La crise économique et financière13/11/19981998Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/1998/11/80.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

La crise économique et financière

Lorsqu'une crise financière a éclaté en juillet 1997 dans le Sud-Est asiatique, elle a d'abord été présentée comme une crise locale, due aux erreurs de gestion des dirigeants politiques de ces pays que l'on nous présentait pourtant peu de temps auparavant comme des modèles de réussite économique.

Le ton a changé quand on a vu que cette crise financière touchait fortement le Japon, c'est-à-dire la deuxième puissance économique mondiale après les États-Unis. Mais là aussi on a parlé de raisons locales, de la mauvaise gestion des responsables, notamment des banques nippones qui auraient accumulé de « mauvaises créances ». On se garde bien d'ailleurs de nous dire pourquoi ces créances sont mauvaises, et pourquoi il y en a un tel montant.

Mais cet été la crise a touché la Russie, en entraînant une chute catastrophique du rouble, puis les pays d'Amérique latine. Enfin, la tempête boursière a gagné les places financières des pays industrialisés, en Europe et aux États-Unis. Le record de baisse en une seule séance pour une action a même été battu à Paris par l'action Alcatel, avec 38 % de perte le 17 septembre.

Les discours officiels se sont faits moins assurés. Les « experts » économiques ont fait des conjectures sur l'impact possible de ces krachs boursiers sur l'économie. Les dirigeants du G7, le groupe des sept pays les plus industrialisés, font mine maintenant de vouloir réglementer les marchés financiers.

Ensuite, la phase de panique passée, au moins provisoirement, le discours officiel s'est fait plus rassurant. Les dirigeants politiques, à commencer par exemple par le ministre de l'économie Strauss-Kahn, se sont conformés de nouveau au principe qui veut qu'on affiche un optimisme inébranlable pour ne pas inquiéter les marchés boursiers. Ils se sont remis à proclamer, imperturbables, que « les perspectives de l'économie sont bonnes ». Mais en fait que peuvent-ils en savoir ?

Alors, que représente cette crise ? Est-ce seulement une crise asiatique, une crise russe ou une crise de l'Amérique latine ? N'est-ce pas plutôt une crise générale, liée au fonctionnement de l'économie capitaliste mondiale en cette fin de vingtième siècle ?

Juillet 1997 : l'éclatement de la crise asiatique

On peut dire aujourd'hui qu'un spectre hante le monde : celui de la crise financière.

C'est le cas en particulier depuis le début de ce que l'on a appelé la crise asiatique, le 2 juillet 1997. Ce jour-là en Thaïlande, à la suite d'attaques spéculatives, le gouvernement de ce pays du Sud-Est asiatique abandonnait la défense du cours de sa monnaie. Et dans les semaines et les mois suivants, on assistait à la multiplication des faillites, tandis que le gouvernement annonçait des plans d'austérité pour tenter de rétablir la situation.

Cette crise était contagieuse puisque, dès le 11 juillet 1997, le gouvernement des Philippines annonçait à son tour qu'il laissait filer sa monnaie face aux attaques spéculatives. La crise était plus brutale qu'en Thaïlande puisque la monnaie philippine perdait 12 % de sa valeur en quelques heures. Là aussi la Bourse s'effondrait, les faillites et les fermetures d'entreprises se multipliaient. Et la panique financière gagnait un autre pays, l'Indonésie.

Pendant que cette crise faisait tache d'huile, les institutions financières tentaient d'intervenir, en particulier la plus connue : le FMI, le Fonds Monétaire International qui est censé assurer, à l'échelle du monde, une certaine stabilité des changes permettant le bon fonctionnement du commerce. Le 20 août 1997, on apprenait ainsi que le FMI avait débloqué 3,9 milliards de dollars d'aide à la Thaïlande, dans le cadre d'un plan d'ensemble d'un total de 17 milliards de dollars. Cela fait partie du rôle de régulation que le FMI est censé jouer face aux désordres monétaires.

Cela n'empêche pas ses dirigeants de se distinguer par leur aveuglement, à commencer par son directeur Michel Camdessus, un Français qui fait une belle carrière de fonctionnaire international dans cette institution. Ainsi, le 21 août 1997, après l'annonce de ce plan de 17 milliards de dollars, il déclarait : « le pire de la crise est derrière nous »... Hélas, on apprenait le même jour que la banque centrale de Thaïlande avait déjà dépensé 23 milliards de dollars pour tenter de défendre sa monnaie, soit 35 % de plus que les crédits débloqués par le FMI. La spéculation redoublait. Quelques jours plus tard, les attaques se portaient sur les monnaies de Corée du Sud, de Singapour et de Hong-Kong.

Jusqu'à la fin 1997, on allait assister à l'effondrement de la plupart des monnaies de la région, les unes après les autres, sous les assauts de la spéculation, avec pour conséquence l'annonce de mesures d'austérité, de faillites et de fermetures d'entreprises. En même temps le FMI, en contrepartie des aides financières qu'il accordait, imposait aux différents pays du Sud-Est asiatique un contrôle sur leurs finances.

La crise n'était pas pour autant enrayée, et gagnait d'autres pays. Le 27 octobre 1997, la Bourse de New York enregistrait pour la première fois les conséquences de la crise asiatique avec une forte chute : plus de 7 % en une seule séance. Enfin, le 25 novembre, au Japon cette fois, c'était la faillite de Yamaichi, un des plus grands courtiers de la place financière de Tokyo.

Et puis, après un répit apparent au début de 1998, la crise a continué de plus belle avec l'écroulement de la monnaie russe au mois d'août dernier, suivie de la panique financière en Amérique latine, puis sur les places boursières européennes. Aujourd'hui, quinze mois après l'éclatement de la crise thaïlandaise, le fait le plus frappant n'est pas le caractère particulier de la crise dans le Sud-Est asiatique, c'est qu'une crise monétaire et boursière en Thaïlande se soit répandue d'abord dans toute la région, puis au Japon, puis en Russie, en Amérique latine, puis aux places financières occidentales, comme dans un gigantesque jeu de dominos. Certains peuvent dire que la faute en est au premier domino qui est tombé, à supposer qu'on puisse le situer. Mais le problème évidemment n'est pas là, il est dans la fragilité du système.

Crise financière et capitaux voyageurs

Le mécanisme qui fait qu'une crise financière dans un pays se transmet ainsi aux autres n'a évidemment rien de spécifique au Sud-Est asiatique, ni même à cette crise financière qui a éclaté en 1997. Ce mécanisme, c'est celui de la circulation du capital financier telle qu'elle s'effectue aujourd'hui à l'échelle du monde.

Les Bourses de valeur, les banques et les institutions financières sont reliées entre elles en permanence. Elles peuvent se communiquer des ordres d'achat ou de vente à la vitesse de la lumière par le réseau de câbles ou de satellites qui ceinturent notre planète. A tout instant, des possesseurs ou des gestionnaires de capitaux peuvent décider d'emprunter de l'argent à Hong-Kong et de le replacer à New-York, ou bien de vendre des titres à Tokyo et d'en racheter à Londres.

Il peut s'agir d'actions de telle ou telle entreprise, ou d'obligations ou de bons du trésor émis par tel ou tel État quand il veut emprunter de l'argent. Il peut s'agir aussi plus généralement de produits financiers, c'est-à-dire de placements proposés par telle ou telle banque qui elle-même replace cet argent pour partie en actions, pour partie en obligations, pour partie tout simplement en spéculation monétaire, et qui tire un profit de la différence entre les sommes qu'elle retire de ces opérations et l'intérêt qu'elle verse à ses clients. Et puis on peut encore composer de nouveaux « produits financiers » à partir d'un panier de « produits financiers » émis par différentes banques... Ce jeu est sans fin et, pour ceux qui le pratiquent, il peut sembler que l'on fait de l'argent avec de l'argent, simplement en étant habile et en connaissant bien les mécanismes de ce qu'on appelle les marchés financiers.

On estime ainsi que, chaque jour, le total des transactions effectuées sur les marchés des changes mondiaux s'élève à environ 1500 milliards de dollars. Mais sur cette somme, on estime aussi que 8 % au plus, soit 120 milliards de dollars sur 1500, correspondent à des transactions effectuées en vue du commerce ou en vue d'investissements directs à l'étranger.

Chaque jour, ce sont donc au plus 120 milliards de dollars qui s'échangent en vue de la circulation des biens matériels, celle qui assure en fin de compte la vie des hommes sur cette planète. Mais 1380 milliards de dollars, soit plus de onze fois plus, correspondent à des transactions purement financières, c'est-à-dire à des transferts de capitaux placés, à des spéculations monétaires, à des entreprises ou des actions qui changent de mains. On appelle parfois cela l'économie virtuelle parce qu'il ne s'agit que d'échanges sur le papier, voire même simplement d'échanges dans la mémoire des ordinateurs sur lesquels sont gérés les comptes des banques.

Cette économie virtuelle tient donc onze fois plus de place dans les transactions quotidiennes que l'économie réelle ! Mais malheureusement, l'une et l'autre font partie intégrante de la même économie capitaliste. Et les crises qui se produisent dans la sphère financière peuvent se traduire par des fermetures d'usines, par des diminutions de la production et des échanges, c'est-à-dire par une misère accrue pour des femmes et des hommes qui n'ont jamais spéculé, voire qui n'ont jamais entendu parler de cette sphère financière.

Les raisons immédiates des krachs boursiers, des crises financières, sont en général des transferts brusques et massifs de capitaux parce que, pour une raison ou pour une autre et parfois sans raison du tout, leurs possesseurs pensent soudain que leurs placements vont devenir moins rentables et qu'il vaut mieux aller placer leur argent ailleurs. Cela peut se faire dans la panique, et cette panique peut alors se transmettre de proche en proche parce que ces capitaux vont se placer à tel endroit, puis à tel autre. C'est ce mécanisme de contagion qui se produit depuis le mois de juillet 1997.

Sud-Est asiatique : une économie très liée à l'économie japonaise

Avec 200 millions d'habitants en Indonésie, 68 millions aux Philippines, 59 millions en Thaïlande, 45 millions en Corée du Sud, 22 millions à Taïwan, 19 millions en Malaisie, cela fait au total pour ces seuls pays du Sud-Est asiatique plus de 400 millions d'habitants, une population supérieure à celle de l'Europe occidentale. Tous ces pays ont un passé marqué par le sous-développement. Mais ces dernières années, ils ont été le théâtre d'un boom économique qui les a fait surnommer les « tigres » ou les « dragons ». Il n'en a pas fallu plus pour qu'on nous les présente comme les nouveaux pays industrialisés en passe de rattraper, voire de dépasser les anciens. Mais en fait le véritable centre économique de cette région est ailleurs : c'est le Japon.

Tout comme les pays d'Europe occidentale ou les États-Unis, le Japon est un vieux pays industriel, un de ces quelques pays qui ont pu prendre le train du développement capitaliste au siècle dernier et qui aujourd'hui se partagent la domination économique de la planète.

