L'URSS lâche ses satellites : la RDA sur orbite de la RFA

AVERTISSEMENT

Le sujet de ce Cercle Léon Trotsky, l'évolution de la RDA, concerne autant l'actualité que l'histoire. Et comme les événements politiques vont vite actuellement dans cette partie du monde, l'exposé fait le 10 novembre serait déjà à réactualiser.

Depuis cette date, le nouveau chef du gouvernement, Hans Modrow, a constitué son gouvernement, avec environ un tiers de « personnalités » qui n'appartiennent pas au SED (le Parti Communiste qui avait jusque là le monopole du pouvoir), et ce gouvernement a obtenu l'investiture de la Chambre des députés à la suite d'un vote majoritaire mais non unanime, ce qui est aussi une grande première.

Des élections « libres, universelles et à bulletins secrets » ont été promises, pour une date non encore déterminée.

Il semble que les nouveaux dirigeants de la RDA ont fait le choix d'aller vers un régime (et une nouvelle constitution) qui enlèverait au SED le monopole du pouvoir. Reste à en définir les délais et les modalités. Il est déjà question d'une « table ronde » où des partis d'opposition dont les plus en vue comme « Nouveau Forum » et le Parti Social-Démocrate discuteraient de l'avenir politique de la RDA avec le SED.

Egon Krenz a fait ouvrir la frontière vers la RFA. Il a devancé l'aspiration générale à la liberté de circuler et de voyager. Depuis, aussi bien par les brèches spectaculaires du mur de Berlin que par les autres ouvertures ménagées tout au long de la frontière, des millions de gens de RDA sont allés visiter la RFA. Ils y prennent goût et y retournent, même si leurs moyens financiers, du fait surtout de la grande disparité des monnaies, leur permet davantage de contempler et d'admirer les vitrines que de consommer. Comme c'est d'ailleurs le cas pour une grande partie de la classe ouvrière d'Allemagne de l'Ouest elle-même.

L'ouverture des frontières a donné comme un répit à Egon Krenz. Mais sa situation à la tête du parti et de l'État est loin d'être assurée et on peut s'attendre encore à des changements de personnes et d'étiquettes dans les semaines et les mois à venir, en particulier à l'occasion du tout prochain congrès du SED.

Le régime a pris des mesures qui promettent la satisfaction d'aspirations démocratiques de la population.

Mais les grandes manifestations du lundi à Leipzig continuent. Depuis le lundi 20 novembre, la revendication d'une réunification de l'Allemagne a été formulée explicitement par un grand nombre de slogans, de banderoles et de discours massivement applaudis.

De toute évidence, aussi bien Kohl et les milieux financiers et industriels de RFA qu'une bonne partie des politiciens et responsables économiques de RDA cherchent une solution « confédérale » à une réunification de l'Allemagne.

Il y a donc encore du « nouveau » en RDA, mais cela ne fait que confirmer ce que nous avions écrit.

Il y a seulement un mois, l'Allemagne de l'Est faisait encore figure de l'un des régimes les plus irréductibles et les plus rigides parmi les pays de l'Est. Le vent des changements politiques qui avait touché la Hongrie et la Pologne, avec les encouragements de Gorbatchev, ne semblait pas l'atteindre. Il paraissait indéboulonnable, le vieil Erich Honecker, et immuable, le régime policier est-allemand.

Et puis, Gorbatchev est arrivé à Berlin-Est. Officiellement, en ce début d'octobre, il est venu voir Honecker. Il a dû aussi en voir d'autres... Car à peine Gorbatchev de retour à Moscou, l'inamovible Honecker était limogé.

A partir de là, le film des événements est-allemands s'est accéléré : si les changements politiques, déjà spectaculaires, se sont comptés en mois ou en semaines en Hongrie et en Pologne, ils se comptent désormais en jours en Allemagne de l'Est. Il est vrai que les manifestations de masse qui se succèdent pratiquement sans interruption depuis un mois dans les grandes villes de RDA, ont grandement contribué à cette accélération.

Le samedi 4 novembre 1989, un million de personnes dans les rues de Berlin ; deux jours après, trois cent mille à Leipzig une fois de plus, et d'autres un peu partout, avec comme nouvelle revendication, la « démission du gouvernement ». A peine revendiqué, c'est fait. Le gouvernement est-allemand démissionne en bloc ! Le lendemain, le 8 novembre, c'est au tour du Parti Communiste officiel, le SED, de s'autodécapiter : son bureau politique s'auto-dissout, et désigne une nouvelle direction, qui se dit réformatrice, évidemment.

Et les manifestations continuent. En écho aux slogans des manifestants, les nouveaux ministres, les nouveaux membres de la direction du Parti Communiste parlent d'élections libres, de la possibilité de candidatures multiples. Quand aux opposants clandestins d'hier, ceux du mouvement « Nouveau Forum » en particulier, où l'on trouve surtout des écologistes et des sociaux-démocrates très raisonnables et très semblables à ceux d'Allemagne de l'Ouest, ils deviennent les interlocuteurs privilégiés du régime, en attendant d'être, eux aussi, à terme, probablement hissés au gouvernement par l'équipe déjà en place, plus rapidement peut-être encore que les responsables de Solidarité l'ont été en juillet-août dernier par Jaruzelski en Pologne.

Voilà donc l'Allemagne de l'Est, le principal verrou de ce qu'on appelait le glacis soviétique, en train de céder à son tour. L'émigration vers l'Allemagne de l'Ouest y est pratiquement légalisée. Le mur de Berlin lui-même vient de craquer.

Si après la Pologne et la Hongrie, la RDA s'ouvre à son tour à l'Ouest, et dans son cas particulier s'oriente vers la réunification avec l'Allemagne de l'Ouest, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et même la Roumanie ne tarderont pas à suivre. Il ne restera bientôt plus grand-chose du rideau de fer, ni de ce qu'on appelait jusque-là « le bloc de l'Est ».

Mais il ne faut pas s'y tromper. L'évolution politique actuelle de l'Allemagne de l'Est ne se fait pas sous la pression populaire, même si elle bénéficie de la mobilisation populaire. Car ce n'est pas la même chose. Ce ne sont pas les manifestations de masses, aussi impressionnantes et spectaculaires qu'elles soient, qui ont donné l'ébranlement à ce qui se passe aujourd'hui en RDA, même si les dirigeants est-allemands qui se disent aujourd'hui réformateurs, s'en servent probablement très consciemment. Et dire cela, ce n'est pas minimiser l'ampleur, ni les possibilités offertes par cette mobilisation populaire.

Ce qui se passe aujourd'hui en RDA est venu de l'URSS de Gorbatchev

La politique extérieure actuelle de Gorbatchev consiste à abandonner la politique des « blocs » à laquelle l'URSS se cramponnait depuis les conférences interalliées de Yalta et de Postdam de 1945. Sous Staline, comme sous Khrouchtchev, comme sous Brejnev, la moindre velléité de l'un des satellites de l'URSS de rejoindre l'autre camp, était sanctionnée plus ou moins brutalement et au besoin par une intervention de l'armée soviétique.

Aujourd'hui, l'URSS laisse les Démocraties Populaires, les mal nommées, prendre du large. Elle accepte qu'elles se trouvent si elles le peuvent, d'autres protecteurs. Comme l'expliquait crûment un quotidien belge, La Libre Belgique, dans son numéro du 17 juin dernier : « L'Union Soviétique jette tous ses bébés à l'eau et attend de voir lesquels survivront » .

En Allemagne de l'Est, Honecker et la plus vieille génération des sommets de l'appareil n'aimaient pas l'eau. Alors, Gorbatchev a fait mettre Honecker au sec et au placard, et a jeté à l'eau son successeur, un bébé de 52 ans, vétéran de la jeunesse communiste, Egon Krenz ! Comme dit le chanteur est-allemand contestataire Wolf Biermann, c'est « l'abruti souriant de la bande du comité central » ! Reste à savoir si son sourire immuable lui permettra personnellement de survivre politiquement. Mais ceux qui sont prêts à prendre le relais avec plus d'habileté, au sein même de l'appareil gouvernemental est-allemand, ne semblent pas manquer.

