L'impérialisme français au Moyen-Orient

Après les attentats que Paris a connus en septembre 1986, les réactions du gouvernement et de tous les dirigeants politiques, de gauche comme de droite, ont rappelé à l'opinion publique que la France était en guerre au Moyen-Orient.

Nous ne reviendrons pas ici sur les attentats terroristes eux-mêmes, si ce n'est pour redire qu'ils sont odieux et ne servent en rien la cause des opprimés. A un point tel, d'ailleurs, qu'aujourd'hui bien malin celui qui pourrait affirmer que ces attentats n'étaient pas le fait d'une manipulation de tel ou tel service secret gouvernemental, y compris pourquoi pas des services secrets français.

Si cependant on peut se demander qui sont ceux qui ont posé des bombes ici à Paris, sur le trottoir d'un grand magasin populaire, dans une poste ou dans une cafétéria, et quels intérêts ils servent, il n'y a en revanche aucun doute sur le fait que des hommes armés de l'impérialisme français sont présents au Liban, au Moyen-Orient, ouvertement ou sous des déguisements divers, depuis très longtemps. Et les intérêts que ces hommes armés servent ne sont certainement pas les intérêts de la grande majorité de la population française, et encore moins les intérêts de la population du Moyen-Orient.

Ceux qui nous gouvernent ont feint l'indignation lorsque des bombes ont éclaté à Paris, en échos lointains de la guerre sanglante qui se mène au Moyen-Orient. Et ils ont tenté de créer autour d'eux un climat d'unanimité nationale pour faire passer les dirigeants de l'impérialisme français pour d'innocentes victimes de la machination d'on ne sait quelle internationale terroriste.

Mais ce que nous nous proposons ici, c'est de rappeler qu'en fait, les dirigeants de l'impérialisme français mènent depuis des décennies une guerre aux peuples du Moyen-Orient. Il n'y a pas lieu de s'étonner que cette intervention permanente ait suscité des haines tenaces. Et, à bien des égards, même la guerre que ces peuples du Moyen-Orient mènent entre eux est le résultat des interventions des puissances impérialistes, de cette politique consciente et voulue pour diviser les peuples et les dresser les uns contre les autres.

La « présence française » : un vieil appétit de conquêtes

La « présence française au Moyen-Orient », c'est-à-dire en réalité la présence de ses troupes d'occupation, de ses aventuriers et de ses marchands, remonte bien plus loin qu'à l'époque impérialiste moderne.

L'Orient n'a pas seulement de tous temps enflammé l'imagination des conteurs, il a aussi éveillé la convoitise des conquérants. Si, au temps des croisades, des dizaines de milliers de soldats francs ont traversé les mers pour déferler sur les côtes du Moyen-Orient, ce n'était pas vraiment pour protéger les lieux saints et sauver la religion chrétienne qu'on disait menacée par les Infidèles : elle ne l'était pas ! Les Croisés, rustres et pillards, étaient attirés par le gain facile, par les richesses qu'ils pourraient s'approprier. Car l'Orient était riche et, à bien des égards, plus civilisé que ne l'était l'Europe du Moyen-Age.

Les promoteurs des croisades justifièrent tout de même les entreprises guerrières et de pillage au nom de la religion. Saint-Louis se posait comme l'ardent défenseur de la communauté chrétienne d'une région située au nord de l'actuel Beyrouth, et qu'on appelait le Mont Liban. Elle avait créé son propre rite, le rite chrétien maronite, du nom d'un moine du IVe siècle nommé Maroun.

« Nous sommes persuadés » , disait Saint-Louis, « que cette nation est une partie de la nation française » . De tels propos ont un accent de modernité. En réalité, il serait plus exact de dire que ce sont les Chirac, les Giscard et les Mitterrand qui ont des arguments d'un arrière-goût moyenâgeux !

Les féodaux venus de France avec les Croisades réussirent, déjà, à découper dans la région et pour presque deux siècles un État artificiel dont ils étaient les maîtres, avant d'être chassés par les califes arabes.

Puis, à partir du XVIe siècle, tout le Moyen-Orient actuel fut conquis par les Turcs. L'ensemble du Moyen-Orient, en quelque sorte unifié politiquement, resta sous l'autorité de l'empire turc, qu'on appelait ottoman, du XVIe siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale.

Pendant toute cette période, les pays entre lesquels la région se partage aujourd'hui, ne formaient nullement des entités indépendantes. Beyrouth, par exemple, aujourd'hui au Liban, Damas, aujourd'hui en Syrie, ou Jérusalem, aujourd'hui en Israël, étaient dans le même pays, en relation constante tant sur le plan économique que sur le plan humain.

Par périodes, les Rois de France se présentaient, encore et encore, comme les protecteurs des chrétiens de la région et tentaient d'intervenir sous ce prétexte. Au faîte de la puissance de l'empire ottoman, les puissances européennes obtinrent de celui-ci une série de privilèges juridiques, « les capitulations », pour l'installation de leurs marchands.

Citons une des ces familles de marchands qui ont ainsi bénéficié de la protection des Rois de France pour mener des affaires florissantes dans l'empire ottoman et qui s'est fait un nom jusqu'à aujourd'hui : la famille Balladur. Le ministre des Finances du gouvernement Chirac appartient en effet à une riche famille bourgeoise qui a amassé sa fortune de génération en génération, depuis le XVIIIe siècle, dans le commerce hautement profitable des raisins de Smyrne, figues séchées et autres fruits secs.

Alors, on le comprend, l'intérêt des gens de cet acabit pour le Moyen-Orient n'est ni moral ni religieux ; il y a derrière leurs préoccupations pour la présence française dans cette région comme un bruit de tiroir-caisse.

La Première Guerre mondiale et le dépeçage de l'Empire ottoman

Au XIXe siècle, dès que l'empire ottoman montra des signes de faiblesse, les puissances européennes cherchèrent à le supplanter. Avant même qu'il ne s'écroule complètement, l'influence politique européenne s'accentua, y compris dans des régions qui faisaient encore formellement partie de l'empire. En Égypte, par exemple, le canal de Suez fut percé grâce à des capitaux anglo-français, puis le pays fut occupé par les troupes anglaises. En 1860, dans la région qu'on appelait alors le Mont Liban, un conflit armé opposa la communauté de religion druze à celle des chrétiens maronites. La France obtint alors des puissances européennes le mandat d'intervenir, déjà, pour « protéger les chrétiens ». Elle envoya sur place un corps expéditionnaire de 6 000 hommes, et imposa à l'empire ottoman de reconnaître l'autonomie du Mont Liban. Celui-ci fut mis sous la protection intéressée des puissances européennes.

Dès lors, les intérêts économiques français au Moyen-Orient ne cessèrent de croître. Des sociétés de travaux publics développèrent les réseaux de chemin de fer et déroutes qui drainèrent le commerce syrien vers le port de Beyrouth. Les plantations de mûriers de la montagne libanaise qui fournissaient les cocons de soie devinrent de véritables annexes de l'industrie lyonnaise. Le capital financier français pénétra le Moyen-Orient. C'est ainsi qu'en 1914 la finance française détenait plus de 60 % des parts des emprunts que la Turquie avait contractés en Europe. L'empire ottoman était pratiquement sous son contrôle financier.

On arriva ainsi, en 1914-1918, à la Première Guerre mondiale. Les Turcs se rangèrent du côté de l'Allemagne. Les puissances alliées, c'est-à-dire les Anglais et les Français, firent tout ce qu'elles pouvaient pour affaiblir l'empire ottoman de l'intérieur, en faisant toutes sortes de promesses aux dirigeants des populations sous domination turque.

Un représentant britannique fit miroiter à un prince arabe, le cherif Hussein, en échange de son appui contre les Turcs, la création après la guerre d'un grand royaume qui devait englober tous les territoires à population arabe, du Liban au golfe persique et à la péninsule arabique.

Mais au même moment, les Alliés pensaient déjà à s'approprier la région pour eux-mêmes. En 1916, la France et l'Angleterre, auxquelles s'adjoignit la Russie, signèrent un traité secret, les accords Sykes-Picot, du nom des deux représentants français et anglais qui se partagèrent sur la carte, à grands coups de crayon de couleurs, tout le Moyen-Orient.

Ajoutons encore qu'en 1917, un autre représentant anglais, un certain Balfour, promit au mouvement sioniste, qui se développait alors parmi les Juifs européens, de favoriser la création d'un foyer national juif dans l'une des régions qui venaient d'être promises aux Arabes : la Palestine.

Un diplomate anglais de l'époque, parlant de la Palestine, eut cette formule : « une terre promise, certes, mais promise à beaucoup trop de monde à la fois » . En fait, cela pouvait s'appliquer à toute la région.

La guerre mondiale se termina par l'écroulement définitif de l'empire ottoman. En 1920, un Congrès syrien proclama l'indépendance de la « Grande Syrie », qui devait être un vaste État arabe, comprenant la Palestine et les territoires des États actuels de Syrie, de Jordanie et du Liban.

Mais l'Angleterre et la France avaient d'autres projets. Elles se partagèrent le Moyen-Orient, en application des accords secrets passés pendant la guerre. La France eut le territoire correspondant aux actuels États de Syrie et du Liban. L'Angleterre eut le reste, c'est-à-dire ce qui correspond aujourd'hui à l'Irak, la Jordanie et la Palestine. Elle plaça en outre l'Égypte sous son protectorat et fut présente en fait dans toute la péninsule arabique.

Le régime instauré sur ces pays ne fut pas appelé « colonie ». On était au lendemain de la Première Guerre mondiale, on venait de signer le traité de Versailles et de créer la Société des Nations, la SDN. Les puissances européennes avaient progressé en hypocrisie. On parla donc, non de colonies, mais de « mandats » qui étaient confiés à la France et à l'Angleterre. La Société des Nations déclara que les peuples du Moyen-Orient étaient « non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne » , et devaient donc être confiés à une puissance mandataire, chargée de « guider leur administration jusqu'au moment où (ils) seraient capables de se gouverner seuls ».

Le premier problème de la France et de l'Angleterre fut alors de prendre le contrôle effectif des zones qu'elles s'étaient attribuées, en piétinant sans vergogne leurs propres promesses et les sentiments nationaux arabes que l'Angleterre elle-même avait soutenus et même contribué à éveiller.

Le mandat français : diviser pour régner

La fin de la guerre mondiale vit donc les troupes franco-anglaises se répandre dans tout le Moyen-Orient. Cela n'alla pas tout seul. Dès 1920, en Irak, l'armée anglaise eut à faire face à une révolte généralisée. En Syrie, les troupes françaises, fortes de 70 000 hommes, marchèrent sur Damas pour en déloger le gouvernement indépendant. Mais elles durent bientôt affronter de nombreuses révoltes qui s'allumaient un peu partout.

Pour gouverner plus à l'aise, le gouvernement français décida de diviser le pays. En août 1920 naquit donc le Liban, résultat d'un découpage totalement artificiel, comme seuls savent en faire les colonialistes.

Au Mont Liban, territoire traditionnel de la communauté chrétienne maronite, l'administration adjoignit les régions de Tripoli, de Saïda, de Tyr et la plaine de la Bekaa : un territoire un peu plus grand que le département français des Landes.

Un des premiers actes du Haut Commissaire français, le général Gouraud, fut donc de proclamer que le Liban serait désormais indépendant. Oh, pas indépendant de la France... mais de la Syrie !

En 1922, date du premier recensement à peu près sérieux, la population du Liban comptait un peu plus de 600 000 habitants. Le nombre des Chrétiens dans leurs différentes composantes atteignait 335 000, tandis que les Musulmans, eux aussi divisés en plusieurs sectes, étaient 273 000. Il y avait donc 55 % de Chrétiens et 45 % de Musulmans. La France venait de créer au Proche-Orient le plus grand pays chrétien possible.

Le Liban ainsi formé regroupait au total dix-sept communautés religieuses appartenant soit au christianisme soit à l'Islam, et organisées en tant que telles.

Du côté chrétien, le Liban présentait un échantillon impressionnant de sectes différentes. La plus importante était celle des Chrétiens maronites.

Les autres communautés chrétiennes se rattachaient à des courants qui avaient essaimé dans tout l'Orient, comme les Grecs orthodoxes ou catholiques, les Syriaques, les Jacobites ou d'autres.

