La flambée de la Bourse dans un système économique en crise20/02/19871987Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

La flambée de la Bourse dans un système économique en crise

Tout le monde le sait, on nous le dit et on nous le répète : la Bourse se porte bien. C'est en parlant de la Bourse que Le Figaro du 3 janvier dernier écrivait : « 1986 restera un excellent millésime », que Le Monde du 30 décembre parlait de « cuvée exceptionnelle ». Pour la revue Investir, 1986 c'est « l'année des records » et pour Le Nouvel Économiste, c'est une « année historique ».

Et effectivement, ce sont des profits considérables que l'on pouvait faire cette année en plaçant son argent à la Bourse, à condition d'avoir de l'argent bien entendu. Ceux qui avaient eu la bonne idée, par exemple, d'acheter des actions Euromarché, ont doublé leur capital dans l'année, la valeur des actions Euromarché ayant augmenté de 100 %. La valeur des actions Alcatel a augmenté de 69 %, celle de Michelin de 81 %, pour ne citer que quelques exemples.

En moyenne, la valeur de l'ensemble des actions cotées à la Bourse de Paris s'est accrue cette année de 50 %. En cinq ans, depuis 1981, elle a augmenté de 320 %, avec plus de 2 500 % pour l'action DMC (les textiles et les fils) ; en d'autres termes, ceux qui avaient leur fortune en actions DMC l'ont multipliée vingt-cinq fois en cinq ans. Plus de 1000 % pour l'action Essilor (les verres de la plupart des lunettes), plus de 1 100 % pour les actions Thomson CSF !

Les actions rapportent et rapportent gros. Et on a beau en émettre de plus en plus sur le marché, elles trouvent toujours preneurs. On l'a bien vu tout récemment avec les actions Paribas : cela a été la ruée sur les actions mises en vente et il y en avait pour 6 milliards de francs. Au cours de l'année 1986, c'est 65 milliards de francs c'est-à-dire 6500 milliards de centimes d'actions nouvelles qui ont trouvé preneurs.

On ne peut ouvrir la télé, écouter la radio, parcourir un journal sans avoir l'impression qu'il arrive de l'argent de tous les côtés pour profiter des actions à acheter et qu'en sens inverse les profits coulent à flots vers les actionnaires.

Il y a des centaines de milliards qui sont brassés à la Bourse. Ce n'est pas la crise pour tout le monde. Tout cet argent manipulé, cela signifie qu'il y a toute une classe de la population qui s'est enrichie de façon colossale. Depuis quatre ans, avec l'argent facile de la Bourse, elle a multiplié sa fortune par quatre.

Or, la richesse réelle globale de la société ne s'est pas accrue pendant ces quatre ans, puisque la production est stagnante ou s'accroît très faiblement.

Tout cet argent vient bien de quelque part. En réalité, tous ceux qui ont accru ainsi leur fortune l'ont fait au détriment du reste de la population et en particulier des salariés. Car les salaires, eux, n'ont pas été multipliés par quatre. Cela fait plus de quatre ans, justement, qu'ils sont bloqués et l'accroissement du chômage, comme la généralisation des emplois précaires, plus mal payés, font que la masse salariale diminue dans le revenu national. C'est l'appauvrissement des uns qui permet l'enrichissement des autres.

Ceux qui font fortune à la Bourse vivent en parasites sur la société. Ce sont les bourgeois, parasites petits et grands du travail humain, qui se débrouillent pour accaparer au détriment des travailleurs une part de plus en plus grande du gâteau. Avec l'aide des gouvernants, comme Chirac, pour qui une augmentation de salaire de 1 % est une catastrophe économique mais qui trouve très bien que les bourgeois s'en mettent plein les poches en spéculant à la Bourse, et qui voudrait nous faire croire que si ces parasites s'enrichissent, c'est bon signe, signe que les affaires vont mieux et que l'économie va redémarrer.

Mais bien au contraire, ces fortunes accumulées dans les jeux boursiers, ne servent, en rien, à faire redémarrer la production, créer des emplois, résorber le chômage, car elles ne s'investissent pas dans la production. Depuis quatre ans, s'il y a eu un enrichissement impressionnant des bourgeois, il n'y a pratiquement pas eu reprise des investissements productifs et pas de diminution du chômage.

Alors, cela fait quatre ans que la classe ouvrière constate que, contrairement à ce qu'affirmaient hier Bérégovoy, Mauroy ou Fabius, contrairement à ce qu'affirment aujourd'hui Chirac, Balladur et compagnie, la bonne santé de la Bourse, qui est sans doute bonne pour les boursiers, n'est certainement pas bonne pour l'économie. Mais il y a pire. Les chantres de la Bourse affirment aujourd'hui, eux-mêmes, qu'il y a un décalage important entre une Bourse qui va trop bien et une production qui ne s'améliore pas et que ce décalage dangereux risque de se traduire un jour ou l'autre par un effondrement des valeurs boursières. Ce n'est pas nous qui pleurerions sur la mauvaise fortune des boursicoteurs. Mais l'économie capitaliste est ainsi faite que les capitaux qui spéculent à la Bourse sont les mêmes qui irriguent et commandent l'économie. Et un krach à la Bourse peut conduire à un effondrement de l'économie tout entière.

Alors, qu'en est-il au juste ? D'où viennent toutes ces richesses distribuées à profusion à ceux qui possèdent des actions ? Comment se fait-il que la valeur des actions grimpe si vite, alors que la production des richesses réelles stagne ? Cette bonne marche des affaires de la bourgeoisie peut-elle avoir le moindre effet bénéfique pour l'ensemble de la société et pour la classe ouvrière ? En quoi cette prospérité est-elle, au contraire, inquiétante, alors que la crise économique se prolonge partout dans le monde ? Si, demain, la baisse succédait à la hausse, quelles conséquences cela aurait-il pour l'économie et pour les travailleurs ?

La Bourse, un moyen de centraliser les capitaux...

La Bourse et les actions ont une histoire qui remonte aux débuts de la bourgeoisie mais dont le développement est lié au développement des sociétés par action, au siècle dernier.

Les grandes compagnies de navigation et de commerce en direction des Indes, d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique, ces premières vastes entreprises de pillage colonial, furent, déjà au XVIIe siècle, financées par la constitution de sociétés par actions.

Mais c'est le XIXe siècle, et surtout la seconde moitié de celui-ci, qui a vu les sociétés par actions se développer, se généraliser et dominer l'économie. A cette époque de puissants développements industriels et économiques, où la grande bourgeoisie d'un certain nombre de grands pays était en train de mettre la main sur le monde, les capitaux individuels - même les plus importants - ne suffisaient plus pour financer et dominer des entreprises industrielles de plus en plus grandes.

Le grand capital, les oligarchies financières avaient besoin de mobiliser sous leur contrôle le maximum de capitaux dispersés.

Oh ! les capitalistes savaient depuis belle lurette déjà travailler avec les capitaux des autres. Ils savaient emprunter, quitte à payer un intérêt sur l'argent qu'on leur avait prêté.

Ce qu'on appelle aujourd'hui les obligations, c'est d'ailleurs la perpétuation de cette forme d'appel à des capitaux extérieurs. Une entreprise qui émet des obligations émet des reconnaissances de dettes fractionnées et s'engage auprès des détenteurs de ces obligations à leur payer des intérêts déterminés par avance.

Il n'y a pas que les entreprises privées qui agissent aujourd'hui de la sorte. Il y a aussi les entreprises publiques (EDF, SNCF, etc ...) ; et puis, il y a aussi l'État lui-même qui émet de telles reconnaissances de dettes, en contrepartie des emprunts qu'il fait pour payer notamment les « trous » de son budget.

Mais pour en revenir à la véritable grande invention juridique du point de vue capitaliste, qui connut un développement fulgurant à la seconde moitié du XIXe siècle, ce fut la société anonyme.

Comme son nom l'indique, une société anonyme (comme le sont aujourd'hui la plupart des grandes sociétés par actions) cache le nom du ou des bourgeois capitalistes qui sont derrière. Le capital de la société est fractionné en 1 000, 10 000, 100 000 parts, voire plus, chaque part étant représentée par ce qu'on appelle une action.

Et puis ces sociétés sont anonymes d'un autre point de vue encore. Le capitaliste industriel qui investissait dans une entreprise individuelle pouvait difficilement retirer son capital investi dans des installations lourdes d'une usine devenue déficitaire sans pertes importantes. Les détenteurs d'un gros paquet d'actions peuvent bien plus facilement négocier la vente de leurs titres - surtout d'ailleurs s'ils sont les seuls à savoir que l'usine est en passe de devenir déficitaire.