La perspective de réunification de l'Allemagne, la dislocation du bloc soviétique, cela veut dire la fin des accords de Yalta et de Postdam périmés depuis déjà bien longtemps pour les occidentaux, mais auxquels l'URSS ne voulait pas renoncer.

Gorbatchev ne peut plus, apparemment - et la crise économique mondiale qui frappe les pays de l'Est comme l'URSS y est aussi pour quelque chose -, assumer la responsabilité de tout ce bloc, où les charges de police avaient été confiées par Roosevelt et Churchill à Staline à la fin de la guerre et dans l'immédiat après-guerre.

Plus tard, de Staline à Brejnev, l'URSS a d'ailleurs largement joué les gendarmes pour son compte et non plus au nom des ex-alliés : en réprimant la révolte ouvrière de 1953 à Berlin-Est, en écrasant l'insurrection ouvrière hongroise en 1956, en normalisant la Tchécoslovaquie avec ses chars en 1968. Les USA auraient bien souhaité une rupture du bloc de l'Est, mais ils n'étaient pas en situation d'intervenir et même s'ils l'avaient pu, au moins dans certains de ces cas, ils s'en seraient bien gardés.

Gorbatchev a aujourd'hui d'autres chats à fouetter : assurer la reconversion politique et économique de l'URSS elle-même. De ce point de vue, les Démocraties Populaires sont devenues pour l'URSS plus une charge qu'autre chose. Et même si économiquement il y a à perdre pour l'URSS, Gorbatchev ne peut que les laisser dorénavant vivre leur vie.

Les peuples de la RDA et des autres pays de l'Est y auront-ils à perdre ou à gagner ? Cela dépendra avant tout d'eux-mêmes, de la détermination avec laquelle ils défendront pour eux-mêmes leurs nouvelles libertés. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a rien, mais vraiment rien à regretter à la fin de la tutelle soviétique.

Un partage du monde contre les peuples, en deux blocs,

dont ni l'un, ni l'autre ne représentaient le camp des travailleursCar le partage de l'Europe entre les deux blocs, soviétique et occidental, à la fin de la deuxième guerre mondiale, aux conférences de Yalta et de Postdam, s'est fait contre les peuples. Il s'est agi alors avant tout de la répartition des tâches de police entre les impérialistes et la bureaucratie soviétique.

En 1939, à la veille de la guerre mondiale, Trotsky répétait qu'il fallait se faire à l'idée que la politique extérieure de la bureaucratie soviétique avait pour constante un caractère conservateur et réactionnaire. Au sortir de la guerre, le pacte passé entre la bureaucratie soviétique et les puissances alliées victorieuses, fut de nature franchement contre-révolutionnaire.

La base même de l'accord entre les deux camps, les États-Unis et leur allié britannique d'une part, l'URSS de l'autre, qui avait présidé au partage de l'Europe à la fin de la guerre de 1939-45, reposait sur un intérêt commun : la crainte commune qu'avaient les bourgeoisies occidentales et la bureaucratie de l'URSS d'une explosion de colère des classes ouvrières des pays d'Europe centrale, et en tout premier lieu de la classe ouvrière allemande que l'on avait conduit à la boucherie après l'avoir écrasée sous la botte nazie. La fin de la Première Guerre Mondiale de 1914-1918 avait conduit à de telles explosions révolutionnaires dans tous les pays belliqueux mais surtout dans les pays vaincus, en premier lieu en Russie et en Allemagne.

Pour les bourgeoisies occidentales, comme pour la bureaucratie soviétique, il fallait éviter que les événements de 1917-18 se reproduisent en 1944-45. Il fallait éviter que l'effondrement de l'armée allemande laisse en Europe une vacance du pouvoir dont les masses populaires puissent profiter. Il fallait avancer au plus vite des troupes, occuper le territoire, terroriser les populations. Quitte pour cela à ce que les États-Unis concèdent à l'URSS le contrôle des territoires que les troupes soviétiques auraient occupés.

Les conférences de Yalta et de Postdam en 1945, qui remodelaient l'Europe, étaient de la même eau que le traité de Versailles qui l'avait remodelée en 1918 : la loi du vainqueur.

Le sort particulier fait à l'Allemagne

L'Europe fut coupée en deux.

L'Allemagne surtout fut dépecée. La France, bien que n'ayant pratiquement jamais fait la guerre, eut elle aussi sa part du festin. Les vainqueurs, ceux qui s'étaient désignés sous le nom d' « alliés contre le nazisme », n'allaient pas libérer le peuple allemand du nazisme : ils allaient le faire payer pour Hitler, puis le faire payer une deuxième fois pour la guerre qu'on lui avait fait faire et où il avait laissé des millions de morts.

L'Allemagne comme Berlin, enclavée dans la zone sous contrôle soviétique, étaient coupées en quatre, un morceau pour chacun des Alliés. Il avait été convenu entre les Alliés à Yalta qu'on ferait payer à l'Allemagne vingt milliards de réparations de guerre, dont 50 % iraient à l'URSS. On se paierait par le démontage des usines, par le pillage du charbon, par toutes les richesses qu'on pourrait prendre.

Les consignes du commandement d'occupation américain en 1945 étaient strictes : ne rien remettre en route qui puisse relever l'Allemagne, si ce n'est le strict minimum indispensable pour éviter la famine, ou les épidémies... et surtout les troubles sociaux qui mettraient en danger les forces d'occupation. La France et l'URSS commencèrent tout de suite les démontages. L'administration française fit enlever dans la zone qu'elle contrôlait, quarante mille machines-outils sur un parc de cent quatre-vingt mille, saccagea la forêt de sa zone sous prétexte que la France manquait de bois. Et la France fit main basse sur la Sarre et ses mines de charbon qui allait rester un territoire sous domination française jusqu'en 1955.

L'attitude de l'URSS dans sa zone, infligeant aux vaincus des conditions épouvantables, n'est pas pour rien dans l'afflux vers l'Allemagne de l'Ouest des réfugiés est-allemands. En juillet 1945, l'administration soviétique décrète des mesures de réquisition pour remettre en marche la production : cinq cent mille ouvriers furent réquisitionnés, dont ceux, par exemple, qui furent envoyés dans l'Erzgebirge, près de la frontière tchèque, extraire, sous surveillance militaire, l'uranium expédié en URSS. Dans des centaines d'exploitations, la journée de travail était de 12 heures, les salaires extrêmement bas, même pas toujours payés, le ravitaillement irrégulier. On démonta, pour les transporter en URSS, trente-et-une usines d'aviation, cent quarante fabriques de munitions, cent vingt-neuf fabriques d'armes et quatorze usines de chars. Et on démontait aussi les usines à usage civil, des usines de papier, des fabriques de chaussures...

Cinq mille cinq cents kilomètres de voies ferrées furent aussi dévissés pour être transportés en URSS, transformant en lignes à voie unique les voies du chemin de fer est-allemand.

En 1945, la coupure de l'Allemagne en deux n'était pas encore considérée comme définitive. Tout au moins officiellement.

En lançant le plan Marshall, pour financer le redéveloppement industriel de l'Europe en 1947, les États-Unis escomptèrent un temps, en proposant aussi cette aide aux pays sous contrôle de l'URSS, réussir à racheter les pays d'Europe centrale qu'ils avaient dû concéder à l'URSS en 1945. L'URSS protégea ses conquêtes en interdisant aux pays sous son contrôle d'accepter l'aide financière américaine, prenant, par partis communistes interposés, un contrôle plus strict sur la politique de ces pays. La décision américaine d'une réforme monétaire unilatérale dans la partie occidentale de l'Allemagne, destinée à en promouvoir le développement économique, allait précipiter la constitution, en 1949, de deux États allemands : la République fédérale à l'Ouest, composée des anciennes zones américaine, anglaise et française ; la République démocratique allemande à l'Est, sur le territoire de la zone d'occupation soviétique. Au coeur de la zone soviétique, Berlin, dont la partie ouest restait liée à l'Allemagne fédérale, fut dès lors prédestinée à servir de point chaud à toutes les crises des relations Est-Ouest.