Du côté musulman, les trois communautés les plus importantes étaient les sunnites, branche majoritaire de l'Islam, les chiites et enfin les druzes, secte musulmane dont les rites et les dogmes sont réservés aux seuls initiés et restent en principe secrets.

Que des peuples, d'histoire ou de religions différentes, puissent vivre ensemble dans le respect mutuel de leurs traditions ou de leur confession, cela aurait pu être possible. D'ailleurs, cela avait été possible dans le passé ; si la communauté chrétienne, tout comme d'autres communautés religieuses, avait pu se maintenir des siècles durant, ça n'était pas du fait de la protection somme toute très épisodique que lui avait apportée l'Occident. Simplement, au sein du monde islamique, le choix était laissé entre l'adoption de la religion musulmane et la liberté d'en exercer une autre, moyennant un impôt spécial. En somme, ce n'était pas l'Inquisition, comme en Europe chrétienne, mais l'imposition, et c'était tout de même moins grave. En tous cas, les peuples qui composaient le Liban avaient pu se tolérer mutuellement sans trop de problèmes pendant plus d'un millénaire.

Tout cela changea lorsque la France colonisa le Liban. L'impérialisme français cherchait à constituer là-bas un État sous sa dépendance. Le moyen trouvé était de s'appuyer sur une communauté, en la favorisant au détriment des autres.

Le Liban, tel qu'il était conçu par l'administration coloniale, devait être dominé numériquement par les Chrétiens maronites. Mais, deux précautions valant mieux qu'une, l'administration française élabora une constitution telle que les groupes dirigeants de cette communauté chrétienne soient assurés de rester au pouvoir quoi qu'il arrive.

Cette constitution fut établie sur une base confessionnelle. Elle précisait que les communautés religieuses seraient en tant que telles « équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère » . En l'occurence, « équitablement » signifiait assurer la prééminence des Chrétiens, censés être et rester les plus nombreux. Et c'est ce simple article de la constitution qui, plus que tout autre, marqua et marque toujours la vie politique libanaise.

Du fait de ce système, chaque Libanais fut d'abord considéré comme appartenant à telle ou telle confession religieuse. Encore aujourd'hui, le culte qu'il est censé pratiquer est inscrit sur ses papiers d'identité. On considère qu'il est logique qu'il soit représenté par des membres de sa confession. La loi électorale, annexe de la Constitution, prévoyait par exemple le nombre et l'appartenance communautaire des députés de chaque région. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, la circonscription du Chouf comportait huit sièges à pourvoir dont deux réservés à des Musulmans sunnites, deux à des Druzes, trois aux Chrétiens maronites et un aux Grecs orthodoxes.

Le résultat de toute cette manipulation électorale fut d'institutionnaliser les relations de type féodal existant à l'intérieur de la société libanaise. Les luttes politiques furent ramenées aux luttes de clan à l'intérieur de chaque communauté, puis aux luttes et aux compromis de sommet entre les chefs des différentes communautés, étant bien entendu que de toute façon, le dernier mot devait revenir aux chefs chrétiens maronites... En outre, la démocratie parlementaire dans sa version libanaise s'appuya largement sur la corruption, l'achat des votes et les milices - ou plutôt les gangs - privées.

Ainsi fut gouverné le Liban.

Syrie : le colonialisme français en échec

Mais il fallait aussi gouverner la Syrie, cette région qui avait été au centre de la révolte arabe contre les Ottomans et qui avait été un des principaux foyers du nationalisme arabe naissant. L'administration française l'avait séparée du Liban qu'elle estimait pouvoir dominer plus facilement. Dans la même période de l'après-guerre mondiale, elle chercha à poursuivre l'opération en découpant encore le territoire syrien en quatre « États » autonomes : l'État de Damas, l'État d'Alep, l'État des Alaouites - du nom d'une secte musulmane de Syrie - et l'État du djebel druze, sans oublier encore deux régions côtières, coiffées directement par l'administration française : le territoire de Lattaquié et le « sandjak » d'Alexandrette (sandjak étant le nom d'une subdivision administrative de l'empire ottoman).

Ce dépeçage en règle de la Syrie amena de telles révoltes qu'en fait, les gouvernements français durent laisser le pays sous autorité militaire.

L'administration dans son ensemble fut placée sous la direction de cadres français, pour la plupart militaires. Selon ce qu'écrivit plus tard l'un de ces cadres coloniaux, « les Syriens ne présentaient pas de garanties suffisantes à la fois de compétence et d'intégrité » . Aux Syriens, on demandait seulement de financer l'occupation de leur pays. Les termes du Mandat n'avaient pas oublié cet aspect des choses et précisaient : « rien n'empêche la Syrie (et le Liban) de participer aux frais d'entretien des forces mandataires stationnées sur leur territoire » ... !

Il n'y eut donc, à tous les échelons de l'administration, que des militaires. Les adjudants de la « coloniale » étaient, au contraire des Syriens, jugés « compétents »... pour extorquer, y compris par la force, les impôts ; pour mettre le pays en coupe réglée, imposer une épuration générale, la censure, la répression, bref la dictature d'une armée d'occupation.

Et cette armée, comme toujours, apporta dans ses fourgons toute une racaille colonialiste venue faire fortune et carrière en piétinant la dignité de toute une population. Une intellectuelle française, en Syrie à l'époque, apporte son témoignage en ces termes : « Il semble que nous y avons versé le déchet de notre pays, les fruits secs de la bourgeoisie, les fruits encore trop verts d'une classe moyenne médiocre. Ils tiennent ici le haut du pavé... La vanité de la parcelle d'autorité qu'ils possèdent leur monte à la tête » .

Contre les militaires et civils français hargneux, arrogants, méprisants, les rebellions, les explosions de colère furent incessantes. Et parfois à la mesure de l'oppression subie. Ce fut le cas en particulier de la révolte du « djebel druze ».

Au printemps 1925, des notables druzes, excédés par les méthodes de l'armée coloniale, décidèrent de protester auprès du Haut-Commissaire français à Damas. Ils furent brutalement éconduits. Le récit qu'ils firent à leur retour souleva l'indignation. On rappela alors la délégation à Damas, avec cette fois la promesse qu'elle serait écoutée. En fait, à son arrivée dans la capitale, elle fut arrêtée et déportée.

Les faits connus, la révolte éclata. Elle dura de juillet 1925 jusqu'au printemps 1927. Après avoir enflammé tout le djebel druze, elle toucha Damas, puis elle prit la dimension d'un vaste mouvement national dont leschefs revendiquaient l'unité syrienne, la démocratie, la formation d'un gouvernement indépendant. Autant de revendications que la France n'accepta pas. Trois mille hommes de l'armée coloniale envoyés au début d'août 1925 dans les montagnes druzes furent mis en déroute. La France fit alors venir d'importants renforts. Aux côtés des troupes françaises, on vit des régiments de tirailleurs marocains, d'Arméniens, de Circassiens, appuyés par de l'artillerie lourde, des chars et bientôt des avions qui multiplièrent les bombardements des zones insurgées. Des villages furent ratissés, brûlés, livrés au pillage, leurs populations arrêtées, déportées, massacrées.

A Damas, l'aviation pilonna les quartiers populaires suspectés d'accueillir, d'aider ou simplement de sympathiser avec les insurgés. Le bombardement de la ville se prolongea durant des semaines. Pour punir la population de Damas, les autorités françaises exigèrent une amende de 100 000 livres-or, payables en trois jours, faute de quoi le bombardement recommencerait. Et il recommença.

Cette répression, en grande partie perpétrée alors que le gouvernement dit du « Cartel des Gauches » était au pouvoir en France, reçut la bénédiction de l'ensemble des puissances impérialistes ; la Conférence de la Société des Nations de février 1926 confirma le mandat français sur la Syrie et autorisa la puissance mandataire à employer tous les moyens qui lui semblaient bons pour ramener le calme en Syrie.

La révolte druze illustra aussi un aspect de la politique coloniale française qui oblitéra tout l'avenir du pays. Pour écraser l'insurrection, la France joua sur la multiplicité des communautés syriennes, les opposants les unes aux autres, envoyant dans les montagnes druzes des régiments composés de Syriens d'autres régions et d'autres confessions. Le découpage de la Syrie par l'armée française en régions administratives séparées, ayant des statuts différents, ne fut pas seulement géographique. Il fut aussi humain. La France réussit ainsi à créer des barrières de rancoeurs, de haines qui devaient subsister bien après que les troupes coloniales aient finalement été contraintes de quitter le pays.

Malgré tout cela, l'armée et l'administration françaises ne réussirent jamais vraiment à imposer leur ordre à la Syrie. L'impérialisme français dut accepter une amorce de négociation avec le mouvement nationaliste syrien dans l'espoir de trouver une solution sauvegardant ses intérêts. Ce mouvement nationaliste était principalement représenté par le Bloc National syrien, parti qui regroupait essentiellement les principales familles de grands propriétaires terriens du pays ainsi que des éléments de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie intellectuelle. Ce parti, en fait, ne brillait pas par son radicalisme. Il était prêt à se développer comme mouvement nationaliste légal dans le cadre des institutions parlementaires que la France disait vouloir aider à mettre sur pied dans le pays. Mais le colonialisme français, lui, brillait par sa bêtise et son aveuglement.

Des élections, en avril 1928, furent favorables aux nationalistes. La réponse de la France fut de dissoudre l'Assemblée rebelle. De nouvelles élections organisées en décembre 1931 amenèrent une nouvelle Assemblée nationaliste. La France se résigna à discuter cette fois en vue d'un traité qui fixerait les modalités de l'indépendance... avant de suspendre de nouveau, trois ans plus tard, l'Assemblée syrienne.

Il fallut une grève générale dans toute la Syrie, qui dura cinquante jours et entraîna la paralysie complète du pays au début de 1936, pour que la France se décidât à reprendre des négociations. La grève ne s'arrêta qu'à cette condition. Mais, si le traité qui sortit des négociations reconnut bien l'indépendance de la Syrie, celle-ci fut assortie du maintien pendant cinq ans de troupes ainsi que de deux bases aériennes françaises dans le pays. Et surtout, après maintes tergiversations, le gouvernement de Front Populaire refusa finalement de ratifier le traité. Les négociations ne servirent qu'à gagner du temps et à se moquer des dirigeants et du peuple syriens !

Ajoutons que si la période de l'entre-deux-guerres, en Syrie, fut très mouvementée, elle le fut aussi au Liban. Là aussi, le mandat français se prolongeait et l'administration coloniale eut du fil à retordre. Malgré la constitution accordée sur le papier, les services du Haut-Commissaire français préférèrent le plus souvent accaparer le pouvoir.

En 1932, par exemple, eut lieu un recensement qui laissait apparaître que la population musulmane était désormais presque aussi nombreuse que la population chrétienne. La même année devait avoir lieu l'élection à la présidence de la République. Les Musulmans, forts du résultat du recensement, présentèrent la candidature d'un des leurs. Le climat étant alors au mécontentement, le Haut-Commissaire craignit que des Chrétiens ne soutiennent la candidature d'un Musulman. Il trouva finalement plus simple de suspendre la constitution.

Les sentiments nationalistes se renforcèrent aussi au Liban, faisant écho à ceux qui s'exprimaient fortement en Syrie. Le retour à la constitution était la principale revendication. Là aussi, avec l'avènement en France du gouvernement de Front Populaire, des négociations s'ouvrirent. Elles aboutirent à un traité d'alliance franco-libanais qui consacrait l'indépendance du pays et son entrée à la Société des Nations. Il fut voté dans l'allégresse par la Chambre des députés libanaise. Il ne manquait plus que la ratification française. Celle-ci ne vint jamais. Le traité ne fut même pas présenté devant le parlement français !

Les « bonnes affaires » du Mandat

Dans les deux pays, l'administration française prolongea donc sans vergogne sa présence. Elle n'eut même aucun scrupule à disposer de ces territoires, qui n'étaient en principe sous son mandat qu'à titre provisoire, en vue de ses marchandages internationaux. C'est ainsi qu'en 1939, pour payer le prix d'un rapprochement diplomatique entre la France et la Turquie, elle céda tout simplement à celle-ci une petite partie du territoire syrien, le « sandjak » d'Alexandrette.