Le capitaliste industriel qui possède une usine à titre individuel, est considéré comme responsable en cas de faillite sur sa fortune personnelle. Le détenteur d'un gros paquet d'actions n'est pas responsable sur sa fortune de ce qui advient de l'entreprise. Au pire pour lui, il ne perd que la valeur de ses actions.

Le capital se trouve ainsi dissocié du processus de production. Les entreprises, les usines, les machines qu'elles contiennent, vivent leur vie. Les capitaux qui sont derrière en vivent une autre, ou, plus exactement, leurs détenteurs capitalistes leur en font vivre une autre. Cela fait donc bien longtemps que c'est un mensonge grossier que d'affirmer que le sort de l'entreprise dépend de la bonne santé du capital. Le système des sociétés par actions permet aux détenteurs de capitaux de retirer leur argent de l'entreprise facilement et de le placer ailleurs, si ailleurs cela rapporte plus.

La société par actions a ainsi de nombreux avantages du point de vue de chaque capitaliste. Elle en a du point de vue du fonctionnement de l'économie capitaliste, à partir d'un certain niveau de développement du capital fixe, c'est-à-dire des moyens de production (machines, outillages, bâtiments). Elle permet le transfert plus facile du capital d'une branche de production à une autre. Elle permet la mobilisation de capitaux individuels trop petits pour l'organisation d'immenses entreprises, pour engranger des capitaux collectifs plus immenses encore, permettant d'accaparer une grosse part de la plus-value produite par l'exploitation de la classe ouvrière.

Les capitalistes ne sont certainement pas égaux dans ces collectivités d'actionnaires. C'est une poignée de gros capitalistes qui domine le tout.

Théoriquement, les actions représentent un droit sur la propriété d'une entreprise industrielle ou commerciale. Ce droit est, pour l'immense majorité des actionnaires, formel, purement juridique. Par contre, chaque action représente un droit sur une fraction du profit produit par une entreprise déterminée. Le revenu que procure l'action, c'est le dividende ; et contrairement à l'intérêt que rapporte une obligation, le dividende n'est pas déterminé d'avance, il fluctue avec le profit avoué de l'entreprise. La possibilité de vendre ou acheter ces actions - comme d'ailleurs des obligations - est fournie par un marché spécial, la Bourse des valeurs. Avant que l'informatique ne pénètre à la Bourse, un simple bout de papier attaché à l'action, le coupon, donnait droit d'encaisser ce dividende. D'où l'activité lucrative, quoique parasitaire, de la tonte des coupons.

Le marché boursier est fourni en actions, soit lorsque les fondateurs d'une entreprise l'introduisent en Bourse en vendant une fraction de leur capital, soit lorsqu'une société recherche des fonds en émettant de nouvelles actions .

...entre les mains de quelques capitalistes

Ainsi donc, par l'intermédiaire des sociétés par actions, l'oligarchie financière, les de Wendel, les Rothschild au début, bien d'autres depuis, ont pris le contrôle de millions de petits capitaux. Le « capitalisme populaire » dont ils furent les instigateurs, démultiplia leur puissance.

Quant aux bourgeois, qui plaçaient ainsi leurs capitaux et qui n'étaient nullement intéressés par le droit de co-propriété, mais seulement par le droit de s'approprier une part de l'exploitation de la classe ouvrière, ils pouvaient vendre, acheter, échanger librement leurs actions à la Bourse, permettant ainsi à chacun d'eux de placer son argent comme il le voulait pour obtenir le meilleur rapport.

Comment se définit le prix normal de l'action, normal suivant les lois de l'économie capitaliste ?

Eh bien, en principe, le prix des actions représente les dividendes capitalisés. Pour un capitaliste, l'achat d'une action à un prix donné, vaut la peine si ce placement rapporte, en dividendes, à peu près le même revenu que lui rapporterait la même fraction du capital, placée dans les conditions moyennes de placement. Le rendement des actions est en dernier ressort déterminé par le taux de profit moyen. Concrètement, dans la société capitaliste, chaque somme d'argent a 1a capacité de produire un intérêt et, réciproquement, comme tout revenu régulier de capitaliste est considéré comme intérêt d'un capital. En conséquence le prix des actions a tendance à s'établir au montant capitalisé du taux d'intérêt en vigueur. Une action donc, ce n'est pas seulement un droit sur une part du profit d'une entreprise donnée, c'est aussi une fraction du capital total, à travers laquelle chaque capitaliste, y compris ceux qui ne sont pas impliqués dans la production, participe à la péréquation de la plus-value totale extorquée à la classe ouvrière sur les lieux de travail.

Alors, évidemment, si le taux moyen du profit est par exemple de 10 %, et si une entreprise distribue un dividende de 20 %, elle va attirer les capitaux. Dans le cas contraire, elle les repousse.

C'est par ce mécanisme que la Bourse a été, pendant toute une période, le régulateur de la répartition des capitaux dans les différentes branches de l'économie. Cela s'est fait en fonction de la seule unité de mesure que connaisse cette société : le profit, et en appliquant le seul mécanisme de régulation qu'elle connaisse : la sélection par l'offre et la demande sur le marché.

Ces mécanismes profitaient de tous temps aux plus gros capitalistes, ceux qui dirigeaient, qui pouvaient devancer l'évolution du marché, orienter cette évolution. Aujourd'hui la poignée de capitalistes qui dirige les grandes sociétés par actions, établit, en fait, la loi du marché. Le dividende distribué par une telle société n'est même pas lié à la production de cette entreprise : il peut, dans certaines limites, être le fruit d'une décision tout à fait arbitraire des dirigeants. Ainsi, par exemple si telle société veut attirer des capitaux frais, elle distribue des dividendes au-dessus de la moyenne.

Du coup, ce qu'on appelle la « capitalisation boursière » d'une entreprise cotée en Bourse, c'est-à-dire la somme de capitaux qui rapporterait le même profit que la somme de dividendes distribuée est un capital purement fictif, qui n'a rien à voir avec le capital réel investi dans les murs, les machines ou l'outillage.

Un champ pour la spéculation

La Bourse est devenue l'expression la plus parfaite du parasitisme bourgeois. Les actions, une fois émises et vendues sur le marché boursier, vivent leur propre vie avec, comme seule fonction, de rapporter de l'argent à leurs possesseurs, qui n'ont même pas à savoir dans quelle entreprise, dans quelle usine, en produisant quoi, naît le profit dont ils récupéreront une part.

En réalité, depuis le début du siècle, les Bourses ont beaucoup perdu du rôle économique qui a été le leur à la fin du siècle dernier. Elles ont été relayées par les banques, par un système financier au fonctionnement bien plus feutré mais bien plus efficace.

Mais, pour les bourgeois individuels - y compris les plus puissants et les plus riches - détenir une partie de leur fortune personnelle en titres divers continue d'être une source de profits confortables. Et, même assoupies, les Bourses se réveillent périodiquement, dans des périodes généralement où la bourgeoisie est plus préoccupée d'accroître ses gains par la spéculation que par la production.

Car, si les actions rapportent, ce n'est pas uniquement par les dividendes qu'elles permettent d'encaisser. Mais le prix auquel les actions s'achètent et se vendent, c'est-à-dire ce qu'on appelle leur cours, est susceptible de variations et, par conséquent, susceptible de rapporter du profit. C'est un peu comme si la somme que vous avez déposée à la Caisse d'Épargne ne variait pas seulement par le rajout annuel d'intérêts, mais comme si la somme déposée elle-même pouvait doubler, tripler, ou l'inverse.

Et ainsi, sur le marché, au gré de l'offre et de la demande, se détermine le prix des actions, le cours, durant la séance de cotation quotidienne. Séance « intelligible aux seuls initiés » écrivait Zola, « comme un de ces coups de démence qui frappent les foules ».

La technique moderne s'est depuis peu mise au service de la folie. Les cours sont, certes, fonction de la loi de l'offre et de la demande mais l'offre et la demande varient au gré de l'humeur des bourgeois, de l'appréciation qu'ils portent, selon leurs préjugés, leurs craintes ou leurs illusions, sur la situation générale comme sur l'entreprise sur laquelle ils placent leur argent.

Cela dit, les bourgeois savent quand même compter.

Si les profits montent, si la part des profits distribués augmente, l'attrait des dividendes suscite les convoitises des bourgeois. Et de plus en plus nombreux sont ceux qui achètent le droit de participer au festin.

