche au pouvoir poursuivit cette politique. Malgré quelques gestes, comme la régularisation de 110 000 sans papiers entre 1981 et 1983, puis de 90 000 sous le gouvernement Jospin à partir de 1997, le parti socialiste n'a abrogé aucune loi répressive. En juillet 1984, sous Mitterrand, une loi confirmait l'arrêt de l'immigration économique et insistait, déjà, sur la nécessaire « intégration » des immigrés et de leurs familles. Une obsession d'autant plus choquante qu'au même moment, la jeunesse des banlieues, immigrée ou pas, était plongée dans le chômage.

La gauche n'a pas hésité à présenter l'immigration comme un « problème ». Rappelons les propos de Rocard, Premier ministre de Mitterrand en 1988, repris jusqu'à la nausée par toute la classe politique, selon lesquels « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Il avait ajouté, nous dit-on : « mais chacun doit prendre sa part ». Comme si les immigrés étaient un fardeau alors que leur travail enrichit ce pays !

De son arrivée en 2002 à la tête du ministère de l'Intérieur, à sa dernière campagne présidentielle en 2012, Sarkozy avait fait de la lutte contre l'immigration et de la démagogie contre les étrangers, son fonds de commerce. Pendant ces dix années, pas moins de sept lois relatives à l'immigration ont été adoptées. Les propos outranciers de Sarkozy avaient choqué tous ceux qui, même au-delà des électeurs de gauche, ont des valeurs humanistes et progressistes.

Mais Hollande au pouvoir n'a changé aucune loi et il a mis en œuvre celles votées par la droite. Il a exclu avant même son élection toute régularisation collective, même minimale. Quant à son ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, il ne rate pas une occasion de se montrer aussi « ferme » avec les immigrants que ses concurrents de droite. Il alimente les préjugés xénophobes contre les Roms de Roumanie ou de Bulgarie, accusés « de ne pas vouloir s'intégrer en France » et qui auraient « vocation à retourner dans leur pays ». Comme si un être humain avait « vocation » à rester toute sa vie dans le même pays, surtout quand il y subit brimades et discriminations de toutes sortes !

Quant à la promesse, faite régulièrement depuis 30 ans par le parti socialiste dans l'opposition, de donner le droit de vote aux étrangers installés sur le territoire, Hollande s'est empressé de l'oublier à son tour.

Comme le montrent les chiffres de l'immigration année après année, toutes ces lois scélérates ne changent rien au nombre des immigrés qui vivent dans ce pays. Par contre elles rendent la vie quotidienne de tous les étrangers toujours plus difficile. Elles rallongent les procédures pour que des couples et des familles puissent vivre ensemble. Elles transforment le renouvellement de la carte de séjour en période d'angoisse, en parcours du combattant, multipliant l'attente devant les guichets de l'administration. Quant à obtenir une régularisation même après des années de séjour et de travail en France, c'est une mission de plus en plus impossible. Contrats de travail, fiches de paie, promesses d'embauche, certificats prouvant sa présence depuis des années, il faut fournir tellement de pièces qu'un travailleur étranger sans titre de séjour - mais pas sans humour - déclara un jour : « en fait j'ai tellement de papiers que je ne vois pas pourquoi on m'appelle sans-papier ».

Schengen ou l'Europe des polices

Contrairement à ce que rabâchent les souverainistes de tous poils, ce n'est pas « Bruxelles » qui impose la politique migratoire de chaque pays. En matière d'immigration comme dans tous les domaines, les conventions et les règlements européens sont le résultat d'accords, souvent unanimes, des gouvernements de chaque État membre.

Les dirigeants européens ont dû résoudre une des multiples contradictions de leur union bancale qui n'a pas fait disparaître les États : comment permettre la libre circulation des marchandises tout en préservant la politique migratoire qui reste l'apanage de chaque État national. Ce fut l'objet des accords signés pour la première fois en 1985 à Schengen, une petite ville du Luxembourg. L'espace « Schengen » fut progressivement étendu à 26 États, y compris non membres de l'Union comme la Suisse. En théorie, les contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen ont été abolis tandis que le contrôle à l'extérieur a été considérablement renforcé. Si l'on peut passer de France en Allemagne - et même en Suisse ! - sans rencontrer un seul képi, les douaniers ou les policiers aux frontières peuvent à tout moment nous interpeler à bord d'un train ou à un péage d'autoroute n'importe où sur le territoire. En fait, ils n'ont cessé de renforcer leur coopération dans le but de réglementer la circulation des hommes et de garder le contrôle de l'immigration.

La coopération des polices de toute l'Europe, voilà ce qu'est « l'espace de liberté, de sécurité et de justice » vanté par tous les traités européens. Et voilà pourquoi des dizaines de milliers de femmes et d'hommes meurent en Méditerranée...

La disparition des postes frontières à l'intérieur de Schengen est un progrès indiscutable pour les 400 millions de ressortissants européens. Le droit à se déplacer sans restriction et à venir s'installer dans le pays de son choix, droit qui existe pour tous les riches de la planète, devrait être un droit élémentaire pour tous. Alors tant mieux si quelques barrières à ces déplacements sont tombées. Cette liberté permet à des dizaines de milliers de jeunes, diplômés ou pas, d'aller trouver un emploi dans d'autres pays que celui dans lequel ils sont nés, même si la majorité d'entre eux a surtout la liberté... d'aller s'y faire exploiter.

Mais même cette liberté-là était déniée, jusqu'en décembre dernier, aux Roumains et aux Bulgares qui ne pouvaient postuler qu'à certains emplois dûment répertoriés. Si les grandes puissances européennes ont bien voulu faire entrer la Roumanie et la Bulgarie dans l'Union en 2007 pour permettre à leurs capitalistes d'y exporter plus facilement leur production ou d'y implanter certaines de leurs usines, elles ont pris soin d'entraver la « libre circulation » des travailleurs de ces pays jusqu'au 1er janvier 2014. Quant aux Croates, qui viennent de rejoindre l'Union, ils subiront les mêmes restrictions jusqu'en 2020.

Si l'intégration des pays de l'Est dans l'Union européenne a facilité les déplacements des Polonais, des Hongrois ou des Roumains vers l'Europe de l'Ouest, elle a renforcé la coupure entre la Roumanie et la Moldavie, entre la Pologne et l'Ukraine, pays dont les populations ont des liens multiples. Avec la création de l'espace Schengen, les frontières entre ces pays ont été refermées et renforcées.

Les dirigeants européens font mine de s'émouvoir du chantage de Poutine pour garder le contrôle de l'Ukraine. Ils dénoncent avec des mots très fermes la répression mortelle en cours contre les manifestants pro-européens à Kiev. Mais ils sont les premiers à entraver la libre circulation des Ukrainiens vers l'Europe.

Vingt cinq ans après la chute du « rideau de fer », celui-ci a été reconstruit plusieurs centaines de kilomètres plus à l'est et il est désormais surveillé par les policiers de... l'Ouest.

Quant aux travailleurs non européens, ils n'ont pas droit à la libre circulation. Ils doivent montrer patte blanche, sont refoulés, triés, expulsés. Même quand ils réussissent à rentrer, ils ne peuvent pas se déplacer librement d'un pays à l'autre, toujours à la merci d'un contrôle. Pour eux, l'Europe est devenue une forteresse dont l'accès est de plus en plus dangereux. Après chaque naufrage mortel, après chaque incendie dans un atelier clandestin, les dirigeants européens accusent les passeurs ou les réseaux mafieux qui exploitent la détresse des travailleurs clandestins. Mais les passeurs ne prospèrent que parce que ces dirigeants multiplient les barrières pour refouler les candidats à l'émigration tandis que le patronat exploite ces migrants clandestins dont il a besoin. Chaque durcissement de la loi implique plus de dangers, des exigences financières plus grandes de la part des passeurs, des sacrifices encore plus élevés pour les candidats à l'émigration. Mais rien n'arrêtera l'immigration parce que c'est la misère et les guerres qui poussent ainsi, chaque année, des milliers d'hommes et de femmes à tenter de pénétrer dans cette Europe développée où même la vie traquée d'un sans-papier est moins pire que celle qu'il laisse au pays.

Chassés par la misère ou les guerres engendrées par l'impérialisme

Qu'ils fuient pour des raisons politiques ou économiques, la plupart des migrants qui réussissent à gagner l'Europe ont derrière eux un long périple. S'ils acceptent de prendre autant de risques, c'est qu'ils n'ont pas le choix. Ils sont mus par les mêmes nécessités économiques, par la même détermination à faire vivre coûte que coûte leurs familles que les générations qui les ont précédés, ces quelques 60 millions d'émigrants qui ont quitté l'Irlande, la Suède ou l'Allemagne au 19ème siècle pour gagner l'Amérique, ou ceux qui ont quitté l'Italie, le Portugal, la Pologne ou le Maghreb pour gagner la France au 20ème siècle. Quand ils ne fuyaient pas les persécutions religieuses, les migrants qui ont bâti l'Amérique, ceux qui ont enrichi les capitalistes britanniques, puis français et allemands, en creusant leurs mines, en s'usant dans leurs hauts-fourneaux, étaient des paysans qui crevaient la faim sur des terres trop petites, des artisans ruinés par la concurrence de l'industrie.

Dans le contexte d'une économie capitaliste encore plus mondialisée mais tellement hypertrophiée par la finance qu'elle ne développe plus guère les forces productives et qu'elle fabrique plus de chômeurs que d'emplois, les migrants d'aujourd'hui sont finalement dans la même situation. En décidant d'émigrer, ils s'engagent comme leurs prédécesseurs dans un voyage dangereux et hasardeux, la différence étant qu'ils ne sont les bienvenus ni en Europe ni ailleurs.