Mais pendant toute cette période de l'entre-deux-guerres, si l'impérialisme français tergiversait quand il s'agissait de discuter de l'indépendance de la Syrie et du Liban, il ne perdait pas de temps pour ce qui était d'accroître sa pénétration économique. La structure coloniale des échanges offrait à la métropole un solde positif, de loin le plus élevé de ceux dont elle bénéficiait, à la même époque, avec ses colonies. La France exportait dans ces deux pays des marchandises pour une valeur quatre fois supérieure à celle des marchandises qu'elle importait. La Syrie et le Liban produisaient essentiellement des cocons et de la soie, des laines, du coton, des peaux brutes ainsi que divers produits agricoles ; ces produits leur revenaient ensuite de France sous forme de draps, tissus, cuir, conserves et de produits transformés et... plus chers !

Dès cette époque, Beyrouth devint l'une des principales places commerciales de la région. Les travaux d'infrastructure en vue de faire du Liban la zone privilégiée du commerce et du transit moyen-orientaux se poursuivirent. Le port de Beyrouth en particulier fut agrandi et équipé, par tranches successives.

En même temps, le capital financier français pénétrait le Moyen-Orient, via le Liban. Le secteur bancaire se développa, essentiellement à Beyrouth. La Banque de Syrie et du Liban, le Crédit Foncier d'Algérie et de Tunisie, la Banque Nationale du Commerce et de l'Industrie, la Compagnie Algérienne de Crédit et de Banque, la Société Agricole et Industrielle de Crédit ouvrirent leurs portes dans le quartier chrétien de la capitale libanaise. Toutes ces banques étaient à capitaux en majeure partie français, mais elles fixèrent aussi une grande partie du capital libanais, en particulier celui appartenant à la grande bourgeoisie chrétienne maronite.

La Seconde Guerre mondiale : frictions franco-britanniques

A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne restaient donc les deux grandes puissances coloniales qui, à elles seules, se partageaient le Moyen-Orient, de même d'ailleurs qu'une grande partie de l'Afrique ou de l'Asie.

La Grande-Bretagne accorda certes formellement l'indépendance à l'Égypte et à l'Irak. Mais les troupes anglaises restaient présentes, et cela ne trompait pas grand monde. En réalité, on peut dire que les colonies anglaises et françaises du Moyen-Orient entrèrent dans la Seconde Guerre mondiale comme elles étaient sorties de la Première : sous le régime du Mandat. Mais celui-ci ne pouvait plus durer bien longtemps.

Car en fait, depuis longtemps, les deux immenses empires coloniaux de la France et de l'Angleterre ne correspondaient plus à la force réelle de ces deux puissances impérialistes, passablement décadentes.

En juin 1940, en France, ce fut la débâcle, l'exode, la fin de la IIIe République, son remplacement par le régime de Pétain et la signature de l'armistice avec l'Allemagne.

En Syrie et au Liban, l'administration française se rallia sans hésiter au nouveau régime, de même que l'important contingent de troupes françaises stationné en Syrie, et qui comptait quelque 100 000 hommes. Leur grande inquiétude était que l'affaiblissement de la France n'incite les populations locales à réclamer l'indépendance. On s'empressa donc de déclarer, à leur intention, que le régime du Mandat continuait et que la présence française en Syrie et au Liban n'était pas en cause.

Oui, mais elle l'était, qu'on le veuille ou non. Et d'abord parce que les impérialismes rivaux de l'impérialisme français ne voyaient pas au nom de quoi ils auraient dû respecter les vieilles possessions coloniales de cet impérialisme vaincu.

C'est là que l'opération montée par de Gaulle, avec ce qu'on a appelé la « France Libre », montra toute son utilité. Le rôle du régime de Pétain, du point de vue de la bourgeoisie française, était d'essayer de « sauver les meubles » menacés par l'impérialisme allemand. Il fallait bien que quelqu'un se préoccupe aussi de sauver ceux qui étaient menacés par l'impérialisme anglais. C'était le rôle de de Gaulle : il cherchait à démontrer qu'une fraction des hommes politiques, de l'État et de l'armée française continuaient la guerre en restant les alliés de la Grande-Bretagne. Ces forces avaient beau être parfaitement négligeables, cela rendait les choses plus difficiles pour la Grande-Bretagne au cas où elle aurait voulu mettre la main sur les possessions françaises qui étaient à sa portée.

Et justement, la Syrie et le Liban étaient du nombre.

Au printemps 1941, les combats entre les troupes anglaises et les troupes allemandes et italiennes commencèrent à se dérouler en Afrique et à se rapprocher du Moyen-Orient. Le commandement anglais décida de s'assurer le contrôle de la Syrie et du Liban. Début juin 1941, les troupes britanniques venues d'Irak, de Jordanie et de Palestine entrèrent donc dans les deux colonies françaises et affrontèrent les troupes restées fidèles à Pétain.

Un contingent de militaires français ralliés à la « France Libre » de de Gaulle se joignit aux troupes britanniques. L'objectif était de démontrer que la Syrie et le Liban restaient sous administration française, passant seulement de l'allégeance à Pétain à l'allégeance à de Gaulle.

Cela n'alla pas sans frictions. Une fois obtenue la reddition des autorités pétainistes, les Anglais négocièrent avec celles-ci le passage de la Syrie et du Liban sous l'autorité anglaise, sans se soucier outre-mesure des prétentions des chefs de la « France Libre » qui réclamaient qu'on reconnaisse la leur. On s'installa donc dans une situation où l'administration civile était entre les mains de la « France Libre », mais où toute l'autorité militaire était aux mains du commandement anglais, tandis qu'économiquement et financièrement, la Syrie et le Liban faisaient désormais partie des possessions britanniques du Moyen-Orient. En septembre 1941, ces deux colonies furent même officiellement intégrées dans la zone sterling.

Jusqu'à la fin de la guerre mondiale, tout le Moyen-Orient allait devenir un champ d'affrontement entre les troupes germano-italiennes d'une part, celles du camp « allié » d'autre part. Mais à l'intérieur de ce camp « allié », où les Britanniques tenaient la plus grande part, venait s'ajouter un affrontement sourd entre eux et les « Français libres ».

Cependant, toutes ces rivalités eurent pour résultat de renforcer finalement les partisans de l'indépendance.

La volonté d'indépendance se manifesta dès le début de la guerre. En 1941, l'agitation nationaliste se développa en Syrie, commençant par les lycées et les universités. L'agitation sociale prit le relais. Le 1er mars 1941, une grève générale éclata en Syrie, en riposte à l'augmentation du prix du pain qui avait quadruplé depuis le début de la guerre. Manifestations et batailles de rue se succédèrent. L'agitation gagna le Liban où la grève générale fut déclenchée à son tour. Pour apaiser la vague, le Haut Commissaire français du régime de Pétain se sentit obligé de faire quelques concessions aux nationalistes. Il annonça la création d'une assemblée consultative « composée des principaux représentants de la vie politique, économique et culturelle et des jeunes générations » . Il déclara qu'il comprenait la vocation de la Syrie à l'indépendance, mais que la France « ne pouvait prétendre régulariser le statut syrien que lorsque la situation mondiale se serait stabilisée » .

Ce n'était là qu'une promesse, faite de surcroît le 1er avril de 1941 ! Seulement, au moment où ils entreprenaient la conquête de la Syrie et du Liban, les Britanniques pouvaient difficilement être en reste sur les pétainistes. Le 10 mai 1941, moins d'un mois avant que leurs troupes ne prennent la Syrie et le Liban, le gouvernement de Londres découvrit soudain « sa grande sympathie pour les aspirations des Syriens à l'indépendance » . De Gaulle assura lui aussi que la « France Libre », en succédant aux autorités de Vichy, proclamerait l'indépendance de la Syrie et du Liban dès la fin de la guerre.

On le voit, tous les représentants de l'Occident au Moyen-Orient se sentaient contraints de promettre l'indépendance, mais ils n'en pensaient pas moins. Pour eux, le principal était de s'assurer des positions militaires dans la guerre, quitte à faire des promesses inconsidérées. Il serait bien temps de les renier après.

Seulement, les peuples prenaient les promesses au sérieux. Et la surenchère entre les impérialistes rivaux contribua à renforcer les nationalistes. On le vit en Syrie et au Liban.

Une fois les troupes anglaises installées sur place, les frictions entre les autorités britanniques et celles de la « France Libre » se multiplièrent. Les motifs en étaient parfois ridicules. Ainsi, un beau jour, les troupes britanniques firent distribuer dans les campagnes syriennes des petits miroirs au dos desquels se trouvaient les portraits du roi George V et de Churchill, flanqués d'un drapeau britannique. Les autorités de la « France Libre » virent là une atteinte manifeste à leur souveraineté ! Elles envoyèrent des soldats dans les mêmes campagnes voir les paysans, leur expliquer qu'il y avait eu erreur de livraison et procéder à un échange standard des miroirs anglais contre des miroirs bien français portant le drapeau tricolore, la croix de Lorraine et le portrait de de Gaulle. Les paysans syriens durent être ébahis. C'était certainement la première fois qu'on se préoccupait autant de leur fournir des accessoires de toilette !

Mais les rivalités avaient aussi évidemment un tour plus politique. Et elles favorisèrent assez rapidement l'accession à l'indépendance.

La fin du régime colonial français

A chaque heurt entre les nationalistes syriens et libanais et l'administration française, les Britanniques prirent le parti des nationalistes. Le conflit se cristallisa sur la questions des élections. Lors de leur entrée en Syrie et au Liban, les Anglais avaient promis l'organisation d'élections générales. De Gaulle, lui, chercha à les reculer et manoeuvra pour essayer de les éviter. Mais, sous la pression anglaise, il fut finalement contraint de les organiser en 1943. Les résultats aboutirent dans les deux pays à une large victoire des nationalistes.

Peu après, le Parlement libanais informait le délégué français de son intention de mettre fin au Mandat, de faire de l'arabe - au lieu du français - la langue officielle et d'adopter un nouveau drapeau, qui ne soit plus à l'imitation du drapeau tricolore français. De son côté, le nouveau gouvernement syrien informa lui aussi le représentant de la France de sa volonté de mettre fin au Mandat. Il lui déclara poliment que, puisque l'indépendance de la Syrie et du Liban était désormais un fait, la délégation générale de France était priée de considérer qu'elle n'était plus que l'ambassade de France, représentation diplomatique auprès d'un pays souverain !

Évidemment, on s'en doute, cela fut mal accueilli. La délégation générale de France, en cette année 1943, se croyait encore au bon vieux temps des colonies ; elle tenta un coup de force. Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1943, le délégué français fit arrêter le président de la République libanaise, le président du Conseil et deux autres ministres. Il annonça en outre la suspension de la Constitution, la dissolution de la Chambre et l'ajournement sine die des nouvelles élections. Au matin, on procéda à des démonstrations de troupes dans les rues de Beyrouth, et à des passages d'avions au ras des toits pour tenter d'impressionner la population.

A ce qu'on dit, les dirigeants de la « France Libre » reprochèrent ensuite à leur délégué au Liban d'avoir fait « une c... « . Si c'est le cas, le mot était encore faible. D'abord, à l'annonce du coup de force, tous les magasins de Beyrouth restèrent fermés tandis que les manifestants se répandaient dans les rues. Dans toutes les villes, il y eut des réactions, des manifestations, des heurts avec les forces françaises qui, souvent, tirèrent et firent des morts. On vit même une petite armée druze se retrancher dans la montagne et proclamer un gouvernement du « Liban Libre » qui fut aussitôt reconnu officiellement par la Grande-Bretagne.

Car la Grande-Bretagne et les États-Unis désavouèrent aussitôt le coup, de force français. Le représentant anglais protesta vigoureusement. Les États-Unis firent savoir qu'à leur avis « la France assurerait mieux la sauvegarde de ses droits et intérêts au Liban par une politique accordant immédiatement l'indépendance » . On vit même Von Ribbentrop, le ministre des Affaires Étrangères de Hitler, assurer, depuis Berlin, la solidarité du peuple allemand « avec le peuple libanais et le peuple arabe en général dans sa lutte pour son unité et son indépendance » . Des renforts anglais furent acheminés sur le Liban pour, le cas échéant, rétablir le gouvernement libanais dans ses fonctions. Les Britanniques envoyèrent un ultimatum à de Gaulle lui enjoignant de désavouer l'action de son délégué et menaçant de couper tous les vivres à la « France Libre ». Et le 22 novembre 1943, les autorités françaises durent finalement reculer piteusement.