Quand les acheteurs sont plus nombreux que les vendeurs, le prix, le cours de l'action, monte.

De toutes ces transactions de vente et d'achat, peuvent naître des plus-values en fonction d'un principe simple : vendre plus cher que l'on a acheté et empocher la différence.

Celui qui avait acheté, disons une action Waterman, au début de l'année 1986, action cotée à 400 francs, pouvait la revendre, huit ou dix mois plus tard, pour 700 francs. Trois cents francs de bénéfice sans rien faire, c'est déjà ça, mais ce n'est pas plus qu'au tiercé, plutôt moins.

Mais pour Francine Gomez, qui est l'actionnaire principale de Waterman, la chose se présentait de façon autrement plus intéressante.

Elle avait, paraît-il, des problèmes de succession avec sa mère et sa tante ; du coup, elle a fait savoir, il y a quelques mois, que, ma foi, si le prix était bon, elle pourrait se séparer des 51 % qu'elle détenait. Divers prétendants firent leurs offres.

Finalement, c'est le groupe américain Gillette qui a eu la préférence. Il a dû payer le prix. Car les cours ont monté du fait des rumeurs de vente puis des surenchères quasiment publiques des acheteurs. La fille, la mère et la tante ont ainsi empoché 126 millions, l'équivalent du salaire de deux ouvriers ayant commencé à travailler il y a 4500 ans, à l'époque de l'invention de l'écriture !

Le simple fait d'acheter une action est une anticipation, l'anticipation des profits futurs. Si ces profits se réalisent, cela n'aura été qu'une anticipation. Mais que le système s'emballe, que l'euphorie s'empare des boursicoteurs, et par une logique inévitable, l'anticipation devient spéculation. Tout le monde veut acheter, et ceux qui vendent le font pour réaliser un profit immédiat, et acheter de nouveau. Les prix des actions s'envolent bien au-delà de ce qui devrait être leur cours « normal », c'est-à-dire les dividendes capitalisés en fonction du taux d'intérêt moyen. Les acheteurs pensent de moins en moins au dividende, mais plutôt au profit réalisé en revendant plus cher ce qu'ils ont acheté.

Jusqu'au jour où...

Et la Bourse n'est plus qu'un simple casino où il s'agit de parier sur les variations quotidiennes des actions, variations tout à fait imprévisibles.

Toute cette activité spéculative est dans la fonction même de la Bourse. Il ne s'agit pas d'un abus pervers : tout à la Bourse est fait pour spéculer et jouer.

Le haut de gamme du tiercé pour riches a à sa disposition toutes les techniques possibles et imaginables pour jouer à crédit.

Aucune richesse ne se crée à la Bourse : là, on se contente de partager.

Comme le formula assez justement le président honoraire de la BNP (un connaisseur !) : « la relation de l'économie avec la Bourse, son rôle pour le financement des sociétés, ne sont pas niables, mais ne sont pour le boursier que le support de son pari. Il faut bien qu'il y ait des chevaux pour qu'on puisse jouer au tiercé mais le parieur se soucie peu d'encourager la race chevaline » .

De 1914 à la Seconde Guerre mondiale, l'importance de la Bourse diminue

Ainsi donc, la Bourse, après avoir perdu son rôle d'antan dans la marche de l'économie capitaliste, supplantée par les banques et l'État, est cette sorte de tiercé pour riches dont parle l'honorable président de la BNP. Mais, même comme telle, elle fut quelque peu boudée en France pendant un temps. Les bourgeois français eurent, paraît-il, bien du mal à oublier les pertes sur les participations aux emprunts que différents États eurent du mal à honorer après la guerre de 1914. Les pertes les plus cuisantes furent celles occasionnées par le refus de la Révolution d'Octobre d'honorer les dettes de l'État tsariste. Les glorieux emprunts russes ne furent plus que des bouts de papier, cependant encore cotés dans un coin de la Bourse et dont les héritiers, aussi tenaces que bornés, revendiquent encore aujourd'hui le paiement.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que la reconstruction et les indemnités versées à la bourgeoisie au titre des nationalisations nourrissaient la prospérité des affaires, la Bourse connut pourtant un regain de vitalité. Elle eut même une envolée au tournant des années cinquante et soixante, puis commença un long déclin, qui semblait être définitif.

Le système bancaire était en pleine expansion. D'ouverture de guichets en ouverture de guichets, dans les quartiers, dans les villages, le système bancaire pénétrait toute la vie économique. Les petits capitaux disponibles de la bourgeoisie petite et moyenne étaient drainés vers le grand capital par le système bancaire, ainsi que par les organismes para-étatiques, genre Caisse des Dépôts et Consignations. C'est en tous les cas vers les banques que se tournaient les grandes entreprises, à la recherche de capitaux frais, pas vers la Bourse.

Les grandes entreprises, dont les actions étaient cotées en Bourse, préféraient distribuer le moins de dividendes possibles, pour « autofinancer » leurs investissements. L'expansion économique poussait le grand capital à réinvestir ses profits dans les investissements productifs, parce que, dans un contexte où le marché semblait s'élargir sans cesse, investir dans la production était la meilleure façon d'accroître encore plus ses profits dans l'avenir. Ce n'était pas le moment de vendre ses parts de propriété.

Oh ! les larges couches de la bourgeoisie moyenne et de la petite bourgeoisie, qui n'étaient pas directement impliquées dans la production, n'ont jamais complètement abandonné la Bourse. Mais les « bonnes » actions n'étaient guère à vendre et, plutôt qu'acheter des actions à risques, leurs préférences portaient sur les placements de père de famille, sur ces obligations, ces emprunts de l'État, qui rapportent un intérêt sûr. Et puis, il y avait tous les autres champs de placement. L'immobilier battait son plein, faisant la fortune d'un Bouygues, l'actuel roi du béton. La valeur des investissements dans la pierre augmentait bon an mal an de 15 % de 1960 à 1972, pendant que le cours des actions était stagnant.

Alors, va pour l'immobilier !

Puis vint la crise.

Dans les années 1970, c'est la crise

Elle n'est pas venue d'un seul coup, elle a revêtu successivement des formes différentes. Mais elle fut d'emblée internationale.

Ce fut d'abord la crise du dollar, éclatant spectaculairement en 1971, entraînant une dislocation du système monétaire international. Puis, en 1973, la crise du prix du pétrole déclenchée par les grandes compagnies pétrolières.

Celles-ci, sentant que la vente du pétrole ne connaitrait plus l'extraordinaire accroissement qu'elle avait eu avant, décidèrent brutalement de cesser les investissements productifs et d'augmenter les prix.

Les énormes capitaux brassés par les trusts pétroliers, non utilisés pour forer de nouveaux puits ou pour construire de nouvelles raffineries, devenus disponibles, se tournaient aussitôt vers la spéculation monétaire. Depuis l'effondrement du système monétaire, cela rapportait plus gros que n'importe quel investissement productif.

Toute une partie du grand capital a aussitôt compris la leçon. Le brutal mouvement des capitaux quittant l'investissement productif pour se porter vers la spéculation monétaire a entraîné un recul de la production industrielle dans tous les grands pays capitalistes, le premier recul à cette échelle depuis la guerre.

C'était en 1974.

A partir de cette année-là, le monde capitaliste s'installa dans la crise permanente. Depuis treize ans, il n'en est toujours pas sorti.

Oh, sur les quelque treize ans écoulés, ce n'est pas l'effondrement de l'activité économique. Mais à chaque amorce de reprise succède une nouvelle période de stagnation ou de recul de la production. Au travers des et des bas, la production s'accroît à peine, bien au-dessous de l'expansion de la période précédente. Et surtout le chômage s'accroît partout inexorablement.

Ce n'est pas le franc effondrement des ventes et, donc, de la production. Mais pour le grand capital, seul un marché en très forte expansion est porteur de grands espoirs de profit. Et de toute évidence, le marché n'est plus en très forte expansion. Investir dans des usines nouvelles, dans des machines, défricher de nouveaux domaines, développer la production à grande échelle n'est, dans ces conditions, pas intéressant pour le capital.

L'investissement stagne

Entre 1974 et 1984, le taux d'investissement a diminué en France, dans tous les secteurs sans exception, relativement peu dans l'automobile, oui, mais énormément dans les industries lourdes, la sidérurgie, la chimie, où non seulement il n'y a plus d'investissements productifs nouveaux mais où on désinvestit, en laissant se détériorer, sans les utiliser, les usines et les hauts fourneaux résultant d'investissements antérieurs.