Un survivant du naufrage de Lampedusa a raconté son histoire à un journaliste de L'Humanité. À 25 ans, il a fui le service militaire à vie en Erythrée. Passé au Soudan, il a travaillé pendant un an pour collecter les 1600 dollars nécessaires à son transfert en Libye avec cent autres migrants. En Libye il a dû payer de nouveau la même somme pour embarquer sur le maudit bateau. Un autre rescapé a quitté le Nigeria après avoir traversé le désert pour rejoindre la Libye où il a travaillé pendant plusieurs mois au service des passeurs.

D'autres migrants, par d'autres filières, sont partis du Cameroun, du Niger ou du Mali, pour rejoindre l'Algérie puis le Maroc à travers le désert avant d'embarquer pour les Canaries. D'autres encore, comme plusieurs centaines au cours d'une nuit de septembre dernier, ont forcé le passage à travers l'enclave de Melilla ou de Ceuta en prenant littéralement d'assaut la triple enceinte haute de six mètres et bardée de caméras et de barbelés. Pour fuir le chômage forcé et l'absence de tout avenir, les migrants sont prêts à prendre tous les risques.

Les bateaux-usines de l'Union européenne vident les ressources halieutiques des côtes mauritaniennes ou sénégalaises, ruinant les petits pêcheurs. L'agriculture européenne, largement subventionnée, exporte en Afrique sa viande mais aussi ses céréales, son lait - parfois ses tomates ! - ruinant les producteurs et les éleveurs africains. Les Bolloré, Bouygues, Total, Areva ou leurs concurrents européens s'enrichissent en contrôlant les moyens de transports, les installations portuaires, les réseaux de communication, en construisant toutes les infrastructures, en pillant les ressources minières. Les banques européennes pompent littéralement les richesses produites en Afrique par le mécanisme de la dette. Les divisions de toutes sortes nées à l'époque coloniale, aggravées par le pillage impérialiste alimentent les guerres et les massacres.

Mais quand une fraction du prolétariat d'Afrique, qui n'arrive plus à vivre décide de tenter sa chance en Europe, ce qui signifie venir s'y faire exploiter, elle se heurte à des murs et est traitée comme un délinquant.

Des réfugiés malvenus en Europe... quand ils sont pauvres

Ceux qui fuient la guerre ou des persécutions et demandent à ce titre l'asile en Europe ne sont pas mieux accueillis que les migrants économiques.

Parmi les quelques 50 millions de réfugiés recensés dans le monde fuyant des guerres ou des conflits dont les grandes puissances sont souvent directement responsables, moins de 1 % sont accueillis en Europe. L'immense majorité des réfugiés restent dans les pays pauvres voisins. C'est ainsi que le Pakistan accueille la majorité des Afghans chassés autant par les Talibans que par les bombes américaines. Au moment de l'intervention occidentale en Libye pour chasser Kadhafi, près d'un million de Libyens ont quitté ce pays. Moins de 20 000 d'entre eux ont trouvé refuge en Europe, la plupart illégalement faute d'avoir obtenu le statut de réfugié. La quasi-totalité des autres s'est réfugiée en Tunisie, en Egypte, en Algérie ou au Tchad.

Quant aux Syriens qui fuient la guerre civile, ils s'entassent dans des camps de fortune en Jordanie, en Turquie ou dans le petit Liban. La façon dont sont traités ces réfugiés cherchant l'asile en Europe est éloquente sur la politique des puissances européennes. Début octobre, des réfugiés syriens ont occupé une passerelle d'embarquement des ferries à Calais. Ils ont démarré une grève de la faim pour exiger leur passage au Royaume-Uni où vivent leurs proches. Les chefs d'État européens, Hollande en tête, répétaient qu'ils étaient prêts à intervenir militairement en Syrie sous prétexte que Bachar el Assad martyrise sa population. Mais ils refusent de laisser circuler quelques centaines de réfugiés. Comme le résumait avec colère l'un d'entre eux à qui l'on proposait de déposer une demande d'asile en France plutôt que de le laisser traverser la Manche : « Mais on vit dehors comme des chiens, on est pourchassé par la police, on voit qu'on n'est pas les bienvenus, alors comment songer à faire une demande d'asile ici ?».

Même les traducteurs afghans de l'armée française, qui craignent bien légitimement pour leur vie au moment où ces troupes d'occupation sont retirées d'Afghanistan, se voient refuser des cartes de séjour. Sur 200 demandes, seules 67 ont été satisfaites à l'automne 2013.

En 2012, 332 000 personnes avaient déposé une demande d'asile en Europe : cela représente moins de 0,1 % de la population européenne. On est très loin de « l'invasion » brandie avec horreur par les démagogues xénophobes. Et la plupart des demandeurs sont finalement déboutés, ce qui signifie pour eux une « reconduction à la frontière » euphémisme pour une « expulsion ». Parmi les pays les plus sollicités, la France est l'un des plus restrictifs. Alors qu'en 1973, 85 % des demandes d'asile étaient acceptées, depuis les années 1990 ce chiffre est tombé à moins de 15 %. En 2012, la France a accepté 8500 réfugiés... pour 65 millions d'habitants. C'est l'Allemagne qui accorde le plus facilement l'asile, avec 30 % d'acceptation, suivie de la Suède.

Depuis les accords dits de Dublin II, en 2003, les demandeurs peuvent être renvoyés vers le pays par lequel ils sont entrés en Europe. Les pays les plus riches de l'Europe peuvent ainsi renvoyer les migrants vers la Grèce ou l'Italie. Voilà la « solidarité européenne » dont se gargarisaient les dirigeants européens après le drame de Lampedusa !

Toutes ces procédures, destinées à mieux contrôler et à expulser les demandeurs d'asile soupçonnés d'être des immigrants économiques, rallongent les démarches administratives. En France les demandeurs d'asile n'ont plus le droit de travailler depuis 1991 - une loi adoptée quand la socialiste Edith Cresson était chef du gouvernement. Ceux qui ne sont pas pris en charge par un centre d'accueil, la grande majorité, sont donc condamnés à travailler clandestinement en attendant d'être fixés sur leur sort.

C'est d'ailleurs pourquoi les dirigeants politiques font de la surenchère verbale pour réduire ce délai. Coppé, dont le parti sort de dix années au pouvoir, prétend le ramener à 6 mois, tandis que Valls parle de 9 mois. Voilà un beau duo d'hypocrites qui se moquent bien du sort des réfugiés : les uns et les autres ne cessent de durcir les exigences pour obtenir ce fameux droit d'asile tout en supprimant du personnel dans les services de l'État, rallongeant mécaniquement les délais.

Interdits de travail, sans ressources, soumis à une administration bureaucratique, voilà l'asile offert aux réfugiés... quand ils sont pauvres. Par contre la France est très accueillante avec les dictateurs qu'ils soient déchus comme le haïtien Jean-Claude Duvalier ou en exercice comme le gabonais Omar Bongo qui disposait de nombreux biens immobiliers en France. Il paraît même que l'afflux de riches réfugiés du Proche-Orient qui fuient la guerre en Syrie ferait flamber les prix de l'immobilier de luxe à Paris...

La traque des sans-papiers sur le sol européen

Immigrants économiques clandestins ou déboutés du droit d'asile subissent la même traque dans toute l'Europe. À l'intérieur de ce prétendu « espace de liberté » le réseau Migreurop a recensé plus de 250 camps de rétention qui peuvent enfermer 35 000 migrants. Ces retenus n'ont commis aucun délit. Ils sont enfermés dans des conditions de détention et sous des statuts juridiques très variables et pour une durée qui peut aller jusqu'à 18 mois. En France, cette durée est passée de 12 jours en 1998, à 32 jours en 2004 puis 45 jours depuis la loi Besson de 2010. Cette même loi Besson a allongé à cinq jours le délai avant l'intervention d'un Juge des Libertés et de la Détention. Résultat, plus de la moitié des étrangers sont expulsés sans avoir jamais rencontré un juge. L'actuelle ministre de la Justice, Christiane Taubira, ne semble pas s'en émouvoir puisqu'elle n'a pas modifié la loi !

Plus de 30 000 étrangers sont expulsés chaque année du territoire français. Sarkozy avait fixé un objectif chiffré, argument sinistre pour flatter l'électorat réactionnaire. Eh bien son successeur se vante d'avoir maintenu, et même amplifié, le nombre de reconduites à la frontière !

L'arrestation par la police de Valls de la jeune collégienne Rom Leonarda Dibrani en octobre dernier, parce qu'elle a entraîné la mobilisation de milliers de lycéens, parce que sa brutalité a provoqué des remous jusqu'à l'intérieur du Parti socialiste, a pour une fois braqué les projecteurs sur le sort de ces dizaines de milliers d'étrangers expulsés.

Mais derrière chaque expulsion, combien de familles, combien de jeunes renvoyés dans un pays qu'ils ne connaissent pas ou dans lequel ils sont indésirables ? Combien de travailleurs brutalement renvoyés dans le pays qu'ils ont quitté faute d'avenir et qui n'auront d'autres choix que de tenter un nouveau passage de plus en plus difficile et dangereux ? Le seul délit de tous ces hommes et ces femmes est de vouloir vivre !