Cette domination a pris depuis longtemps la forme de ce que Lénine appelait l'impérialisme. Les trusts, les grandes compagnies des quelques pays impérialistes - les États-Unis, le Japon, les pays d'Europe occidentale - ont accumulé des richesses énormes, extorquées à leur classe ouvrière. A un certain moment, ils ont cherché à réinvestir leurs excédents de capitaux à l'extérieur de leurs frontières, dans des pays moins développés offrant de meilleures possibilités de profits. La rivalité entre puissances impérialistes pour le partage et le repartage du monde en zones d'influence a ainsi entraîné depuis un siècle deux guerres mondiales, et un nombre incalculable de guerres locales pour le contrôle de tel État ou de telle région.

Les pays du Sud-Est asiatique ainsi que la Chine constituent pour le Japon une zone d'influence économique privilégiée, à peu près comme l'Afrique, le Moyen-Orient et l'Inde l'ont été pour les impérialismes français et anglais ou l'Amérique latine pour les États-Unis. Et cette zone d'influence a été conquise, comme pour les autres puissances impérialistes, en s'appuyant sur la supériorité économique, et au besoin militaire, d'un pays industriel.

La seconde guerre mondiale a été une défaite militaire pour l'impérialisme japonais. Après avoir tenté de contrôler militairement l'ensemble du Sud-Est asiatique et même la Chine, ses troupes en ont été délogées par les troupes américaines et anglaises, ou par des mouvements nationalistes, comme en Chine. Mais les années qui ont suivi lui ont permis de prendre sa revanche sur le plan économique, un peu comme l'Allemagne a pu le faire en Europe malgré sa défaite militaire de 1945.

Bien sûr, l'impérialisme américain, vainqueur de la guerre mondiale, a tenté de maintenir l'impérialisme japonais dans une position subordonnée. Mais il était tout de même contraint de lui laisser une place. Tout d'abord, pendant toute la période de la guerre froide, le Japon assura aux États-Unis un soutien logistique en vendant à l'armée américaine des fournitures de toute sorte, voire des armements. Cela contribua au relèvement de l'économie japonaise d'après-guerre. Les banquiers japonais furent aussi mis à contribution par les États-Unis pour qu'ils accordent des prêts destinés à soutenir les régimes pro-occidentaux des pays du Sud-Est asiatique, notamment celui de Corée du Sud. Ainsi dès les années soixante-dix, l'impérialisme japonais avait repris le terrain perdu sur les États-Unis ou l'Europe du fait de la guerre mondiale. En même temps il était devenu le principal banquier de la région du Sud-Est asiatique.

C'est à ce moment que les États-Unis commencèrent à s'inquiéter de la concurrence commerciale des firmes japonaises, y compris sur leur propre marché intérieur. Ils imposèrent des barrières douanières et un système de quotas pour limiter les importations japonaises. Les groupes industriels japonais trouvèrent la riposte. En sous-traitant toute une partie de leur production dans les pays du Sud-Est asiatique, ils pouvaient contourner les quotas américains, et d'autre part gagner sur le bas prix de la main-d'oeuvre dans ces pays. Les grandes entreprises japonaises, notamment dans l'automobile ou l'électronique, mirent ainsi en place des filières de production basées sur la sous-traitance dans les pays du Sud-Est asiatique. Puis, toujours dans le cadre de la lutte contre les pressions américaines, elles allèrent plus loin : elles y constituèrent même de véritables groupes industriels.

C'est en Corée du Sud que cette politique a eu les résultats les plus spectaculaires avec la constitution de ces grands groupes industriels que l'on a appelés les « chaebols », imitant en grande partie le modèle japonais, les groupes Hyundai, Kia, Daewoo, Samsung et autres. En fait, ces groupes coréens étaient eux-mêmes liés aux grands groupes industriels japonais, les Mitsubishi, Matsushita, Honda ou autres. La Corée ou les pays du Sud-Est asiatique fournissaient les sites industriels, les composants de faible technologie, la main-d'oeuvre bon marché pour les chaînes de montage, tandis que le Japon fournissait les composants plus sophistiqués, les machines-outils, la technologie élaborée.

Ainsi, en grande partie pour répondre aux nécessités de la guerre commerciale avec les États-Unis, les grands groupes industriels japonais ont contribué à une réorganisation industrielle de toute l'Asie du Sud-Est. Ce sont leurs capitaux, leurs banquiers, leurs industriels et leur technologie qui ont contribué à l'essor de ce qu'on a appelé les « marchés émergents », dans ces pays dont l'économie semblait à un moment connaître un développement fulgurant. Pourtant, malgré cette période d'industrialisation rapide, les pays du Sud-Est asiatique n'ont pas réellement cessé d'être des pays sous-développés gardant un niveau de vie bien inférieur à celui des pays industrialisés et restant très dépendants, non seulement sur le plan de la technologie par exemple, mais aussi sur le plan financier. On l'a vu dans la crise qui vient de se produire.

L'éclatement de la crise en Thaïlande avait des raisons conjoncturelles immédiates. Le principal débouché commercial des pays du Sud-Est asiatique étant les États-Unis, ces pays ont tenté de maintenir un taux de change fixe entre leur monnaie et le dollar. Or, au contraire, le yen, la monnaie japonaise, baissait par rapport au dollar du fait de la récession au Japon et des capitaux japonais qui allaient s'investir ailleurs. Le déficit commercial des Pays du Sud-Est asiatique s'accrut, ainsi que leur dette extérieure. Dès 1996 une des premières banques thaïlandaises, la Banque du Commerce de Bangkok, se retrouva en faillite. L'État thaïlandais injecta alors des milliards pour la sauver, milliards qu'il lui fallait bien trouver quelque part, en empruntant et en accroissant encore la dette du pays. Les spéculateurs les plus avertis commencèrent à évacuer leurs capitaux, prenant la précaution de les reconvertir en dollars pendant qu'il en était encore temps. Les banques centrales durent encore emprunter pour pouvoir rembourser en dollars les capitaux qui quittaient le pays. Jusqu'à la panique financière de juillet 1997 où, les uns après les autres, les gouvernements de la région ont dû reconnaître qu'ils n'avaient plus les moyens de payer.

Le résultat, ensuite, a été des faillites en chaîne. Les banques ou les institutions financières thaïlandaises, coréennes ou autres, croulaient désormais sous les dettes contractées pendant les années de spéculation, sans avoir les moyens de rembourser. La monnaie locale s'écroulant, la dette extérieure contractée en dollars ou en yens représente un poids énorme, d'autant plus grand pour le pays que la dévaluation de la monnaie divise les revenus par deux ou plus, que la crise économique s'étend, que les chantiers ferment et que les entreprises licencient.

Une crise économique grave, chèrement payée par les populations

Les conséquences sociales de la crise, aujourd'hui, sont déjà impressionnantes. Les populations du Sud-Est asiatique la payent très chèrement, même si elles n'en sont pas responsables. L'effondrement de l'économie sous le poids de la crise financière a entraîné une immense catastrophe sociale.

Entre ces pays du Sud-Est asiatique eux-mêmes, il faut d'ailleurs faire des différences. Le pays le plus pauvre, et le plus peuplé, l'Indonésie, avait, à la veille de la débâcle, une production annuelle par habitant à peine supérieure à celle de l'Egypte. Venaient ensuite la Thaïlande et la Malaisie, qui se situaient à peu près au niveau du Brésil. Enfin, loin devant les trois autres, la Corée du Sud se situait à un niveau un peu inférieur à celui du Portugal, tandis que sa production industrielle s'établissait au onzième rang mondial. Entre le plus pauvre et le moins pauvre de ces pays, l'écart était environ de 1 à 9. Et bien sûr, l'impact social de la crise a été différent.

Les premières victimes de la débâcle monétaire de 1997 ont été dans la plupart des pays du Sud-Est asiatique les ouvriers du bâtiment. C'était le contrecoup de la spéculation immobilière et de la frénésie de construction durant la période du boom économique. Les banques ont retiré leur crédit aux entrepreneurs, entraînant la faillite générale du secteur. Seuls sont restés ouverts les chantiers directement financés par les États, et encore, seulement ceux qui n'ont pas été victimes des premières réductions budgétaires.

Or, dans les pays les plus pauvres en particulier, c'était surtout la multiplication des grands chantiers qui avait fourni de quoi survivre, tout juste, à la fraction pauvre de la population urbaine. Celle-ci a été la première à faire les frais de la crise.

Puis le bâtiment a été très vite suivi par l'industrie, et le chômage s'est mis à enfler brutalement. Bien sûr, les statistiques officielles du chômage en Asie du Sud-Est n'en donnent qu'une image éloignée. En particulier elles ne tiennent aucun compte de la myriade de travailleurs à la tâche, qui vivaient de petits emplois précaires déjà du temps du boom. Or même en Corée du Sud ces travailleurs « non reconnus » représentaient quand même 45 % de la main-d'oeuvre avant juillet 1997 ! Mais malgré tout, la montée brutale de ces chiffres officiels du chômage laisse entrevoir l'étendue de la catastrophe. Entre juillet 1997 et l'automne 1998, ils ont en effet été multipliés par quatre dans chacun de ces pays.

Mais qui plus est, ces pays dont on nous disait qu'ils allaient bientôt rejoindre le club des pays industrialisés, n'ont jamais développé de mesures de protection sociales comparables, même de loin, à ce qui existe en Europe. Ce n'était pas pour rien que le grand patronat français les citait comme des « modèles » dont il faudrait s'inspirer pour refondre la protection sociale en France et... baisser les coûts salariaux, bien sûr.

Même en Corée du Sud, où la situation est la plus favorable, du moins pour la région, les fonds d'indemnisation du chômage créés tout récemment ne concernent qu'une infime minorité de la population. Au mieux, et sous réserve d'avoir travaillé pendant dix ans sans interruption, ils garantissent six mois d'indemnités. Faut-il s'étonner alors de la multiplication de ce qu'une partie de la presse coréenne appelle paraît-il les « suicides FMI » - ces suicides familiaux dans lesquels des salariés licenciés se donnent la mort ainsi qu'à tous les membres de leur famille, parce qu'ils sont convaincus que rien ni personne désormais ne pourra plus les sortir de la misère.

Mais le chômage et l'absence de protection sociale ne sont pas les seules causes de la montée en force de la misère. Y tiennent aussi une bonne part le recours systématique aux réductions de salaire par le patronat, voire au non-paiement des salaires, et surtout la hausse astronomique des prix des denrées de première nécessité, en particulier alimentaires.

On l'a vu en Indonésie, en mai dernier, lorsque des émeutes de la faim ont donné aux manifestations étudiantes un caractère de mouvement social qui a incité les États-Unis à cesser leur soutien à la dictature de Suharto. Mais ces émeutes de la faim ne se sont pas arrêtées. A la fin du mois d'août 1998, par exemple, plusieurs grandes villes ont connu des journées d'émeutes. Des milliers de manifestants, dont un grand nombre de femmes et d'enfants, s'en sont pris à des entrepôts de riz, des magasins de plantations et des supermarchés. Au cours des semaines précédentes, le prix du kilo de riz avait encore doublé, atteignant le niveau du salaire minimum journalier.

Or la hausse des produits alimentaires de base n'est qu'en partie la conséquence de la crise financière et monétaire. Elle est aussi un cadeau empoisonné laissé par la période du boom économique. Durant ces années-là, de grandes entreprises se sont intéressées aux profits qu'elles pourraient faire dans les campagnes. Elles ont développé les cultures d'exportation au détriment des vivres destinés directement à la population locale. De sorte qu'à l'exception de la Malaisie, moins peuplée, tous ces pays, pourtant largement agricoles, en étaient arrivés à importer une partie de leur nourriture de base lorsque la crise a frappé. La hausse vertigineuse du dollar a ensuite fait le reste.