Les capitaux qui ont abandonné les investissements productifs, se sont tournés ailleurs, vers la recherche d'autres placements rentables. Vers la spéculation monétaire. Vers la spéculation sur les matières premières. Vers les opérations financières. Successivement ou simultanément.

Pendant quelques années, le système bancaire international a trouvé un débouché pour tous ces capitaux disponibles : le prêt aux États, aux grands comme aux petits ; à ceux des pays riches, comme à ceux des pays sous-développés. Les uns comme les autres s'endettèrent jusqu'au cou, jusqu'au bord de la faillite.

Les chaînons les plus faibles dans le système des États, ceux des pays pauvres, étaient les premiers à craquer. Avec la quasi faillite des États du Mexique, du Brésil, de l'Argentine et de quelques autres, y compris à l'Est, comme la Pologne, le monde financier a failli sombrer en 1981. On est passé à côté. Mais les prêts aux pays pauvres sont devenus trop risqués.

Les banques se mirent à dégager leurs capitaux des pays pauvres. Mais elles y ont laissé des dettes qui étranglent encore ces pays, les laissant exsangues. Au point que le Brésil est de nouveau déclaré en faillite, bien que les classes dirigeantes brésiliennes ont considérablement aggravé la vie de leurs classes laborieuses pour pouvoir satisfaire les banquiers d'Occident.

Pour le grand capital, il fallait en tous les cas autre chose.

On spécule sur tout

Mais toujours dans le domaine des placements, des prêts, et pas dans le développement de la production. Parce que les prêteurs ont la vie belle ! Les taux d'intérêts qui constituent en quelque sorte le prix de l'argent sont très élevés depuis bien longtemps et, soit dit en passant, ils s'accroissent encore, compte tenu du recul de l'inflation. En d'autres termes, l'argent coûte cher. Autant dire que ça va bien pour les banques. Mais aujourd'hui, il n'y a plus seulement les banques qui prêtent. Toutes les grandes entreprises se transforment en banques. Et souvent, gagnent autant ou plus en plaçant leur argent qu'en produisant et en vendant leurs fabrications.

Bouygues passe pour avoir bâti sa fortune sur le béton. Mais il faut croire qu'il y a plus solide que le béton, car le même Bouygues se vantait, il y a quelques années, de réaliser la moitié de son bénéfice grâce à la gestion de sa trésorerie.

« Thomson par exemple, citait la semaine dernière un magazine, dans un article consacré au danger de krach financier, connaît de graves déboires dans le secteur des produits grand public ; et le marché des armements, bien plus juteux, est particulièrement morose. Pourtant - et je cite toujours - Alain Gomez, le PDG, n'est nullement inquiet. Parce que le groupe français gagne beaucoup d'argent en gérant sa trésorerie (...) sur les placements financiers » . « A tel point qu'il a même créé, au début de 1986, sa propre banques... la BATIF, dont les performances spéculatives suscitent l'admiration des spécialistes. « Le magazine en question n'a pas ajouté que les salariés de Thomson avaient infiniment plus de raisons d'être inquiets. Ex-salariés, faudrait-il dire pour nombre d'entre eux, car produisant moins, en gagnant de l'argent avec des placements, Thomson a moins besoin d'ouvriers.

La famille Peugeot, autre exemple, contrôle, outre les usines d'automobiles que l'on sait, deux sociétés financières qui facturent par l'intermédiaire de diverses autres sociétés des frais de transport de véhicules et de marchandises au groupe Peugeot. Ainsi, de 1981 à1983, époque durant laquelle PSA ne distribuait pas de dividendes, la SOFIB (banque du groupe Peugeot) a rapporté 24 millions à ses actionnaires et la SOCIA (société de crédit de Peugeot) 27 millions. La banque, ça roule chez Peugeot !

Les entreprises deviennent ainsi des centres financiers qui produisent plus ou moins des voitures ou des boîtes de conserve, mais dont le profit vient de plus en plus de ce qu'elles placent la masse d'argent qui passe dans leurs caisses. Toutes les grandes entreprises ont développé des services financiers. Et plus la mise est importante, plus les bénéfices sont gros.

Le grand capital, et derrière lui la grande bourgeoisie, s'est vite adapté à la crise. Il a trouvé jusqu'à présent des subtituts àl'investissement productif, plus rentables pour les bourgeois, bien que désastreux pour la société et l'économie.

Et le gros des troupes bourgeoises ? Ces bourgeois moyens et petits qui ne s'appellent ni Dassault, ni Bouygues, ni de Wendel ou Rothschild, mais qui vivent confortablement du travail de quelques dizaines ou de quelques centaines d'ouvriers, ou plus simplement, de leurs rentes ?

Il y a, dans un pays comme la France, quelques millions de ces gens-là. La crise ne les a pas touchés. Ce ne sont pas seulement les grands capitalistes, mais l'ensemble de la classe bourgeoise qui a traversé jusqu'à présent la crise sans y perdre des plumes, au contraire. Le problème de ces gens jusqu'à présent est de trouver un placement qui rappporte. Tout le monde bourgeois n'a pas directement accès aux prêts juteux aux pays pauvres, ni même nécessairement aux formes les plus intéressantes de la spéculation monétaire.

Leurs premiers mouvements dans la crise portaient ces gens-là vers l'or, vers le diamant, enfin, vers tout ce qui semblait pouvoir résister victorieusement à l'inflation. Le cours de l'or s'envolait. Le prix du diamant doublait en un an, atteignant la bagatelle de 200 000 francs pour un seul carat.

De même, la frénésie d'investissement dans les objets susceptibles de prendre de la valeur a fait littéralement flamber le prix des bibelots, des meubles, des tapis, des faïences et des porcelaines, des tableaux, voire des vins vieux.

Des assiettes qui valaient 1 000 F en 1978 ou 1979 se sont envolées à 5 000 F, en 1980, des plats ont bondi de 5 000 F à 30 000 F, un pot fut vendu 4 000 F, une tasse 12 000 F, pour un tapis (il faut dire que c'est un record), 2 000 000 F (200 millions de centimes). Les journaux ont ouvert de nouvelles rubriques du genre « Comment placer votre argent » ; des officines se sont créées pour répondre à cette lancinante question. Ce n'est évidemment pas l'OS chez Peugeot qui était visé ; lui, il n'a rien à placer. Pas monsieur Peugeot non plus : lui, il sait que faire de son argent. Mais il y avait suffisamment de gens pour se poser ce genre de question pour que les propositions les plus saugrenues envahissent les colonnes de la presse, spécialisée ou non.

On proposait de tout : des tableaux de maître d'illustres inconnus, des parts d'immeubles dans la montagne, des parts de forêts, des parts de conteneurs, entre 15 000 et 30 000 francs, qu'on se chargeait de louer pour vous à d'éventuels utilisateurs. Pour ceux qui avaient des penchants plus bucoliques, on proposait... des vaches en troupeau. On poussait l'obligeance jusqu'à dispenser l'acquéreur d'en prendre livraison dans le XVIe arrondissement de Paris ou à Neuilly : un fermier dûment mandaté les élevait, envoyait le prix de vente du lait, déduction faite des frais. Et comme chacun sait, une vache, ça grossit, donc grossit aussi la fortune placée de la sorte, avec un peu de chance, au rythme de l'inflation...

Avant 1982, la bourgeoisie, en quête de placements, achetait donc de tout et de n'importe quoi... sauf des actions.

Car les actions ne rapportaient pas grand'chose. En tous les cas, pas à la masse des détenteurs.

Pourtant, même avant 1982, les gouvernements successifs se sont donné beaucoup de mal pour encourager les détenteurs réels ou potentiels d'actions. Puis des exonérations fiscales consenties sur les placements et les revenus boursiers, décidées en 1978 par un certain Monory, alors ministre de l'Économie. Cette exonération ne réveilla pas la Bourse, mais cette réforme-là de Monory était certainement mieux acceptée par ceux qu'elle visait que les réformes qu'il tente comme ministre de l'Éducation nationale. Mieux encaissée serait plus exact...