Il y a des centres de rétention à toutes les portes d'entrée de l'Europe, au sein des grands aéroports, à proximité des ports ou des grandes gares. Certains, en Allemagne ou en Suisse, sont de véritables prisons dans lesquelles les migrants doivent parfois cohabiter avec les détenus de droit commun. Les centres d'enfermement les moins inhumains sont entourés de barbelés et de caméras de surveillance tandis que les pires sont remplis de vermine, saturés et privés de services médicaux comme le rapportent les associations humanitaires ou les migrants qui s'en échappent.

La diffusion d'une vidéo tournée dans le camp de Lampedusa, où des migrants étaient douchés nus avec un produit contre la gale, a rendu publiques les conditions dans lesquelles sont enfermés ces réfugiés. Dans le camp de Corinthe en Grèce, 1200 migrants retenus depuis l'été 2012 se sont révoltés en août dernier quand leur détention a été portée de douze à dix-huit mois. Ils s'entassent dans des dortoirs où doivent cohabiter entre 70 et 80 personnes. Ils ont droit à deux promenades, le matin et le soir et disposent de deux douches par pavillon, ouvertes une heure et demie par jour. Porte d'entrée de l'Europe, la Grèce fait face à une forte demande d'asile politique... qu'elle ne traite pas pour décourager les demandeurs. Ils croupissent alors dans ces camps sordides ou sont surexploités sur des exploitations maraîchères quand ils ne doivent pas, en plus, faire face aux pogroms de plus en plus violents de l'extrême droite.

Au bout du compte, la moitié des retenus de l'espace Schengen finissent par être libérés faute de documents prouvant leur nationalité ou parce que leur détention est finalement jugée illégale. Ces camps, dont l'existence même révèle la barbarie de cette Europe capitaliste sont avant tout destinés à signifier aux migrants qu'ils ne sont pas bienvenus en Europe et qu'ils seront traités comme des délinquants. Ils sont là aussi pour montrer à la fraction la plus réactionnaire de l'opinion publique, que les gouvernements luttent sans relâche contre l'immigration clandestine.

Des frontières européennes délocalisées, une surveillance sous-traitée

Quand, après le naufrage au large de Lampedusa en octobre dernier, les dirigeants européens promettaient «une plus grande coopération entre les États membres» c'était une coopération pour mettre en œuvre la traque commune. Depuis sa création en 2004, l'agence européenne chargée de coordonner les contrôles frontaliers - l'agence dite Frontex - a vu son budget multiplié par quinze. Elle a développé des partenariats avec les industriels de la surveillance pour financer le développement et l'achat de nouveau matériel : hélicoptères, radars, drones et autres caméras thermiques. Ce marché de la surveillance et de l'espionnage civil est aussi juteux qu'en pleine expansion. À l'échelle de la planète, il y aurait quelques 18 000 kilomètres de frontières fortifiées, remparts anti-immigration des pays plus ou moins riches face à d'autres plus misérables. La surveillance de ces frontières est souvent confiée à des sociétés privées. Les mêmes ou d'autres, gèrent les cantines ou le nettoyage des centres de rétention. À défaut d'empêcher l'immigration, la traque de plus en plus sophistiquée des clandestins a un rôle incontestable : celui d'enrichir les capitalistes du secteur.

L'autre volet de la politique européenne a été d'imposer aux pays de transit qu'ils deviennent les mercenaires de l'Europe en traquant eux-mêmes les migrants. Tous les accords de coopération économique conclus avec les pays du sud de la Méditerranée ou de l'Europe de l'Est contiennent une «clause migratoire ». Ces pays sont contraints de signer des accords de réadmission qui les obligent à reprendre non seulement leurs ressortissants en situation irrégulière mais aussi tous les sans-papiers ayant transité sur leur sol. Les frontières de l'Europe sont ainsi délocalisées à Bamako, Istanbul ou Tripoli. Pour les mêmes raisons, des camps de rétention ont été installés en Turquie, en Libye, en Tunisie ou encore en Mauritanie.

En 2006, pour enrayer le flot des pirogues de fortune voguant en direction des îles Canaries depuis la Mauritanie ou le Sénégal, le premier ministre espagnol, le socialiste José Luis Zapatero, a lancé le « Plan Afrika ». L'armée espagnole a ouvert un camp de rétention à Nouadhibou en Mauritanie. Zapatero a négocié avec le président sénégalais Abdoulaye Wade pour qu'il retienne les candidats au départ et réadmette tous les clandestins. Wade a marchandé puis moyennant une aide de vingt millions d'euros pour l'agriculture sénégalaise, une somme dérisoire pour l'État espagnol, un accord fut conclu. Du coup tous les Africains arrivant aux Canaries étaient automatiquement enregistrés comme « sénégalais », même s'ils exhibaient des papiers maliens, ivoiriens ou autres. Il fallait en effet alimenter le véritable pont aérien qui ramenait des milliers d'immigrants chaque nuit vers le Sénégal en vertu de cet accord.

L'Italie de Berlusconi négocia le même genre d'arrangement avec la Libye de feu Kadhafi au début des années 2000. Au cours de sordides marchandages, Kadhafi fit monter les enchères. À partir de 2004, des patrouilles navales et aériennes mixtes italo-libyennes furent montées. L'Italie finança la construction d'un grand nombre de centres de rétention en Libye pour interner les migrants venus d'Afrique centrale. Ces camps sont encore plus infâmes que les pires camps installés en Europe. Ni l'Italie ni l'Europe n'étaient alors gênées de coopérer avec le dictateur Kadhafi qui faisait subir des mauvais traitements aux migrants interceptés. Avant même la chute de Kadhafi, le Conseil national de transition libyen qui postulait au pouvoir assurait à ses protecteurs européens qu'il combattrait l'immigration illégale s'il arrivait au pouvoir. Dès avril 2012, le nouveau gouvernement libyen signait un accord migratoire « copie conforme » du précédent.

Du 20ème au 21ème siècle, le capitalisme décadent bégaie

L'ignominie et le cynisme des dirigeants européens vis-à-vis des populations d'Afrique ou du Moyen-Orient que leur domination économique passée ou présente ou leurs interventions militaires acculent à l'émigration sont sans limite. Leurs marchandages avec les régimes en place au sud ou à l'est de l'Europe, ce qu'ils appellent pudiquement « accords de réadmission », s'apparentent à de la traite humaine. Le sort réservé aux migrants débarqués en Europe, traqués et parqués dans des camps d'enfermement pour le seul crime de ne pas disposer de papiers officiels est révoltant.

En 1940, dans le manifeste d'alarme de la 4ème internationale, Trotsky constatait : « Le monde du capitalisme décadent est surpeuplé. La question de l'admission d'une centaine de réfugiés supplémentaire devient un problème majeur pour une puissance mondiale comme les États-Unis. À l'ère de l'aviation, du télégraphe, du téléphone, de la radio et de la télévision, les voyages d'un pays à un autre sont paralysés par les passeports et les visas. (...) Au milieu des vastes étendues de terres et des merveilles de la technique qui a conquis pour l'homme le ciel comme la terre, la bourgeoisie s'est arrangée pour faire de notre planète une abominable prison. » Il parlait alors des milliers de réfugiés européens fuyant le nazisme et la guerre, notamment les Juifs et les antifascistes, à qui le gouvernement américain refusait un visa. Le manifeste ajoutait un peu plus loin : « Comme c'est toujours le cas, c'est le plus faible qui souffre le plus. (...) Le patriotisme bourgeois se manifeste avant tout par la brutalité avec laquelle il traite les étrangers sans défense. Avant qu'aient été construits les camps de concentration pour prisonniers de guerre, toutes les démocraties avaient construit des camps de concentration pour les exilés révolutionnaires »

Le capitalisme décadent de ce début du 21ème siècle, lui, a construit des camps de rétention pour les plus faibles parmi les travailleurs, les étrangers sans-papiers, qui fuient les ravages de l'impérialisme. Mais s'il peut traiter de cette façon barbare les travailleurs immigrés sans-papiers, c'est parce que la crise économique a renforcé l'exploitation de tous les travailleurs, immigrés ou non. C'est parce que l'existence permanente d'une immense « armée industrielle de réserve », pour reprendre les termes de Marx, les 30 millions de chômeurs officiellement recensés dans les pays de l'Union européenne, exacerbe la concurrence entre les travailleurs pour vendre leur force de travail.

2- Aujourd'hui comme hier, les prolétaires sont tous des migrants

Les travailleurs immigrés ne font pas seulement partie intégrante du prolétariat. C'est le prolétariat dans son ensemble, dans toutes les métropoles industrielles du monde, qui s'est formé par l'immigration. Par vagues successives, au gré des cycles économiques, au gré des relations de subordinations établies entre les différents pays du monde, le capitalisme a fait surgir du néant des villes entières autour des usines. Par l'aiguillon de la faim, il a contraint des générations de prolétaires, venus des campagnes voisines ou de pays parfois très lointains, à trimer dans ces nouveaux centres de productions.

Ce processus intimement lié au développement de l'économie capitaliste était déjà décrit dans le Manifeste communiste en 1848 :

« Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. ».

C'est ce mouvement général, irréversible, qui fit écrire à Marx et Engels dans le même Manifeste : « les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas ».