La vigueur de la riposte des Britanniques et de leur attachement déclaré à la cause de l'indépendance peut surprendre. La rivalité franco-anglaise l'explique. Mais, de plus, les dirigeants anglais et américains redoutaient que, par leur aveuglement colonial, les autorités françaises ne contribuent à attiser une vague de nationalisme dans tout le Moyen-Orient. A l'annonce du coup de force, l'indignation s'était d'ailleurs répandue dans tout le monde arabe. C'est, entre autres, pour éviter que cette indignation ne se transforme en insurrection que les Britanniques se dépêchèrent d'agir contre les autorités françaises, qui venaient de démontrer que, du point de vue même de la défense des intérêts généraux de l'impérialisme, elles étaient complètement irresponsables.

C'est donc contraints et forcés que les représentants de la « France Libre » reconnurent, en cette fin 1943, l'indépendance de la Syrie et du Liban.

A vrai dire, ce n'était pas encore fini pour autant de leur manoeuvres d'arrière-garde. Les troupes françaises ne quittèrent pas encore les deux pays, pas plus d'ailleurs que les troupes britanniques.

Mais en 1944 et en 1945, les affrontements se multiplièrent, en Syrie et au Liban, contre la présence française. En mai 1945, à l'annonce de la victoire sur l'Allemagne, de nouvelles manifestations et des grèves éclatèrent. A la fin du mois, en Syrie, elles débouchèrent sur une véritable insurrection. Postes et casernes françaises furent attaqués par des émeutiers en armes, les bureaux des légations françaises attaqués et brûlés. Le 29 mai 1945, à Damas, les insurgés occupèrent de nombreux bâtiments publics. Les troupes françaises ripostèrent, réoccupèrent les bâtiments. Le Parlement syrien fut attaqué au canon. La répression fit des dizaines de tués.

Une nouvelle fois, l'impérialisme français se crispait donc sur ses possessions coloniales du Moyen-Orient, tout comme au même moment il réprimait violemment les manifestations pour l'indépendance en Algérie et s'apprêtait à en faire autant en Indochine.

Son attitude soulevait l'indignation dans tous les pays arabes. où une grève générale de solidarité avec la Syrie et le Liban fut décrétée. Les Britanniques, encore une fois, se désolidarisèrent de l'attitude française.

L'agitation nationaliste commençait à se répandre dans tout le monde arabe.

Finalement, le gouvernement français dut s'incliner. Le 17 avril 1946, les dernières troupes françaises quittèrent la Syrie - cette date est encore la date de la fête nationale du pays. Et puis, fin décembre 1946, ce fut au tour du Liban de voir partir le dernier contingent français.

Les deux colonies du Moyen-Orient furent donc dans cet après-guerre les premières, parmi les possessions françaises, à réussir à se débarrasser de la tutelle coloniale.

De Gaulle en rendit responsable la Grande-Bretagne. Il lui reprocha amèrement d'avoir « trahi l'Occident » en se faisant le soutien des nationalistes arabes contre la France, pour l'évincer du Moyen-Orient. On ne sait pas si cela a consolé de Gaulle, mais la fin de la guerre mondiale se traduisit aussi par des ennuis pour l'impérialisme anglais. La vague nationaliste qui s'enflait dans tout le Moyen-Orient n'épargna pas les pays de la zone d'influence anglaise. Le seul véritable vainqueur de la Seconde Guerre mondiale était l'impérialisme américain. On devait s'en rendre compte rapidement.

L'impérialisme américain s'installe en force

A peine les dernières troupes françaises parties de Syrie et du Liban, ce fut dans le pays voisin, en Palestine, que l'impérialisme anglais se trouva face à une situation explosive, qu'il avait lui-même contribué à créer. L'immigration juive en Palestine, que l'Angleterre avait cru bon de favoriser pendant des années pour contrer le nationalisme arabe, n'avait pas cessé depuis la Première Guerre mondiale. Après la Seconde, il y eut une seconde vague d'émigrants, celle des Juifs qui fuyaient l'Europe et le cauchemar qu'ils y avaient vécu.

Les partis sionistes qui dominaient en Palestine se préparèrent à créer leur propre État. En 1948 naquit Israël. Cette naissance fut aussitôt suivie de la première guerre israélo-arabe, du partage de la Palestine, des massacres d'Arabes palestiniens froidement organisés par les sionistes pour les pousser à fuir dans les pays arabes voisins d'Israël où ils se trouvent encore aujourd'hui. La politique coloniale de l'Angleterre avait ainsi laissé au Moyen-Orient une bombe : le conflit israélo-arabe, qui l'ensanglante encore !

Dans l'immédiat, les régimes des pays arabes, tels qu'ils étaient sortis de la guerre, étaient sous la coupe des couches dominantes les plus rétrogrades et les plus liées à l'impérialisme anglais. Leur défaite dans la guerre israélo-arabe de 1948 accéléra leur crise. De l'Égypte à la Syrie et à l'Irak, on entra dans une période de profonde instabilité politique. Des coups d'État militaires amenèrent au pouvoir des fractions d'officiers plus ou moins radicaux qui se faisaient les porte-parole du nationalisme croissant d'une partie de la petite-bourgeoisie de ces pays. En Égypte, ce fut le coup d'État du groupe des « officiers libres », mené par Nasser et Neguib, en 1952. En Syrie, ce fut une succession de coups d'État, au caractère nationaliste de plus en plus marqué. En Irak, ce fut une succession de troubles et finalement, en 1958, le renversement de la monarchie mise en place par l'Angleterre et son remplacement par le régime militaire du général Kassem.

Entre temps, l'impérialisme américain tentait de prendre, au Moyen-Orient, la relève de la Grande-Bretagne et de la France. La première guerre israélo-arabe lui fournit l'occasion, déjà, d'appuyer la création d'Israël. Mais c'est dans tout le Moyen-Orient que les capitaux américains, les fonctionnaires, les financiers, les techniciens en tout genre et en particulier ceux des compagnies pétrolières, débarquèrent en masse. Les USA ne tardèrent pas à devoir affronter les mêmes problèmes qu'avaient affrontés, avant eux, la France et l'Angleterre. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, dès 1953, on vit la CIA à l'oeuvre en Iran pour aider le chah à renverser le gouvernement nationaliste de Mossadegh, qui avait osé toucher aux profits des compagnies pétrolières.

L'impérialisme français, durant toute cette période, ne jouait plus au Moyen-Orient qu'un rôle très marginal. Non seulement il était affaibli sur le plan économique, mais il était de plus absorbé par ses interventions militaires dans les colonies qui lui restaient, l'Indochine d'abord, l'Algérie ensuite.

Il est vrai que cela ne l'empêcha pas de se livrer à l'aventure militaire que constitua, en 1956, l'expédition de Suez, organisée conjointement par Israël, la France et l'Angleterre, pour tenter de s'opposer à la nationalisation du canal de Suez par le régime égyptien de Nasser. Mal leur en prit. Les dirigeants américains n'étaient pas d'accord ; ils leur intimèrent l'ordre de rembarquer immédiatement leurs troupes. Les Russes, avertis que les Américains étaient contre l'intervention, envoyèrent à leur tour un ultimatum à la France, à l'Angleterre et à Israël pour qu'ils évacuent l'Égypte. Et tout ce monde-là dut rembarquer au plus vite !

Suez fut donc, pour les impérialismes anglais et français, un recul piteux. Il marquait la fin d'une période. Aux yeux du monde entier, les deux vieilles puissances coloniales avaient été renvoyées à la niche par les dirigeants de l'impérialisme américain. De la part de celui-ci, c'était un avertissement clair et net : la France et l'Angleterre n'avaient plus les moyens désormais de mener une politique qui soit un peu autonome à l'égard des États-Unis. Elles étaient priées de se le tenir pour dit. A partir de ce moment, on voudrait bien d'elles comme comparses. Mais à condition qu'elles obéissent et qu'elles comprennent bien que l'époque où elles faisaient à elles seules la loi au Moyen-Orient était définitivement révolue.

La marque au fer rouge du colonialisme

Et pourtant, c'est justement dans cet après-guerre qui voyait l'affaiblissement définitif de la présence franco-anglaise, dans cette période d'instabilité que le Moyen-Orient connaissait et connaît encore, que les résultats du colonialisme des deux puissances européennes ont été, si l'on peut dire, consacrés.

Pendant toute la période coloniale, la France et l'Angleterre ont tracé des frontières, attisé des haines nationales, se sont appuyées sur telle ou telle couche sociale pour créer des semblants d'État ou de simples bandes armées affublées de ce nom. Elles ont créé des sources de conflits innombrables dans ce qui était leurs zones d'influence. Mais toutes ces frontières, tous ces découpages absurdes qui tranchaient dans la chair des peuples, tous ces conflits sont restés là. Ils sont comme autant de plaies que le colonisateur a ouvertes, mais qu'il a pris bien garde de ne pas refermer en partant.

C'est consciemment que l'impérialisme français a séparé le Liban de la Syrie. C'est consciemment qu'il a élevé les oppositions religieuses du Liban à la hauteur d'une institution, pour pouvoir s'appuyer sur les chrétiens contre les musulmans. C'est consciemment qu'il a tenté de faire de même en Syrie. Et c'est consciemment aussi que l'impérialisme anglais, dans la zone qui était la sienne, en Palestine, a favorisé l'immigration juive pour pouvoir s'appuyer sur elle contre la population arabe.

Mais c'est consciemment aussi que, en partant, les dirigeants impérialistes ont tenu à ce que toutes ces frontières, tous ces conflits, restent en place. L'indépendance accordée avec plus ou moins de réticence aux États du Moyen-Orient l'a été de toutes façons dans les frontières de la colonisation. Pas une seule d'entre elles n'a été supprimée. Et aujourd'hui, l'impérialisme continue d'interdire à qui que ce soit de les remettre en cause.

Car enfin, lorsque la France envoie des troupes au Liban pour défendre « l'intégrité du territoire libanais » qui serait menacée par la Syrie voisine, elle évoque pour prétexte de ses interventions cette frontière totalement artificielle qu'une vieille baderne de général colonial a créé un jour de 1920, au beau milieu d'un pays dont les peuples n'avaient jamais éprouvé le besoin d'un tel partage.

Cette attitude a été la règle partout, de quelque côté que l'on regarde le Moyen-Orient d'aujourd'hui. Elle a été poussée jusqu'à l'absurde le plus total, par exemple sur cette côte du golfe arabo-persique ou l'impérialisme anglais a fait de chaque émirat pétrolier un État, parfois minuscule, mais un État quand même, dont il défend encore aujourd'hui le tracé des frontières, par l'intervention militaire s'il le faut.

Cela s'est produit par exemple en 1961. L'émirat du Koweit, qui était jusqu'alors protectorat britannique, est devenu indépendant. C'est devenu un État, dont les frontières tracées au milieu des sables du désert n'ont aucune justification, sinon celle de correspondre aux limites du gisement pétrolier. Les dirigeants de l'Irak, un des pays arabes frontaliers du Koweit, ont parlé d'annexer ce territoire. Eh bien, là encore, aussitôt, on a vu les troupes britanniques débarquer sur place pour prêter main-forte à l'émir du Koweit. Les dirigeants irakiens ont dû renoncer.

Bien sûr, les justifications varient. Au Liban, on nous dit qu'il s'agit de défendre les chrétiens et la culture française. En Israël, c'est le droit des Juifs à avoir leur État et leur religion. Mais au Koweit ou dans les émirats, il n'y a plus de telle justification. Et pourtant l'impérialisme est prêt à intervenir quand même !

C'est que derrière ces prétextes variés, il y a des intérêts matériels et politiques des puissances impérialistes.