Au début des années 1980, la Gauche encourage le renouveau de la Bourse

C'est sous la Gauche que l'envolée boursière se produisit. Dès mai 1981, Delors, le ministre des Finances de Mitterrand, à l'époque où le Parti Communiste participait au gouvernement, annonçait ses intentions : « Le gouvernement est conscient que la compétitivité internationale, la préparation de notre avenir industriel exigent également que les entreprises disposent d'un volume accru de capitaux à risques qui sont un élément déterminant de leur politique d'investissement et de leur capacité d'emprunt... Nous souhaitons en outre que soit amélioré le fonctionnement du marché des capitaux et donc du marché boursier » . La Gauche au gouvernement ne se contentait pas de discours, au moins dans ce domaine. Elle prit une série de mesures facilitant l'accès des entreprises à la Bourse, encourageant tous ceux qui avaient de l'argent à placer, à se tourner de ce côté-là.

Pourquoi donc cet acharnement pour convaincre le gros des troupes bourgeoises, moyennes et petites, les cadres, voire les salariés d'apporter leur argent aux grosses entreprises, sous forme d'achat d'actions ou d'obligations ?

C'est que les grosses entreprises, qui réussissaient si bien de si profitables opérations financières, voulaient pouvoir jouer avec de plus grosses sommes encore. Paradoxalement du point de vue de la raison et du point de vue de l'intérêt de la société, mais pas du point de vue de la recherche de profit, moins elles produisaient, plus elles avaient besoin d'argent.

Et puis, il y avait autre chose de la part du grand capital. C'est que ce contexte économique morose était particulièrement propice aux plus gros pour tenter de racheter, à bon prix, les affaires qui étaient en difficulté.

Investir dans des usines nouvelles, non. Mais prendre, pour pas cher, le contrôle d'entreprises déjà existantes, oui. Fût-ce d'ailleurs pour fermer partiellement l'entreprise acquise, ne conserver que ses secteurs juteux, en mettant à la porte une partie de ses ouvriers. Ce type « d'investissement » de la part du grand capital se traduit par une régression de la production, pas par son accroissement. Mais les périodes de crise sont toujours des moments de concentration où les gros rachètent, élaguent, nettoient le marché.

On a vu ainsi BSN-Gervais-Danone avaler la Générale Biscuit, le groupe sucrier Saint-Louis Bouchon, rafler les huiles Lesieur et la société des bagages de luxe Vuitton, emballer les champagnes Veuve-Cliquot. Le trust du bâtiment et des travaux publics Bouygues a, en trois ans, racheté le premier groupe constructeur de routes français, Screg-Colas, des entreprises de distribution d'eau et d'électricité, le magasin parisien les Trois Quartiers, le palais du CNIT à La Défense. Il a mis la main sur un gros paquet d'actions de Spie-Batignolles (qu'il vient d'ailleurs, à ce qu'il paraît, de revendre pour avoir de quoi acheter TF1). Pour ces grandes manoeuvres, le grand capital n'avait jamais assez d'argent.

Pour se livrer à ces jeux-là, il faut de l'argent, beaucoup d'argent. Mais on n'attire pas les mouches avec du vinaigre. Pour convaincre la masse des bourgeois d'apporter leur argent aux grosses entreprises capitalistes, il fallait autre chose que des discours de ministres, fussent-ils socialistes.

Il était relativement facile de convaincre les bourgeois d'acheter des obligations, surtout dans un contexte où l'immobilier lui-même sombrait dans le marasme et se révélait de moins en moins intéressant pour placer son argent. Il suffisait d'y mettre le prix, c'est-à-dire de payer des intérêts assez intéressants.

Dès 1981-82, ce fut l'envolée du marché des obligations. Rien que la valeur des nouvelles obligations émises - c'est-à-dire de nouveaux emprunts contractés auprès du public bourgeois - a augmenté de 50 % entre 1981 et 1982, 20 % encore l'année suivante. Et toutes ces obligations nouvelles ont trouvé preneurs. La bourgeoisie avait des réserves, de grosses réserves.

Cette offre importante d'obligations profitables était le fait des entreprises et au moins autant de l'État. Car environ la moitié de ces emprunts était lancée soit par l'État lui-même, soit par les entreprises du secteur public !

La bourgeoisie, convaincue par les charmes des obligations, a mis plus de temps pour être convaincue par les actions. C'est que, comme on l'a dit tout à l'heure, contrairement aux obligations qui rapportaient un intérêt bien précis, les actions rapportent en fonction des profits des entreprises. Et pendant des années, bien des grosses entreprises cotées en Bourse se prétendaient en déficit ou annonçaient des profits faibles et distribuaient des dividendes faibles.

1983 : Le prix des actions s'envole

Et voilà que, d'un seul coup, en 1983, les actions elles-mêmes s'envolent. Bien plus vite encore que les obligations. La bourgeoisie, ses bans puis ses arrières-bans, se jettent sur les actions, on peut en émettre tant qu'on veut, elles trouvent preneurs.

Que s'est-il donc passé ?

C'est à partir de 1982-83 qu'il commençait à devenir visible au yeux des détenteurs de capitaux que les entreprises dégageaient à nouveau du profit.

Cette augmentation des profits ne fut pas le résultat d'un redémarrage de la production ni d'une augmentation des ventes, elle n'est pas due non plus à la rationalisation des entreprises parce que, s'il y avait certaines entreprises qui avaient modernisé, elles représentaient une fraction très minoritaire puisque, nous l'avons vu, les investissements ont reculé pendant les quelque huit ans précédents. En avril 1986, Le Figaro dressait ce tableau imagé du vieillissement des moyens de production en France : « L'industrie française ressemble à un immeuble dont on aurait ravalé la façade et plusieurs appartements témoins. Une visite plus fouillée ferait découvrir une face cachée moins rutilante : des appartements délabrés, d'autres retapés, mais la peinture fraîche dissimule mal les installations archi-rouillées » .

Les entreprises capitalistes ont fait entrer en profits ce qui, en d'autres temps, aurait constitué des fonds mis de côté pour l'achat de machines, la construction de nouvelles usines, etc.

Et puis, il y avait surtout les économies faites sur la masse salariale, c'est-à-dire sur le dos de la classe ouvrière.

Le simple effet de la crise, la simple pression du chômage ont permis au patronat de freiner, puis de bloquer les hausses de salaires.

Les plans d'austérité engagés par tous les gouvernements sans exception n'ont fait que généraliser, mais aussi amplifier ce que chaque patron faisait dans son entreprise.

Il n'est pas possible d'énumérer ici tous les moyens par lesquels la masse salariale a pu être comprimée. Disons seulement que ce n'était pas uniquement par le blocage des salaires, mais aussi par l'embauche de gens moins payés pour de mêmes postes, par des périodes de chômage technique, où ce sont des fonds collectifs qui paient une partie des salaires, par l'utilisation d'une main-d'oeuvre payée en-dessous du SMIC.

Dans chaque entreprise, une partie ou l'ensemble de ces mesures se traduisaient par une économie de 5 à 10 % sur la masse salariale, qui majorait d'autant les profits. Et nous passons sur l'aggravation des cadences, des conditions de travail. Par ailleurs, il y a eu d'autres phénomènes, les uns liés à la crise, comme la baisse générale des prix des matières premières. Celle du pétrole a été la plus spectaculaire, mais il en était de même avec bien d'autres. A tout cela s'ajoutera ultérieurement la baisse du dollar qui permet aux patrons de payer moins cher ce qu'ils importent.

C'est cet ensemble de faits qui a permis, à la plupart des entreprises, de produire autant, voire plus, avec moins d'ouvriers et dans la plupart des cas avec de vieilles machines. Et c'est grâce à cela, en diminuant les coûts de production, qu'elles ont pu réaliser des profits croissants.

Du coup, depuis 1983, on assiste à un véritable mouvement de fonds des capitaux disponibles vers les bourses des valeurs, vers l'achat d'actions qui donnent droit justement à toucher une part de ces profits. Ce mouvement vers la Bourse a été si puissant qu'il a fait grimper considérablement le prix des actions, attirant par là même la spéculation, qui consiste à acheter des actions non pas pour percevoir des dividendes, mais pour revendre plus cher et empocher la différence.

Et le 28 octobre 1983, au congrès du Parti Socialiste de Bourg-en-Bresse, le ministre du Commerce extérieur, Edith Cresson, déchaînait les applaudissements en déclarant : « Savez-vous que la Bourse a monté de 40 % depuis le début de l'année ? ».

1983, c'est aussi le retour des bénéfices déclarés pour les grosses entreprises

Et si aujourd'hui la Bourse ne cesse de monter depuis quatre ans, c'est que les bourgeois n'ont cessé d'estimer, depuis cette date, que les entreprises françaises allaient être de plus en plus nombreuses à déclarer des bénéfices.