Au fil des cycles économiques, l'Europe a toujours été une terre d'immigration

Dès les débuts de la révolution industrielle, le prolétariat se constitua grâce aux apports successifs de l'immigration. Des Irlandais vinrent par milliers s'embaucher dans les bagnes industriels de Manchester, Londres ou Liverpool. Avant 1850, des Belges et des Allemands émigrèrent vers les filatures et les premières mines du Nord et dans la région parisienne. Entre les années 1870 et 1914, des centaines de milliers d'Italiens s'installèrent en France, en Autriche, en Allemagne pour faire tourner les hauts-fourneaux, creuser les mines, construire les voies de chemin de fer, décharger les bateaux. Puis ce fut le tour des Polonais d'émigrer massivement vers les centres industriels allemands ou français. D'autres venaient d'Espagne ou du Portugal. Sans parler de tous ceux qui s'embarquèrent vers les Amériques, quelque 50 millions d'européens entre 1840 et 1940.

Les crises agricoles, les crises économiques ou la concurrence de la grande industrie provoquaient la ruine des petits producteurs, paysans, artisans et les transformaient en migrants. Quand ce mécanisme inexorable n'était pas suffisant pour lui fournir sa ration de nouveaux prolétaires à exploiter, le patronat les fit venir d'un peu plus loin, de gré ou de force.

Avec la Première Guerre mondiale le recrutement de main d'œuvre étrangère fut pris en charge par l'État. Sous prétexte de faire tourner les usines d'armement ou de remplacer les paysans dans les fermes, l'État organisa la répartition de centaines de milliers d'immigrants espagnols et portugais. Il fit venir massivement des travailleurs coloniaux, d'Algérie, d'Indochine et même de Chine. Au passage, pour mieux contrôler la circulation de ces travailleurs et les empêcher de quitter les usines où ils étaient affectés, le ministre « socialiste » Albert Thomas, leur imposa de porter en permanence une carte d'identité.

En France, après la saignée de la guerre, les besoins en main d'œuvre augmentèrent encore et spécialement dans les emplois les plus durs, la sidérurgie, les mines et l'agriculture alors très peu mécanisée. En collaboration avec l'État, les organisations patronales organisèrent une véritable traite de la force de travail avec trains spéciaux et centres de tri. Des agents de recrutement partirent en Italie, en Espagne et surtout en Pologne. Au cours des années 1920, deux millions d'ouvriers étrangers supplémentaires vinrent travailler en France dont 500 000 venaient de Pologne. Quant éclata la crise des années 1930, ces travailleurs étrangers furent les premiers licenciés et beaucoup furent expulsés brutalement.

Après la 2ème guerre mondiale, toute l'Europe vit affluer des immigrants y compris la Suède, les Pays-Bas ou la Belgique qui furent longtemps des terres d'émigration. Les nouveaux migrants venaient d'Espagne, d'Italie, de Yougoslavie et massivement du Portugal à partir de 1961. Comme cette immigration interne à l'Europe ne suffisait pas pour satisfaire les immenses besoins de main d'œuvre des usines ou des chantiers de constructions, le patronat organisa ses propres filières de recrutement. Durant ces années, les gouvernements ne traquaient pas l'immigration « clandestine ». Ceux qui passaient les frontières, en prenant parfois des risques depuis le Portugal de Salazar ou l'Espagne de Franco, étaient rapidement régularisés. L'Allemagne signa un accord avec la Turquie et fit venir un million de travailleurs turcs au cours des années 1960. Les patrons français de l'automobile ou ceux des houillères envoyèrent des rabatteurs pour recruter directement dans les villages d'Afrique du Nord. Ils n'étaient pas regardants, sauf à écarter ceux qui leurs semblaient trop instruits et qui risquaient de contester trop vite leurs conditions de travail ou de logement.

Car ces millions de nouveaux migrants, non qualifiés, soutiens de leurs familles restées au pays, autant dire acculés, occupèrent les postes les plus durs et les moins payés de l'industrie. Ils furent logés dans des conditions pires encore que celles, pourtant peu reluisantes, imposées aux travailleurs nationaux. Des dizaines de milliers de Portugais et d'Algériens vécurent dans des bidon-villes à la périphérie des grandes agglomérations françaises, comme à Nanterre ou à Champigny.

Ces travailleurs immigrés contribuèrent à reconstruire l'Europe. C'était leur sueur, parfois leur sang, qui firent la fortune des Bouygues, des Peugeot, des Thyssen et de tous les bourgeois, plus ou moins grands, qui vivent de la plus-value tirée des ouvriers. Après une vie de travail, certains sont rentrés au pays. La majorité s'est installée en Europe. L'apport de l'immigration ce sont aussi les descendants de tous les immigrants du passé, nés et grandis en Europe, qui justifient le slogan : « 1ère, 2ème, 3ème génération, nous sommes tous des enfants d'immigrés !» et qui souligne l'absurdité de la notion « d'identité nationale ».

Malgré la crise, malgré le chômage de masse, malgré les politiques répressives et les entraves à l'immigration, depuis 40 ans, les patrons de toute l'Europe n'ont cessé d'exploiter de nouveaux travailleurs immigrés. Combien de grands chantiers de construction où plus des trois quarts des ouvriers sont étrangers ? Combien de grandes usines de production, en particulier dans l'automobile avec 10, 20 ou 30 nationalités différentes ? Qu'ils soient arrivés il y a 30 ans ou 6 mois, qu'ils soient européens, africains ou asiatiques, qu'ils soient légaux ou clandestins, ils font tous partie intégrante du prolétariat européen.

La division et la concurrence entre les travailleurs, une arme du patronat

Au fil des époques, cet afflux d'immigrés ne s'est pas toujours fait sans heurts. Il y eu à plusieurs reprises des émeutes xénophobes contre les Irlandais en Grande-Bretagne ou contre les Italiens dans le sud de la France. Non pas que le racisme ou la xénophobie soient naturels au sein du prolétariat. Ce sont les idéologues de la bourgeoisie, des gens souvent très cultivés, qui ont distillé ces poisons pour justifier leurs politiques. C'est le patronat qui n'a cessé d'utiliser l'arme de la division. À chaque fois que des travailleurs avaient réussi à s'organiser pour arracher de meilleurs salaires ou des journées de travail moins longues, à chaque crise économique, il cherchait à embaucher d'autres travailleurs suffisamment acculés pour accepter des salaires plus bas et des conditions de travail plus dégradées. Il opposait les nouveaux arrivés, souvent étrangers, aux travailleurs plus anciens.

Cette mise en concurrence entre les travailleurs, étrangers contre nationaux, qualifiés contre manœuvres, hommes contre femmes ou enfants, est aussi vieille que le capitalisme. Comme l'écrivait Engels en 1845 dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre : « les travailleurs se font concurrence tout comme les bourgeois se font concurrence » et « la domination de la bourgeoisie n'est fondée que sur la concurrence des ouvriers entre eux, c'est-à-dire sur la division à l'infini du prolétariat, sur la possibilité d'opposer entre elles les diverses catégories d'ouvriers ». Confrontés à la concurrence des travailleurs du continent et à l'emploi de travailleurs étrangers pour briser les grèves, les dirigeants des trade-unions britanniques s'adressaient en 1864 à une délégation d'ouvriers socialistes français en ces termes : « Aussi longtemps qu'il y aura des patrons et des ouvriers, qu'il y aura concurrence entre les patrons et des disputes sur les salaires, l'union des travailleurs entre eux sera leur seul moyen de salut... ». Pour réaliser cette union, ils fondèrent ensemble l'Association Internationale des Travailleurs. L'un des rôles de cette 1ère Internationale fut de soutenir les multiples grèves qui éclataient en Europe. Ces luttes permettaient aux travailleurs de prendre conscience des intérêts communs de leur classe et de combattre les divisions nationales, professionnelles ou religieuses.

Mais tant que la domination capitaliste perdure, les victoires ne peuvent pas être durables. Dans toute l'histoire du mouvement ouvrier, quand les travailleurs ont réussi à s'unir pour imposer des améliorations de leurs conditions de travail, les patrons ont toujours cherché des moyens pour les remettre en cause. Et leurs contre-offensives sont particulièrement aiguës dans les périodes de crise économique où le rapport de force est défavorable aux travailleurs. Les divisions et la concurrence sont alors exacerbées.

Lors de la grande crise économique des années 30, les travailleurs étrangers servirent de boucs-émissaires dans toute l'Europe et pas seulement dans les pays où des partis fascistes avaient accédé au pouvoir.

Voici comment le préfet du Pas-de-Calais parlait des mineurs polonais en 1929 : « Ils vivent en groupe, n'ont que peu ou pas de rapports avec nos ressortissants, encouragés en cela par leurs ministres du culte (...) Quelle est l'aptitude de l'immigrant polonais à s'assimiler ? La réponse est nette : aucune ! » Comme quoi les Valls, Guéant ou Sarkozy ne font que qu'imiter leurs prédécesseurs quand ils répètent aujourd'hui les mêmes insanités à propos de l'intégration des Roms.

Pour le patronat, les travailleurs étrangers furent des variables d'ajustement. Une loi votée en août 1932 fixa des quotas « par industrie, par commerce ou par catégorie professionnelle ». Elle permit de refuser le séjour d'un étranger sur des critères arbitraires et de l'expulser sans possibilités de recours. Une amende pour avoir par exemple « circulé à vélo sans lumière » pouvait servir de prétexte à une expulsion. En France, au cours des deux années 1931 et 1932, plus de 400 000 travailleurs étrangers furent renvoyés dans leurs pays d'origine dont 150 000 Polonais, mineurs dans le Nord, embarqués dans des trains spéciaux.