Pendant plus de quarante ans, l'Europe est restée partagée en deux zones d'influence

L'Europe que nous connaissons aujourd'hui était née. En quarante ans, ni la division de l'Europe, ni, le plus aberrant de tout, la division de l'Allemagne, n'ont été remises en cause. Le blocus de Berlin en 1948-49, au début de la guerre froide ; la deuxième crise de Berlin de 1958 à 1961 qui a abouti à la construction du mur, n'ont été que des périodes de tension, de bluff diplomatique à grand spectacle entre les deux grands. Et l'« Unité Allemande » est restée un mot creux pour les discours politiciens les jours de fête.

Le partage de l'Europe a survécu à toutes les crises européennes : à la révolte des ouvriers de Berlin en 1953 ; à l'insurrection hongroise de 1956 écrasée par les chars soviétiques ; à l'intervention des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie en 1968. Le contrôle de l'Europe de l'Est, devenu peut-être aujourd'hui avec la crise économique un fardeau pour l'URSS, avait été jusque-là un avantage économique indéniable pour l'URSS : surtout le contrôle de cette Allemagne de l'Est qui est le plus industrialisé des pays du glacis soviétique, et a servi de tête de pont pour les relations économiques entre l'URSS et la République fédérale allemande.

Par contre, pour les puissances occidentales, ce partage était caduque depuis quarante ans. La justification de ce partage c'étaient les conditions de la fin de la guerre, la période de 1944 à 1946. Après, les impérialistes n'avaient plus à craindre la révolution en Europe, et ce partage devenait pour beaucoup de commentateurs des concessions inexcusables qu'un Roosevelt malade avait fait à un Staline au mieux de sa forme.

En 1948, avec le plan Marshall, les USA avaient tenté de récupérer politiquement et économiquement l'Allemagne de l'Est, mais l'URSS s'y est alors brutalement opposée. Et ce que les USA n'ont pas fait depuis, c'est malgré eux, de ne pas prendre l'initiative de remettre en cause par la force cette répartition en zones d'influence.

Aujourd'hui ce qui est remarquable, c'est la circonspection avec laquelle les représentants de l'impérialisme accueillent l'ouverture vers l'Ouest des pays du glacis.

Non pas qu'ils soient contre en soi. Que l'URSS et les pays de l'Est, à commencer par la RDA, acceptent les conditions politiques et économiques de l'impérialisme, ils n'ont aucune raison d'être contre. A condition que

cette évolution se fasse de façon mesurée, ne mette pas en cause la stabilité sociale et ne conduise à aucune explosion incontrôlable.

Au lendemain de la manifestation de Berlin, samedi 4 novembre, un conseiller militaire du président des États-Unis, un certain général Scowcroft, a fait la déclaration suivante : « Quelque chose peut se produire qui transforme le processus jusqu'à présent ordonné en un chaos. Nous faisons des plans pour toute éventualité. » !

Par ailleurs, l'ancien conseiller du président américain Jimmy Carter, Monsieur Brezinski, connu jusque-là pour son anti-communisme virulent, a donné une interview à la Pravda elle-même, à Moscou, dont le journal Le Monde du 10 novembre donnait l'extrait suivant : « Je considère que l'Europe a besoin de stabilité... Je pense que la meilleure solution serait un système de sécurité européenne encore plus large, s'appuyant sur une entente entre les deux alliances existantes » (il veut dire le Pacte de Varsovie et l'OTAN). En clair, Brezinski propose la collaboration militaire entre le bloc de l'Est et de l'Ouest, une sorte d'union sacrée entre les deux blocs contre tout risque de désordre en Europe, d'un côté ou de l'autre du rideau de fer ou de ce qu'il en reste. Ce n'est plus la politique des blocs, c'est l'entente cordiale !

La RDA change soudain de visage. Le ras l'bol éclate

Ce qui peut inquiéter au moins provisoirement les dirigeants de l'Ouest, c'est l'impossibilité de prévoir le rythme des événements et de s'y adapter car en l'espace de quelques semaines, le visage de la RDA a changé du tout au tout. Ce dernier modèle fossilisé de dictature stalinienne, est devenu comme un vaste forum de style Mai 68. A quatre semaines d'intervalle, très exactement, l'Alexanderplatz de Berlin - une des grandes places historiques de la ville, située dans la zone Est - a hébergé deux manifestations. La nuit et le jour.

Le 7 octobre, c'était encore la grande parade militaire à la stalinienne, comme Gorbatchev n'en organise même plus pour l'anniversaire de la révolution d'octobre, avec délégations obligatoires des enfants des écoles, des travailleurs d'usines, pour fêter le 40e anniversaire de la RDA - République Démocratique Allemande, appellation donnée le 7 octobre 1949 à ce qui n'était auparavant que la zone soviétique d'occupation militaire de l'Allemagne. Erich Honecker, qui était encore président de la République et secrétaire général du parti, assistait à la parade, avec tous les octogénaires et septuagénaires du régime.

Quatre semaines plus tard, jour pour jour, samedi 4 novembre, c'était un tout autre tableau. Et cette fois une vraie fête. Il y avait cinq cent mille à un million de personnes sur la même place. Une foule comme la ville n'en avait pas souvenir. Une vraie marée humaine, surmontée d'un flot de banderoles, exprimant toutes à leur façon l'irrésistible aspiration à la liberté et à la démocratie. Avec de l'humour, de l'intelligence, de l'imagination et des rimes... Le seul malheur pour le lecteur français étant qu'elles soient en allemand et dures à traduire.

Sur l'Alexanderplatz ce jour-là, on a pu lire tous les désirs et les aspirations jusque-là étouffés.

L'envie de pouvoir voyager, l'envie d'une planète débarrassée des visas, « Visa frei » ...le « frei » - libre - rimant aussi bien avec la destination « Shangaï » qu'avec « Hawaï » . D'autres portaient des pancartes disant « Je veux pouvoir rendre visite à ma copine en Hollande » , ou « Je veux pouvoir rendre visite à mon ami à Berlin-Ouest » .

Dans un autre registre, certains demandaient la fin des privilèges, tandis que d'autres réclamaient « Des privilèges pour tous ! » .

Bien sûr, une multitude de critiques et d'imprécations visaient le nouveau chef du parti et de l'État, Egon Krenz, celui qui venait de succéder à Honecker mais n'avait fait encore que des promesses. Là, comme Krenz rime avec le mot allemand « frontière » ou « limite », cela a donné matière à une infinité de variations.

Contre les dirigeants, il y avait aussi des invectives du genre : « Votre politique, elle est à faire fuir » ou « Elle est à faire prendre ses jambes à son cou » ... Allusion à ceux qui ont choisi de quitter la RDA pour la RFA. D'autres ironisaient sur le tournant prétendu tournant politique « à 360° » !

Une formule est revenue très souvent, avec un gros succès : « Nous sommes le peuple » ... « Nous sommes la majorité » , ou encore, « Le peuple, c'est nous, ceux qui doivent partir, c'est vous » ...

Dans cette manifestation de Berlin est apparue pour la première fois l'exigence de la démission ou du retrait du gouvernement, avec, entre autres la formule : « Le retrait, c'est le progrès » ... Le parti communiste, ou SED, qui s'est arrogé le monopole du pouvoir depuis quarante ans, a été la cible de multiples flèches... « SED, es tut Weh » , ce qui signifie « SED, ça fait mal ». A des responsables du SED qui disaient « Il nous faut du temps » pour les réformes, des manifestants rétorquaient « On vous a laissé quarante ans ! » Et tous ces bureaucrates en ont pris pour leur grade : contre eux, des apostrophes fantaisistes ; « Sciez les bonzes, pas les arbres » , » L'avant-garde est derrière nous » , ou « La démocratie à votre sauce, même les ânes et les vaches n'en voudraient pas ». Il y avait aussi la dénonciation de l'hypocrisie et du mensonge : « Celui qui a menti une fois dans sa vie, on ne le croit plus, même quand il dit la vérité » ...Et surtout s'exprimaient les aspirations à davantage de démocratie politique : « Elections libres, gouvernement du peuple » , « Maintenant ou jamais, démocratie » . L'aspiration au socialisme perçait ici ou là, mais sous des formes grinçantes ou amères, comme cette immense banderole sur laquelle on pouvait lire : « Imaginez-vous un peu, ce serait le socialisme et on ne prendrait pas la fuite... »

Bien des choses ont changé en RDA. Et pas seulement à Berlin. Car cette manifestation du 4 novembre dans la capitale n'était qu'un moment d'une mobilisation qui n'a cessé de croître du 7 octobre à aujourd'hui; qui a touché toutes les villes du pays, surtout les grandes du Sud que sont Leipzig et Dresde; qui a entraîné dans des manifestations ou des rassemblements des centaines et des centaines de milliers de personnes. La moitié de la population de la RDA, au moins, a dû, à un moment ou à un autre, et plutôt deux fois qu'une, participer à une démonstration de rue. C'est vraiment un mouvement de masse profond. Et un mouvement qui jusqu'à présent grandit en nombre et se précise dans son contenu politique.