Nous disons « déclarer », car ce n'est pas parce que tel ou tel groupe prétend faire des pertes qu'il ne gagne pas de l'argent. Les comptabilités des entreprises ne sont pas destinées à offrir au public, même bourgeois, une idée réelle de la situation des entreprises, mais au contraire à obscurcir cette réalité.

Ainsi, par exemple, pour Michelin. On a tant dit que le célèbre Bibendum était couvert de rustines qu'il perdait de l'argent par tous les trous. Certes, Michelin France a perdu de l'argent, du moins au plan comptable : 1,6 milliards de francs en 1982, 289 millions en 1983, 399 millions en 1985. Mais dans la même période, le groupe au niveau mondial a fait des bénéfices considérables. Par exemple en 1985, alors qu'il annonce pour ses usines françaises près de 400 millions de déficit, il distribue aux actionnaires un milliard de francs. Mais entre temps, en 1984, il avait obtenu du gouvernement socialiste une aide de 4 milliards. C'est bien payer les larmes et les lamentations.

Gonflé, Michelin ? Même pas ! Il agit comme tout bon capitaliste.

Nous avons vu tout à l'heure comment, de 1981 à 1983, si Peugeot SA n'a pas distribué de dividendes, les deux sociétés financières contrôlées par la famille, la SOFIB et la GEFCO en ont distribué généreusement. Mais pour le commun des mortels, Peugeot, c'était les usines automobiles en déficit, pas les sociétés financières très rentables.

Mais ce que le commun des mortels connaît mal, d'autres en sont informés. Et ce que l'on nous présente comme une anticipation de la Bourse n'est bien souvent que la manifestation visible de cette réalité cachée au grand public. Cette parenthèse était nécessaire pour nuancer les jugements de ceux qui nous disent qu'avant 1983, les entreprises étaient dans le plus noir marasme. Certaines entreprises industrielles l'étaient peut-être, mais pas forcément les groupes financiers qui sont derrière.

Mais le fait est que c'est à partir de 1983 que la vente des actions en Bourse a littéralement explosé. Elle avait baissé de 17 % en 1981 et stagné à 0,2 % en 1982. En 1983, elle connaît 56 % de hausse. Une hausse qui n'a pas cessé depuis. Plus de 16 % en 1984, près de 46 % en 1985. Quant à 1986, qui connaît 56 % de hausse, c'est l'ivresse.

En 1983, les profits n'étaient pas encore réapparus aux bilans de bon nombre d'entreprises. Mais on commençait à en parler. Le journal l'Expansion parlait « d'un léger rattrapage ». En 1984, l'Expansion titrait encore : « des entreprises sans profit » . Il faudra attendre l'année 1985, pour que les économistes reparlent avec soulagement de la « rentabilité retrouvée des entreprises ».

Les bénéfices de l'ensemble des grandes entreprises cotées en Bourse ont augmenté de 15 % cette année-là. Au total, en 1985, les 1 000 premières entreprises industrielles françaises ont affiché des bénéfices en hausse de 20 milliards de francs, alors que l'année précédente, c'étaient les pertes qui globalement l'avaient emporté, atteignant 3 milliards.

L'envolée des cours de la Bourse, dès 1983, n'avait, en fin de compte, fait qu'anticiper la hausse générale des profits déclarés et des dividendes distribués. Mais ce n'était pas toujours une anticipation. Certaines entreprises n'avaient pas attendu 1983 pour afficher des bénéfices.

C'était le cas par exemple de Roussel-Uclaf. Entre le début de l'année 1981 et la fin de l'année 1985, les bénéfices de ce groupe spécialisé dans les produits pharmaceutiques sont passés de 124 à 519 millions. Ils ont été multipliés par quatre. Dans le même intervalle, l'action Roussel-Uclaf cotée 200 francs et 10 centimes le 31 décembre 1980 à la Bourse de Paris, s'échangeait cinq ans plus tard, le 31 décembre 1985 à 1555 francs. Près de huit fois son prix de départ.

Même chose pour BSN, bien que les écarts aient été moins spectaculaires. BSN, ce fut le verre, l'acier ; maintenant, c'est l'agro-alimentaire, comme on dit. Des pâtes Panzani à la Pie qui Chante. Eh bien, les bénéfices de BSN ont plus que doublé pendant la période 198185, passant de 311 à 798 millions de francs. L'action cotée 1037 francs fin décembre 1980, cotait, cinq ans plus tard, fin 1985, 2 750 francs. Elle avait plus que doublé. Il n'y avait pas que la Pie qui pouvait chanter.

Tout cela s'arrose. Chez Pernod-Ricard, qui regroupe aussi les marques Ambassadeur, Cinzano, Byrrh, Dubonnet, Suze, Bisquit, Cusenier et encore Fanta, Pampryl, Banga et Orangina, les actionnaires ont pu lever le verre à la hausse des bénéfices, tandis que le cours des actions augmentait, lui de deux fois et demie.

Et on pourrait rallonger ce palmarès. Y citer Bouygues, L'Oréal et quelques autres sociétés qui, depuis 1980, n'ont pas cessé de déclarer des bénéfices. Leurs actions en Bourse ont bénéficié - c'est le cas de le dire - d'une excellente cote.

Quant aux entreprises qui, au début des années 80, ont déclaré des pertes, elles ont vu, elles, leurs actions connaître un démarrage parfois difficile, mais leur fin de parcours a été de toute beauté. A tel point qu'en fin de compte, à l'arrivée, en 1985-86, elles se sont retrouvées dans le peloton de tête.

En 1983, Peugeot SA déclarait encore des pertes qui se chiffraient en milliards. C'était aussi l'année où Calvet, son PDG, annonçait ses projets de coupe sombre dans les effectifs et rendait publique son intention de supprimer la marque Talbot. Ce fut aussi l'année où le gouvernement socialiste de Mauroy, flanqué d'un ministre du Travail du PCF, Jack Ralite, prit ouvertement parti pour les licenciements, contre la grève des travailleurs de Talbot. Ce fut aussi l'année où l'action Peugeot sortit ses griffes et augmenta de 80 %. Et ce succès ne s'est pas démenti les années suivantes, alors que, dans le même temps, le déficit se réduisait, pour se transformer en bénéfice à partir de 1985. Et l'action Peugeot, à l'instar de la 205, constitue un sacré numéro. Cotée 126 francs en 1980, elle l'était à 1320 francs en décembre 1986. Multiplier par dix, c'est ce qui s'appelle avoir bouffé du lion.

Même scénario pour Michelin. L'action Michelin augmentait de 25 % en 1983, connaissait un léger fléchissement en 1984, et, en 1985, c'était le grand bond en avant, elle augmentait de 140 %.

Les dividendes procurés par les actions réapparaissent dans les secteurs où ils avaient disparu et augmentent là où ils existaient. Et les prix des actions augmentent en conséquence.

Les économistes, qui ont toujours une explication pour tout, expliquaient ces premières hausses par l'effet entonnoir : trop de capitaux - le gouvernement ayant généreusement indemnisé la bourgeoisie au titre des nationalisations - cherchaient à se placer sur un nombre limité d'actions. D'où la hausse. Aujourd'hui, avec la droite, tout a changé, c'est l'effet arrosoir.

Ainsi, depuis quatre ans, la Bourse a peu à peu drainé une bonne partie des capitaux qui cherchaient frénétiquement des placements rentables.

Les gros détenteurs de capitaux ont trouvé tout naturellement le chemin. Ils possédaient déjà l'essentiel de ces actions qui se sont trouvées revalorisées. En d'autres termes, l'augmentation du profit des entreprises a fait grimper, et au-delà, le prix des actions. Et la hausses des prix des actions a doublé, triplé la fortune personnelle des plus gros détenteurs d'actions. Les moins gros et les petits épargnants y ont été attirés par la publicité effrénée faite pour qu'ils acceptent de confier leur argent, qui aux agents de change, qui aux banques ou à la poste qui se chargent de spéculer à leur place..

Sept millions d'actionnaires ?

Et le mouvement créant le mouvement, le nombre créant la confiance, bien des petites gens suivent ce mouvement, retirent leur argent des livrets de caisse d'épargne et placent leur argent en Bourse. Comment résister ? Les livrets de caisse d'épargne rapportaient au plus haut 6,5 %, les actions, elles, ont un rendement de près de 40 %. Vous touchez des dividendes et le capital placé augmente de valeur. Les agents de change se sont mis à faire de la publicité pour leurs services dans les journaux spécialisés. « Depuis que j'ai rencontré mon agent de change, mon argent m'étonne » , dit l'une d'entre elles. « Je savais que la Bourse était rentable et lorsqu'un ami m'a parlé des agents de change, je me suis décidé à en rencontrer un. J'ai trouvé un spécialiste ouvert et dynamique qui m'a montré les avantages des actions et des obligations. Aujourd'hui, la Bourse me passionne. Et ça, c'est mon agent de change qui me l'a apporté » .