Le gouvernement du Front populaire s'est contenté de ralentir un peu les expulsions sans changer les lois scélérates prises par la droite... En 1938, le radical Daladier, avec le soutien de la majorité des députés élus grâce au Front Populaire, signait un décret-loi qui stigmatisait «les individus moralement douteux, indignes de notre hospitalité ». Il renforça le contrôle et la répression contre les étrangers qu'ils soient en situation régulière ou non. Il permit la déchéance de la nationalité française obtenue par naturalisation - ce qui visait les militants syndicaux ou politiques - avant d'ouvrir les premiers camps pour y interner ces étrangers indésirables, « la lie de la terre » comme le décrira Arthur Koestler. C'était déjà les camps et c'était avant l'installation du régime de Vichy !

Les travailleurs immigrés, premières victimes du chômage

Il n'est donc pas surprenant qu'avec la crise économique qui s'aggrave par paliers successifs depuis 40 ans, la démagogie contre les immigrés ne soit de nouveau utilisée, non seulement par la droite et l'extrême droite, mais aussi par la gauche quand elle est au pouvoir.

Mais si rabâcher l'idée qu'il y a un lien entre l'immigration et le chômage finit par la faire rentrer dans les têtes, cela ne la rend pas moins stupide. On ne voit pas en quoi les travailleurs immigrés peuvent être responsables des plans de licenciements annoncés presque tous les jours. Depuis les années 1970, le chômage ne cesse d'augmenter par paliers successifs tandis que le nombre de travailleurs immigrés ne varie pas. Et parce qu'ils ont des emplois moins qualifiés, plus précaires, le taux de chômage moyen des immigrés est deux fois plus élevé que celui des nationaux. Ils sont les premières victimes des suppressions d'emplois.

Une autre stupidité véhiculée par l'extrême droite, c'est l'idée qu'en période de chômage, il faudrait réserver les emplois aux seuls nationaux. C'est ce que le Front national intitule dans son programme « la priorité nationale » en précisant : « Les entreprises se verront inciter à prioriser l'emploi, à compétences égales, des personnes ayant la nationalité française ». «Une loi contraindra Pôle Emploi à proposer, toujours à compétences égales, les emplois disponibles aux demandeurs d'emploi français. ».

Une telle mesure qui condamnerait à la misère tous ceux qui n'ont pas la bonne carte d'identité est inique. Et elle représente un danger pour tous. Réserver le travail aux seuls Français reviendra rapidement à imposer n'importe quel emploi avec n'importe quel salaire à n'importe quel travailleur. L'extrême droite commence par réserver le travail aux seuls nationaux. Elle poursuivra en obligeant les chômeurs, accusés de « profiter du système» à accepter un travail bien moins payé et bien moins qualifié que celui qu'ils ont perdu. C'est déjà l'un des objectifs explicites des lois Hartz mises en place en Allemagne par le social-démocrate Schröder. Ce dispositif fait que plusieurs dizaines de milliers de travailleurs licenciés de leur emploi ont été réembauchés dans la même entreprise, sur le même poste mais en intérim et avec un salaire amputé de 4, 5 ou 600 €. Viendront ensuite les lois puis les matraques, contre les travailleurs qui feront grève contre telle ou telle dégradation de leurs conditions de travail exigée par leur patron sous le prétexte de la crise. Déjà le FN annonce la couleur quand il écrit dans son programme : « les manifestations de clandestins ou de soutien aux clandestins seront interdites » !

Nous n'en sommes certes pas encore là aujourd'hui. Bien sûr, la crise pèse de tout son poids sur le niveau des salaires et contraint déjà des travailleurs à accepter des conditions de travail souvent pires que les précédentes. Bien sûr, les lois comme la très mal nommée « sécurisation de l'emploi », l'ANI, adoptée en France en avril 2013 sous l'égide du gouvernement Hollande-Ayrault ou les lois Hartz en Allemagne, aggravent la flexibilité et la précarité de tous. Mais comme par le passé, pour occuper les emplois les plus durs avec les salaires les plus bas, le patronat a besoin d'exploiter des travailleurs immigrés.

C'est ce qu'exprimait crûment André Daguin, président de l'Union des Métiers et des Industrie de l'Hôtellerie en 2007. Sortant d'une rencontre au ministère de l'Intérieur sur « l'organisation de l'immigration pour motif professionnel », il déclarait : « il nous manque 50 000 mecs. Certes on pourrait taper dans le tas des chômeurs, mais les mecs ne veulent pas se mettre dans la tête qu'on mène une vie à l'envers dans ses métiers.... On travaille quand les autres se reposent. La moitié des mecs peuvent pas le supporter» .

Eh oui, ils le disent eux-mêmes : si les patrons de l'hôtellerie et la restauration, comme ceux du BTP ont du mal à trouver du personnel, comme ils le répètent en boucle, c'est parce que les conditions de travail y sont exécrables. C'est pourquoi ils embauchent des immigrés. Entre 20 et 30 % des ouvriers du bâtiment ou de la confection, des employés des hôtels ou de la restauration, du gardiennage ou de la sécurité... sont des immigrés. Et s'ils n'en trouvent assez sur le marché légal du travail, les patrons embauchent des sans-papiers.

Avec ou sans papiers, la force des travailleurs, c'est la grève !

Ce même Daguin fut confronté en 2008 et 2009 à la grève des travailleurs sans-papiers de la région parisienne qui proclamaient : « On bosse ici, on vit ici, on reste ici ». Ils occupèrent pendant des semaines leurs lieux de travail pour obtenir une carte de séjour. Daguin s'est senti obligé de déclarer sur RTL : « Humainement, il faut que les gens qui travaillent chez nous, qui sont déclarés par leur patron, qui paient leurs impôts, à qui la Sécurité sociale a prix des sous, des cotisations, ceux-là il faut les régulariser». Parce que la grève touchait ces patrons au portefeuille, ils se découvraient soudain une parcelle d'humanité...

Cette grève contagieuse, dont l'évolution fut suivie aussi bien dans les foyers d'immigrants parisiens que dans certains villages du Mali, a fait sortir de l'ombre quelques 5000 travailleurs embauchés depuis des années par des patrons parfaitement au courant de leur situation administrative. Elle a rendu public qu'on peut payer des impôts, cotiser pour la Sécurité sociale et être clandestins. Les patrons utilisent justement cette illégalité pour imposer des heures supplémentaires non payées et des salaires minimaux. Pour ne prendre qu'un seul exemple, un des animateurs de la grève était arrivé à Marseille en 2005 depuis la Mauritanie, caché dans un bateau commercial. Débouté du droit d'asile, il a travaillé en intérim pour Adia avec de faux papiers. L'agence d'intérim était parfaitement au courant que sa carte était fausse. Elle s'en servait dès qu'il revendiquait. Entre deux missions, il suivait des formations, mais n'a jamais été augmenté. En 2007, arrêté par la police, il a passé 30 jours en rétention à la suite de quoi l'agence d'intérim a rompu son contrat. C'est ce qui le décida à se mettre en grève.

Les employeurs des travailleurs sans papiers sont parfois des petits margoulins prestataires de service pour des plus gros, dans le nettoyage ou la sécurité. Mais ce sont aussi des grandes sociétés comme KFC ou Buffalo Grill dont 15 % des employés étaient sans papiers avant la grève. Ou les grands du BTP, Vinci, Bouygues, Eiffage qui pratiquent la sous-traitance en cascade sur tous leurs chantiers ce qui leur permet d'embaucher des sans-papiers tout en se lavant les mains des conséquences. Ce sont eux qui trichent avec la loi mais ce sont les travailleurs qui sont sanctionnés. Quand 30 000 travailleurs sont expulsés chaque année faute de titre de séjour en règle, moins de 1500 employeurs sont mis en cause pour « infractions constatées d'emploi d'étrangers sans titre de séjour ». Quand ils sont condamnés, ce qui est rare, ils paient parfois une amende... mais eux ne sont jamais expulsés !

La grève des travailleurs sans-papiers de la région parisienne - organisée par des militants de la CGT- a permis à plusieurs centaines d'entre eux d'arracher une carte de séjour. En se défendant collectivement, sur leur lieu de travail, en faisant pression sur les employeurs, les grévistes ont montré qu'ils étaient des travailleurs avant d'être des « sans-papiers ». Les grévistes ont appris à s'organiser eux-mêmes, à contrôler leur grève, en éditant par exemple des cartes de grévistes. Ils ont montré que le combat pour leur régularisation était un combat qui concernait l'ensemble des travailleurs. Supprimer aux patrons du BTP, du nettoyage ou de l'intérim ce moyen de chantage pour aggraver l'exploitation, c'est réduire un peu « la concurrence des ouvriers entre eux » et la « division infinie du prolétariat » dont parlait Engels. Finalement, c'est améliorer le rapport de force en faveur de l'ensemble des travailleurs.

Esclavage moderne en Europe

Les travailleurs qui ont fait grève pour leur carte de séjour à Paris font partie de la fraction la plus exploitée de ce pays. Mais l'ingéniosité et la rapacité de la classe capitaliste étant sans limite, elle trouve toujours le moyen d'aggraver cette exploitation. Et l'on trouve parfois en Europe des conditions de travail qui sont la règle en Chine ou à Haïti.