Le vendredi 27 octobre, un journaliste du Monde relatait les grandes manifestations qui, tous les lundis depuis déjà trois semaines, avaient lieu à Leipzig. D'abord vingt mille personnes, puis soixante-dix mille, puis cent vingt mille... et il décrivait cette foule dense, jeunes et vieux mélangés, décidés mais silencieux, une foule toujours plus importante, mais sans leaders ni devant, ni derrière, avec tout juste quelques banderoles et slogans.

Et le journaliste de déduire que si les dirigeants, les partis et les programmes manquaient, c'est que les masses les auraient trop subis jusque-là et du coup, rejetés. Quinze jours après, à Berlin, c'était pourtant la floraison de banderoles, l'afflux à la tribune de représentants de courants ou d'organisations, et surtout de candidats à la direction du mouvement.

Des raisons profondes à l'explosion du mécontentement

En ce moment, en RDA, des millions de gens se libèrent en quelque sorte de rancoeurs accumulées depuis des années. Le trop plein se déverse. Vraiment ça déborde. Et il y a probablement comme une ivresse à constater qu'on était nombreux à très mal supporter le régime.

Une plaisanterie circule sur le socialisme. Comment le définir ? En Allemagne de l'Est, certains ont trouvé une définition acceptable par le peuple comme par la censure, et qui consiste à dire que « Le socialisme, c'est quand on en a assez » ..., assez tout court, ras l'bol !

Et c'était vraiment cela en RDA. Assez, oui, d'une vie médiocre même si elle n'était pas misérable, assez de grisaille et de flicaille, assez de censure et de mouchardage, assez d'embrigadement étatique. Les gens en avaient assez d'avoir peur, de se sentir prisonniers dans un pays littéralement muré, dont on ne pouvait sortir qu'avec l'autorisation incertaine de bureaucrates imbéciles. Assez d'une presse et d'une télé vides et menteuses. Assez de la surveillance policière de cette sinistre STASI (Sécurité d'État, police politique). Assez des écoutes téléphoniques, jusqu'au fin fond des confessionnals, où des systèmes étaient installés... made in West Germany ! Assez de l'interdiction de toute manifestation, de tout rassemblement... Assez, oui, de ce pays auquel jusqu'à présent certains n'échappaient que de la façon la plus démoralisante qui soit, par l'exode.

Jusqu'à bien peu, encore, la RDA était dure à vivre. L'an dernier, quatre tout jeunes se sont fait exclure d'une école parce qu'ils avaient critiqué les parades militaires. Malchance, ils avaient dans leur classe le fils de Egon Krenz qui est allé tout raconter à son père. Jusqu'à cet été encore, des jeunes et des moins jeunes ont été condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir tenté de passer illégalement la frontière hongroise, d'autres pour n'avoir pas dénoncé des voisins ou des parents qui s'apprêtaient à le faire. Crime, et complicité de crime ! Et puis cette RDA restait le pays où il fallait céder aux rites, aux mises en scène, et du jardin d'enfant à l'université ou l'usine, porter à l'occasion des uniformes ou des insignes, agiter des drapeaux sur commande. Tout le monde goûtait les charmes de la Jeunesse Communiste, dite « Jeunesse Libre d'Allemagne » (FDJ), de ses sévères chemises bleues et de ses retraites aux flambeaux qui rappelaient les parades nazies.

Et sous le prétendu socialisme - ce socialisme dans un seul demi-pays ! - c'était le règne des privilèges et des inégalités, où les télés, les voitures, le téléphone, les livres et les voyages sont accessibles aux uns et pas aux autres...

On vient d'apprendre récemment que le président du syndicat des Métaux a été limogé. Il s'était fait construire une villa de deux étages, avec deux cents mètres carrés de surface habitable et un jardin d'hiver (avec des fenêtres importées de RFA), et ce sont des brigades de la fameuse FDJ qui étaient détournées de leur droit chemin pour travailler pour ce monsieur. Le bureaucrate syndical en question a dit qu'il regrettait et allait donner la maison à une grande famille !

C'était tout cela, la RDA, et les gens en avaient assez de ce pays qui, malgré l'étiquette socialiste, n'avait pas échappé à l'exploitation de l'homme par l'homme, ni à la pression de l'impérialisme, où ils en subissaient toutes les tares mais sans avoir les quelques avantages que donne même aux exploités une démocratie parlementaire bourgeoise. Au moins quelque droit de dire qu'on n'est pas d'accord. Au moins quelques libertés d'expression, même tronquées. C'est peu de choses, mais pour les exploités et les opprimés eux-mêmes, pour leur propre organisation, pour l'affermissement de leur conscience, pour leur dignité et leur liberté tout court, c'est énorme.

La RDA, c'était aussi ce pays que les dirigeants avaient enfermé derrière un mur. (Le mur de Berlin, à la porte de Brandenburg, vu du côté ouest).

Goutte d'eau qui a fait déborder le vase : la nouvelle recrudescence de l'exode vers la RFA

A partir d'août 1989, le nombre de ceux qui ont choisi l'exode a grandi de jour en jour. Ils ont beau savoir que la RFA commence à avoir de sérieuses difficultés à les accueillir, qu'ils n'auront pas tout de suite un travail ni un logement, qu'ils seront hébergés dans des salles de mairie, des containers spéciaux, des casernes, des bateaux amarrés dans le port de Hambourg et même des bordels vidés pour la circonstance, cela ne les dissuade pas. Peut-être que cinq cent mille personnes seront passées de RDA en RFA dans l'année 1989. Des évaluations donnent le chiffre de plus d'un million encore de candidats au départ.

Et Gorbatchev n'avait pas mal calculé en pensant que l'ouverture des frontières entre l'Est et l'Ouest serait un facteur de déstabilisation pour les dirigeants est-allemands. Les vides se voient, ils ont surtout remué ceux qui restent. Et la contestation est venue de là.

L'exode vers l'ouest est cruellement ressenti. Ceux qui partent laissent des trous, des vides partout, dans les transports des grandes villes qui n'ont plus de chauffeurs, dans les hôpitaux qui n'ont plus de médecins ni d'infirmières, dans les usines qui perdent surtout leurs ingénieurs et leurs techniciens, dans les écoles qui se vident de leurs professeurs. Et les autorités commencent à recourir aux soldats.

Ceux qui partent laissent aussi derrière eux l'amertume ou l'angoisse. Le mouvement d'exode a pris une telle ampleur, très vite, que chacun a vu des amis ou des parents partir. Il y a encore quelques semaines, on pouvait même raisonnablement penser qu'on ne les reverrait jamais. Et beaucoup, surtout parmi les jeunes, se sont posé cette question de partir ou pas. Pendant qu'il en était encore temps. Pendant qu'on était jeune et qu'on pouvait faire sa vie. Ce problème a fait naître un sentiment de rage qui a donné du coeur au ventre pour participer aux premières manifestations, qui a inspiré une hargne plus forte que la peur. L'émotion devant la multiplication des départs a contribué à convaincre que ce n'était plus possible, qu'il fallait faire quelque chose, pour rester, pour lutter, pour que ça change ici et maintenant, et le cri a éclaté : « Nous restons ici » . Ce slogan, parmi les premiers du mouvement, était tout un programme et signifiait que ceux qui restaient le faisaient pour lutter et que ça change.