Pour les compagnies pétrolières par exemple, mieux vaut que les puits de pétrole soient dans un émirat comme le Koweit ou d'autres qu'au beau milieu de l'Irak, de la Syrie ou de l'Egypte. Même s'il faut laisser à l'émir du Koweit suffisamment de royalties pour se faire construire des palais et acheter des quantités de voitures américaines, il coûte de toute façon bien moins cher de fournir à l'émir d'un mini-État de quoi se défendre contre une population peu nombreuse et dont de surcroît on peut améliorer un peu le sort que d'en faire autant contre un peuple de dizaines de millions de pauvres !

Mais, ce découpage, c'est aussi une garantie, une assurance. Car les dirigeants des États pétroliers des émirats ou d'Arabie saoudite, ou ceux d'Israël, ou les dirigeants chrétiens libanais ne doivent leur situation privilégiée qu'au soutien que leur accorde leur impérialisme. Leur sort est lié au sien, et ils sont prêts à se battre à ses côtés pour préserver ses richesses, pour les maintenir hors de portée des révolutions ou des mouvements nationalistes qui peuvent se produire dans la région.

Et puis, lorsqu'une telle révolution se produit dans un des États de la région, ce n'est jamais dans tous à la fois. Et grâce au partage, grâce aux rivalités qui se sont créées entre États, que ce soit entre l'Irak et la Syrie ou entre l'Egypte, l'Arabie et d'autres, sans même parler d'Israël, il y a toujours un de ces régimes pour se sentir menacé et pour faire la guerre à cette révolution, ou simplement à tel ou tel gouvernement que l'impérialisme trouve insuffisamment docile. Cela s'est passé bien des fois quand Israël a fait la guerre à l'Egypte ou à la Syrie, ou l'Arabie au Yémen, ou l'Irak à l'Iran.

Ce découpage réalisé en son temps par les colonialistes anglais et français s'est donc révélé un moyen extrêmement efficace pour préserver les intérêts généraux de l'impérialisme. C'est pourquoi l'impérialisme américain n'a pas éprouvé le besoin d'y changer quoi que ce soit quand il a pris leur succession.

L'échec des velléités d'unité arabe

Ajoutons d'ailleurs que cela a été facilité par le fait qu'à aucun moment, parmi les dirigeants nationalistes arabes qui ont cherché à secouer un peu la tutelle de l'impérialisme sur le Moyen-Orient, il ne s'en est trouvé un pour remettre vraiment en cause ce partage.

Bien sûr, tous ont revendiqué, à un titre ou à un autre, l'objectif de l'unité arabe. Certains sont même parvenus, à différentes reprises, à des accords politiques censés être le premier pas vers la réalisation de cette unité, par exemple l'Egypte et la Syrie ou le Yémen, la Libye et l'Egypte, la Tunisie et la Libye. Mais aucun de ces accords n'a vraiment dépassé le stade des velléités. Le seul cas où une véritable unité étatique ait été réalisée a été celui de l'union syro-égyptienne, de 1958 à 1961, qui déboucha en trois ans sur un éclatement.

C'est que, pour les dirigeants de ces États, les appareils politiques et militaires qu'ils ont entre les mains sont source de pouvoir, de postes et de privilèges à distribuer, de richesses et d'avantages divers qu'ils garantissent à la classe dominante. Créer un État arabe unifié impliquerait de remettre tout cela en cause, de le partager et repartager avec d'autres, sans être assuré de retrouver les mêmes avantages. Alors, chacun veut bien de l'unité arabe, mais ne la conçoit en fait que sous sa propre hégémonie. Et la moindre velléité unitaire bute immanquablement sur ces conflits d'intérêts, sur ces États et ces classes dominantes, trop attachés à leurs avantages particuliers existants pour risquer de les remettre en cause aussi peu que ce soit au profit d'un intérêt général qu'ils estiment hypothétique.

En fait, l'unité arabe ne pourrait se réaliser qu'en brisant la résistance de toutes ces couches sociales privilégiées, en coupant les liens d'intérêt, les privilèges qui attachent telle ou telle bourgeoisie ou fraction de bourgeoisie à son appareil d'État ou à l'impérialisme, en abattant le pouvoir politique qui les protège. Elle impliquerait de détruire ces appareils d'État qui sont, en définitive, des instruments profondément conservateurs contribuant à maintenir, chacun à sa façon, le Moyen-Orient sous la coupe de l'impérialisme.

Mais pour accomplir ces tâches, il faut une force qui n'ait, justement, aucun privilège à défendre, qui n'ait rien à perdre dans un bouleversement complet de toutes les structures politiques. Elle ne peut venir que des profondeurs des masses exploitées, des prolétaires et des sous-prolétaires des villes, des masses déshéritées des campagnes.

A de nombreuses reprises, justement, les mouvements populaires qui ont enflammé le Moyen-Orient ont témoigné de la profonde révolte qui pouvait animer celles-ci contre l'oppression exercée par les classes dominantes et par l'impérialisme. Ils ont montré aussi combien cette révolte pouvait être communicative, combien les peuples de toute la région, qui parlent la même langue, qui ont toute une histoire commune, peuvent avoir conscience de leurs intérêts communs et se retrouver dans une même cause. L'aspiration à l'unité arabe, au fond, n'est qu'une expression de ce sentiment de révolte, de cette conscience qu'ont les opprimés de leur communauté d'intérêts.

Mais justement, il ne s'est jamais trouvé des dirigeants, des partis, qui aient réellement cherché à se faire, de façon conséquente et résolue, l'expression politique de ces mouvements des classes opprimées et qui tentent de les faire aller jusqu'au bout de leurs possibilités. Cela n'a été le cas, bien sûr, ni des représentants des vieilles classes féodales, ni de ceux des différentes bourgeoisies, même lorsqu'ils faisaient mine de s'opposer à l'impérialisme. Mais cela n'a pas été le cas non plus des diverses fractions de petits-bourgeois nationalistes plus ou moins radicaux qui, à un moment ou à un autre, se sont disputé le titre de leader « progressiste » du monde arabe.

Un Nasser, un Assad ou un Kadhafi pouvaient bien faire des discours démagogiques pour l'unité arabe et contre l'impérialisme ; chaque fois que les masses populaires sont entrées en scène, ont commencé à mener des luttes avec leurs moyens propres, dans lesquelles commençaient à apparaître leurs propres objectifs, leurs propres revendications, tous ces dirigeants ont montré combien ils craignaient qu'elles n'apprennent à se battre pour leur propre compte, d'un pays à l'autre, sans plus respecter les frontières. Et chaque fois que ce risque-là est apparu, on les a tous vus, des plus « progressistes » aux plus réactionnaires, et y compris les dirigeants du mouvement palestinien, se comporter en hommes d'État, en gardiens de l'ordre bourgeois qui n'avaient de cesse d'avoir écrasé le mouvement populaire ou qui, en dépit de déclarations de solidarité hypocrites, se réjouissaient de le voir écraser par d'autres.

Cela s'est produit à bien des reprises, et notamment lorsque les luttes du peuple palestinien se développaient et tendaient à devenir le catalyseur des luttes et des aspirations des autres peuples arabes. Tous les dirigeants des États arabes se sont alors révélés les complices, ou les acteurs directs de la répression sanglante du mouvement populaire, que ce soit en Jordanie lors du « septembre noir » de 1970 ou au Liban durant la guerre civile commencée en 1975. Et les dirigeants palestiniens eux-mêmes, en fait, ont refusé de saisir ces occasions qui s'offraient à eux, ont privilégié une politique de recherche d'accords et d'alliances avec tel ou tel État ou groupe d'États arabes ou avec l'impérialisme. Ils se sont faits ainsi, d'une certaine façon, les complices de l'écrasement de leur propre peuple, et même finalement de leur propre défaite.

Cela signifie que l'unité arabe, en réalité, ne pourra être réalisée par aucun de ces petits-bourgeois nationalistes, qu'ils s'appellent Kadhafi ou Arafat ou qu'ils se veulent une réédition de Nasser, car ils n'ont quoi qu'ils en disent rien de révolutionnaires. Elle ne pourra être l'oeuvre que du prolétariat, s'il sait se donner ses objectifs propres, sa propre organisation et se porter à la tête des luttes des masses opprimées de tout le Moyen-Orient, se donner une politique pour unifier cette lutte et la placer dans le cadre de la lutte qui se déroule, à l'échelle mondiale, entre le prolétariat international et le système de domination impérialiste.

Mais les bourgeois ou les petits-bourgeois nationalistes qui, à une époque, ont pu apparaître comme les représentants des aspirations des peuples arabes et notamment de leur aspiration à l'unité, ont désormais démontré qu'ils sont tous, à un degré ou à un autre, les complices de la domination impérialiste sur le Moyen-Orient. Et c'est là, en définitive, la raison pour laquelle celle-ci, d'une crise à l'autre, réussit à se perpétuer.

Les « créneaux » de l'impérialisme français

A l'intérieur du système de domination impérialiste, il y a toujours des nuances, des attitudes différentes, des divergences d'intérêt entre les grandes puissances. L'impérialisme américain et les impérialismes mineurs anglais et français ont pu par exemple, à plusieurs reprises, échanger leurs rôles.

Ainsi, après la naissance d'Israël, l'impérialisme français, qui n'avait joué aucun rôle dans sa création, se montra pendant des années le plus pro-israélien des impérialismes occidentaux, plus encore que les États-Unis. L'expédition de Suez en témoigne, mais aussi les fournitures d'armes françaises à Israël, très nombreuses dans les années cinquante, et la coopération militaire très étroite qui se développa alors entre les deux pays. Les États-Unis, à l'époque, préféraient laisser ce rôle à la France. Ils craignaient, en affichant une collaboration trop visible entre Israël et les États-Unis, d'augmenter leurs difficultés auprès des États arabes.

Mais par la suite, les rôles se sont modifiés. Israël s'est montré de plus en plus enclin à acheter des armes américaines. De leur côté, les États-Unis, de plus en plus préoccupés par la montée du nationalisme arabe, se montraient mieux disposés à l'égard d'Israël et acceptèrent de lui vendre des armes.

La France perdit donc un client au Moyen-Orient, mais réciproquement les États-Unis, du fait de leurs relations de plus en plus voyantes avec Israël, eurent des difficultés croissantes avec leurs clients arabes. Il y avait là un créneau où se placer et l'impérialisme français le fit.

A la fin des années soixante, on vit le régime gaulliste se préoccuper d'améliorer les relations avec les pays arabes. Il était d'ailleurs débarrassé de la guerre d'Algérie, et ces relations devenaient plus faciles. C'est ainsi que, lors de la guerre israélo-arabe de juin 1967, alors que l'ensemble des pays occidentaux affirmaient d'une façon ou d'une autre leur soutien à Israël, le régime gaulliste proclama sa neutralité. Il mit l'embargo sur la livraison de cinquante avions Mirage-5 de Dassault à Israël. C'était en réalité un geste de pure propagande car, à la veille même des hostilités, d'importantes livraisons d'armes françaises avaient été faites à Israël, et les contrats de coopération militaire franco-israélienne ne furent pas interrompus. Mais de Gaulle renouvela le désaveu, notamment un an plus tard, lors d'un raid israélien sur l'aéroport de Beyrouth, et saisit toutes les occasions, par la suite, d'affirmer que, dans le conflit israélo-arabe, le gouvernement français était en faveur d'une solution négociée tenant compte des droits des Palestiniens et avait une position « d'équilibre » entre les belligérants.

C'était une position parfaitement hypocrite. Le gouvernement français n'a bien sûr jamais rien fait d'autre que des déclarations dans ce sens. En réalité, il ne rompait pas la solidarité occidentale. La présence d'Israël et sa politique agressive, la menace permanente qu'il faisait planer contre les velléités nationalistes des gouvernements arabes, étaient devenues un élément fondamental de la politique de l'impérialisme occidental au Moyen-Orient, et l'impérialisme français en profitait comme les autres. Il se contentait en somme d'apparaître comme le moins pro-israélien des gouvernements occidentaux.

D'ailleurs en fait, la plupart des gouvernements arabes ne lui en demandaient pas plus. Grâce aux déclarations des gouvernements français, il était moins compromettant pour les États arabes de commercer ou passer des contrats avec des sociétés françaises qu'avec, par exemple, des sociétés américaines ou anglaises, et cela permettait de garder à leur politique extérieure un aspect de « non-alignement » plus acceptable pour leur opinion publique. Les dirigeants arabes s'en contentaient. Eux-mêmes, en fait, se moquaient bien du peuple palestinien. Ils l'ont montré. Alors, ils ne demandaient pas au gouvernement français de faire de l'attitude sur ce problème autre chose que ce qu'elle était pour eux-mêmes : un thème de propagande.