Le drame survenu le 1er décembre dernier à Prato, près de Florence, au cours duquel sept ouvriers chinois sont morts dans l'entrepôt qui leur servait d'atelier, de dortoirs et de cantine montre que les bagnes du textile ne sont pas l'apanage du Bengladesh. Dans cette ville de Toscane, capitale italienne de la confection, plus de 20 000 ouvriers chinois venus de la région de Wenzhou triment douze à quatorze heures par jour pour fabriquer des vêtements pas chers étiquetés « Made in Italy ». Ils gagnent moins de 800 € par mois et doivent rembourser le réseau qui les a fait venir en Italie. Il existe des ateliers clandestins dans bien d'autres villes d'Europe, à commencer par Paris. Si des patrons chinois exploitent ces travailleurs, ce sont les grandes marques européennes qui les font travailler en sous-traitance. Dans sa course permanente à la baisse des coûts, la bourgeoisie européenne a délocalisé une partie de sa production dans des pays où le prolétariat est obligé d'accepter des salaires plus faibles. Mais d'autres patrons trouvent finalement plus simple de faire venir en Europe des prolétaires asiatiques ou africains pour les exploiter dans les mêmes conditions qu'en Chine. Ces prolétaires sont nos frères, pas nos concurrents.

Un peu partout des journaliers agricoles triment avec des conditions pas plus enviables. En Andalousie, ils ramassent 10 à 12 heures par jour, sous des serres où la température peut atteindre 50°C, dans une atmosphère chargée de pesticide, les centaines de milliers de tonnes de fraises ou autres fruits et légumes exportés dans toute l'Europe. Ces travailleurs venus du Maroc, de l'Equateur et de Colombie et plus récemment de Pologne et de Roumanie sont logés dans des baraquements insalubres, sans eau courante, sans électricité, sans sanitaires. Leurs salaires sont régulièrement revus à la baisse tant la pression des groupes de la grande distribution qui contrôle toute la filière agroalimentaire, tire les prix vers le bas.

Dans le sud de l'Italie, à Nardo, des saisonniers exploités dans des conditions similaires se sont mis en grève en juillet 2011. Dans cette région, des milliers de travailleurs africains mais aussi roumains ou polonais viennent chaque année ramasser des agrumes, des pastèques et des tomates. Ceux de Nardo se sont mis en grève pour : « de vrais contrats de travail, l'augmentation du prix du cageot, l'abolition du système des 'caporali', l'ouverture d'une agence pour l'emploi dans le campement, la mise à disposition de moyens de transports et de médicaments ». Les caporali sont des intermédiaires qui recrutent les ramasseurs, prélèvent leur commission jusque sur l'eau à boire, et font régner la terreur. Les grévistes avaient réussi à vaincre la peur des représailles. Comme l'exprima si bien un jeune Camerounais venu ramasser les fruits pour payer ses études à Turin : « tous les travailleurs du monde ont droit à un contrat et tout ce qu'il existe de beau en ce monde a été obtenu en manifestant et en luttant ».

En Grande-Bretagne, les « caporali » s'appellent des « gangmasters ». Mais ils exploitent tout aussi férocement les immigrés illégaux qu'ils mettent à la disposition des propriétaires dans l'agriculture ou l'industrie agro-alimentaire. C'est à l'occasion de drames comme celui de la baie de Morecambe en 2004, où 23 migrants chinois sont morts noyés en ramassant des coquillages pour leur patron, que le voile se lève un peu sur le sort de ces quelque 100 000 travailleurs de l'agroalimentaire.

En France, les conditions de travail des saisonniers dans l'agriculture ne sont pas meilleures. Les exploitants disposent en toute légalité d'une main d'œuvre corvéable à merci. Il s'agit des contrats immigrés saisonniers délivrés par l'Office des migrations internationales qui obligent le travailleur à rentrer chaque année dans son pays, au moins 4 mois sur 12. S'il ose protester contre ses conditions de travail ou d'hébergement, aussi indignes l'une que l'autre, il n'est pas repris l'année suivante. Les abus sont multiples. Même après 10 ou 15 ans de travail chez le même employeur, il ne peut prétendre ni à un CDI ni à une carte de séjour permanente. Malgré ces pressions, des travailleurs en contrat OMI ont déposé des plaintes et se sont mis en grève ces dernières années dans la plaine de la Crau dans les Bouches-du-Rhône. Ils ne veulent plus être logés comme des animaux et exigent que leurs heures supplémentaires soient payées.

Le sort des saisonniers agricoles rappelle l'exploitation subie par des millions de prolétaires, sur les plantations de bananes, d'orange, ou de café sous diverses latitudes à diverses époques. Mais elle se déroule ici et maintenant. Et cette exploitation n'est pas réservée aux travailleurs immigrés les plus précaires, les plus récents. En Italie, certains des grévistes de Nardo avaient travaillé dans les usines du Nord avant d'être jetés au chômage. Ceux-là avaient probablement des papiers. Mais faute d'emplois dans une usine au Nord, ils se sont fait embaucher comme saisonniers dans le Sud avec les conditions que je viens de décrire. Le fait que ces travailleurs aient été en contact avec des militants ouvriers dans les usines du Nord a sans doute compté dans le fait qu'ils se soient mis en grève. Mais il indique aussi que cette exploitation féroce des travailleurs venus d'Afrique ou d'Asie menace l'ensemble des travailleurs.

Les travailleurs détachés, des migrants à l'intérieur de l'Europe

Un des moyens plébiscité par le patronat pour baisser les salaires et aggraver l'exploitation est le recours aux travailleurs détachés. Ces travailleurs, souvent polonais, roumains, portugais ou espagnols, mais aussi français sont détachés en toute légalité par leur entreprise en France, en Allemagne ou dans n'importe quel pays de l'Union européenne. Selon une directive européenne de 1996, ces travailleurs sont soumis au droit du travail en vigueur dans le pays où ils sont détachés. Ils doivent en principe toucher le salaire minimum, quand il existe, mais leur employeur paye les cotisations sociales selon les critères du pays d'origine à priori plus favorables. Au fil des ans, ce dispositif s'est répandu dans le BTP, l'agroalimentaire, l'industrie et plus généralement le travail temporaire. Par le recours à des agences d'intérim spécialisées installées dans des pays où les cotisations sociales sont faibles sinon inexistantes, les donneurs d'ordre économisent beaucoup d'argent. Il y aurait 1,5 million de travailleurs détachés en Europe, entre 200 et 300 000 en France, encore davantage en Allemagne et ces chiffres, déjà sous-évalués, explosent ces dernières années.

Craignant que ce sujet empoisonne la campagne des élections européennes comme la polémique du « plombier polonais » avait plombé le référendum sur la constitution européenne en 2005, Hollande et Merkel se sont enorgueillis d'avoir « arraché » aux pays récalcitrants un meilleur encadrement de cette directive. Ils prétendent renforcer les contrôles dans le pays d'accueil. Ils voudraient faire croire à leurs électeurs que ce « dumping social » comme l'appelle Michel Sapin, le ministre du Travail, serait imposé par l'Europe au détriment des législations nationales voire contre la volonté des entreprises françaises. Quelle bande d'hypocrites !

Les patrons français et allemands sont les premiers à exploiter ces travailleurs. Le secteur du BTP est celui qui embauche le plus grand nombre de travailleurs détachés avec des conditions de travail et de sécurité déplorables. Plusieurs travailleurs détachés sur l'immense chantier de la centrale EPR de Flamanville dont le maître d'ouvrage est Bouygues, ont perdu la vie depuis deux ans sans parler des dizaines d'accidents.

Et selon un rapport du ministère du Travail, rendu public en novembre, sur les 210 000 travailleurs européens détachés officiellement recensés en France, 18 000 seraient... des Français inscrits dans des sociétés d'intérim du Luxembourg où les cotisations sociales sont plus faibles.

À l'automne dernier, quand les patrons des abattoirs bretons annonçaient des plans de licenciements massifs, ils invoquaient la concurrence déloyale des abattoirs allemands qui recourent massivement à des travailleurs détachés. Et c'est vrai que des bouchers polonais, roumains ou parfois espagnols, abattent des porcs ou des poulets dans des ateliers de Basse-Saxe, pour 3 à 5 € de l'heure, pendant 10 à 12 heures par jour. En Allemagne, plus de 80 % des travailleurs de l'industrie de la viande sont détachés ou intérimaires. Mais les abattoirs français ont exactement les mêmes pratiques. Le directeur d'un abattoir de Lamballe, dans les Côtes d'Armor, reconnaissait en 2011, devant des journalistes du Monde diplomatique : « Nous travaillons déjà avec quinze sociétés d'intérim françaises, et cela ne suffit pas. Nous souffrons de la mauvaise image du travail dans les abattoirs... Et donc, oui, nous faisons parfois appel à des étrangers. »

Si le travailleur détaché est officiellement payé au Smic, les agences retiennent souvent sur le salaire des « déductions » correspondant au logement, au coût de transport entre le pays d'origine et la France, etc. Et en guise de logement, comme en témoigne des militants syndicaux qui se battent aux côtés de ces travailleurs : « Ils vivent à six ou sept dans la même maison et l'employeur ponctionne pas mal pour ça. Ils n'ont pas de quittance de loyer parce que c'est l'employeur qui paye, ils ne peuvent pas ouvrir un compte bancaire parce que les fiches de salaire restent en Roumanie, et ils ne peuvent pas s'installer en France s'ils le veulent, parce qu'ils n'ont aucun papier officiel. L'employeur les tient comme ça ».