Il est vrai que nombre de fonctionnaires et politiciens locaux en ont aussi profité pour se constituer quelques revenus annexes. C'est ainsi que les exportations indonésiennes de riz ont augmenté cette année, ce qui a créé sur place une pénurie artificielle et a poussé encore plus les prix à la hausse.

Un grave recul social

Le résultat est que, selon un rapport de l'ONU publié au mois d'août, la proportion de la population indonésienne vivant en-dessous du seuil de pauvreté serait passée de 11 % en 1996 à 37 % en juin 1998. Le même rapport ajoute qu'au rythme actuel de dégradation de l'économie du pays, il faudrait s'attendre à ce que cette proportion atteigne 47 % à la fin décembre et plus de 60 % à la fin de l'année prochaine. 47 % de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté, c'était la situation de l'Indonésie au milieu des années 1970. Et 60 %, c'était celle de la fin des années 1960. C'est-à-dire que, du point de vue du niveau de vie de la population, la crise financière aurait ramené le pays trente ans en arrière.

Mais ce n'est pas seulement de ce point de vue-là que la crise financière se traduit par un grave recul. La presse occidentale a souvent montré des photos des Petronas Towers - le plus haut gratte-ciel du monde, siège social de la compagnie pétrolière d'État à Kuala-Lumpur, en Malaisie. On y construisait aussi une débauche d'immeubles de bureau, de centres commerciaux et même, dans cette ville tropicale, un centre avec des pistes de skis artificielles ! Tout cela pour une petite poignée de bourgeois occidentalisés car on imagine facilement que la majorité de la population malaise, dépourvue de tout, avait des besoins plus urgents que d'aller faire du ski ; en admettant même qu'elle sache ce que c'est...

Tout cela, c'était en quelque sorte le symbole de l'« émergence » de ces nouveaux marchés du Sud-Est asiatique hors du sous-développement. Eh bien, ce symbole restera bien... un simple symbole car les buildings d'affaires de Kuala-Lumpur ou de Bangkok seront peut-être la seule chose qui ne s'écroulera pas dans cette économie. Même s'il n'y a plus personne pour s'y installer ni de personnel pour entretenir leurs ascenseurs.

En revanche les photos de la presse ne montraient pas les quartiers de taudis qui s'étendaient encore au pied de ces constructions de prestige. Les promoteurs immobiliers n'ont évidemment jamais rien fait pour leurs habitants, parmi lesquels personne ne versera une larme sur le sort de leurs projets luxueux. Mais les États, eux, se sont parfois sentis obligés de faire quelques gestes.

A Bangkok, par exemple, l'État s'était décidé à installer le tout-à-l'égout dans une partie pauvre du centre-ville abritant un million d'habitants. Une compagnie britannique, United Utilities, avait été chargée de la réalisation du projet. Les travaux ont survécu au krach monétaire de juillet 1997. Tout semblait aller pour le mieux jusqu'aux premiers jours de décembre 1997. Apprenant que la Thaïlande n'avait plus les moyens de payer, les patrons londoniens de United Utilities se sont retirés. Non seulement les travaux se sont arrêtés, mais également l'usine d'épuration et les stations de pompage qui étaient déjà partiellement en fonction. Les habitants n'ont eu que quelques semaines pour goûter aux avantages du tout-à-l'égout. Depuis, ce sont les tribunaux de Londres qui se sont emparés de l'affaire. Et d'ici à ce qu'elle soit réglée, et en supposant que le gouvernement thaïlandais trouve les fonds, une partie des installations devra sans doute être reconstruite.

On pourrait ainsi multiplier les exemples. Des rares projets d'urbanisation qui auraient pu constituer pour les populations une sorte de dividende du boom économique, il ne restera sans doute pas grand chose, soit parce que les travaux n'en auront jamais été finis, soit par manque de fonds pour en assurer la maintenance. Seules les grandes entreprises occidentales qui en étaient maîtres d'oeuvre auront en fin de compte tiré les marrons du feu.

De ce point de vue donc, le boom économique n'aura été qu'une parenthèse qui laissera son lot de carcasses d'usines, d'autoroutes et de buildings désaffectés. Une partie pourrira sur pied dans les années à venir sans que les populations y aient trouvé le moindre avantage.

Mais d'un autre point de vue, le boom a aussi introduit des transformations irréversibles dans la vie sociale qui, après la crise financière, laissent la population laborieuse plus démunie encore qu'elle ne l'était auparavant.

En Thaïlande, par exemple, les années d'expansion se sont traduites par un exode massif des campagnes. Ce sont six millions de personnes au total qui ont gagné la capitale Bangkok et qui y ont vécu, plutôt mal que bien, de l'essor du bâtiment. Mais pendant ce temps, leurs liens avec la campagne se sont distendus. Celle-ci s'est transformée, les exploitations agricoles se sont industrialisées, les petits paysans ont perdu leurs terres. Et aujourd'hui, alors que les chantiers ferment, ils n'ont même plus la bouée de sauvetage de leurs attaches campagnardes. Ils peuvent toujours quitter Bangkok, mais ils n'ont plus de village ou de famille vers qui se tourner.

Et puis, il y a maintenant les conséquences politiques.

Lorsque le krach financier se produisit en juillet 1997, on comptait alors quelque six millions de travailleurs étrangers en Asie du Sud-Est, répartis entre la Malaisie, la Thaïlande, la Corée du Sud, ainsi que Singapour et Hong-Kong. Ces immigrés venaient principalement d'Indonésie et des Philippines, mais également de Birmanie, du Bangladesh et de l'Inde. On a alors assisté à une surenchère de démagogie à l'encontre de ces ouvriers étrangers alors que ce sont les entrepreneurs locaux, en particulier ceux du bâtiment et de l'agro-alimentaire, qui avaient été les chercher dans les pays voisins pour se procurer une main-d'oeuvre à bas prix. Et évidemment, si ces tensions ethniques, avivées par les dirigeants politiques et le patronat, en venaient à prendre le devant de la scène, cela pourrait présager un recul très grave.

Résistance ouvrière en Corée

L'aggravation de la situation sociale a entraîné aussi des flambées de résistance ouvrière. Et si les émeutes de mai dernier en Indonésie et la chute de Suharto qui en a résulté ont fait les gros titres de la presse française, celle-ci n'a donné en revanche que peu d'informations sur les luttes menées par les travailleurs des pays d'Asie du Sud-Est pour ne pas faire les frais de la crise.

Et pourtant, de telles luttes, et même de grandes grèves, il y en a eu, y compris en Indonésie et en Malaisie où les régimes sont les plus répressifs. Mais c'est en Corée du Sud que la riposte ouvrière a pris le plus d'ampleur. Toute la fin de l'année 1997 a été marquée par des grèves dispersées, dans lesquelles les travailleurs coréens se sont opposés, en général avec succès, aux mesures de licenciements qu'on tentait de leur imposer.

Puis, au début de l'année, le pays a frôlé à deux reprises la grève générale, lorsque le président Kim Dae-jung a cherché à imposer des procédures « rapides » de licenciements économiques. Cette fois, ce sont les dirigeants syndicaux qui ont reculé, en acceptant de jouer le jeu de la concertation avec le gouvernement. Pendant ce temps les grands groupes industriels coréens attendaient leur heure pour imposer leurs plans de restructuration.

C'est finalement en juin dernier que l'affrontement a éclaté à Hyundai Motors, branche automobile du groupe Hyundai. C'est aussi l'un des bastions de la confédération syndicale coréenne la plus radicale, la KCTU - Confédération coréenne des syndicats - . La direction a annoncé 1500 licenciements dans les ateliers. 10 000 salariés avaient déjà été licenciés sous une forme ou une autre, mais il s'agissait des premiers licenciements parmi les ouvriers de production - la base militante du syndicat. Quelques semaines plus tard, lorsque la liste des licenciés fut rendue publique, elle contenait les noms de 115 militants de la KCTU, dont ses principaux leaders.

Le 20 juillet, les 30 000 ouvriers de l'usine géante de Hyundai Motors occupaient donc les locaux. La grève a duré 35 jours, accompagnée de nombreuses manifestations et d'affrontements avec la police et avec des gangs de nervis enrôlés par la compagnie. Le 24 août, finalement, la grève se terminait par un compromis, qui équivalait à une défaite : le syndicat acceptait 277 licenciements et la mise en congé sans solde de 1200 ouvriers pendant 18 mois.

Depuis, le patronat coréen a pu intensifier ses attaques. Le 14 septembre, neuf banques ont annoncé le licenciement de 40 % de leur effectif, soit près de 20 000 salariés. De nouvelles mesures de licenciement doublées de réductions de salaires sont annoncées chaque jour dans la grande industrie. Et puis la justice s'est mise de la partie. Des poursuites judiciaires ont été engagées contre les responsables syndicaux.

La combativité des ouvriers coréens n'a donc pas réussi à tenir les grands groupes capitalistes en respect. Mais elle les a néanmoins obligés à reculer plus d'une fois et à retarder leurs coups. Et c'est évidemment un combat qui est loin d'être terminé.

Aux origines de la « bulle financière »

Voilà en tout cas quelles sont à l'heure actuelle les conséquences sociales de cette crise financière qui, dans le Sud-Est asiatique, s'est transformée en une crise économique tout court. Même si elle n'était, comme cela a été dit, qu'une crise locale, dûe aux dirigeants politiques de ces pays, cette catastrophe économique et sociale dans une région de plus de 400 millions d'habitants ne pourrait pas être sans répercussions sur l'économie du reste du monde. Et d'ailleurs on nous apprend maintenant que c'est bien le cas, ne serait-ce que parce qu'un certain nombre de sociétés occidentales qui exportaient sur les marchés du Sud-Est asiatique voient leurs débouchés se réduire.

Mais qui plus est, il est vite apparu que ce n'était pas qu'une crise locale. Ce qui a crevé en Asie du Sud-Est, c'est ce que l'on appelle une « bulle financière ». Mais cette petite bulle financière en cachait d'autres de plus grandes dimensions. Car le système capitaliste d'aujourd'hui passe son temps à faire des bulles, et pas seulement en Thaïlande ou en Malaisie. La « bulle financière » est mondiale.

On nous dit assez que nous vivons à l'heure de la mondialisation, mais on nous dit moins ce que cela comporte de vraiment nouveau dans le fonctionnement de l'économie. Car s'il s'agit de dire que l'économie, la production des biens, la circulation des matières premières et des marchandises, sont un fait mondial, c'est aussi vieux que le système capitaliste, qui a établi sa domination sur la planète au point qu'aucun village, aucune terre la plus reculée qui soit, n'est plus resté en dehors du marché mondial et de la circulation mondiale des marchandises. Quant à l'exportation des capitaux à partir des pays impérialistes, les placements financiers en particulier auprès des États, c'est une des caractéristiques de l'impérialisme depuis ses débuts. Que l'on songe seulement au fameux emprunt russe, qui date de 1888 !