La mobilisation populaire à ses débuts s'est frayée la voie par les Eglises et les petits groupes d'opposants illégaux

C'est à ce moment-là, avec l'émotion suscitée par les départs, qu'une prise de conscience s'est faite et que des opposants ou courants d'opposants ont commencé à voir un afflux vers eux. Les églises se sont davantage remplies. De nouveaux groupes sont apparus sur le devant de la scène, en particulier « Nouveau Forum » qui a connu un succès extrêmement rapide. Et dans les milieux du SED, le parti communiste qui a le monopole du pouvoir, des discussions pour ne pas dire des luttes âpres ont opposé certains qu'on pourrait dire conservateurs, partisans de la vieille équipe autour de Honecker, et d'autres qu'on pourrait dire « réformateurs ». Luttes au sein de l'appareil qui avaient déjà commencé depuis de long mois, depuis que la politique gorbatchevienne avait commencé à ébranler sérieusement l'Europe de l'Est.

Ce mouvement en RDA n'a pas explosé dans un univers « apolitique ». Il y avait des courants ou des canaux d'opposition, à commencer par l'Eglise, ou plus exactement les différentes communautés de l'Eglise évangéliste. Il y avait aussi différentes petites organisations, illégales, auxquelles le régime menait plus ou moins la vie dure. Parmi celles-ci, une des dernières nées, « Nouveau Forum », dont nous reparlerons et qui est en quelque sorte fille du mouvement parce que probablement elle l'exprimait. Mais il y avait aussi une partie des responsables du SED dont on ne savait pas quand, ni qui au sein de cet appareil se déciderait à bouger (ni comment). Mais au sein de l'appareil de la SED, à sa « base » comme dit abusivement la presse, c'est-à-dire - comme il n'a pas de base - au niveau de tous ses cadres, à ses différents échelons, au niveau des appareils municipaux, régionaux, économiques ; au niveau des responsables d'organisations dites de masse, cela maugréait et renâclait depuis pas mal de temps déjà. Comme les rénovateurs de tous les partis communistes, ces gens-là se posaient surtout le problème de leur place à venir, en cas de changements. Et comment calculer au mieux le moment et l'angle du virage.

Le début de l'exode massif a donc éveillé l'angoisse et la colère, et les églises, les premières parce qu'elles étaient des lieux de rassemblement possible, ont commencé à se remplir. C'étaient des centaines de personnes qui s'y retrouvaient, qui y discutaient, parfois un ou deux milliers. L'Eglise protestante de RDA a trouvé comme un modus vivendi avec le régime. En échange d'un rôle de médiateur qu'elle joue parfois, elle bénéficie d'une certaine liberté de manoeuvre, elle met ses locaux, ses moyens matériels au service de revendications humanitaires, pacifistes, écologistes... c'est-à-dire évidemment de contestataires du régime. Mais le régime le tolère plus ou moins, il respecte sauf exception l'inviolabilité des lieux du culte. Au mois de septembre en tout cas, les Eglises sont devenues des havres pour la contestation, les premières sorbonnes de ce mai 68. De plus en plus de gens y sont venus, croyants ou pas (et il n'y a probablement pas plus de 30 % de pratiquants en RDA). On venait voir à l'église, ou autour. On y trouvait des informations. L'Eglise Gethsemane de Berlin, par exemple, faisait office de journal, de centralisateur des nouvelles, de distributeur de consignes. Ses parois intérieures étaient tapissées de tracts, d'adresses d'opposants à contacter le cas échéant, de saluts les uns aux autres, de rendez-vous pour de prochaines manifestations, à Berlin ou ailleurs dans le pays. C'est par là que croyants ou non croyants ont fait leurs premiers pas dans le mouvement. C'est là qu'ils ont pris conscience qu'ils n'étaient pas seuls, qu'il y avait moyen de braver les autorités, qu'on pouvait agir et gagner. Comment ?

Pour ce qui du groupe Nouveau Forum, c'est peut-être parce qu'il ne s'est prononcé que de façon vague sur la question qu'il a connu dès le début du mouvement, un succès spectaculaire. En guise de programme, Nouveau Forum a avancé des propositions de dialogue, de réflexion, de débats sans référence à aucun contenu. Son programme initial pouvait se résumer à quelque chose comme : « il faut qu'on discute et il faut que ça change ». Et c'est ce que pensaient beaucoup de gens. Ni plus, ni moins. Ceux qui se sont mis en mouvement savaient ce qu'ils ne voulaient plus, bien plus que ce qu'ils voulaient. Comment s'en faire une idée d'ailleurs, dans un pays de dictature où les informations et les contacts n'existaient quasiment pas ? Alors les dirigeants de Nouveau Forum ont eu ce sens politique de se présenter comme dénominateur commun... Des gens qui n'auraient comme idées et comme programme que ceux qui seraient décidés ultérieurement tous ensemble. Des idées, et un programme en fait, ils en avaient. La plupart des dirigeants de Nouveau Forum, dont Bärbel Bohley, une artiste peintre berlinoise, ont des sympathies pour les Verts Ouest-Allemands ou quelques Sociaux-Démocrates de RFA. Nouveau Forum a certes tiré son crédit du fait que certains de ses dirigeants s'étaient opposés au régime, avaient été exilés, brimés, persécutés...

Si ce que la presse rapporte est exact, le groupe ne s'est véritablement constitué que le 10 septembre, avec les moyens du bord : les numéros de téléphone et les appartements de quelques-uns et quelques-unes. Mais les adhésions ont afflué très vite, par centaines, par milliers. A la mi-octobre, un responsable de Nouveau Forum s'extasiait dans une interview parce qu'il y avait déjà six mille adhérents. Aujourd'hui, il y en aurait ceux cent mille.

La venue de Gorbatchev à Berlin fait sauter le bouchon

Au moment de la commémoration du 40e anniversaire de la RDA, le climat était déjà à l'effervescence. Il y avait eu quelques accrochages entre contestataires et forces de l'ordre à la sortie de certaines églises. Gorbatchev est arrivé à Berlin, et sa présence a encouragé les premières manifestations.

Au démarrage, ce sont quelques dizaines de jeunes qui ont transformé le bal populaire « officiel » du samedi après-midi sur l'Alexanderplatz en manifestation. On a vue des poings se lever, et on a entendu le cri « Freiheit » (liberté) plus fort que la « lambada » que l'orchestre était en train de jouer. On a vu à la télévision les images de cette métamorphose. Elle était préparée, bien sûr, et bien préparée. Ils ont d'abord été des centaines, puis des milliers, à partir en cortège, aux cris de « Gorby » , « Nouveau Forum » sous les fenêtres des salons où le dirigeant soviétique était l'hôte de Honecker.

Ce week-end des 7 et 8 octobre, il y eut dans toutes les grandes villes des milliers de personnes pour manifester. C'étaient encore surtout des jeunes, et partout, les manifestations furent durement réprimées. Le régime faisait encore donner sa police et ses gourdins. Il faisait arrêter par centaines.

Le mouvement démarre, encouragé par l'appareil lui-même

Mais les matraques avaient dû contribuer à ouvrir une brèche aussi à la tête du parti et de l'État, entre les conservateurs partisans de la manière forte et ceux qui se sentaient en situation d'amorcer un changement, non dans la manière de se comporter avec des manifestants, mais dans l'art de conforter leur propre pouvoir et leurs privilèges. Il y eut probablement des discussions houleuses avant qu'une décision centrale entraîne la non-intervention ensuite des forces de l'ordre.

A partir du lundi 9 octobre, les manifestations, les rassemblements furent de fait autorisés. Ce n'était peut-être pas acquis d'avance, et c'est peut-être parce qu'à Leipzig, ce jour-là, ils étaient cinquante à soixante-dix mille dans la rue que le pouvoir laissa faire...