Après la réunion européenne, Michel Sapin déclarait sur un ton guerrier : « Je commencerai dès cette semaine à mettre en oeuvre les outils juridiques et les moyens humains permettant de lutter contre ces fraudes. Je peux vous dire que ça se verra. ». Mais qu'est-ce qui l'empêchait jusqu'alors de mettre en œuvre ces contrôles ? Tout simplement le respect des intérêts patronaux, à commencer par les plus grands, qui profitent pleinement de ce système. Malgré les rodomontades de Sapin, il en sera des contrôles sur les travailleurs détachés comme il en est sur les saisonniers dans l'agriculture, sur les intérimaires dans l'industrie et plus généralement sur le respect par les patrons de toutes leurs obligations imposées par le code du travail... La déclaration de Sapin est d'autant plus hypocrite, qu'année après année, le gouvernement réduit les effectifs et les prérogatives des inspecteurs du Travail à tel point qu'ils ont fait grève en novembre contre cette dégradation.

Le seul contrôle réellement efficace, c'est celui exercé par les travailleurs eux-mêmes. Si Sapin avait la moindre sincérité quand il affirme vouloir « lutter contre les fraudes », il commencerait par faciliter le contrôle, par les travailleurs, des contrats de travail signés par les patrons avec tel ou tel prestataire. Mais il est bien trop servile à l'égard du patronat pour cela.

Heureusement, les travailleurs n'ont pas attendu l'intervention du ministère du Travail pour se défendre. À plusieurs reprises, dès 2003, des travailleurs indiens, grecs ou polonais employés par des sous-traitants des Chantiers Navals de Saint Nazaire, ont fait grève pour réclamer le paiement des heures qui leur étaient dues ou dénoncer les conditions de logement insalubres qu'on leur imposait. Ces travailleurs étrangers ont trouvé dans leur lutte le soutien des militants et des travailleurs des chantiers. Ce soutien est normal, élémentaire.

Un peu partout, des restaurants de l'agglomération parisienne aux camps de saisonniers à Nardo en Italie, les travailleurs les plus exploités trouvent la solidarité de militants. Qu'ils soient syndicaux, associatifs ou humanitaires, qu'ils soient mus par leur révolte face à l'exploitation, par leur humanisme voire par leur conviction religieuse, ces militants consacrent leur énergie à la défense des travailleurs sans-papiers et à la lutte contre les expulsions. Ce sont des militants dévoués, souvent courageux dont le combat est utile. Nous nous retrouvons bien souvent à leurs côtés car des objectifs comme « Non aux expulsions » ou encore « Des papiers pour tous les sans-papiers » sont justes. Mais la solidarité et le combat pour la seule régularisation, s'ils sont nécessaires, sont insuffisants.

Tout comme est insuffisant, et vain, le combat pour obtenir une « meilleure directive » pour encadrer le détachement des travailleurs ou une « meilleure loi » pour réglementer le droit du Travail. Tant que l'exploitation capitaliste elle-même n'aura pas été supprimée, et à plus forte raison dans cette période de crise aiguë, le patronat ne cessera de mener la guerre de classe. La bourgeoisie ne cessera de jouer avec les frontières, délocalisera telle production dans un pays plus pauvre ou au contraire fera venir des travailleurs des quatre coins de la planète pour les exploiter ici en baissant les salaires de tous. C'est le propre du capitalisme depuis sa naissance et ça le restera jusqu'à sa disparition.

Pour un patron, qu'ils soient embauchés en CDI, intérimaires, contractuels, sous-traitants, autochtones ou étrangers, tous les travailleurs sont des détachés potentiels ! Ils sont tous des migrants en puissance, des nomades obligés par la pression du chômage de se déplacer d'une entreprise à une autre, d'une région ou d'un pays à un autre. Entre les travailleurs enfermés dans des ateliers clandestins, les saisonniers surexploités de l'agriculture, les travailleurs détachés et les travailleurs autochtones, il n'y a pas de frontière. Il y a une continuité.

Dans cette jungle capitaliste où le patronat invente sans cesse de nouvelles méthodes pour tirer les salaires vers le bas et aggraver sans cesse l'exploitation, le sort de tous est lié.

3 -Le mouvement ouvrier doit renouer avec l'internationalisme

C'est pourquoi il est vital que le mouvement ouvrier renoue avec les perspectives internationalistes de ses origines. Quand le Manifeste communiste proclamait « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », ce n'était pas seulement pour lutter contre la concurrence et les divisions entre les travailleurs. Le Manifeste proclamait que les travailleurs devaient « conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe dirigeante » pour faire disparaître « les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples ».

Pour Marx et Engels, la classe ouvrière n'était pas seulement une classe souffrante et opprimée. Pour eux, c'était une classe combattante qui devait prendre la direction de toute la société puis organiser la production de façon socialisée et planifiée à l'échelle de la planète. Le développement du capitalisme rendait possible et indispensable cette planification. La classe ouvrière se renforçait au fur et à mesure que la production capitaliste embrassait de nouveaux secteurs productifs et de nouveaux pays. Ce brassage international fut une condition de la naissance des idées socialistes. Ce fut ensuite le meilleur facteur de leur diffusion.

Le Manifeste communiste lui-même est né de la rencontre entre des artisans allemands émigrés à Paris et à Londres et deux intellectuels nourris des idées philosophiques de leur époque et des premières expériences du mouvement ouvrier anglais. La 1ère Internationale a été fondée pour s'opposer à la concurrence et aux divisions engendrées par le patronat. Mais elle devint, sous la direction politique de Marx, un instrument pour homogénéiser et propager les idées socialistes dans toute l'Europe et même jusqu'en Amérique. Les idées suivaient les routes de l'immigration. Poussés par la répression ou par les nécessités économiques, des milliers de militants socialistes emportaient leurs idées d'Europe vers les États-Unis, de Belgique ou d'Allemagne vers la France et la Grande-Bretagne et vice-versa.

En poussant des millions de paysans de toutes les nationalités à migrer vers les grands centres industriels en plein essor, le développement du capitalisme, entre 1870 et 1914, permit la diffusion des idées et le développement des partis socialistes. Des ouvriers polonais, bulgares, roumains, espagnols, italiens, émigrés à Paris et plus encore à Berlin découvrirent ainsi les idées socialistes. Ces travailleurs ne rencontraient pas seulement des œuvres de charité ou de bienfaisance pour leur trouver un toit ou pour nourrir leurs enfants. Ils rencontraient des militants politiques qui leur transmettaient les traditions de lutte, la fierté d'être ouvriers et d'appartenir, par de-là les frontières, à une même classe, celle qui produit toutes les richesses. Les militants socialistes combattaient les particularismes, les préjugés, les divisions religieuses et les idées réactionnaires de toutes sortes. Ils opposaient le drapeau rouge et la journée du 1er Mai au patriotisme. L'intégration se faisait en luttant tous ensemble pour la journée de huit heures ou pour de meilleurs salaires.

À cette époque, la mondialisation de l'économie avec les vastes migrations de prolétaires qu'elle engendrait et l'industrialisation de pays jusque là arriérés, n'était pas considérée par le mouvement socialiste comme une faiblesse mais comme une force. La délocalisation de plusieurs dizaines d'usines allemandes ou françaises en Russie n'était pas une menace. Elle allait permettre la naissance d'un prolétariat russe qui, 20 ans plus tard, prendrait le pouvoir. Les migrations facilitaient la construction des organisations ouvrières dans de nouveaux pays.

Le parti Social-Démocrate allemand, ce parti qui organisa plusieurs centaines de milliers d'ouvriers dans ses rangs, joua un rôle décisif dans la création des partis socialistes en Europe centrale et orientale. Ce parti fut non seulement l'ossature de l'Internationale socialiste mais il soutint matériellement et financièrement de nombreux partis socialistes réprimés à commencer par le parti ouvrier social-démocrate russe. Il accueillit dans ses rangs les militants contraints à l'exil par la répression. Il hébergea leurs imprimeries clandestines, embaucha leurs publicistes. Tout cela fut facilité par les liens de dépendance que le capitalisme allemand avait imposés à ces pays. Il est significatif que la « polonaise » Rosa Luxembourg ait été à la fois une fondatrice du parti social-démocrate de Pologne et une dirigeante de la social-démocratie allemande. Il est significatif que le « Russe » Trotsky ou le « Roumain » Rakovski, et tant d'autres, militèrent à part entière dans plusieurs partis socialistes d'Europe, au gré de leurs exils forcés. Les uns et les autres ne concevaient la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie qu'à l'échelle mondiale.

Mais l'enrichissement extraordinaire de la bourgeoisie des principaux pays impérialistes, grâce au pillage colonial, grâce aussi au travail de ces immigrés, lui donna les moyens de corrompre une fraction de la classe ouvrière, la plus qualifiée, la mieux organisée, la plus ancienne. Celle-ci vit une amélioration spectaculaire de son niveau de vie tandis que les plus fraîchement immigrés des travailleurs subissaient toujours la pire exploitation. Les forces dissolvantes du capitalisme étaient à l'œuvre suscitant le corporatisme et le réformisme. Une partie des organisations ouvrières représentaient de plus en plus les intérêts de la seule aristocratie ouvrière en excluant largement les plus opprimés dont les étrangers. Ces forces souterraines se révélèrent au grand jour en 1914. Quand éclata la 1ère guerre mondiale, les principaux dirigeants du mouvement ouvrier s'alignèrent derrière leurs bourgeoisies respectives, sombrant dans le chauvinisme le plus crasse. La défense de la patrie remplaça l'internationalisme. En se ralliant à leur bourgeoisie, les dirigeants du mouvement ouvrier abandonnaient la perspective du renversement du capitalisme et rompaient la solidarité de classe entre les travailleurs de tous les pays.