Ce qui en revanche est plus récent, c'est la déréglementation complète des marchés de capitaux. C'est le fait que, dans les années quatre-vingts en particulier, la plupart des États ont pratiquement abandonné les quelques moyens de contrôle qu'ils avaient. Les mesures de contrôle des changes qui pouvaient s'opposer un tant soit peu à la circulation des capitaux ont été abandonnées. Mais elles ont été abandonnées, justement, sous la pression des banques, des spéculateurs internationaux, de tous ceux qui possèdent d'énormes capitaux et veulent pouvoir les déplacer sans entrave d'une place financière à une autre.

Cette évolution ramène donc en réalité à une autre : le poids croissant du capital financier international depuis le début des années soixante-dix.

En effet, celles-ci ont marqué la fin des années d'expansion d'après la seconde guerre mondiale. L'économie n'a pas cessé d'un seul coup de croître, mais elle a crû moins vite, ne serait-ce que parce que la phase de reconstruction de l'après-guerre était terminée. La demande de biens de consommation commençait à se ralentir. Non pas que les besoins aient été satisfaits, même dans les pays impérialistes les plus riches, sans parler de l'extrême misère de la majeure partie sous-développée de la planète. Mais la production capitaliste ne s'intéresse qu'à la demande solvable. Or, cette demande solvable ne s'accroissait pas à un rythme permettant de maintenir le taux d'accroissement antérieur de la production, ne serait-ce que parce que le pouvoir d'achat des masses laborieuses n'augmentait que lentement, même dans les pays dits riches. La production de biens de consommation commençait à stagner, ce qui signifiait en amont une crise sérieuse pour la production de biens d'équipement. Le profit obtenu dans l'industrie en proportion du capital investi diminuait. Les capitalistes se détournaient donc de l'investissement industriel et recherchaient des investissements garantissant de meilleurs profits, et avec moins de risque.

Or au même moment, d'autres évolutions se produisaient, concernant notamment la monnaie américaine. Pendant les années d'après-guerre, le dollar s'était imposé comme référence universelle pour les autres monnaies, tant l'économie des États-Unis dominait toutes les autres. Ceux-ci pouvaient même garantir la convertibilité du dollar en or. Mais les énormes dépenses de la guerre du Viet-Nam, payées en dollars, avaient fini par augmenter les avoirs en dollars de la plupart des banques occidentales. Celles-ci cherchaient à replacer cet argent pour le faire fructifier, créant un marché des « eurodollars », des crédits en dollars émanant donc des banques européennes et échappant au contrôle de l'État américain. Le déficit croissant du budget américain, grevé par les dépenses militaires, conjointement à l'accroissement d'une masse incontrôlable de dollars placés à l'extérieur des États-Unis, finirent par ébranler la confiance dans le dollar. Une spéculation se développa contre la monnaie américaine.

En 1971, la banque centrale des États-Unis dut donc abandonner la convertibilité du dollar en or. Mais c'était enterrer la seule référence à peu près fixe pour les monnaies et les capitaux du monde entier. Les changes flottants se généralisèrent, c'est-à-dire en fait un régime de désordre monétaire, le cours des monnaies pouvant varier en permanence en fonction de l'offre et de la demande. Et cela ouvrait un nouveau champ presque illimité à la spéculation financière : on pouvait dès lors tenter de prévoir la hausse ou la baisse de telle monnaie et tirer un profit considérable du simple fait d'avoir converti son argent d'une monnaie dans une autre au bon moment.

Le tournant de 1973

En 1973, ce fut la crise du pétrole, qui elle-même montrait que les compagnies pétrolières internationales tablaient sur un moindre accroissement de la consommation et voulaient rentabiliser leurs investissements en augmentant les prix. Mais les masses d'argent supplémentaires correspondantes commencèrent à revenir sur les marchés financiers, plus que jamais à la recherche de placements rémunérateurs.

Ces masses d'argent allaient encombrer les circuits financiers, parce que leurs possesseurs étaient de moins en moins enclins à les investir dans la production industrielle. L'année 1973 marqua même carrément un tournant vers la crise économique. Cette année-là fut en effet le début de la plongée vers une période marquée par la stagnation générale de l'économie et souvent même par des reculs, une période qui dure maintenant depuis vingt-cinq ans. Et en vingt-cinq ans le coût de cette crise est incalculable, qu'il s'agisse de l'extension du chômage dans les pays industrialisés ou de l'aggravation dramatique de la situation dans les pays du Tiers-Monde, sans parler des crises politiques et des guerres qui en sont la conséquence.

Durant ces vingt-cinq ans après le tournant de 1973, les crises financières se sont enchaînées les unes derrière les autres pendant que toutes les possibilités pour faire fructifier malgré tout les sommes d'argent disponibles étaient testées.

L'une d'elles a été la spéculation sur la dette des États. Ceux-ci ont en effet tenté de remplacer les investissements privés défaillants par les leurs propres, au travers de grands programmes de dépenses d'État, allant de l'immobilier aux travaux publics, aux commandes d'armement ou d'équipements divers. Pour engager ces dépenses, les États ont accru leur endettement, en prenant des emprunts auprès des banques ou des institutions financières. Il leur fallait bien sûr pour cela payer un intérêt aux financiers prêteurs. Et c'est ainsi en fin de compte l'État qui a prélevé de l'argent sur l'ensemble de la population pour assurer les profits de ces capitalistes.

Ceux-ci se disputent donc les Bons du Trésor ou les différentes formes d'obligations ou d'emprunts émis par les États, tous ces titres ayant l'avantage de rapporter un intérêt sans courir de risque. Et l'on peut aussi s'échanger ces titres, spéculer sur l'évolution de leurs rendements, sur le fait par exemple que tel État va émettre un emprunt plus intéressant que les Bons du Trésor que l'on détenait jusque-là et que l'on va tenter de revendre... La dette publique des États est devenue ainsi un objet de spéculation financière sans fin.

A cela s'ajoute la spéculation sur les monnaies, devenue d'autant plus facile à mesure que les États ont abandonné le contrôle des changes. Il ne reste plus aux États, pour se défendre contre la fuite des capitaux à l'extérieur du pays, que « les lois du marché ». Par exemple, pour retenir les capitaux, il faut que l'État du pays concerné leur garantisse un taux d'intérêt élevé. C'est ce que l'on voit dans les périodes de crise financière aiguë, lorsque la confiance dans une monnaie est ébranlée et que les États en viennent même à emprunter des capitaux en échange de taux d'intérêt allant jusqu'à 50, 100 voire 200 % pour les garantir contre l'inflation prévisible. Mais il est évident qu'ils ne font ainsi qu'accroître très rapidement leur dette. Et ils doivent capituler tôt ou tard car sur ce terrain, les États ne sont pas les plus forts.

Aujourd'hui en effet, les banques centrales ont moins de réserves que les spéculateurs internationaux. Et quand elles sont contraintes de céder devant eux, la conséquence peut être une chute catastrophique de la monnaie qui entraîne une hausse des prix de tous les produits importés, une aggravation de la situation économique et finalement un appauvrissement parfois très rapide de la population pendant que les capitaux se retirent en ayant encaissé leur profit.

Les banques occidentales ont aussi, pendant les années soixante-dix, multiplié les prêts aux pays du Tiers-Monde. La dette extérieure de ces pays a alors augmenté très rapidement. Mais très souvent ces prêts ne finançaient que des dépenses de prestige, des commandes faites par ces pays à des entreprises occidentales sans entraîner le moindre développement réel. Ces prêts rapportaient aux banques et aux bénéficiaires des commandes passées dans les pays occidentaux, mais ils représentaient une charge difficilement supportable pour les pays du Tiers-Monde. Ainsi, en 1982, le Mexique se trouva incapable de payer ses traites. Pour éviter un écroulement du système bancaire, il fallut lui accorder des prêts d'urgence, puis imposer à la population des plans d'austérité draconiens. Ce fut une crise de confiance autour de la dette du Tiers-Monde, qui incita les institutions financières à chercher d'autres solutions pour investir les masses d'argent qu'elles détenaient.

Le boom spéculatif japonais

Pour l'économie asiatique, une année charnière est l'année 1985. En effet c'est cette année-là qu'ont été conclus des accords qui ont une incidence à peu près directe sur la crise actuelle. Ces sont les « accords du Plaza », qui tirent leur nom de celui de l'hôtel de New-York où ils ont été signés.

Il s'agit d'un accord entre les États-Unis et le Japon, par lequel les États-Unis ont réussi à imposer au Japon une réévaluation du yen. La concurrence commerciale japonaise posait de plus en plus problème aux capitalistes américains, et ceux-ci pouvaient menacer le Japon de mesures de rétorsion commerciale. Le Japon a donc dû accepter de réévaluer sa monnaie, ce qui rendait les produits japonais plus chers et moins concurrentiels. En un an, le cours de la monnaie japonaise a ainsi augmenté de 50 % relativement au dollar.

En fait, ces accords n'ont pas modifié fondamentalement la concurrence entre États-Unis et Japon. Les capitalistes japonais avaient encore de la marge et, en prenant un peu sur celle-ci, ils ont pu maintenir leurs ventes en grande partie. D'autre part, leurs recettes en dollars ont augmenté, puisque le yen valait plus cher, et ils ont pu plus facilement acheter ou construire des usines directement sur le sol américain. Enfin, fabriquer dans les pays d'Asie du Sud-Est permettait aux capitalistes japonais de produire sous le nom de firmes coréennes ou thaïlandaises sans s'exposer aux mesures de rétorsion des États-Unis à l'encontre des produits japonais.

Mais ces accords du Plaza ont eu d'autres conséquences, des conséquences perverses comme disent les experts économiques du système capitaliste, comme si ce n'était pas tout le fonctionnement du système qui était pervers. La réévaluation de la monnaie a attiré de nombreux capitaux au Japon, tandis que le gouvernement japonais tentait de répondre au ralentissement de l'industrie par un programme de grands travaux. Cela a déclenché une vague de spéculation immobilière sans précédent. En 1990, le prix du mètre carré au centre de Tokyo est arrivé jusqu'à être trois fois plus élevé que celui de Manhattan, le quartier des affaires de New York. On assistait à une spéculation tout aussi effrenée sur le marché des actions à la Bourse de Tokyo. En spéculant ainsi à la hausse, que ce soit sur l'immobilier ou sur les actions, les capitalistes japonais et les autres ont contribué à augmenter leur valeur sur le papier d'une façon complètement irréelle. L'indice Nikkeï de la Bourse de Tokyo est ainsi passé de la cote 12 000 en 1985 à 38 900 en 1990. Il a donc été multiplié par plus de trois, et cela veut dire que certaines grandes fortunes l'ont été aussi !

C'était bien une bulle financière, c'est-à-dire l'augmentation de la valeur des biens par le seul jeu de la spéculation. Et comme toute bulle qui se gonfle exagérément, cette bulle financière japonaise a fini par crever en avril 1990.