En tout cas, dans cette période des années soixante et soixante-dix et en partie grâce à cette politique dite « d'équilibre », le gouvernement français a réussi à reprendre pied sur un certain nombre de marchés du Moyen-Orient. L'Irak et l'Iran du chah, notamment, mais aussi l'Arabie Saoudite sont devenus des clients privilégiés de l'impérialisme français, en particulier pour les fournitures d'armes, mais aussi pour un certain nombre de gros chantiers : constructions de routes, d'hôpitaux, d'universités ou... de centrales atomiques. L'impérialisme français a repris pied également dans un de ses marchés traditionnels, l'Egypte, grâce à la politique d'ouverture économique inaugurée par le président égyptien Sadate en 1974, qui mettait définitivement fin à la période du nassérisme.

Il faut dire aussi qu'en 1973, la guerre israélo-arabe - la quatrième du genre déjà - et la crise du pétrole qui a suivi ont eu pour conséquence la hausse rapide des prix de celui-ci et ont mis entre les mains d'un certain nombre d'États producteurs de pétrole, dont l'Irak et l'Arabie Saoudite, des sommes importantes qu'ils ne demandaient qu'à dépenser. Les capitalistes et les banquiers français étaient parmi les premiers sur les rangs pour vendre leurs produits et placer les « pétrodollars » provenant des revenus pétroliers.

Grâce à cette politique, les « pétrodollars », ces milliards de dollars payés pour l'augmentation des prix du pétrole du Moyen-Orient, sont revenus aussitôt sur les comptes en banque d'un certain nombre de grands capitalistes et de banquiers français. Ils se sont convertis en achats de « Mirage » et d'équipements électroniques militaires, c'est-à-dire en milliards de profits pour Dassault ou Thomson. Ou bien ils sont revenus sous forme de commandes d'équipements, de gros chantiers tel que l'hôpital et l'université de Ryad, en Arabie Saoudite, qui ont fait la fortune de la maison Bouygues.

Seulement, le prix de tout cela, le prix de tous ces profits, c'est la guerre, la guerre permanente du Moyen-Orient. Car une crise y est toujours suivie d'une autre crise, une guerre d'une autre guerre.

Il y a eu les guerres israélo-arabes successives bien sûr, qui étaient le résultat logique de la création de l'État d'Israël et de la politique de l'impérialisme, anglais d'abord, américain ensuite. Mais il y a eu aussi toutes les autres, par exemple la guerre du Liban qui, elle, est la conséquence directe de la politique menée par la France au temps où c'était l'une de ses colonies.

Quand le Liban était un sanctuaire pour le capital financier

Après l'indépendance, le régime politique intérieur du Liban était resté exactement semblable à ce qu'il était à l'époque coloniale. Les fractions musulmane et chrétienne des classes dirigeantes avaient conclu un pacte, dit le « Pacte National », en s'engageant à ne pas toucher à la structure coloniale mise en place par la France dans les années vingt, lorsqu'elle avait créé la République libanaise. Cela signifiait que la bourgeoisie musulmane, par exemple, s'engageait à ne pas revendiquer le rattachement du Liban à la Syrie, et à ne pas remettre en cause la prééminence de la bourgeoisie chrétienne maronite dans l'État. En retour, la bourgeoisie chrétienne maronite acceptait de se passer de la protection directe de l'impérialisme français et de réclamer l'indépendance. En outre, elle acceptait de réserver quelques places, à la tête de l'État, aux autres clans confessionnels.

Ce compromis était basé sur le fait que les chrétiens étaient censés être majoritaires, alors que chacun savait bien qu'ils ne l'étaient plus et que la population musulmane croissait plus vite. C'était une construction politique qui ne pouvait qu'éclater à plus ou moins long terme, et il n'y a pas à chercher plus loin pour trouver l'origine de la guerre civile libanaise.

Il n'empêche que, pendant trente ans, le régime libanais s'est maintenu. C'était toujours trente ans de gagnés, même si chacun savait que tout allait s'écrouler un jour. Et en attendant, dans les pays occidentaux, pour parler du Liban, on disait que c'était un bel exemple, un pays démocratique, un régime parlementaire et libéral. Et on vantait sa prospérité économique.

L'impérialisme français avait besoin, lorsqu'il s'était implanté au Moyen-Orient, d'un intermédiaire commercial et financier. Il s'était servi pour cela de la bourgeoisie chrétienne libanaise et celle-ci a gardé ce rôle quand le Liban a cessé d'être une colonie. Dans les années cinquante et soixante, grâce au boom de l'extraction pétrolière et à l'afflux des capitaux occidentaux, elle a développé pleinement ses facultés dans ce domaine. Elle a même bénéficié du conflit israélo-arabe, qui a détourné vers Beyrouth une partie du commerce qui passait auparavant par la Palestine. Le Liban se proclamait un pays arabe, et pour les États arabes, il valait mieux commercer avec le Liban qu'avec Israël bien sûr, ou même que s'adresser directement aux puissances impérialistes, même s'il ne jouait qu'un rôle d'intermédiaire, de représentant local.

Tous les placements, toutes les transactions, de l'import-export traditionnel au commerce des armes ou à celui du pétrole, les exportations légales ou illégales de capitaux, sans oublier les casinos ou les boîtes de nuit pour émirs en mal de distractions, ou les grands hôtels et centres de villégiature pour bénéficier dans la sécurité d'un climat méditerranéen moins étouffant que celui des déserts d'Arabie ; on trouvait tout cela à Beyrouth et aux alentours. Les banques libanaises regorgeaient de capitaux, et tout cela enrichissait toute une grande bourgeoisie - en grande partie chrétienne, mais aussi musulmane sunnite - et aussi une petite-bourgeoisie relativement nombreuse, en majorité chrétienne elle aussi, qui bénéficiait d'un niveau de vie à l'occidentale.

Bien sûr, cette minorité privilégiée était, tout compte fait, relativement peu nombreuse, et les plus grands profits faits au Moyen-Orient ne restaient pas à Beyrouth. Ils repartaient vers l'occident pour enrichir les grandes sociétés américaines et européennes. Mais le simple fait qu'ils passaient par Beyrouth suffisait à enrichir, au passage, toute cette bourgeoisie et cette petite-bourgeoisie libanaises, qui touchaient en somme leur pourcentage sur les transactions de toutes sortes entre les pays du Moyen-Orient et les pays impérialistes. Et, pour pouvoir continuer à jouer ce rôle, la bourgeoisie libanaise avait un besoin vital de cette existence séparée de l'État libanais qui en faisait un État-refuge, une sorte tout à la fois de Suisse, de Lichtenstein, de Liberia et de principauté de Monaco du Moyen-Orient. Et c'est pourquoi, chaque fois que sa stabilité politique semblait menacée, elle était la première à aller chercher le soutien des États impérialistes pour qu'ils volent au secours du Liban menacé dans son indépendance.

Sans doute, là aussi, le capital financier français, qui avait présidé en son temps à la création de la place de Beyrouth, n'était plus tout seul. Les capitaux américains l'avaient en partie supplanté. Mais le capital français garda tout de même des positions, grâce à son antériorité dans la place, grâce à ces fameux « liens traditionnels de la France et du Liban » qui faisaient que les financiers libanais, qui parlaient français, étaient parfois plus tentés d'exporter leurs capitaux vers la France que vers les États-Unis, et d'acheter des magasins ou des appartements sur les Champs-Elysées plutôt que sur la Cinquième Avenue. Et finalement, grâce à sa présence au Liban, le capital financier français a touché ainsi lui aussi ses dividendes dans l'exploitation du Moyen-Orient, même s'il n'avait pratiquement pas de rôle direct dans la principale source de profits qui était, sur place, l'exploitation pétrolière dominée par les compagnies américaines et anglaises.

Alors, on peut dire que le régime libanais pendant trente ans est resté stable, mais à condition du moins de ne pas y regarder de trop près. C'est ainsi qu'en 1958, il a déjà fallu un débarquement américain de cinq mille « Marines » pour le soutenir, car il menaçait d'être emporté par une guerre civile.

Mais même cette stabilité très approximative ne pouvait guère durer et, en 1975, ce fut l'éclatement de la guerre civile libanaise, celle qui dure encore aujourd'hui.

La guerre civile libanaise

Aujourd'hui, tous les dirigeants politiques français, de droite et de gauche, parlent avec des trémolos dans la voix de la nécessité de défendre « la présence française au Liban », sous prétexte de défendre les Libanais, leur droit à l'existence, à l'indépendance, à la paix, leur droit à sortir de cette situation de guerre civile qui dure depuis maintenant plus de dix ans. Et ils affirment que, lorsqu'un contingent de militaires français est envoyé là-bas pour intervenir, c'est en toute neutralité, pour séparer les fractions rivales et les empêcher de s'entre-tuer... En somme, la présence au Liban de contingents français aurait simplement un but humanitaire.

Eh bien, parlons-en un peu, de ces buts humanitaires du gouvernement français au Liban. Il est curieux de constater combien ces sentiments humanitaires ont varié en relation avec les différentes phases que cette guerre civile a connues. Ces sentiments humanitaires ont été à géométrie variable. En fait, ils se sont toujours adressés aux privilégiés du Liban, à ces alliés de l'impérialisme français. Jamais aux autres.

Car il faut maintenant parler de l'autre face de cette prospérité libanaise, sur laquelle tout le monde s'extasiait. C'est vrai que Beyrouth pouvait offrir à un observateur superficiel le visage d'une ville à l'occidentale en plein Moyen-Orient, avec ses commerces de luxe et ses rues encombrées de voitures américaines. Mais, à deux pas des buildings ultramodernes et des boutiques à la mode, il y a avait la misère noire, la misère du Tiers Monde ; il y avait la « ceinture de misère », une suite presque ininterrompue de bidonvilles et de camps de réfugiés palestiniens qui ceinturait la ville. Il y avait à deux pas de la prospérité du Liban des riches ceux sur qui s'appuyait cette richesse.

Car au Liban, il y avait aussi des pauvres ; d'abord des Libanais pauvres. Et ces Libanais pauvres vivaient souvent dans les mêmes quartiers, dans les mêmes camps de réfugiés que les centaines de milliers de Palestiniens réfugiés au Liban à la suite des différentes guerres israélo-arabes.

Ces masses populaires, ainsi rassemblées aux portes du Beyrouth des grands buildings, représentaient un danger pour la grande bourgeoisie au pouvoir. D'autant plus que, au début des années soixante-dix, les Palestiniens s'étaient organisés, armés et constitués en milices ; et cela avait donné une impulsion à l'organisation et à la lutte au sein des masses libanaises elles-mêmes. On avait assisté à une montée des grèves, à des progrès des partis de gauche, à des manifestations populaires, à des mouvements de solidarité entre les Libanais des classes pauvres et les Palestiniens.

C'était, encore une fois, la preuve des potentialités de lutte présentes au sein des masses déshéritées du Moyen-Orient. Développées, coordonnées et unifiées, organisées et dirigées consciemment dans une lutte contre la présence impérialiste et ses serviteurs locaux, qu'ils soient israéliens ou arabes, elles auraient pu devenir une force invincible. Mais les dirigeants de la gauche libanaise - qui étaient en fait plutôt, eux aussi, des chefs de clan musulmans ou druzes - et ceux des organisations palestiniennes préférèrent les ignorer ou s'y opposer. Les premiers cherchèrent seulement à tirer parti de la situation en vue d'une vague réforme de l'État libanais donnant un peu plus de place aux musulmans et aux druzes et un peu moins aux chrétiens. Les seconds proclamèrent une fois de plus que leur seul objectif était la création d'un État palestinien, et que les combats sociaux ou politiques qui se déroulaient au Liban ne les concernaient pas.