Avec l'éclatement de la révolution russe et la vague révolutionnaire qui secoua l'Europe, jusqu'à menacer la bourgeoisie allemande de perdre le pouvoir, le drapeau de l'internationalisme fut repris par les militants communistes qui fondèrent la 3ème Internationale. Se plaçant dans les pas des deux premières, la troisième se considérait comme un parti communiste international dont la tâche était de renverser, à brève échéance, le vieil ordre social pour constituer « une République Soviétique Internationale ». Les militants communistes n'avaient pas d'autre patrie que cette république soviétique à construire. En France, le Parti Communiste dénonça à l'occupation de la Ruhr en 1923, la guerre du Rif au Maroc en 1925. Il se préoccupa d'organiser les travailleurs étrangers, en particulier coloniaux. Il édita des tracts et des journaux dans leurs langues à une époque où tous les autres partis défendaient la colonisation.

Réformisme, nationalisme et chauvinisme ont gangrené le mouvement ouvrier

Mais cela ne dura pas. Après plusieurs années où la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie fut aiguë et malgré la victoire de l'État ouvrier en Russie, obtenue au prix d'une guerre civile et de sacrifices inouïs, le mouvement ouvrier subit une nouvelle défaite. Ce fut la victoire, en Union soviétique puis dans toute l'Internationale, du stalinisme. Le stalinisme introduisit au sein du mouvement ouvrier outre des méthodes de gangsters, un profond opportunisme et frelata toutes les idées. L'internationalisme fut remplacé par le « socialisme dans un seul pays », c'est-à-dire la défense exclusive des intérêts de la bureaucratie au pouvoir. Dans les autres pays, les partis communistes, aidèrent la bourgeoisie à sauvegarder son pouvoir.

Même quand ils s'appuyaient sur les convictions internationalistes de leurs militants, par exemple en constituant des « brigades internationales » pour combattre le franquisme en Espagne, c'était pour défendre une politique contrerévolutionnaire. Combien de militants communistes ou antifascistes venus de toute l'Europe, échappés des camps d'internement français, allèrent jusqu'à s'engager dans la « Résistance » pour y mener la politique chauvine que l'Humanité résumait en août 1944 par le slogan « À chacun son boche ! » ? Dans les années suivantes les dirigeants du PCF exhortaient les travailleurs à « retrousser les manches » pour « reconstruire l'industrie nationale ».

En renonçant à contester le pouvoir de la bourgeoisie, les partis socialistes puis communistes ont distillé à leur tour le poison de la division entre les travailleurs.

Le parti socialiste est devenu au fil du temps et de ses passages au pouvoir, un parti bourgeois comme les autres. Sous Hollande et Valls, il a fini par abandonner jusqu'au vernis humaniste qui le distinguait encore de la droite sur les questions de l'immigration.

Quant au parti communiste, durant toutes les années où il représentait une force dans la classe ouvrière, où il obtenait les suffrages des travailleurs et dirigeait les principaux syndicats, il fut un facteur de stabilisation de l'ordre bourgeois. Il a obscurci la conscience des travailleurs avec des positions nationalistes. Il s'est opposé au Marché commun puis à l'Union européenne avec des arguments réactionnaires. Comme ceux de Charles Fiterman, alors dirigeant du PCF, futur ministre de François Mitterrand, qui disait en 1978 « Nous nous opposons catégoriquement à l'idéologie bourgeoise et social-démocrate sur le dépassement du cadre étroit de chaque nation » avant d'ajouter : « Notre orientation est donc claire : nous combattons sans ambiguïté la politique d'intégration européenne qui accentue la régression sociale et amputerait le patrimoine national ». Ou d'autres carrément xénophobes, comme cette affiche destinée aux petits viticulteurs du Languedoc : « la Grèce et l'Espagne dans le Marché Commun, c'est pire que le phylloxéra ».

Combien d'affiches du PCF qui proclamaient dans les années 1980 « Produisons français ! » ont été taguées avec le petit rajout « avec des Français » ? Le PCF a lui-aussi établi un lien entre le chômage et l'immigration. Il écrivait par exemple dans le programme de son congrès de 1991 : « Il est de l'intérêt commun des travailleurs immigrés comme des travailleurs français, alors que le chômage prend des proportions considérables, d'arrêter toute immigration nouvelle ; le droit au regroupement familial, qui doit être garanti, devant être maîtrisé et contrôlé afin qu'il n'entraîne pas une nouvelle immigration illégale » !

Toutes ces positions nationalistes ont préparé le terrain sur lequel prospère l'extrême droite. Si le Front national peut aujourd'hui apparaître aux yeux d'une fraction des travailleurs, comme un parti susceptible de défendre leurs intérêts, c'est d'abord parce que la classe ouvrière a été démoralisée et écœurée par les passages successifs de la gauche au gouvernement avec le soutien des syndicats. C'est ensuite parce que les esprits ont été préparés par les dirigeants des partis de gauche qui se placent eux aussi sur le terrain de la défense des « Français » et de la nation. Du PCF au Front de gauche, ils accusent régulièrement l'Union européenne quand ce n'est pas l'Allemagne, d'être responsable de tous les maux.

Renouer avec l'internationalisme et la perspective communiste

Le capitalisme a réalisé le brassage des travailleurs du monde entier. Il les a soudés dans un sort commun. Il a transformé la planète en une seule et unique entité économique où toutes les régions sont interdépendantes. Ce processus s'est considérablement amplifié depuis l'époque, il y a 75 ans, où Trotsky soulignait déjà la contradiction entre « l'ère de l'aviation, du téléphone et de la télévision » et l'existence de frontières infranchissables sans passeport ou visa. Les progrès dans les moyens de transports et de communication ont encore accéléré la mondialisation de l'économie.

Cette mondialisation n'est pas à combattre, elle est à la base des idées communistes. Pour les fondateurs du marxisme, c'était précisément l'extension irréversible du mode de production capitaliste par dessus les frontières, la transformation d'une multitude de marchés locaux étriqués en un vaste et unique marché mondial qui rendait possible le communisme. L'internationalisme et le communisme sont intimement liés.

L'internationalisme prolétarien, ce n'est pas seulement la solidarité vis-à-vis des travailleurs durement exploités dans tels ou tels pays. Ce n'est pas seulement la fraternité entre les peuples. C'est la conviction profonde que la classe ouvrière mondiale forme un tout. Les ouvriers cambodgiens du textile, les matelots pakistanais qui pilotent les porte-conteneurs ou les employés de la grande distribution en France ont les mêmes adversaires, les mêmes intérêts, le même avenir.

La lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie se déroule à l'échelle de la planète. Et c'est à cette échelle que le capitalisme peut être combattu car c'est à l'échelle de la planète qu'une organisation supérieure des forces productives est possible. C'est seulement à l'échelle internationale que l'on pourra gérer de façon rationnelle l'économie, qu'on pourra adapter les capacités de productions aux besoins de toute l'humanité, qu'on pourra satisfaire l'ensemble de ces besoins sans épuiser les ressources ni détruire la nature. Même dans le cadre de l'économie capitaliste, le morcellement national est depuis plus d'un siècle un frein au développement des forces productives. La division de la planète en une poignée de puissances impérialistes concurrentes a déjà provoqué deux guerres mondiales et continuent d'entretenir, depuis 70 ans, les crises, les guerres et la barbarie.

Si la mondialisation capitaliste aggrave toutes les divisions et toutes les inégalités, la bourgeoisie a une conscience aiguë des possibilités qu'elle lui offre. Elle sait jouer sur les différences de salaires ou de coûts de production. Elle sait déplacer les prolétaires ou les usines selon les périodes et les rapports de force.

Les organisations qui prétendent représenter les travailleurs n'ont pas cette conscience. Même quand elles affirment lutter contre la dégradation permanente des conditions d'existence des travailleurs, elles mettent en avant des revendications opposées aux intérêts de la classe ouvrière. Les directions syndicales, les partis qui visent l'électorat ouvrier, le PCF ou le Front de Gauche, les altermondialistes de diverses obédiences, font tous du protectionnisme un rempart contre la mondialisation qu'ils présentent comme un ennemi. Ils se veulent les champions de l'industrie nationale. Ils s'arc-boutent derrière des frontières et des États alors même qu'ils sont dépassés y compris dans le cadre du capitalisme. Sur ce terrain, ces organisations sont devenues réactionnaires.

La classe ouvrière doit renouer avec les perspectives ouvertes par le Manifeste communiste, elle doit « s'ériger en classe dirigeante » pour contester à la bourgeoisie la direction de la société. Cela n'est possible et n'a de sens qu'à l'échelle de la planète.

L'unité de tous les travailleurs ne se créera ni par des discours humanistes ni par des leçons de morale mais par des combats communs contre leurs exploiteurs. C'est au cours de combats communs qu'émerger la conscience qu'ils forment un tout et qu'ils ont à se battre ensemble pour se libérer. C'est au cours de ces combats que les travailleurs apprendront que pour se libérer, ils doivent arracher à la bourgeoisie le contrôle des moyens de productions pour les mettre au service de tous. C'est la seule façon de mettre un terme à ce développement si inégal, si chaotique qu'il jette des millions de femmes et d'hommes sur les routes, sur les mers ou dans les airs pour tenter leur chance ailleurs. C'est la seule façon de mettre un terme à la crise qui transforme tous les travailleurs en migrants potentiel et qui menace toute la planète de la barbarie.

Les frontières, les papiers et les visas seront aussi caducs et incompréhensibles que les notions même d'étranger et d'immigré. Chacun pourra dire : mon pays, c'est la terre et ma patrie, l'humanité !

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