Mais il faut examiner d'un peu plus près ce qui se passe quand une telle « bulle financière » crève. Que se passe-t-il par exemple quand une société immobilière s'est endettée auprès des banques, pour construire des immeubles estimés à une valeur qui d'un seul coup s'écroule ? Elle a alors une dette qu'elle ne peut rembourser à la banque. Elle peut faire faillite, et l'affaire peut se solder par le fait que, pour se payer, c'est la banque elle-même qui devient propriétaire des immeubles en question. Mais cela ne l'avance pas beaucoup : tant que la valeur des immeubles reste bien inférieure à celle à laquelle ils ont été estimés au point le plus haut de la vague spéculative, elle continue à ne disposer là que d'une valeur bien inférieure aux fonds qu'elle a avancés. Et si elle a des paiements à effectuer, à une autre banque par exemple, elle peut se trouver à son tour en faillite.

La même chose peut se produire sur le marché des actions. Les spéculateurs, en général, font des emprunts auprès des banques pour acheter des actions en spéculant à la hausse. Mais c'est un pari et, si le marché des actions se retourne brutalement, ceux qui n'auront pas revendu à temps leurs actions peuvent se retrouver dans l'incapacité de rembourser le crédit aux banques. Et même si les banques se payent en s'appropriant les actions, ce sont alors des avoirs qu'elles ne peuvent revendre qu'à un prix inférieur aux crédits qu'elles ont avancés.

Bien sûr, il y a tout de même des gens qui gagnent dans l'opération : ce sont ceux qui ont su vendre au moment où le marché, celui de l'immobilier ou des actions, était encore au plus haut. Ceux-là ont empoché bien plus que leur mise. A l'autre bout, c'est la banque qui se retrouve avec en portefeuille des actions ou des immeubles, ou des reconnaissances de dettes, des créances, auprès de sociétés qui en réalité sont insolvables ou en faillite. On appelle cela des « créances douteuses ». Ce sont des valeurs qui n'existent plus que sur le papier, et cela finit toujours par se voir car même si les banques tentent de les cacher, il vient un jour où il faut vraiment régler les comptes et où elles se retrouvent devant un trou vertigineux.

On connaît cela en France avec le fameux « trou » du Crédit Lyonnais, qui lui aussi est le résultat du soutien donné par cette banque à des spéculateurs en tout genre, notamment dans l'immobilier au moment où l'on pouvait y faire des affaires d'or. Les requins de l'immobilier se sont enrichis et la banque s'est retrouvée avec ce « trou » dans ses comptes dû à des créances douteuses. Ces créances, on peut en avoir une idée physique rien qu'en voyant le nombre d'immeubles de bureaux construits dans Paris au plus fort de la vague spéculative et qui restent désespérément vides. Les sociétés immobilières ou les grosses entreprises du bâtiment qui les ont construites ont encaissé leur bénéfice, tandis que pour la banque ou les sociétés-écrans dont cela reste la propriété finale, c'est un capital qui ne rapporte rien, que des frais, et qui est invendable, en tout cas pas vendable à sa valeur d'acquisition.

On sait aussi comment le problème a été résolu dans le cas du Crédit Lyonnais : c'est l'État qui a apporté de quoi combler le « trou » pendant que la banque tentait d'augmenter ses profits sur le dos du personnel. Autrement dit, on fait payer aux contribuables ou aux travailleurs de la banque elle-même les frais de l'opération, et personne ne parle d'aller reprendre l'argent de ceux qui se sont enrichis dans l'affaire.

Eh bien, pour revenir au Japon, ce qui s'est produit là-bas avec la bulle spéculative des années 1985-1990, c'est un « trou » du Crédit Lyonnais multiplié au moins par trente. Il n'y a évidemment pas à pleurer pour autant sur le sort des banquiers. Comme en France, avant qu'ils soient en faillite, c'est l'État qui finit par intervenir pour éponger les pertes, que la banque soit privée ou qu'elle soit publique. Au Japon l'État en est encore aujourd'hui à éponger les dettes de la période de la « bulle financière » de 1985-1990. Cela représente une énorme ponction sur les richesses du pays, qui explique en grande partie la récession dans laquelle est plongé le Japon depuis plusieurs années.

Du Japon au Sud-Est asiatique et à la Russie

En revanche, quand la spéculation boursière et immobilière japonaise a commencé à se dégonfler après 1990, les spéculateurs ont commencé à retirer leurs capitaux et à les reporter ailleurs, là où il y avait des affaires à faire. Et entre autres cela a été en Asie du Sud-Est. C'est pourquoi on a assisté à l'emballement de la spéculation immobilière et boursière dans ces pays, en particulier à partir de 1992.

Signalons d'ailleurs au passage que les capitaux européens n'étaient pas les derniers à s'intéresser à ces « opportunités d'investissement », comme disent les capitalistes. Les grands groupes financiers français se sont mis sur les rangs de la spéculation en Asie du Sud-Est : Paribas, la Société Générale, la BNP, le Crédit Agricole, Indosuez, ont envoyé des équipes sur place. Ils ont envoyé par exemple des spécialistes de l'« investment banking », c'est-à-dire de l'émission d'actions et d'obligations, des experts en financement ou des spécialistes du marché des devises. Voilà avec quoi on allait aider ces pays à émerger du sous-développement !

Combien les banques françaises ont-elles gagné dans ces affaires, on ne le saura pas. Mais si elles ont essuyé des pertes, on peut être certain qu'on les payera. L'Asie du Sud-Est est loin, mais les pertes de ces investissements hasardeux seront provisionnées dans les bilans des banques françaises, toujours sous le terme de « créances irrecouvrables ». Et elles chercheront évidemment à les récupérer auprès de l'État - et des contribuables - ou sur le dos de leur personnel salarié !

Mais pour revenir aux banques japonaises, bien qu'elles étaient fortement engagées en Asie du Sud-Est et ont donc essuyé une bonne partie des pertes dues à la crise dans cette région, celles-ci représentaient encore peu de choses relativement à la montagne d'autres dettes accumulées lors de l'éclatement de la précédente bulle financière, japonaise celle-là.

A combien se montent exactement les « mauvaises créances » détenues par les banques japonaises ? Personne n'a l'air de le savoir vraiment puisque les estimations varient facilement du simple au double, mais il semble que le montant atteigne mille milliards de dollars. Cette dernière estimation est paraît-il la plus fiable et, pour en donner une idée, cette somme engloutie représente trois fois et demie le budget annuel de la France !

En tout cas, une fois le mal fait en Asie du Sud-Est puis au Japon, les capitaux en quête de profits se sont tournés vers d'autres cieux. On nous a même expliqué à ce moment qu'au fond, la crise en Asie du Sud-Est pouvait être un bien parce qu'elle donnait de bonnes « opportunités » aux capitaux occidentaux d'acheter des entreprises à bas prix dans ces pays, tandis que des masses de capitaux en provenance du Sud-Est asiatique allaient se déverser sur les Bourses des pays occidentaux. Et de fait, pendant les premiers mois de 1998, l'optimisme a continué de régner sur les Bourses occidentales : les cours des actions sont montés de 50 % à Paris en six mois, entre janvier et juin 1998. L'emballement spéculatif continuait, comme si de rien n'était. Il avait simplement changé de place.

Opportunités en Russie : un pays à détrousser

Un peu à l'Ouest du Japon et de la Thaïlande, il y avait un autre pays avec quelques bonnes opportunités à saisir : la Russie.

En effet, l'État dirigé par Eltsine avait de forts besoins de financement. Le chaos politique qui s'est installé dans l'ex-URSS a pour conséquence que les impôts ne rentrent pas et que l'État russe vit d'expédients, courant d'un emprunt à l'autre. L'économie ne parvient pas à fonctionner suivant ces fameuses « lois du marché » qui étaient censées introduire la prospérité. Les capitalistes occidentaux ne s'y trompent pas, et ils préfèrent ne pas aller investir là-bas, sauf justement quand c'est l'État lui-même qui a besoin de financement. Cela a été le cas à partir de 1995 quand, pour tenter de trouver de l'argent pour boucler ses fins de mois, l'État russe a émis des bons d'État, les GKO, offrant des intérêts à court terme parmi les plus élevés du monde. Avec des GKO, on pouvait encaisser un intérêt allant jusqu'à 40 % sur trois mois. Rien à voir avec le livret de caisse d'épargne !

Pour en profiter, les spéculateurs de toute la planète se sont donc précipités. Les banques russes elles-mêmes, pour n'être pas les dernières, ont emprunté des dollars en quantité sur les marchés financiers pour acheter des GKO à l'État russe. Cela ne pouvait évidemment pas durer toujours, et rapidement les mêmes spéculateurs ont commencé à évacuer leurs capitaux, augmentés du profit encaissé. Bientôt, l'État russe s'est trouvé incapable de soutenir le cours du rouble et cela a été la dévaluation annoncée le 17 août dernier. Le système bancaire russe s'est effondré en même temps.

Mais là aussi, tout le monde n'y a pas perdu. Il faut dire quelques mots par exemple de ce qu'on appelle « l'aide » occidentale à la Russie. Cette « aide » peut venir de banques occidentales, parmi lesquelles des banques françaises comme la BNP ou le Crédit Lyonnais, et elle a consisté surtout à se faire les intermédiaires de l'État russe lorsque celui-ci avait besoin d'emprunter. Bien entendu, ces banques prenaient leur bénéfice au passage. Elles n'ont pas été non plus les dernières à profiter des fameux GKO. Et si à la fin de l'opération il leur reste des créances irrecouvrables en Russie parce que l'État russe ne peut plus payer, cela représente sans doute peu de choses par rapport aux profits faits les années précédentes. D'autant plus qu'il est probable que l'État, français cette fois, couvrira en fin de compte ces pertes des banques. Il en est de même pour les banques allemandes, qui étaient plus engagées que les banques françaises en Russie. Elles sont prêtes, paraît-il, à faire une croix sur les crédits accordés à la Russie. Cela s'explique très bien... par le fait que l'État allemand a garanti à 90 % le remboursement de ces sommes.

C'est donc le contribuable allemand ou français qui, en dernière analyse, paiera pour cette « aide ». Et ce n'est nullement une aide à la population russe, dont une bonne partie continue à voir ses salaires non payés et qui ne voit même pas la couleur de ces milliards qui transitent pour un très court instant dans les caisses de l'État. C'est une aide au profit des banquiers français ou allemands et de quelques margoulins russes avec qui ils travaillent.

Ajoutons enfin que, derrière les États il y a le FMI, le Fonds Monétaire International, dont les caisses sont alimentées essentiellement par les banques centrales des pays occidentaux. Le FMI a apporté des crédits à l'État russe pour lui permettre de boucler ses fins de mois... crédits qui ont fini par servir surtout à payer des taux d'intérêt usuraires comme ceux de ces fameux GKO. Cet argent revenait donc en partie vers les banques occidentales, et quand ce n'était pas le cas c'était pour aller sur les comptes des margoulins russes, la poignée de « nouveaux riches » qui pouvaient mettre leur argent dans la spéculation sur les titres d'État, c'est-à-dire quelques banquiers ou financiers ou des chefs de la mafia. Inutile de dire que ces gens-là aussi ont pris leur bénéfice, puis se sont dépêchés de convertir leurs roubles en dollars ou en marks pour aller mettre leur fortune à l'abri sur un compte dans une banque suisse.