Il y avait beaucoup de jeunes, mais cette fois, aussi des familles. La contestation s'emparait de la rue. Et comment ! Par des manifestations et des rassemblements de plus en plus imposants. A Leipzig, tous les lundis soirs, de semaine en semaine à partir de ce 9 octobre, le cortège se formait, toujours plus nombreux : cinquante à soixante-dix mille le 9 octobre ; cent à cent vingt mille le 16 ; deux cent mille le 23 ; puis ceux cent ciqnuante mille le 30 ; et jusqu'à trois cent mille le 6 novembre dernier.

Le mouvement était impressionnant par son nombre, surtout dans cette RDA depuis si longtemps serrée dans le carcan de la dictature policière. Mais en sortant des églises, en échappant un peu à l'influence des pasteurs, le mouvement est tombé sous celle de ceux qui, dans l'appareil du parti et de l'État, avaient envie de réformes et voyaient dans le mouvement de masse un moyen supplémentaire de pression, dans leur sens et leur intérêt, contre la fraction de l'appareil hostile aux changements.

Certains journalistes décrivent ce mouvement comme un raz de marée, calme certes, mais irrésistible, qui acculerait les dirigeants à aller toujours plus loin qu'ils ne l'auraient voulu, à se voir arracher des concessions jamais suffisantes pour désamorcer le mécontentement. Autrement dit, les dirigeants de RDA seraient bousculés par la pression populaire. Et c'est sous cette pression qu'Egon Krenz, le successeur de Honecker, aurait été contraint de faire le ménage par le vide dans les hautes sphères.

C'est sous la pression populaire que la presse et la télé se seraient libéralisées, que les conditions de voyage à l'étranger seraient assouplies, que des organisations comme Nouveau Forum seraient en bonne voie de légalisation, que des élections quasiment libres auraient lieu, pour une nouvelle assemblée qui pourrait décider d'une nouvelle constitution.

Krenz a cédé sur tout cela. Le personnel politique a changé très vite. Mais ceux qui sont partis ont laissé la place à d'autres, et pour le moment, il semble bien qu'une partie de l'appareil l'emporte contre une autre, beaucoup plus que les masses ne remporte un succès sur l'appareil.

Certes, les changements et promesses de changements se succèdent très vite, jusqu'à cette ouverture spectaculaire du mur de Berlin. Mais l'appareil surtout escompte engranger les avantages.

Les nouveaux promus à la tête du pays, et tous ceux qui vont occuper de nouvelles places aux échelons inférieurs - car le ménage va se faire à tous les niveaux, dans les institutions régionales et communales mais aussi probablement au niveau des cadres des entreprises - touchent probablement du doigt à combien le bénéfice peut se chiffrer pour eux. Si les choses changent, si le poids de l'appareil étatique central se desserre, si on en revient à une certaine libéralisation économique et politique, à la remise à l'honneur de certaines lois du marché, et si on se rapproche encore un peu des cousins de l'Ouest et de leurs banques, il y aura moyen pour une partie du nouvel appareil économique, qui aura les coudées plus franches, d'avoir une plus grande liberté, et de faire davantage de profits...

Et en fait, quand on regarde les choses telles qu'elles sont, on constate que ce que certains appellent la « révolution tranquille » en RDA, est certes un formidable mouvement de masse, comme on n'en voit rarement, mais qui n'est pas allé pour l'instant contre les intérêts d'une partie de l'appareil dirigeant du pays. Au contraire même. Des jeunes loups de cinquante à soixante ans ans ont remplacé les vieux de soixante-dix ou quatre-vingts ans. Ce sont généralement les premiers qu'on a vus ne pas s'opposer ouvertement au mouvement de masse, qu'on a vus peser pour que les manifestations soient autorisées ; qui ont convoqué très vite, ici ou là, des délégations de manifestants. Ce sont eux qui ont encouragé, voire organisé ces vastes rassemblements sur des places publiques, devant leurs mairies par exemple.

Alors oui, les masses populaires, qui voudraient que cela change pour elles, ont le sentiment d'avoir marqué des points. Elles ont raison, elles en ont marqué, mais d'autres aussi qui ne sont pas leurs amis.

Il est vrai que ce mouvement ne serait peut-être pas ce qu'il est si une partie de l'appareil du parti et de l'État de la RDA, ceux qui piaffaient d'impatience que les choses changent, ne s'était pas saisi de l'occasion.

En prenant le risque de s'appuyer sur le mouvement de masse, ils l'ont laissé se développer, grandir. Car c'est bien parce que les manifestations étaient autorisées que beaucoup y sont venus chaque fois plus nombreux... Ce qui a donné à chaque fois des moyens décuplés aux réformateurs d'agir contre leurs adversaires au sein même de l'appareil d'État. « Voyez qu'il faut qu'on change vite, sinon nous ne pourrons plus rien maîtriser », doivent-ils se dire, ou laisser comprendre.

Pour le moment, rien ne montre que les réformateurs soient débordés, malgré l'ampleur du mouvement de masse

Ce mouvement de masse n'a encore subi aucune épreuve réelle permettant de tester sa détermination, sa véritable profondeur, qui ne coïncide par forcément avec son ampleur. L'essentiel vient encore d'en haut. Non pas vraiment du ciel des communautés évangéliques, car si elles jouent leur rôle, c'est surtout celui de havre pour l'opposition. Mais du bon dieu socialiste, de Gorbatchev et de ses saints est-allemands, des hommes de l'appareil du SED qui ont mis du temps à se décider et surtout à faire le tri parmi eux, tri toujours éphémère, entre ceux qui allaient être les réformateurs, et ceux qui resteraient sur la touche. Ils ne sont d'ailleurs pas au bout de leurs peines, et la réalité est on ne peut plus mouvante.

Tel maire ou premier secrétaire du parti régional que la grande presse ouest-allemande présentait il y a plusieurs mois comme un gorbatchévien à tout crin, un réformateur avant la lettre, se voit aujourd'hui mis à l'écart. Tel ce Horst Schumann, ex-premier secrétaire du parti à Leipzig. Il vient de passer à la trappe. Pourtant, si l'on en croit l'hebdomadaire ouest-allemand Spiegel, Schumann aurait fréquenté depuis plusieurs mois pas mal d'opposants au régime. A la suite d'une manifestation de huit cents personnes en janvier dernier en souvenir de l'assassinat de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, manifestation réprimée, le responsable du parti de Leipzig se démena pour que les cent soixante personnes arrêtées soient libérées et il demanda l'arrêt des représailles contre les prétendus agitateurs. Alors pourquoi ce Schumann est-il écarté aujourd'hui ? Est-il trop réformateur aux yeux de Krenz et quelques autres, ou ne l'est-il pas assez ? Ou n'y-t-il pas entre les uns et les autres de simples querelles de personnes ?

Peu importe. Les « réformateurs » de l'Est copient les politiciens de l'Ouest, et ils deviennent tous réversibles. Mais l'exemple de ce Schumann, un exemple parmi bien d'autres, montre qu'une lutte âpre est engagée depuis des mois, et même deux ou trois ans, au sein de l'appareil du SED pour ce qu'on pourrait appeler une pérestroïka est-allemande.

L'appareil du SED qui dirige aujourd'hui, qui se met en place avec les remaniements nécessaires - et on n'est probablement pas au bout des démissions et des limogeages - a pris le risque du mouvement, l'a aidé à prendre son élan et sa dimension, qui jusqu'à présent le contrôle et espère qu'il pourra continuer à le faire. La mobilisation populaire est pour le moment une conséquence ou un moyen des changements dans l'appareil mais elle n'est pas leur cause. Et ce n'est pas minimiser le mouvement que de constater cette vérité.

Certes, quand on parle d'appareil, c'est d'une partie de l'appareil du SED et de l'État contre une autre qu'il s'agit. C'est d'une bagarre politique au sein du parti du SED lui-même. Entre les partisans du changement dans le sens global d'une plus grande occidentalisation et les partisans du conservatisme. Une bagarre similaire à celle qui a lieu dans d'autres États de Démocraties Populaires. En Hongrie, cette lutte a mis en fait des années à aboutir à des changements dans le sens souhaité. En RDA, paradoxalement, la situation évolue plus vite.

Sous quelle étiquette ? Débaptiser le SED ?