Les agents de change, ils sont 110 en France, ce sont eux qui se chargent de vendre et d'acheter les actions en Bourse. Ils font leur beurre en prélevant un pourcentage sur les transactions qu'ils effectuent, mais il ne faut pas compter un rendez-vous avec l'un d'eux si on n'a pas au moins quelque 500 000 francs (50 millions de centimes) à placer... Ces messieurs réservent leurs conseils à ceux qui sont un minimum fortunés. Les autres peuvent s'adresser à leur banque ou à leur assureur qui se fera un plaisir de leur proposer ses « produits financiers ». Les receveurs des PTT sont souriants, même pour recevoir des sommes très modestes.

A ces petits clients, on ne propose pas d'acheter en Bourse directement. On crée pour eux des formules collectives de placements, des « SICAV » (Sociétés d'Investissements à Capital Variable) ou des Fonds communs de placement qui, selon ce que le client désire placer, vendent une ou plusieurs de leurs parts. Ces sociétés achètent un panier de valeurs diverses, elles se chargent de gérer le tout pour le client, qui se voit offrir d'empocher les dividendes de ces SICAV ou de ces FCP et de regarder leur prix monter tout doucement... Car si on leur promet, bien sûr, de bons résultats, on ne va pas jusqu'à les faire bénéficier des 50 % de hausse de la Bourse.

Des SICAV et des FCP, il s'en est créé à tour de bras. Toutes les banques, les agents de change, les assureurs avaient les leurs. La Banque Populaire, par exemple, vous propose des SICAV fructifrance, fructidor, sicasden, fructivalor, valorem, planinter, fructivar, valorg, fructipremière, fructiassociation, foncier investissement, patrimoine retraite, valréal, sicav association, sans compter trente fonds communs de placement. Il y a actuellement près de cinq cents SICAV sur le marché et près de trois mille FCP.

Qui tient les cordons de la Bourse ?

Ce qui fait dire à certains qu'aujourd'hui, en France, tout le monde - ou presque - serait actionnaire, et donc quasiment capitaliste. Pensez donc, sept millions de détenteurs d'actions, ce n'est pas rien.

Mais dans ce chiffre, il faut distinguer les petits porteurs, ceux à qui on a placé des SICAV et autres « produits financiers » dont nous venons de parler, que l'on achète dans ces supermarchés de la finance que sont les agences des grandes banques ou dans les bureaux de poste. La majorité de ces petits détient, en moyenne, moins de 50 000 francs en actions. Ils représentent 65 % des actionnaires, mais ne détiennent que 9 % des valeurs boursières. Parmi ces boursiers d'occasion, il y en a dont on ne peut pas dire qu'ils aient vraiment choisi de l'être, les salariés à qui on a distribué les actions de leurs entreprises, dans le cadre de la participation. Tous ces boursiers qui font de la bourse sans trop le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, représentent 5 millions des détenteurs d'actions.

Il n'y a donc que deux millions d'actionnaires qui ont délibérément choisi d'acheter des actions. Cela fait du monde. Mais cela n'a rien à voir avec les images d'Epinal que l'on nous a montrées ces derniers temps.

Bien sûr, dans l'emballement actuel, il y a des salariés qui ont acheté des actions Paribas ou Saint-Gobain en espérant ainsi protéger leurs économies et, pour les plus optimistes, les voir fructifier. Et ils peuvent espérer gagner quelques centaines de francs, si la tendance à la hausse se maintient, et s'ils savent revendre à temps.

Mais si demain la tendance s'inverse, si les actions dégringolent ? Eux risquent de tout perdre, intérêt et principal. C'est-à-dire à la fois leurs espérances en un gain facile, et leurs économies. Et ils ne pourront même pas dire que l'on ne les a pas prévenus. Balladur l'a bien dit : « Une action est un titre de propriété. En l'acquérant, on devient solidaire du destin de l'entreprise et l'avenir peut réserver de bonnes, et aussi de moins bonnes surprises » .

Les gros actionnaires, eux, sont en général protégés contre ces « moins bonnes surprises ». Parce qu'ils sont mieux informés. Parce que ces « surprises » les surprennent en général moins que d'autres, pour la bonne raison que ce sont eux, en intervenant sur le marché, qui font varier les cours boursiers, et qui peuvent profiter de la baisse pour rafler les économies de petits porteurs. C'est d'ailleurs un « coup » classique. En période de hausse boursière, on émet des actions à qui mieux mieux, de façon à drainer le maximum d'argent. Et la baisse de ces mêmes actions permet aux plus avertis, aux plus gros, à ceux qui ont réellement les moyens d'intervenir sur le marché, de ratisser les petites mises, vite fait, bien fait. Comme au casino.

Les gros, ils sont cent mille, 1,6 % du total, à posséder un portefeuille d'actions qui dépasse le million de francs, ce qui commence à devenir coquet. Et ces cent mille-là détiennent, à eux seuls, 35 % du capital total que draine la Bourse.

Mais au sein de cette minorité qui occupe le haut du panier, le haut de la corbeille, pourrait-on dire, combien sont-ils, ceux qui tiennent réellement les cordons de cette Bourse ? Mille ? Même pas ! Ils sont moins de cent, une vingtaine peut-être.

Certains sont plus connus que d'autres parce que leur nom est attaché à tel ou tel produit, comme Michelin, Peugeot, ou parce qu'il est devenu dans l'histoire le symbole de la puissance financière, comme les Rothschild, ou industrielle, comme les de Wendel.

Encore que cette distinction entre puissance industrielle et puissance financière soit depuis longtemps formelle. Les de Wendel ont gagné leur réputation comme maîtres de forges, mais produire de l'acier est bien le cadet des soucis de ces barons. Ce qui importe, pour eux, ce n'est pas de produire telle ou telle marchandise, ce n'est pas de produire des aciers spéciaux ou des couches culottes. Ce qui leur importe, c'est de produire de l'argent, ou plutôt de faire de l'argent. Il y a là plus qu'une nuance.

Et puisque nous parlons de de Wendel, l'histoire récente est significative.

En 1978, une partie de la sidérurgie de ce groupe était en faillite. Le gouvernement de l'époque, dont le premier ministre était Raymond Barre, reprit Sacilor en transformant les créances de l'État en participation, c'est-à-dire en effaçant l'ardoise des de Wendel. La sidérurgie était en faillite, mais la famille de Wendel n'était pas sur la paille. Elle disposait d'un capital financier et industriel qui rapportait des profits : elle possédait des cimenteries, des usines d'aciers spéciaux, une fabrique de boîtes de conserve, une société d'investissement aux Pays-Bas. Tout cela aurait pu servir à éponger les dettes de Sacilor. Oui, mais ce n'est pas ce qui s'est fait.

Les de Wendel ont reconverti ce capital en participation dans de multiples sociétés. Et comme le disait l'un des héritiers de la famille, le baron Ernest Antoine de la Seilleire à un journaliste du Nouvel Observateur : « Les vaches maigres ont duré jusqu'en 1984. Nous avons vendu des usines, nous en avons fermé d'autres... On a taillé dans le vif. Les effectifs, qui étaient encore de 45 000 en 1978, sont inférieurs à 20 000 aujourd'hui. Nous nous sommes lancés dans l'informatique » .

Les propos de monsieur le baron ressemblent à ceux d'un garçon boucher, mais ils disent bien ce qu'ils veulent dire. Oui, les de Wendel, comme bien d'autres de ce monde des affaires, ont taillé dans le vif... au sens littéral du terme ; ils ont taillé dans le travail vivant, dans la classe ouvrière, pour pouvoir placer les capitaux ailleurs.

Il y a donc, parmi les membres de ce club très étroit qui domine le monde des affaires, ceux que tout le monde connaît et d'autres qui n'ont pas la même notoriété, mais qui sont tout aussi puissants.

Par exemple, la famille Schlumberger-Seydoux-Riboud : nous ne les connaissons peut-être pas tous. Mais nous connaissons tous les fromages Gervais, les yaourts Danone, la moutarde Amora, les pains d'épice Vandamme, les petits beurres LU, les pâtes Panzani, les bières Kronenbourg et Kanterbrau, l'eau d'Évian. Arrêtons là cette énumération car le caddy risque de déborder.