Mais après le krach financier de la Russie en août, on a assisté à l'accélération de la panique financière. Celle-ci a gagné les Bourses d'Amérique latine. Là aussi, les capitaux se retirent en désordre par crainte d'une crise de l'économie et d'une dévaluation des monnaies, qui actuellement - à l'exception de la monnaie du Mexique - sont indexées sur le dollar. La chute des prix des matières premières, notamment du pétrole pour un pays comme le Venezuela, réduit les recettes d'exportation. La dette extérieure augmente. Entre janvier et septembre 1998, la Bourse chilienne a perdu 33 %, la brésilienne 39 %, et la Bourse vénézuelienne a même perdu 69 % ! Le scénario ressemble à celui de l'Asie du Sud-Est ou de la Russie. Pour retenir les capitaux, l'État brésilien a dû servir des taux d'intérêt atteignant 49,75 %, et la crise n'est certainement pas finie.

L'économie mondiale soumise à quelques fonds spéculatifs

On en est là et, depuis qu'en septembre et octobre 1998 la panique a gagné l'ensemble des Bourses des pays occidentaux, même les journalistes bourgeois ont cessé d'attribuer les crises financières du Sud-Est asiatique, de Russie ou d'Amérique latine, à de simples raisons locales. Il est trop évident qu'elles sont liées entre elles. Le fil qui les lie est le comportement de ces capitaux qui se portent d'un bout du monde à l'autre en fonction du profit qu'ils peuvent escompter ici ou là, pour se retirer dès les premiers signes de retournement, transformant la retraite en sauve-qui-peut et laissant derrière eux aux États et aux populations le soin de payer les conséquences.

L'économie capitaliste navigue ainsi d'un krach financier à l'autre, au gré des caprices de ces capitaux. Rappelons pour mémoire, en plus de ceux dont nous avons parlé, le krach financier de la Bourse de New York en 1987, la crise financière mexicaine de 1994-1995. Et maintenant après ceux du Sud-Est asiatique et de Russie, les dirigeants politiques et financiers de la planète savent que le prochain krach risque de se produire au Brésil, avec derrière lui l'Argentine, le Chili et le Mexique, et ils craignent aussi un nouveau krach au Japon.

Ces crises successives sont donc presque devenues un mode de vie. Elles peuvent éclater d'autant plus rapidement que ces capitaux sont désormais extrêmement concentrés entre les mains d'un tout petit nombre d'opérateurs. C'est le résultat d'une évolution relativement récente, marquée par l'essor des fonds d'investissements, il vaudrait mieux dire des fonds spéculatifs.

Ces organismes se font confier des fonds par les capitalistes, par les banques, par les grandes entreprises, et s'en servent pour spéculer sur les marchés boursiers ou sur les marchés des changes, éventuellement en se servant de ces « produits financiers » dont nous avons parlé. A ces fonds d'investissements s'ajoutent maintenant les fonds de pension, ou fonds « institutionnels ». Là, il s'agit de capitalistes qui n'ont rien trouvé de mieux que de collecter les fonds versés par des salariés petits ou grands pour leur retraite, et de s'en servir pour spéculer sur les marchés. Ils promettent bien sûr de verser ensuite une retraite à ces salariés, mais en fonction des résultats de ces spéculations, ce qui rend le montant de cette retraite plus incertain pour ces salariés. En revanche, les capitalistes gestionnaires de ces fonds se débrouillent, eux, pour en retirer un profit certain.

En fait, à l'échelle internationale, ce sont quelques dizaines de fonds d'investissements et de fonds institutionnels qui dominent maintenant les marchés boursiers. Chacun représente une puissance considérable. Ils manient des sommes qui peuvent être du même ordre que le budget d'un État comme la France, et la décision de l'un d'entre eux de transférer ses capitaux ici ou là peut suffire à déclencher un krach boursier.

Ces fonds d'investissements peuvent aussi détenir une part importante des actions d'une entreprise. On parle d' « investissements » à propos de ces placements, car des actions sont considérées comme une part de propriété. Mais le but n'est pas dans ce cas d'y faire un investissement à long terme, mais de faire un placement financier le plus rentable possible, qui peut être retiré à tout moment, par exemple en fonction d'une quelconque rumeur sur le résultat plus ou moins bon de l'entreprise. C'est ce qui s'est produit pour Alcatel avec l'écroulement de ses actions et cela peut suffire à mettre une entreprise à genoux, ou à la merci d'un rachat par ses concurrents, même si par ailleurs sur le plan économique elle est tout à fait en bonne santé. La simple existence de ces fonds et leur comportement peuvent ainsi déstabiliser des entreprises et même l'économie.

La presque faillite de LTCM

L'actualité récente fournit un bel exemple de ce que sont les fonds spéculatifs. En octobre 1997, alors que l'on était en pleine crise asiatique, l'académie royale de Suède avait décerné le prix Nobel d'économie à des théoriciens américains des marchés financiers. Il s'agit de deux hommes, Robert Merton et Myron Scholes, et d'un certain Fisher Black qui n'a eu cette récompense qu'à titre posthume, qui ont développé une formule dite « de valorisation des options sur actions ». Cette formule permettait paraît-il de jouer à coup sûr sur les marchés boursiers, bref de spéculer sans risque. Mise au point en 1973, la formule de Black-Scholes-Merton a permis paraît-il la mise au point d'un grand nombre de « produits financiers » et l'enrichissement de leurs possesseurs pendant vingt-cinq ans. Quant aux professeurs américains en question, du moins ceux encore en vie, elle leur vaut d'être associés et fondateurs d'une firme jusqu'à présent honorablement connue sur la place de New York. Il s'agit de la firme LTCM, Long Term Capital Management, « gestion à long terme des capitaux ».

LTCM est un « hedge fund », ce qui en anglais signifie « fonds d'arbitrage », c'est-à-dire en fait un fonds d'investissements. Il réunit donc des capitaux et s'en sert pour spéculer. Mais ce n'est pas n'importe qui qui place des fonds chez LTCM, ce n'est pas la Caisse d'épargne. Il faut comme apport minimal 10 millions de dollars bloqués sur trois ans. Parmi les clients de LTCM, il y a même des institutions financières comme la Banque de Chine ou la Banque d'Italie, qui replacent donc une partie de leurs réserves auprès de ce fonds de placement spéculatif. Ainsi la banque d'Italie peut avoir à intervenir sur les marchés des changes pour défendre la lire, mais prête de l'argent à LTCM qui s'en servira peut-être pour spéculer contre elle... et lui reversera ensuite une partie du bénéfice ! Le monde des financiers ressemble parfois à une maison de fous, le malheur est qu'ils sont en liberté et qu'ils sont dangereux...

Toujours est-il que placer son argent chez LTCM, cela rapporte. Ainsi, tout en prélevant 2 % de frais de gestion et 25 % sur les profits, LTCM a encore rapporté à ses clients plus de 40 % en 1995 et en 1996. Hélas, en 1997, voilà qu'à cause de la crise asiatique LTCM n'a plus rapporté que du 17 % ! C'était vraiment le début de la fin...

Et en effet, malgré le prix Nobel de ses deux «théoriciens», on a appris le 23 septembre dernier que LTCM risquait la faillite à très court terme. LTCM n'avait que 4,7 milliards de dollars de capital. Mais, pour spéculer, la société s'était endettée pour 100 milliards de dollars et était engagée sur les marchés financiers pour 1 300 milliards de dollars, soit plus de 250 fois son capital propre et l'équivalent du Produit Intérieur Brut de la France ! Le Produit Intérieur Brut, rappelons-le, c'est le total des richesses, marchandises, services rémunérés produits à l'échelle du pays entre le 1er janvier et le 31 décembre. Pour un pays comme la France, c'est une somme égale à plus de cinq fois le budget de l'État lui-même. Voilà donc à combien se montaient les engagements de LTCM, c'est-à-dire d'un seul fonds d'investissements de Wall Street.

Le métier d'une firme comme LTCM, c'est en effet de spéculer avec de l'argent qu'elle n'a pas, en prenant des options sur des achats d'actions qu'elle ne payera que plus tard, à terme, avec le bénéfice qu'elle aura fait entre temps en les revendant avant de les avoir payées. C'est de la cavalerie, et bien des escrocs ne font pas pire, et au moins eux ne manipulent pas des sommes aussi considérables. Reste que cette cavalerie ne marche que jusqu'au jour où le marché se retourne, et c'est justement ce qui s'est produit en septembre dernier.

Heureusement, les dirigeants de cette entreprise de gestion de fonds spéculatifs ont des amis. Sur l'initiative du président de la réserve fédérale de New York, c'est-à-dire en fait de la banque centrale américaine, quinze grandes banques internationales se sont cotisées pour éviter la faillite. Signalons que la Société Générale est sur les rangs avec 125 millions de dollars, ainsi que le Crédit Agricole et Paribas pour 100 millions de dollars chacun.

Cette belle solidarité des banques s'explique par la crainte que la faillite d'une maison de titres de New York n'entraine d'autres faillites en chaîne. Le président de la réserve fédérale a justifié ce sauvetage, auquel il a présidé même s'il n'a pas engagé de fonds publics, en disant qu'une faillite de LTCM « aurait posé des risques inacceptables pour l'économie américaine ». Evidemment, brader les 200 milliards de dollars de portefeuille de LTCM dans le climat de panique financière de ce mois de septembre 1998 risquait de généraliser encore la panique.

Or, ce que craignent le plus les dirigeants politiques des quelques États qui dominent la planète, les dirigeants du FMI, ceux des grandes banques internationales, c'est une panique financière qui se généraliserait et déboucherait sur un krach généralisé, incontrôlable, sur des faillites en chaîne des plus grandes institutions financières dont le résultat pourrait être la paralysie générale de l'économie.

Les fameuses « créances douteuses » ne resteraient pas dans ce cas la spécialité du Japon. Si la crise se généralisait, ce serait même tout l'édifice du système financier qui apparaîtrait comme reposant sur des montagnes de papier sans valeur, et cela pourrait signifier qu'une crise catastrophique, du type de celle que connaissent aujourd'hui les pays du Sud-Est asiatique, toucherait cette fois des pays industrialisés jouant un rôle central dans l'économie capitaliste, comme les États-Unis, les pays d'Europe ou le Japon, un peu comme la crise que l'on a connue après 1929. Et plutôt que de risquer cela, les dirigeants américains préfèrent donc trouver des fonds pour garantir leur mise aux spéculateurs !

Reste qu'on voit là les limites de la fameuse formule magique permettant de spéculer en gagnant à tout coup. Au Japon, à la suite de la crise asiatique, on a assisté dès la fin de 1997 à la faillite spectaculaire de gros fonds d'investissements de Tokyo, comme Yamaichi Securities et Sanyo Securities, qui ont dû reconnaître qu'ils ne pouvaient plus rembourser leurs clients ni honorer leurs dettes. Là aussi, évidemment, l'État et les banques sont rapidement intervenus pour le faire à leur place, quitte à reprendre à leur charge encore quelques « créances douteuses » de plus.

D'ailleurs, les partenaires occidentaux du Japon, inquiets de la propagation de la crise financière, ne cessent de s'inquiéter de ces fameuses « créances douteuses » des banques japonaises et incitent le gouvernement de Tokyo à y mettre de l'ordre. Ils exercent leur pression sur l'État japonais pour qu'il utilise ses réserves pour éponger les dettes des banques, comme l'État français l'a fait avec le Crédit Lyonnais. C'est d'ailleurs ce que fait le gouvernement japonais.