Et pourtant, qu'ils l'aient voulu ou non, ils étaient concernés. La lutte naissante des masses populaires, des classes déshéritées libanaises et palestiniennes représentait un danger pour l'impérialisme et ses relais locaux. Du fait de la politique des hommes qui étaient à leur tête, elles n'en étaient guère conscientes et surtout elles étaient mises hors d'état d'utiliser tous leurs moyens, toutes les forces qui pouvaient leur permettre de vaincre. Et, comme c'est trop souvent le cas, leurs ennemis de classe eurent une conscience bien plus claire de la situation et du danger qu'elle recélait pour eux que les prolétaires n'en eurent eux-mêmes.

Dans le camp des privilégiés libanais, un certain nombre d'hommes politiques voyaient parfaitement le danger que représentait cette montée des masses, et préférèrent le conjurer au plus vite. Un parti d'extrême droite, le parti des « Kataeb », dit parti phalangiste, particulièrement implanté au sein de la petite-bourgeoisie chrétienne maronite, prit les devants et déclencha la guerre civile.

Celle-ci commença par un massacre de Palestiniens, le 13 avril 1975. Les milices de la gauche libanaise et des Palestiniens réagirent et on s'installa dans la guerre, une guerre sans merci dans laquelle on ne compta plus les massacres aveugles.

C'était au fond une guerre de classe, où l'on trouvait d'un côté le parti des privilégiés qui tuait par panique de voir ces privilèges emportés, de l'autre les pauvres qui se battaient pour survivre. Malheureusement, c'est précisément ce caractère de classe de la guerre que tous les dirigeants cherchèrent à obscurcir, à dissimuler derrière des objectifs nationalistes ou confessionnels. Et il ne se trouva aucune organisation pour chercher à tenir aux exploités libanais et palestiniens un langage de classe et pour s'adresser en leur nom, par-delà les frontières, à tous les exploités de la région.

Dans ces conditions, les dirigeants qui étaient à la tête des masses populaires et qui avaient été incapables de mener leurs luttes, se révélèrent capables, par contre, de les dévoyer en de multiples luttes micro-nationales et confessionnelles, dans une guerre qui prit de plus en plus l'aspect d'un affrontement entre les divers clans chrétiens, musulmans et druzes, et où les objectifs de classe, les objectifs d'ensemble étaient systématiquement étouffés.

Nous n'allons pas refaire ici l'histoire de cette guerre qui a abouti à des massacres sans nombre, des interventions étrangères successives, et au démembrement de fait du Liban entre des zones occupées par toute une série d'armées rivales. Tout le monde, parmi les bonnes consciences de l'impérialisme occidental, déplore aujourd'hui ce résultat. Mais il n'est que la suite logique de la politique de l'impérialisme. C'est l'impérialisme français qui a mis en place le régime politique libanais et le Liban lui-même, ce concentré de conflits qui ne pouvaient qu'éclater. Et si, de plus, le régime a été encore déstabilisé par les conséquences d'un autre conflit, le conflit israélo-arabe voisin qui s'est traduit par l'intrusion des Palestiniens dans la vie politique libanaise, c'est encore un des résultats de la politique de l'impérialisme, anglais cette fois, qui a été à l'origine du problème palestinien. Et finalement, si Libanais et Palestiniens furent entraînés dans la même guerre civile, c'est que le problème palestinien et le problème libanais n'étaient que deux facettes de ces mêmes contradictions, de ces mêmes conflits insolubles que la présence impérialiste a créés au Moyen-Orient.

Et en fait, durant toute la guerre, l'impérialisme est sans cesse resté présent. Les puissances impérialistes ne sont pas toujours intervenues directement. Mais elles ont veillé, sans cesse, à éviter que le conflit libanais ne débouche sur une solution un tant soit peu favorable aux masses populaires libanaises et palestiniennes. Elles sont intervenues de différentes façons, apportant tour à tour leur soutien à telle ou telle force, mais toujours avec le même objectif, avec la même solidarité fondamentale : la solidarité avec le Liban des riches, dont les intérêts sont liés à ceux des puissances occidentales, et contre les masses populaires qu'on laissait massacrer.

Dans un premier temps, en 1976, c'est la Syrie elle-même qui est intervenue, avec l'aval des puissances occidentales, pour écraser la gauche libanaise et les Palestiniens. Puis cela a été l'armée israélienne, en 1978. Puis le gouvernement français a envoyé des Casques bleus, dans le cadre de la FINUL, la Force des Nations Unies, qui était censée s'interposer entre Palestiniens et Israéliens, mais qui ne s'est jamais interposée qu'à sens unique.

Enfin, en 1982, on a assisté à l'invasion massive du Liban par l'armée israélienne. Cela a été une véritable guerre de conquête, du terrorisme d'État en grand, avec des bombardements qui ont fait des dizaines de milliers de morts et des destructions sans nombre. Le but était de briser définitivement les Palestiniens et la gauche.

Et c'est après que l'armée israélienne ait fait ce sale travail, après seulement qu'on l'ait bien laissée massacrer et détruire, que les troupes françaises sont arrivées, soi-disant pour protéger le Liban et son gouvernement légal.

Mais, cela vaut la peine de raconter d'où sort ce fameux « gouvernement légal » libanais. Les attentats commis à Paris ont fait couler beaucoup d'encre à propos d'une famille libanaise, la famille Abdallah, et des portraits de deux de ses fils ont été collés sur tous les murs de Paris. Mais il y a d'autres familles intéressantes au Liban, par exemple la famille Gemayel. Il vaut la peine aussi de parler d'elle puisque c'est elle qui est installée à la présidence de la République et que les troupes françaises sont allées protéger.

Le père, c'était Pierre Gemayel, mort en 1984, admirateur de Hitler et Mussolini, fondateur du parti fasciste du Liban, le parti phalangiste, ce parti d'extrême-droite qui a déclenché la guerre civile. Il avait un fils, Béchir, chef des milices du parti ; et c'est ce chef de bande quia été élu président de la République libanaise en août 1982, au cours d'un simulacre d'élection, par quelques dizaines de députés dans un parlement libanais entouré de tous côtés par des chars israéliens, le tout aux applaudissements des puissances occidentales.

Il est vrai que Béchir a dû déplaire à quelqu'un -peut-être à Israël lui-même d'ailleurs - car un mois plus tard, il est mort dans l'explosion de l'immeuble de son parti. Mais comme la famille Gemayel a des ressources, elle a sorti son autre fils, Amine. Lui, présentait mieux. Plus que chef de bande, il a le style chef de banque, puisque c'est un grand financier et qu'il gère une bonne partie des affaires familiales. Il a été élu président de la République à son tour, mais cette fois sous la protection de tout le monde à la fois : les troupes israéliennes, mais aussi les troupes françaises, américaines et italiennes qui étaient intervenues à leur tour au Liban, entre temps.

Et le tour a été joué. Il y a un « gouvernement légal ». Amine Gemayel a une allure plus respectable sur le plan international que feu son frère. Mais c'est toujours le même clan qui détient le poste suprême, et qui est à la fois le clan des bandes armées d'extrême-droite, des grands privilégiés chrétiens, et celui des hommes d'affaires bien introduits dans les milieux de la haute finance internationale.

Alors, on peut toujours nous parler de la famille Abdallah. Nous ne savons pas si c'est, vraiment, une famille de terroristes. Mais ce qui est sûr, c'est que la famille Gemayel est une famille de gangsters ; et que ce sont ces gangsters que l'armée française protège au Liban !

Il est vrai que dans la situation qui est celle du Liban d'aujourd'hui, ce gouvernement n'a pas beaucoup d'autorité réelle, mais cela n'a pas d'importance : il ne sert pas à cela, il sert seulement de prétexte légal à toutes les interventions impérialistes.

Et puis, il faut ajouter encore que la famille Gemayel est très serviable et bien reconnaissante à l'égard de l'impérialisme français. En faisant des destructions au Liban, les dirigeants israéliens espéraient décrocher ensuite les commandes de la reconstruction. Eh bien non, grâce à son intervention et à ses bonnes relations avec la bande des Gemayel, c'est la France qui les a eues. Elle est restée le premier fournisseur du Liban. C'est elle qui a équipé l'armée d'Amine Gemayel, car il fallait bien lui fournir une armée. C'est elle aussi qui a décroché les commandes pour rééquiper les hôpitaux ou les centraux téléphoniques détruits par la guerre, ou même fait des affaires en vendant... des médicaments ! Et tout cela a fait de l'argent pour Thomson ou sa filiale, Thomson CGR, spécialisée dans le matériel médical et pour bien d'autres.

Et pendant ce temps, pendant que tout ce monde fait des affaires, la guerre civile ne se règle pas. Mais les dirigeants impérialistes préfèrent qu'elle dure encore dix ans, vingt ans ou plus, plutôt qu'il soit dit que les privilégiés libanais qui ont lié leur sort à l'impérialisme, que l'État libanais, que les frontières du Liban telles qu'elles ont été dessinées par l'impérialisme puissent être remis en cause. Et c'est une façon de dire à tous les peuples de tout le Moyen-Orient que les puissances occidentales, quoi qu'il arrive, ne laisseront pas modifier l'ordre - ou plutôt le désordre - impérialiste, telles qu'elles l'ont installé et perfectionné !

« L'Union Sacrée » des politiciens français

Voilà donc ce que l'impérialisme français a fait dans le passé au Liban, et ce qu'il fait aujourd'hui. Il y a une continuité. La France n'est plus la puissance coloniale qu'elle était au début de ce siècle. Mais c'est toujours une puissance impérialiste. Et lorsqu'on nous parle de maintenir la « présence française » là-bas, c'est toujours de la même présence qu'il s'agit la présence des intérêts français, des banques françaises, des capitalistes et des marchands d'armes français. C'est pour que ces gens-là aient leur part dans l'exploitation du Moyen-Orient, leurs parts de marchés, leurs parts des dividendes, que des soldats français sont envoyés là-bas et que le gouvernement français est partie prenante dans toutes les opérations militaires, ou bien dans toutes ces discussions internationales destinées à régler le sort du Moyen-Orient entre grands, sans demander leur avis aux populations qui y vivent.

Tous les dirigeants politiques français sont bien d'accord là-dessus, remarquons-le. Ils peuvent se chamailler à propos du prochain découpage électoral, se disputer en vue des prochaines élections présidentielles. Mais là-dessus, ils sont tous d'accord. Ils sont pour la fermeté, pour la défense de la « présence française au Liban ». Il n'y a pas de fausse note, car cela, c'est du sérieux ; c'est les intérêts de l'impérialisme français, les intérêts des banques, les intérêts de Bouygues, de Thomson, de Dassault ou de bien d'autres trusts, nationalisés ou pas. Et cela, tous les hommes politiques français le respectent. C'est vrai de Chirac et de Giscard et de Le Pen, bien sûr, mais c'est vrai aussi de Mitterrand et du Parti Socialiste. Et c'est même vrai du Parti Communiste lui-même. Il ne le dit pas exactement de la même façon, il dit bien qu'il faudrait tenir un peu plus compte des intérêts des peuples du Moyen-Orient. Mais c'est pour dire que la fameuse « présence française au Liban » serait mieux défendue si on l'écoutait un peu plus !

Oui, tous ces gens-là participent au même mensonge. Ils sont conscients. Ils ne veulent pas que les travailleurs, ici en France, sachent les véritables raisons de cette guerre que l'impérialisme français contribue à mener au Moyen-Orient, en notre nom. Ils ne veulent pas qu'ils sachent que si des soldats français vont mourir là-bas, ou si des clients du magasin Tati sont morts fauchés par des bombes, c'est pour qu'au Moyen-Orient les banquiers et les capitalistes français puissent contribuer à faire des affaires, sur le dos des peuples, tout comme ils font des affaires sur le dos des travailleurs qu'ils emploient ici, en France.

Tout cela, les travailleurs de France, pouvaient l'ignorer. Cela se passait loin d'ici, au Moyen-Orient. C'est une situation compliquée, qu'ils pouvaient ne pas comprendre, d'autant plus que personne ne faisait rien pour l'expliquer. Mais maintenant, c'est sur un trottoir de Paris ou dans un magasin, ou en rentrant chez soi en métro qu'on peut tomber victime de la guerre du Moyen-Orient. Alors cette guerre, il devient plus difficile de l'ignorer. Et les travailleurs de France auraient tort de le faire.