La relève se préparait depuis de longs mois

Dans cette Allemagne de l'Est qui semblait particulièrement imperméable aux changements de l'extérieur, une lutte sourde avait déjà commencé. On en attrapait ici et là quelques bribes. On apprenait par exemple par la presse ouest-allemande, que ce super-chef des services de sécurité est-allemands, Markus Wolf, réputé ami de Gorbatchev, prenait sa retraite pour écrire un livre. Cela ressemblait à une mise à l'écart, à moins que ledit Wolf se soit mis volontairement en réserve de la République, pour le temps où la pérestroïka et Gorbatchev connaîtraient en RDA des jours meilleurs. Et quand on voit maintenant cet homme de l'ombre réapparaître en plein jour, et prendre la parole devant des centaines de milliers de manifestants en se présentant comme un réformateur d'avant l'heure, on a comme une confirmation qu'il se tramait bien quelque chose. Des hommes qui savaient que l'heure des changements ne manquerait pas de sonner et se préparaient à une relève, il n'en manquait pas. Ces politiciens-là avaient les honneurs des hebdomadaires ou des quotidiens ouest-allemands. Ils n'étaient certes pas légion à se mettre en avant, mais certains le faisaient néanmoins. Et quelques autres dans le domaine artistique et littéraire.

En fait les craquements se faisaient sentir depuis de longs mois. C'est comme le bouchon, là-haut, du côté des plus vieux fossiles du régime, qui ne voulait pas sauter. Mais à divers échelons intermédiaires du parti, l'attrait pour la politique gorbatchévienne, l'attrait pour une glasnost à l'allemande s'affichait assez ouvertement.

A de nombreuses reprises, le mécontentement sourd s'est manifesté. Quand des revues soviétiques ont subi la censure en RDA, alors que les chaînes de télévision ouest-allemandes sont captées sans problème sur quasiment tout le territoire est-allemand. Quand l'appareil du SED, l'actuel dirigeant Egon Krenz en tête, a organisé la fraude des élections municipales de juin dernier. Le ras l'bol avait conduit beaucoup d'électeurs à ne pas aller voter, cela n'avait pas pu ne pas se voir, et pourtant, il sortait des urnes les mêmes pourcentages habituels de 98 ou 99 % de voix en faveur des candidats officiels ! Et puis sont venus les événements de Chine où le régime a soutenu les massacreurs. Trop, c'était trop, et cela a exacerbé l'envie d'une partie de l'appareil d'en finir avec certaines méthodes, de s'accorder un peu plus de liberté de discuter, d'aller et venir. Dans une partie de l'appareil, et pas seulement dans la population, les plaisanteries allaient bon train contre ce Kurt Hager, ce prétendu idéologue du parti, qui avait doctement expliqué, pour justifier que le régime ne s'aligne pas sur les réformes en URSS, que ce n'était pas parce que le voisin refaisait ses papiers peints qu'il fallait en faire autant. Du coup, on peut comprendre pourquoi dans les manifestations de rue aujourd'hui à Leipzig ou Berlin, il y a des banderoles faites sur papiers peints... C'est toute une histoire !

Oui, depuis plusieurs mois, dans une bonne partie de l'appareil, dans les milieux intellectuels, dans les universités, ça maugréait. Et d'autant plus que tous étaient au courant des changements en URSS, en Pologne, en Hongrie... Jusqu'à quand faudrait-il attendre à Berlin ?

Une certaine relève était prête, et c'est Gorbatchev qui a servi de catalyseur. En venant soi-même participer aux festivités d'anniversaire - le 40e et le dernier - de la RDA, il a pris le risque, ou même il a choisi d'encourager les réformateurs de l'appareil à se mettre en branle. Et c'est ce qui s'est fait. Gorbatchev a finalement réussi à donner le dernier coup de pouce pour faire sauter le bouchon, et ensuite, quinze jours après, il invitait à Moscou le successeur de Honecker pour arroser cela.

Un mouvement de masse, oui, mais encouragé et contrôlé d'en haut...

En fait, dès le feu vert de Gorbatchev donné, une partie des hommes du SED s'est engouffrée dans la brèche, s'est servie du début de mobilisation pour s'appuyer dessus, l'a encouragée et du coup renforcée dans le même but, de s'en servir contre le reste de l'appareil.

Pourtant, on peut se dire que la situation n'évolue pas si bien pour ceux qui ont pris la relève. Ils ont affaire à un mouvement de masse qui semble en demander toujours davantage qu'ils ne sont prêts à en donner ; à des manifestants qui semblent de plus en plus conspuer et peut-être rejeter l'ensemble du SED.

A voir ces images retransmises des dirigeants du SED qui se font conspuer et siffler abondamment, à voir avec quelle vitesse chaque bulletin d'information annonce l'éviction de membres du Bureau Politique, de membres du Comité Central, de maires..., on peut croire que le SED ne maîtrise déjà plus la situation.

Mais c'est oublier que ces meetings monstres où les Marcus Wolf, les Schabowski (secrétaire du SED à Berlin) se font un peu chahuter, sont ceux-là même qu'ils ont organisés. Sont ceux-là même où eux sont à la tribune. Où eux parlent, où eux tiennent le crachoir... même s'ils n'arrivent pas à la fin de toutes leurs phrases. Et si les manifestants, ou des manifestants ne les laissent pas finir, ils les laissent commencer. Ils admettent plus ou moins, certains la rage au coeur probablement, mais ils admettent néanmoins que ces gens parlent, et prennent finalement toutes les initiatives. Ces gens qui ont été trente ans à la tête des services secrets du pays. Ces gens qui ont dirigé des années sa police politique vomie. Ce sont eux qui parlent, eux qui se sentent suffisamment assurés pour convoquer des centaines de milliers de gens, ou du moins prendre le risque qu'il en vienne autant, et leur parler.

Ce sont d'ailleurs les mêmes hommes qui sont le plus liés, aussi, aux hommes d'État ou d'affaires occidentaux, entre autres à ceux de RFA, bien sûr, qu'ils rencontrent régulièrement à la foire de Leipzig ou ailleurs. Réformes obligent, disons en passant qu'à cette foire de Leipzig, les autorités est-allemandes auraient installé un « Fémina Club » pour le repos des hommes d'affaires, en justifiant la chose par un jésuitisme pseudo-marxiste : ce serait indispensable pour la reconstitution de la force de travail.

Calculs politiciens, sur fond d'aspirations populaires à des élections libres et à la fin du monopole politique du SED

Ce mouvement de masse en RDA est encore tout neuf. Il n'en est peut-être qu'à ses débuts. Dans ce pays où les masses populaires ont été si longtemps sevrées de possibilités d'expression, sevrées de ces actions collectives où les opprimés peuvent mesurer leur force, c'est peu probable que du jour au lendemain, sur la seule foi de promesses venues d'en haut, les gens rentrent sagement et définitivement chez eux.

Alors, ces centaines de milliers de gens qui manifestent ou se posent des questions, qui ont vu une telle évolution en si peu de temps, ils peuvent penser, à juste titre, que bien d'autres changements encore pourraient être possibles à court terme. Il y a même des chances pour que les changements à la tête du Parti et du gouvernement leur aient donné envie d'autres bouleversements plutôt qu'ils ne les ont satisfaits.

Les dirigeants de la RDA viennent de promettre des élections libres. Ces élections devraient se tenir à brève échéance pour ne pas être dépassées avant d'être faites. Poser le problème de savoir si le Parti Communiste est-allemand, le SED, a des chances d'avoir une majorité dans ces élections est déjà apporter une réponse. Il est tout à fait probable que le SED, soit par les élections, soit volontairement, devra laisser la place à d'autres formations politiques.

Les autres formations pourraient être constituées « d'opposants » issus des propres rangs du SED et s'étant refait une virginité dans les manifestations de masse. Le SED pourrait aussi se débaptiser et changer de nom... On en a vu d'autres exemples.

Mais il est douteux que cela satisfasse la population d'Allemagne de l'Est. Il est vraisemblable que le SED devra laisser la place à un ou plusieurs autres partis, nouveaux au moins en apparence.

Quels partis ? Une organisation non légale, mais de plus en plus tolérée et qui s'appelle « Nouveau Forum » peut nous en donner un bon exemple.