L'État, bouée de sauvetage des spéculateurs

Malgré tous les discours sur les vertus du libéralisme, sur le fait que l'État ne devrait pas se mêler d'économie et devrait laisser les banquiers et autres chefs d'entreprise faire leur travail, tout ce beau monde sait s'adresser à l'État pour lui demander d'ouvrir ses caisses et de combler les pertes du capital privé. Personne ne parle en revanche d'aller chercher cet argent sur les comptes des capitalistes qui se sont enrichis dans la spéculation.

Les capitalistes veulent que l'État leur laisse les mains libres quand il s'agit de faire du profit, mais ils veulent aussi qu'il soit là quand il s'agit d'éponger leurs pertes. De ce point de vue, ils n'ont pas à s'inquiéter. L'État répond toujours présent quand il s'agit de colmater les brèches et de garantir le profit des capitalistes.

La question, cependant, est de savoir si les États auront toujours les moyens d'arrêter la chute de l'économie mondiale dans le gouffre, c'est-à-dire dans un krach et une dépression généralisée. Face aux masses de capitaux spéculatifs qui se déplacent dans le monde, les moyens d'intervention des États, y compris des plus puissants d'entre eux, sont finalement limités.

Ainsi le gouvernement japonais vient de lancer un plan pour redresser le secteur bancaire. Il s'agit pratiquement de nationaliser les banques en les mettant sous le contrôle d'une « autorité de supervision financière », la FSA, qui aura le droit de les fermer ou de les forcer à fusionner. Il y a à la clé un apport de capitaux de l'État pour environ 450 milliards de dollars. On est encore loin d'apurer les 1000 milliards de dollars de « créances douteuses », mais c'est tout de même un joli début. Signalons aussi que cette somme de 450 milliards de dollars représente à peu près deux fois le budget annuel de la France, et plus de la moitié du budget annuel de l'État japonais. Même si elle est répartie sur plusieurs années, c'est une énorme charge que l'on fera payer à tous les contribuables, y compris les plus pauvres, pour permettre aux banquiers de se tirer d'affaire. Là encore, quand il s'agissait de faire du profit, ceux-ci ont eu les mains libres. Mais les risques qu'ils ont pris, c'est à la population qu'on les fait payer.

Le Japon, grâce à son excédent commercial, dispose d'importantes réserves financières. Cela a permis à l'État japonais d'annoncer une relance de l'économie par un plan de dépenses de construction et de travaux publics. Au total, sur l'année 1998, entre dépenses de l'État et réductions fiscales, le gouvernement japonais aura « injecté » l'équivalent de 270 milliards de dollars au titre de ces mesures de « relance », l'équivalent du budget de la France. Et depuis 1990, le gouvernement japonais a pu mettre en oeuvre pas moins de onze plans de relance successifs pour un total de 575 milliards de dollars. Avec le dernier annoncé récemment et avec le plan de recapitalisation des banques, on arrivera à mille milliards de dollars pour ces neuf années, somme énorme qui équivaut pratiquement au montant des « créances douteuses » pesant sur les banques.

Pourtant personne n'a l'air de croire que tout cela pourrait relancer l'économie japonaise. Car en fait cela n'était pas le but, en tout cas pas le but principal : il s'agissait tout simplement de maintenir le profit capitaliste, et de ce point de vue-là tout est en ordre. Car si l'on compte bien, dans le seul cas du Japon, les mille milliards de « créances douteuses » qui ne seront jamais recouvrées n'ont pas été perdues pour tout le monde. Elles sont passées dans la poche d'un certain nombre de capitalistes. Quant aux mille milliards des « plans de relance », une bonne partie suit le même chemin.

En fait, ce sont tous les États, par différents biais, qui déversent ainsi des milliards en direction des grands capitalistes, et le justifient par la nécessité du soutien à l'économie. Dans le passé, cette politique a eu aussi parfois un peu d'efficacité pour « relancer » l'économie parce qu'une partie de ces dépenses peuvent avoir quelques retombées positives, ne serait-ce que sous forme de salaires et de pouvoir d'achat distribué. Mais de l'avis des financiers et des dirigeants politiques eux-mêmes, cela est de moins en moins efficace de ce point de vue, comme si tous ces milliards disparaissaient dans un puits sans fond, sans créer ni investissement ni emploi.

Ce puits sans fond, c'est celui de la spéculation internationale des capitaux, cette activité purement financière par laquelle il semble qu'on puisse produire de l'argent avec de l'argent, sans qu'il y ait la nécessité à un moment ou à un autre de l'investir dans une activité productive. Et face à cela, même si les États engloutissent de plus en plus d'argent pour soutenir les capitalistes, ceux-ci estiment toujours que ce n'est pas assez.

Le règne des « marchés »

Ainsi, il existe un capital financier international représentant une masse suffisamment grande de capitaux pour dicter ses lois aux États et pour dominer la planète. La presse le désigne sous un euphémisme en parlant des « marchés ». Suivant les jours « les marchés » sont inquiets, ils sont optimistes ou pessimistes, ils misent sur le yen ou sur le dollar, ou bien la proximité de l'euro les rassure, comme si ces « marchés » étaient une sorte de réalité abstraite, mais dotée d'une réflexion et d'une logique, et capable d'infliger sa sanction à qui ne veut pas connaître ses lois.

Mais ces « marchés » n'ont rien d'immatériel. Il y a derrière cet anonymat des hommes en chair et en os, qui président des banques ou des institutions financières. Il y a des capitalistes possédant d'immenses fortunes ou bien des hommes qui gèrent ces fortunes pour leur compte. Ces hommes font des choix, des calculs économiques en obéissant à une logique qui est celle du profit maximum pour les capitaux qu'ils dirigent. Ils ne font pas de sentiment, ils ne prennent pas en considération les conséquences sociales de leurs choix. Seule compte la voie du profit maximum, une voie vers laquelle on peut tenter de s'orienter en se guidant sur les instruments de mesure que sont le cours des Bourses, l'évolution des marchés des changes, les taux d'intérêt ou les cours des matières premières.

Ces choix, ce sont ceux des dirigeants des banques, des sociétés d'assurance, des fonds de pension, des « hedge funds » comme LTCM, des sociétés de placement en tout genre qui réussissent à centraliser d'énormes masses de capitaux. Et ceux qui contrôlent ces masses d'argent centralisé répugnent de plus en plus à les utiliser pour payer des salaires ou bien pour acheter des matériaux, des machines, c'est-à-dire transformer ce capital argent en ce que l'on appelle le capital fixe. Il n'y a pourtant qu'ainsi qu'il pourrait avoir une utilité, en faisant fonctionner des installations, des usines permettant de fabriquer, de transporter, de mettre à la disposition de la population les biens nécessaires à la vie.

Dans le système capitaliste d'aujourd'hui, dominé de façon écrasante par la composante financière du capital, c'est cette reconversion du capital argent en capital fixe qui se fait de plus en plus difficilement. C'est un capitalisme de plus en plus usurier.

Il faut observer d'ailleurs au passage qu'il n'y a pas d'un côté des « spéculateurs », c'est-à-dire de mauvais capitalistes qui se comporteraient de façon nuisible, et de l'autre de bons capitalistes qui gèreraient leurs avoirs dans le respect de l'intérêt de l'ensemble de la société. Tous les possesseurs de capitaux spéculent, car d'une part tous ont accès à la spéculation par le biais des marchés financiers, et d'autre part le fonctionnement même du système implique la spéculation.

En effet, une entreprise multinationale qui fait des recettes et a des réserves en différentes monnaies, cherchera tout naturellement à convertir ses réserves en la monnaie dont l'évolution semble la plus profitable à un moment donné. Mais entre cette opération, destinée à protéger ses avoirs, et la spéculation destinée à les accroître, il est impossible de tracer une limite. Et le fait est qu'une entreprise comme Renault fait parfois plus de profit par l'intermédiaire de sa filiale financière, chargée de faire fructifier les fonds qui passent entre ses mains, que du fait de la fabrication de voitures qui est pourtant son activité principale.

Mais même si ces masses d'argent en circulation ne se reconvertissent que très partiellement en capital fixe, elles continuent d'exiger des intérêts et de rapporter un profit à leurs possesseurs. Car le résultat de ces activités financières, ces chiffres qui s'ajoutent sur des comptes en banque, n'en représentent pas moins un droit à une certaine part de la richesse globale produite et accumulée dans le monde. Les travailleurs, les ouvriers et les paysans, ne travaillent pas seulement pour produire l'équivalent de ce qu'il leur faut pour vivre. Ils produisent une richesse supplémentaire, une plus-value qui devient la propriété des classes possédantes. L'intérêt que touche un spéculateur et qui lui permet d'augmenter son capital, c'est le droit de s'approprier une partie de cette plus-value globale produite par les travailleurs de la planète.

Le capital financier et les choix qu'il impose

Le capital financier devient ainsi une sorte de représentation collective des capitalistes de la planète. Sur ses comptes en banque, on ne sait plus si les chiffres qui s'accumulent représentent le travail d'ouvriers de l'automobile américaine, de travailleurs du bâtiment japonais ou de planteurs de café brésiliens. Mais pour ceux qui en sont titulaires, pour les capitalistes, ces chiffres représentent un droit à s'approprier une partie de la richesse que ces travailleurs produisent. Et plus le capital financier grossit, plus il cherche à augmenter la part de la richesse produite qu'il peut s'approprier.

L'accroissement du rôle du capital financier signifie que l'activité financière prélève une part croissante de la plus-value globale produite à l'échelle du monde. Mais la plus-value elle-même ne sort pas comme par enchantement de l'activité financière. Ce n'est pas l'argent qui fabrique de l'argent ; c'est le travail, c'est l'exploitation au cours de la production réelle, qui produit même la part de plus-value que s'approprient les financiers. Et l'accroissement de la finance au détriment de la production signifie que, pour garder la même rentabilité à l'ensemble des capitaux, il faut aggraver l'exploitation. L'appauvrissement croissant de populations entières, dans le Tiers Monde et même dans les pays industrialisés, n'a pas d'autre raison.

Quant aux lois du profit immédiat auxquelles le capital obéit, elles n'ont pas cette vertu immanente que leur attribuent les défenseurs du « marché » et qui serait de favoriser ce qui est productif, utile, rationnel, et de sanctionner ce qui ne l'est pas.

Il y a bien des exemples de l'absurdité de ces choix imposés par les « marchés ». Citons seulement ces annonces périodiques de plans de licenciements par les grandes entreprises. Bien sûr, tenter d'augmenter le taux de profit en faisant faire le même travail par moins d'ouvriers, c'est vieux comme le capitalisme. Mais bien souvent ces plans sont annoncés simplement pour l'effet qu'ils produisent à la Bourse en faisant monter le cours des actions, même si c'est absurde du point de vue du fonctionnement même de l'entreprise. Les dirigeants d'entreprise eux-mêmes ne peuvent plus raisonner qu'en fonction de l'effet que leurs paroles produisent à la Bourse. Quelques paroles maladroites du PDG d'Alcatel ont suffi à faire plonger son titre même s'il n'y avait rien d'alarmant dans ce qu'il annonçait !