Car cette guerre, ils la payent eux aussi. Ils payent le budget militaire, les avions et les armements qu'on envoie là-bas. Ils payent lorsqu'un soldat français se fait tuer là-bas. Ils payent lorsque des bombes sautent ici, à Paris. Mais ce n'est encore rien, ou presque rien, à côté de ce qu'on peut leur faire payer demain.

A cette guerre, l'impérialisme français ne participe encore que de façon limitée, pour ainsi dire sur la pointe des pieds. Il participe, mais il se débrouille encore pour se battre par personne interposée, en comptant sur les soldats israéliens ou sur les miliciens de la droite libanaise ou même sur les soldats syriens, plus que sur les soldats français qui n'ont encore qu'un rôle d'appoint, un rôle de comparses. Mais il tient à y être, il tient à défendre cette politique et à ne pas reculer, car il sait que demain, il peut être amené à s'engager plus avant.

L'ennemi est dans notre pays

Oui, l'impérialisme français peut avoir demain ou après-demain des raisons matérielles solides pour intervenir plus directement et plus massivement au Moyen-Orient. Mais il ne peut le faire que s'il parvient à entraîner les exploités, par la contrainte ou par la tromperie. Car si c'est toujours dans l'intérêt du grand capital que les guerres, que les expéditions coloniales se font, c'est toujours avec la peau des fils d'ouvriers et de paysans.

Alors c'est maintenant, alors que le processus n'est pas encore vraiment engagé, qu'il faut que la classe ouvrière se refuse à toute espèce de solidarité avec ses exploiteurs, à toute espèce d'unanimité nationale.

Non, il n'y a pas intérêt national commun, pas même face à des actions terroristes, à supposer même que ces actions ne soient pas, encore une fois, le fait de provocateurs ou de manipulation des services secrets.

C'est une des raisons d'ailleurs pour lesquelles les révolutionnaires sont opposés au terrorisme. Les actions terroristes ne touchent pas le véritable adversaire, le grand capital et ses serviteurs politiques ; ces gens-1à ne sont certainement pas impressionnés par quelques bombes qui sautent chez Tati ou dans le métro, eux qui acceptent que toute une ville, tout un pays soient détruits pour leurs intérêts. Les actions terroristes servent tout au plus de prétexte aux dirigeants d'un pays impérialiste comme la France pour essayer d'entraîner derrière eux leur propre peuple.

Eh bien, il n'y a pas d'intérêt national commun entre les bourgeois et les prolétaires de France. Et n'oublions pas que c'est à partir du moment où les travailleurs commencent à croire qu'il y en a un, à partir du moment où ils acceptent qu'au nom de ce prétendu intérêt national leur bourgeoisie se lance dans des entreprises guerrières contre d'autres peuples, que les prolétaires s'engagent dans un engrenage. Ils donnent alors à leurs dirigeants les moyens politiques, moraux, psychologiques de les entraîner dans bien d'autres aventures guerrières. Car c'est de cette façon-là aussi que les prolétaires de l'époque ont pu être entraînés derrière leur bourgeoisie lors des deux précédentes guerres mondiales.

Approuver aujourd'hui Mitterrand ou Chirac lorsqu'ils parlent de la nécessité de défendre la présence française au Moyen-Orient, c'est se préparer à ce que, demain, les mêmes ou peut-être un autre plus apte à l'emploi, un Le Pen, envoient comme corps expéditionnaire des jeunes travailleurs de France, au Liban ou ailleurs. Ils iront servir de chair à canon là-bas, et on leur fera croire qu'ils meurent pour la patrie alors qu'ils iront mourir simplement pour que les Balladur et les Dassault d'hier et d'aujourd'hui continuent à faire fortune dans la vente de fruits secs, de canons ou de matériel électronique.

On n'en est pas là, sans doute. En 1913 non plus, on n'en était pas là, ni en 1938. Mais en 1914 et en 1939, on y était. En 1913 et en 1938, on pouvait peut-être encore l'empêcher. Mais en 1914 et en 1939, il était trop tard pour le faire.

Alors, ce n'est pas demain, c'est maintenant que les travailleurs de France doivent comprendre, se préoccuper de la politique que les dirigeants de l'impérialisme français mènent en leur nom là-bas, au Liban, au Moyen-Orient ou en Afrique ou ailleurs. C'est maintenant qu'ils peuvent voir que leur ennemi n'est pas là-bas, de l'autre côté de la Méditerranée, mais ici. L'ennemi est dans notre pays ; ce sont les banquiers et les capitalistes français qui nous exploitent aujourd'hui et nous feront peut-être faire la guerre demain. Et c'est le même ennemi que celui des travailleurs, des masses populaires pauvres du Liban, de Palestine ou de tout le Moyen-Orient.

Oui, c'est le même ennemi. Mais les travailleurs de France - quelle que soit d'ailleurs leur nationalité, qu'ils soient français ou immigrés, qu'ils soient nés en France ou dans un autre pays d'Europe, ou en Afrique ou dans un pays arabe - sont certainement ceux qui ont le plus de possibilités, le plus de moyens pour se battre contre cet ennemi et pour le vaincre.

Les travailleurs, les masses populaires pauvres du Moyen-Orient, lorsqu'ils se battent, n'ont pas sous la main leur principal ennemi. Nous, nous l'avons. C'est ici que les capitalistes et les banquiers français ont leur pouvoir, leurs banques, leur armée, et c'est sur les travailleurs de France que tout cela repose. Et ceux-ci ont les moyens de le jeter à bas, d'exproprier le grand capital, d'en finir avec cette société qui est non seulement une société de chômage et de crise mais qui, si le prolétariat n'y prend pas garde, s'il ne se donne pas les moyens de la renverser, fait sans arrêt ressurgir le danger de guerre !

Annexe

L'impérialisme français en Egypte

Parmi les pays du Moyen-Orient qui font depuis longtemps l'objet des convoitises de l'impérialisme français, il faut en mentionner un qui, s'il ne fut jamais directement colonisé par lui, a presque toujours tenu une des premières places dans ses investissements outre-mer : il s'agit de l'Égypte.

En 1798, la bourgeoisie française victorieuse du vieux régime féodal lui réserva sa première expédition outre-mer. La campagne de Bonaparte aux pieds des Pyramides se traduisit par une occupation qui provoqua à deux reprises des révoltes au Caire et qui fut, aux dires d'un général, pire que la guerre de Vendée contre les Chouans. Malgré tout, on dit qu'elle ne laissa pas que de mauvais souvenirs ; peut-être parce que cette occupation fut brève et parce que les Français, rapidement obligés de repartir, ne furent que des oiseaux de passage ? Peut-être parce que l'armée française apportait encore quelque chose de l'esprit révolutionnaire de la bourgeoisie jacobine ? Si cela est vrai, ce fut bien la dernière fois qu'elle le fit.

Le passage de Bonaparte fut pour l'Égypte un ébranlement, le point de départ de son insertion dans le monde moderne, c'est-à-dire capitaliste et bourgeois. Dans la première moitié du XIXe siècle, sous le régime de Mehemet Ali, l'Égypte secoua le joug des Ottomans et entreprit, de manière autoritaire, un effort de modernisation.

Mais cette amorce de développement national s'engageait à une époque où la presque totalité des marchés était déjà dominée par la bourgeoisie européenne. Dans l'Égypte agricole, des cultures furent développées en fonction des possibilités de vente sur les marchés européens. Les fellahs égyptiens commencèrent à produire des plantes industrielles, comme le coton, pour les industriels français ou anglais, et le gouvernement à vendre à des prix fixés à Paris ou à Liverpool. Dans un premier temps, la production ne cessa de croître et les classes dirigeantes égyptiennes de s'enrichir. Au début des années 1860 en particulier, la guerre de Sécession américaine interrompit les livraisons du coton américain vers l'Europe et ouvrit au coton égyptien un marché qui semblait illimité. Une industrie cotonnière naquit, le pays se couvrit de chantiers, de chemins de fer, d'écoles même. Ismaël Pacha, petit-fil de Mehemet Ali, crut pouvoir proclamer alors : « l'Égypte est en Europe ».

Si elle y était, alors c'était pour son malheur, car elle subissait la mainmise des capitalistes européens, en particulier anglais et français. Avant même de s'être totalement libérée de la tutelle ottomane, l'Égypte passa sous celle de ces deux impérialismes, alliés et en même temps rivaux dans leurs visées respectives sur cette région comme sur tout l'empire ottoman.

L'emprise économique européenne sur la vie du pays ne cessa de croître. Rapidement, aux marchands, spéculateurs et escrocs de toute sorte, se superposèrent des banquiers européens auprès desquels le régime égyptien s'endetta.

Dans un premier temps, les financiers français prirent, en Égypte, une longueur d'avance sur leurs collègues anglais. Le percement du canal de Suez fut l'occasion pour eux de réaliser des fortunes colossales. Le nom d'un des grands groupes financiers français, le groupe Indo-Suez, en témoigne encore aujourd'hui.

L'ingénieur français Ferdinand de Lesseps conçut le projet de ce canal qui, en reliant la Méditerranée à l'Océan Indien, devait permettre aux grands navires marchands de gagner l'Inde sans faire le tour de l'Afrique.

En 1859, les travaux financés par la Compagnie française du canal de Suez commencèrent. Les actionnaires français étaient majoritaires. La Grande-Bretagne, alors hostile au projet, s'en tint à l'écart. Le gouvernement égyptien, quant à lui, fournit une partie des capitaux nécessaires et donna les terres concernées par l'ouvrage en concession pour 99 ans.

Ce canal, inauguré en 1869, était essentiellement utile au grand commerce occidental. Il ne rapporta pas grand chose de bon à l'Égypte qui se retrouva rapidement endettée jusqu'au cou, dans une période de surcroît particulièrement difficile. C'était la fin de la guerre de Sécession et les recettes cotonnières baissèrent. Les dépenses, elles, firent un énorme bond. A la politique de grands travaux publics du gouvernement, tels que le réseau ferré ou l'irrigation, s'ajoutaient maintenant les charges consécutives au percement du canal.

En 1874, ce fut la banqueroute de l'Empire ottoman. L'Égypte aussi fut ruinée. La Grande-Bretagne qui, entre temps, avait compris l'intérêt que présentait pour elle le canal de Suez, en profita pour racheter à bas prix les titres égyptiens sur le canal.

Deux ans plus tard, l'Égypte fut déclarée en faillite, et les occidentaux, français et anglais, lui imposèrent la création d'une « caisse de la dette publique », sorte de ministère contrôlé directement par eux, qui leur assurait la maîtrise absolue des finances du pays. Au nouveau Conseil des ministres siégèrent désormais un ministre français et un ministre anglais. Il y eut des tentatives de résistance, de la part des couches dirigeantes en premier lieu, et en particulier de la part des éléments nationalistes de l'armée qui reprochaient au Sultan en place sa position d'homme de paille des impérialistes. Cette fois, ce fut la Grande-Bretagne qui, avec l'accord de la France, prit en main la mise au pas des nationalistes égyptiens et de leur chef de file, un certain colonel Orabi. En 1882, tandis que les flottes française et anglaise croisaient au large d'Alexandrie, les troupes anglaises pénétrèrent en Égypte et, après quelques bombardements, firent leur entrée au Caire. Orabi fut arrêté. Encore formellement membre de l'empire ottoman, l'Égypte était passée sous le contrôle militaire de l'impérialisme occidental.

Au passage, l'Angleterre avait pu rattraper la France et lui rafler la première place dans ce pays qui était une étape capitale sur la route de son empire des Indes. L'Égypte fut donc colonie anglaise. Cependant, le capital financier français resta largement présent. Outre les fructueuses opérations liées au canal de Suez et la place privilégiée conservée par la France aux côtés de l'Angleterre dans l'administration de la dette égyptienne, c'est-à-dire dans le contrôle des finances du pays, les banques françaises prirent position en Égypte.

En tous cas, il fallut attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale et l'instauration du régime de Nasser pour voir l'Égypte desserrer, pour quelques temps seulement, la tutelle de l'impérialisme occidental. Et ce ne fut pas sans avoir à affronter, encore une fois, une opération de police montée en collaboration à Londres et à Paris, l'expédition de Suez d'octobre-novembre 1956...

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