Nouveau Forum bénéficie apparemment d'une grande confiance populaire. Les dirigeants de cette organisation se sont mis en avant en tenant des discours très oeucuméniques, très prudents, affirmant un choix humaniste, des options démocratiques très générales, des considérations gommant tout ce qui pourrait faire référence à de quelconques antagonismes d'intérêts.

La RDA est présentée comme une vaste communauté qui devrait, par la réflexion et le dialogue, organiser une vie meilleure.

Nouveau Forum dénonce les privilèges, mais en précisant qu'il s'agit d'une exigence morale, qu'il ne faudra pas imaginer pouvoir aller plus loin car il n'est pas possible de satisfaire tous les besoins, et qu'il ne faut pas dire aux gens qu'il y en aura pour mille quand il n'y en a que pour cent.

Dans toutes leurs interviews, les dirigeants de Nouveau Forum sont d'une extrême prudence et ce n'est probablement pas innocent. Ils se comportent en fait comme s'ils s'apprêtaient à prendre sous peu des responsabilités gouvernementales ; ils en promettent le moins possible pour en avoir le moins possible à tenir par la suite.

Evidemment, à tenir des propos aussi lénifiants, ils peuvent même être dépassés. Quand un journaliste du Figaro a demandé à Bärbel Bohley si Nouveau Forum était prêt à partager le pouvoir avec le SED, celle-ci a répondu que :

« Oui, la question est de savoir si le SED, lui, y est prêt. Nous, nous n'avons pas le choix. L'opposition n'est pas assez forte pour assumer le pouvoir » ...

Partager le pouvoir avec le SED ? Ce n'est pas forcément ce que les électeurs souhaiteront s'il y a des élections, ou même ce que les manifestants voudront s'il faut changer de gouvernement avant d'avoir eu le temps de faire des élections.

Pas assez forte, cette opposition ? Ils seraient deux cent mille, d'après ce qu'ils ont dit au Figaro, alors qu'ils ne sont même pas légaux, et alors que la moitié de la population est dans la rue.

En fait, avec Nouveau Forum ou avec d'autres, on va à terme vers un nouveau gouvernement constitué par des hommes apparemment nouveaux. Ce n'est pas moins extraordinaire que d'avoir vu en Pologne les dirigeants de Solidarité sortir de prison pour devenir ministres.

Ce ou ces nouveaux partis, ne nous faisons pas d'illusions, comprendront dans leur sein ou même à leur tête beaucoup d'anciens du SED reconvertis, rebaptisés et devenus certainement les plus farouches adversaires du socialisme et du communisme (dans la classe politique ouest-allemande, il n'y a pas mal de ces hommes-là, venus de l'Est justement).

En fait, en RDA aujourd'hui, c'est le multipartisme qui est à l'ordre du jour, et d'ici qu'on retrouve là-bas, comme candidats, plus vite qu'on ne croit, tout l'éventail des partis traditionnels de la RFA, il n'y a pas loin non plus. Il y a déjà un Parti Social-Démocrate, qui a quelques liens avec le SPD. Il y a un Parti Libéral, un Parti Chrétien-Démocrate. Et bien d'autres peuvent voir le jour. Jusqu'à présent, ils n'étaient guère importants, ils étaient soit illégaux, soit étouffés - comme ces Libéraux et ces Chrétiens-Démocrates qui collaboraient avec le SED, passaient sous la table, et faisaient le moins de bruit possible.

Maintenant, ils vont prendre du coffre. Et les partis traditionnels de la RFA vont trouver du personnel pour les représenter sur place.Ce personnel ne sera ni pire ni meilleur que celui de l'Ouest, car il ne faut pas oublier que de part et d'autre de la frontière, le même personnel politique a été conservé après la guerre, sorti souvent du sérail nazi. Pour les plus vieux évidemment.

Mais en fait, même cela, si cela se produit, ne sera qu'une étape.

Ce qui est réellement à l'ordre du jour, c'est la réunification de l'Allemagne

A quel rythme ? Et de quelle façon cela pourrait se faire ?

Sur le rythme, on peut dire que ça va vite.

Sous quelle forme ? Ce n'est pas un grand problème non plus. Il faudrait évidemment ménager bien des susceptibilités, conserver des places aux uns et aux autres, dans les appareils d'État et aux postes clés de l'économie. Mais comme l'Allemagne de l'Ouest est une fédération, il y a déjà un cadre pour intégrer la RDA tout en lui conservant une certaine autonomie. Il y aurait même de quoi donner une autonomie à différents États de la RDA - la Thuringe, la Saxe, le Mecklembourg, le Brandenbourg... - dont les roitelets voudraient conserver leurs fiefs. Et à l'Ouest, en RFA, ils ont tous les hommes de loi et tout l'arsenal juridique et constitutionnel nécessaire pour trouver une solution, à partir du moment où ils la cherchent.

Oui, on va vers une réunification qui est inscrite dans l'histoire. Qu'elle soit souhaitée par la population est-allemande, c'est plus que certain. Qu'elle soit souhaitée par le gouvernement ouest-allemand, c'est certain aussi. De toutes façons, même si le gouvernement ouest-allemand ne la souhaitait pas du point de vue financier ou politique, il est confronté à un afflux de réfugiés qu'une réunification serait probablement le seul moyen de tarir. Parce qu'intégrer l'actuelle RDA dans une fédération allemande est plus facile que d'intégrer deux millions de réfugiés dans la vie sociale et économique de l'actuelle RFA.

La question qu'on peut se poser au nom de la classe ouvrière est de plusieurs ordres :

Premièrement, les manifestations actuelles peuvent-elles déborder sinon sur une révolution, du moins une situation sociale explosive ?

Tout est toujours possible, et souhaitable. Mais pour le moment, ces manifestations n'ont pas encore un caractère explosif. D'autant que le gouvernement est-allemand prend au coup par coup les mesures qui font tomber la vapeur.

S'il ne cédait pas, oui, la situation pourrait peut-être déboucher sur une crise révolutionnaire. Aujourd'hui, d'ailleurs, le gouvernement va lui-même plus loin, plus rapidement surtout qu'il ne l'aurait fait sans les manifestations de masses.

Mais justement, le gouvernement est-allemand prend soin de ne placer aucun barrage devant la population. Et de ce point de vue, il y a peu de chance qu'il y ait des troubles sociaux.

La deuxième question est de savoir si l'évolution actuelle est souhaitée par le prolétariat est-allemand.

Oui, évidemment. La séparation de l'Allemagne, ce découpage dans la chair des peuples, et la prétendue transformation socialiste du régime, ont été une aberration. Même la nationalisation de ce que les Russes n'avaient pas démonté et emmené, n'a pas eu de rôle progressiste. Car sur la base où cela c'est fait, cela a amené une régression économique pour la RDA dont le potentiel industriel fut amputé et limité. Et même s'il y avait eu un petit bénéfice économique à cela, il n'aurait de toute façon pas valu l'énorme prix politique à payer.

Non, le prolétariat est-allemand n'a rien à perdre à l'évolution actuelle de la RDA. Et le prolétariat mondial non plus. Parce que la RDA n'avait de socialiste, vraiment, que le nom.

Et l'on ne doit pas se prononcer contre cette réunification de l'Allemagne, ni la craindre, car manifestement elle correspond à un sentiment populaire largement partagé.

Evidemment cette réunification de l'Allemagne ne résoudra pas tous les problèmes. Mais elle donnera au moins les avantages de la liberté de parole, au moins pour une période historique. Les Allemands de l'Est seront peut-être plus assurés de pouvoir bénéficier d'un régime démocratique que les Polonais, ou les Roumains (s'ils se débarrassaient de Ceaucescu). Car l'Allemagne de l'Est s'intégrerait dans un pays qui a, au moins provisoirement, les moyens économiques d'assurer un système plus démocratique.

Nous préférerions, cela va sans dire, que le prolétariat est-allemand ait eu la force de se débarrasser du régime pour prendre le pouvoir. Mais en attendant, nous sommes pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et pas pour le droit des bureaucrates à disposer des peuples !

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