Du fait de ce fonctionnement absurde, la seule régulation que connaisse le capitalisme, ce sont les crises. C'est par les crises que l'on vérifie si les marchandises qui ont été produites, si les investissements qui ont été faits, répondaient ou non à un marché réel.

Cela n'est certes pas nouveau non plus, et en soi cela suffit à condamner ce système et à démontrer la nécessité d'une autre organisation économique, dans laquelle la production soit rationnellement organisée, où elle puisse se développer harmonieusement, suivant un plan consciemment établi, et contrôlé en permanence par la population. Il faut que l'humanité puisse faire réellement l'inventaire de ses besoins, l'inventaire de ses possibilités de production et de ses connaissances. Il faut qu'elle puisse, à partir de cet inventaire, planifier son activité, décider vraiment de ce qu'elle va produire pour satisfaire au mieux les besoins de la collectivité. Elle doit pouvoir prévoir l'impact de ses décisions sur tous les plans, d'un point de vue humain, d'un point de vue social et y compris du point de vue de l'impact sur l'environnement et de l'avenir de la planète sur laquelle elle vit.

Le capitalisme, lui, s'en remet aux lois aveugles du marché, et cette adaptation ne se fait qu'après coup, d'une façon catastrophique, à travers des crises. Ce sont les crises qui démontrent que les choix qui ont été faits étaient absurdes, sans rapport avec les besoins réels de la société. Les krachs financiers répondent à cette nécessité. En faisant exploser des « bulles » financières, ils montrent que dedans il n'y avait que du vent.

Mais entre temps, le mal est fait. Et la crise ne sanctionne pas les spéculateurs, les capitalistes qui ont imposé à tout un pays des choix absurdes. Ceux-là se tirent de l'aventure avec le capital investi et aussi avec leur bénéfice. L'État concerné continue même de payer les intérêts de la dette qu'il a contractée, même si elle correspond à des investissements absurdes qui ne lui rapportent rien. Et il reporte ensuite sur la population cette charge, qui vient s'ajouter à toutes les conséquences de la crise économique.

Tout cela non plus n'est pas vraiment nouveau. Mais ce qui l'est, c'est l'ampleur de ces crises, car elles sont maintenant à la mesure de l'énormité des sommes en jeu, de l'énorme concentration du capital, de la rapidité à laquelle les paniques financières peuvent se répandre d'un bout de la planète à l'autre. Leur caractère peut aussi être plus catastrophique, car les mécanismes du crédit et de la spéculation à l'échelle mondiale ont encore accru la distance entre la sphère financière et l'économie réelle. Les atterrissages, les corrections que constituent les krachs financiers, n'en coûtent que plus cher encore à la société.

Il y a des défenseurs du système capitaliste pour avouer tout cela avec cynisme, pour expliquer les effets bénéfiques des crises, le rôle qu'elles jouent dans la régulation et l'adaptation du système capitaliste, la nécessité d'accepter des sacrifices qu'on nous présente toujours comme bénéfiques parce qu'ils « assainissent » l'économie.

Evidemment, les auteurs de ce genre d'explication en parlent à leur aise car ils ne se recrutent pas parmi ceux qui doivent subir ces sacrifices. Mais aujourd'hui, même les krachs à répétition auxquels nous assistons ne suffisent pas à réguler vraiment le système. En effet il faudrait pour cela crever la « bulle financière » de façon un peu radicale pour qu'elle ne puisse pas regonfler avant au moins quelques années. Pour cela il faudrait aboutir à une dévaluation massive des énormes capitaux spéculatifs qui se sont construits dans les périodes d'euphorie boursière. Mais les krachs actuels n'ont même pas ce résultat.

On voit bien quelle est la réaction des États lors de ces krachs boursiers, la réaction des grandes banques internationales et du FMI. Elle est d'abord de mobiliser l'argent public, à l'échelle nationale et internationale, pour empêcher les faillites des grands organismes financiers, pour éponger les « créances douteuses » laissées derrière eux par les capitaux spéculatifs.

En se comportant ainsi, tous ces organismes tentent de se comporter en régulateurs du système. Les crédits des banques, les crédits du FMI, ont pour but en principe de permettre de reporter les échéances et de passer la période la plus critique de la crise. Mais face aux capitaux en jeu, leurs moyens deviennent trop limités et finalement ils ne réussissent pas à réguler grand chose.

Mais il y a plus. Toutes ces interventions se déroulent dans le respect de la propriété privée des capitaux. Les gouvernements, le FMI, ne connaissent pas d'autre méthode d'intervention que d'éponger avec l'argent public les pertes faites par le capital privé. En cela ils ont d'abord une attitude de classe, une attitude de solidarité avec la bourgeoisie capitaliste qu'ils aident à sauver ses avoirs, ses propriétés, ses capitaux. Mais du coup les capitaux spéculatifs sortent le plus souvent indemnes des crises, voire même renforcés.

Cette attitude n'est rien d'autre qu'une fuite en avant, dont le seul résultat peut être de reporter les échéances, mais aussi de rendre la crise suivante plus grave.

Un système qui ne peut pas être l'avenir de l'humanité

Combien de temps un tel système peut-il fonctionner ? Les financiers qui dirigent le monde peuvent-ils éviter longtemps encore le krach généralisé qu'ils redoutent ? Nous ne pouvons le savoir, et cela est imprévisible par nature. Nous pouvons seulement constater qu'eux-mêmes semblent de plus en plus convaincus que le risque d'un tel krach généralisé est réel. Et nous pouvons constater aussi que, d'une crise à l'autre, les injections d'argent public dans l'économie pour tenter de la « relancer » sont de moins en moins efficaces, tant cet argent disparaît rapidement dans les circuits financiers, avec de moins en moins de retombées positives pour l'économie et la population.

Et puis, krach généralisé ou non, on peut constater que depuis des années, la planète paye déjà une dîme de plus en plus lourde pour la survie du capital financier. Elle la paye par l'appauvrissement de couches entières de la population mondiale, de pays entiers, elle la paye par des famines, des guerres localisées. Elle la paye aussi par la destruction de son environnement car le capital, sur ce plan-là aussi, ne raisonne qu'en termes de profit immédiat en se souciant peu de savoir si, pour les générations futures, la planète sera encore habitable.

Le capitalisme d'aujourd'hui, dominé par sa composante financière, nous démontre combien ce système est dépassé par l'histoire. On nous dit que les impératifs du profit sont bons parce qu'ils sont aussi les impératifs du progrès économique. Mais les deux choses ne se sont confondues historiquement que pour une brève période, au tout début du système capitaliste il y a plus de cent cinquante ans de cela. Depuis, le caractère parasitaire du capitalisme n'a fait que s'accentuer à travers toutes ses crises.

Certains proposent aujourd'hui de corriger ce qu'ils nomment les « excès » du capital financier. Des intellectuels, notamment en France autour du journal « le Monde diplomatique », se font les propagandistes de l'institution d'une taxe sur les profits spéculatifs, la « taxe Tobin », du nom de l'universitaire américain qui l'a proposée, sans succès évidemment. Mais à supposer même qu'ils réussissent à convaincre les gouvernements de l'instituer, les capitalistes qui disposent et de l'argent et du pouvoir, trouveraient évidemment le moyen d'en faire retomber les frais sur la population, et rien ne changerait fondamentalement dans leur comportement.

Il n'y a pas de voie vers un « bon » capitalisme, qui promettrait le développement économique et la fin de la pauvreté dans les pays du Tiers-Monde, le plein-emploi et la hausse du niveau de vie de tous dans les pays industrialisés. Le capitalisme à dominante financière d'aujourd'hui n'est pas un capitalisme dévoyé, c'est le résultat du développement logique, organique, de ce système où des capitaux énormes, leur destination, peuvent dépendre de décisions à courte vue dépendant des cours de la Bourse ou de n'importe quel bruit sur la variation des taux d'intérêt, quand ce n'est pas des aventures sexuelles du président des États-Unis !

Tant que le profit capitaliste est à la base du fonctionnement de la société, ce système peut produire le pire. C'est bien ce système, le système capitaliste, qui est dépassé et dont la survie est dangereuse pour l'humanité. Il l'a largement démontré depuis presque un siècle. Si ce système réussit à éviter pour quelques années encore une crise généralisée, il le fera payer de plus en plus cher à la population mondiale, comme il le fait depuis des années. Et si cette crise généralisée se produit, il cherchera à le faire payer à cette population mondiale d'une façon encore plus radicale comme il l'a fait payer dans les années trente par la crise, par la faim et peut-être finalement par la guerre mondiale.

Sur la base du système capitaliste, il n'y a pas d'issue. Nous disions que le capital financier, c'était d'une certaine façon le capital collectivisé, centralisé à l'échelle mondiale, encaissant sur les mêmes comptes la plus-value extorquée aux paysans du tiers-monde comme celle des ouvriers des pays industrialisés pour la redistribuer aux possesseurs de capitaux même si l'activité de ceux-ci n'est qu'une activité spéculative dont le rapport avec la production réelle est de plus en plus lointain. Cette centralisation du capital, cette « mondialisation » qui l'accompagne, c'est d'une certaine façon la démonstration que l'économie mondiale est un tout. Les moyens de production, la circulation des informations, des marchandises, des hommes, tout cela n'existe plus à l'échelle d'un pays mais à l'échelle du monde. La production des biens nécessaires à la vie s'effectue dans le cadre d'une coopération mondiale, qui embrasse dans un même ensemble les ouvriers coréens ou japonais ou les paysans d'Afrique ou d'Amérique.

Mais cette collectivisation de fait continue à se dérouler dans le cadre de la propriété privée. Au sommet du système, il y a ce capital financier qui continue de garantir leur part de profits à des possesseurs de capitaux qui ne jouent aucun rôle réel dans l'économie. Et le pire n'est même pas que ces gens-là prélèvent leur dîme, car même l'usage qu'ils peuvent en faire, même la consommation privée de produits de luxe qu'ils peuvent en retirer est finalement limitée. Le pire est qu'ils restent les maîtres du système, qu'ils prennent les décisions, qu'ils décident de fermer une usine ici ou là, de stopper l'activité de pays entiers comme cela se produit aujourd'hui en Asie du Sud-Est, et qu'ils ne prennent ces décisions qu'en fonction de calculs à courte vue, de prévisions de profit immédiat, en plongeant finalement toute la planète dans un désordre économique croissant.

Alors non, ce système ne peut pas être l'avenir de l'humanité. Et en tant que militants communistes, nous pensons qu'il n'y a pas d'autre issue pour l'humanité que de mettre fin à cette propriété privée des moyens de production. Si l'économie est mondialisée, tant mieux au fond car cela donne d'immenses possibilités à l'humanité, et à l'humanité tout entière. Mais il faut qu'elle soit réellement collectivisée, c'est-à-dire gérée, contrôlée en fonction des besoins de l'ensemble de l'humanité. Et le premier pas dans ce sens ne peut être que d'exproprier totalement le grand capital, de rayer d'un trait de plume ces dettes, ces créances, ces actions et titres de propriété qui ne sont que des survivances d'un autre âge et qui ne font qu'étouffer l'économie et la vie des hommes.

Et il n'y a pas d'autre voie pour cela, que celle de la révolution prolétarienne à l'échelle mondiale.

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