Tous ces produits, qu'ont-ils en commun ? D'être des productions du trust BSN, l'un des plus beaux fleurons du patrimoine que contrôle cette famille. Mais ce n'est pas le seul. Car Gaumont, la production cinématographique, ce sont eux. Les transports aériens, avec UTA, ce sont eux. Les transports maritimes, avec la Compagnie des Chargeurs Réunis, ce sont encore eux. Il n'est guère de secteurs de l'économie et de la finance dans lesquels ils n'ont pas d'intérêts. Et douze membres de cette famille figurent dans la liste des cent plus grandes fortunes de France.

La première sur cette liste, Liliane Bettencourt, elle non plus n'est pas forcément très connue. Elle détient 30 % des actions de l'Oréal, ce qui représente environ trois milliards de francs, 4 % des actions de Nestlé, soit deux milliards de francs, 20 % des actions d'une société américaine, Cosmair, ce qui fait un milliard en plus.

On peut comprendre aisément comment la hausse des actions l'enrichit dans des proportions bien plus considérables que le petit porteur qui détient, lui, dix actions de l'Oréal.

La courbe des fortunes suit la courbe ascendante des actions. Il y avait, d'après le journal L'Expansion, seize milliardaires en France en 1984, il y en avait 26 en 1985.

Nous vous faisons grâce de leur liste et de leur curriculum vitae. Cela relèverait du roman photo, nous n'osons pas dire à deux sous. Mais tous ces gens-là, tous ces Bettencourt, ces Michelin, ces Schneider, ces Bouygues et quelques autres, voient aujourd'hui leur fortune croître à un rythme rapide. En même temps, ils voient croître leur pouvoir.

Car la hausse boursière leur offre des possibilités nouvelles de jouer en bourse, d'acheter, de vendre, de faire baisser tel cours un jour, et de provoquer sa hausse le lendemain.

L'État alimente la Bourse et la spéculation

Mais il n'y a pas que les mécanismes aveugles de l'économie capitaliste qui drainent l'essentiel de la plus-value produite par l'exploitation de la classe ouvrière pour le grand capital. Il y a aussi l'action consciente, volontaire de l'État.

Sans parler ici des mille et un biais par lesquels l'État intervient pour aider le grand capital avec l'argent prélevé sur la grande majorité de la population, on peut voir comment la bourgeoisie se sert de la Bourse pour utiliser l'État comme une vache à lait. Parce que, sur la quantité colossale d'argent qui a été distribuée cette année sous forme d'intérêts, sous forme de dividendes, une part importante l'a été par l'État lui-même. Rien qu'au cours de l'année 1986, en une seule année, l'État a dépensé cent milliards de francs en versements d'intérêts pour ses dettes diverses.

Et il ne s'agit que des intérêts des dettes de l'État lui-même ou d'organismes dépendant de lui, et pas des intérêts également énormes que les entreprises du secteur public, l'EDF, la SNCF ou les PTT paient pour s'être endettées pour leurs commandes aux trusts du nucléaire ou de la téléphonie.

Mais rien que cent milliards, c'est énorme. Si c'est entre les quelque 2 700 000 salariés dépendant directement de l'État que cette somme avait été répartie, chacun de ces salariés aurait touché 37 000 francs pour l'année. Mais ce n'est pas aux salariés que ces sommes ont été distribuées, eux qui font marcher les PTT, font rouler les trains, produisent le gaz et l'électricité ! Non, c'est à quelques gros investisseurs financiers et à quelques milliers de bourgeois tondeurs de coupons !

Alors, on nous dira : « Mais ce n'est pas un cadeau, ce sont des intérêts et c'est bien normal que l'État paie ses dettes » . Seulement, regardons donc comment on gonfle ces intérêts. Car les intérêts que l'État verse aux bourgeois, il ne les calcule pas comme il calcule celui que la Caisse d'Épargne verse aux petits épargnants ! Ce n'est pas du 4,5 %, ni même du 6,5 % !

Prenons l'exemple de l'emprunt Giscard. En 1973, l'État avait, Giscard étant ministre des Finances, emprunté six milliards et demi de francs. Eh bien, figurez-vous que, rien que pour 1986, l'État a versé quatre milliards d'intérêts pour cet emprunt. Et, depuis 1973, si on fait le total des annuités, l'État a versé en intérêts cumulés 34,5 milliards de francs à ses créanciers, les bourgeois. L'emprunt vient à échéance le 16 janvier 1988 et le remboursement coûtera de l'ordre de 60 milliards.

Voilà un miracle. Les bourgeois auront prêté 6 milliards à l'État et ils auront récupéré un total de 94 milliards. Tout simplement l'emprunt avait été indexé sur le prix du lingot d'or, l'emprunt comme d'ailleurs les intérêts.

Alors que le ministre de la Fonction publique, de Charette, pérorait, il y a peu, expliquant qu'indexer les salaires sur les prix, ce serait relancer l'inflation, eh bien, les revenus de tous les possesseurs de l'emprunt Giscard, eux étaient indexés même pas sur la hausse des prix, mais sur la hausse des prix multipliés par dix.

Sans doute, tous les emprunts ne sont pas aussi favorables à la bourgeoisie. Mais ceux qui fixent les modalités de ces emprunts sont liés à la bourgeoisie, et à la plus grosse, et on peut leur faire confiance, c'est toujours étudié pour que la bourgeoisie n'y perde pas.

Tout le monde l'a dit, rien que la sous-évaluation des actions Paribas, ainsi que de Saint-Gobain à la vente constitue un cadeau de 2 ou 3 milliards à la bourgeoisie. Il n'y a pas à s'en étonner, mais il faut savoir que ce même État, dont le gouvernement, quelle qu'en soit d'ailleurs la couleur politique, prêche l'austérité aux travailleurs, est un des principaux pourvoyeurs de fonds de la classe bourgeoise.

Et toutes ces sommes versées par l'État lui-même alimentent de surcroît les circuits spéculatifs.

Pas de reprise de la production, mais une spéculation effrénée

Avec un sens aigu de l'euphémisme, l'hebdomadaire plus ou moins patronal, Valeurs actuelles, décrit de la façon suivante la situation actuelle :

« Il y a un écart croissant entre les spéculations données par ces capitaux qui submergent tour à tour les bourses mondiales et la réalité économique et sociale, entre l'euphorie spéculative et l'inquiétude diffuse, pour ne pas dire l'angoisse, de certains à l'égard de l'avenir » .

Eh oui, il y a un écart. Il y en a d'abord sur le plan social et, pour dire les choses plus clairement, d'un point de vue de classe. Car l'euphorie boursière ne concerne que la bourgeoisie et une minorité privilégiée de la société. L'inquiétude, l'angoisse concernent la majorité.

Parce que cette euphorie boursière n'a aucun avantage ni direct ni indirect pour la classe ouvrière. Même pas celui d'un redémarrage, fût-ce faible, de la production et, par conséquent, de l'embauche.

Rappelons-nous donc comment ministres et hommes politiques nous répétaient il y a cinq-six ans qu'il était indispensable de ranimer le marché financier français pour permettre aux entreprises de se procurer de l'argent frais pour investir pour relancer la production. La bonne santé de la Bourse devenait la condition même d'une reprise économique.

Après les réformes Delors en faveur de la Bourse et des placements boursiers, Le Nouvel Economiste de l'époque interprétait la pensée du ministre en affirmant : « Le ministre des Finances attend une contribution de la Bourse au financement des entreprises » . Et Rocard de surenchérir en octobre 1982 : « Le profit est une des clés de la situation ».

Eh bien, ça y est, c'est fait ! Comme on l'a vu, les profits vont très bien. Par ailleurs, les plus grandes entreprises ont encaissé non seulement leurs profits propres en forte croissance, mais ont drainé vers elles un courant de capitaux sorti pour l'essentiel des coffres de la bourgeoisie, grande et petite, affluant sous forme d'achats d'actions et d'obligations. Il n'a pas cessé de croître : 193 milliards en 1982, 240 en 1983, 298 en 1984 et 384 en 1985. Le voeu de Delors a été exaucé : à partir de 1982, les entreprises avaient de l'argent, beaucoup d'argent.

Mais sans le moindre effet sur les investissements productifs. Cela fait quatre ans, voire cinq, que l'argent afflue vers les entreprises. Elles auraient tout de même eu le temps d'investir dans la production et d'embaucher des ouvriers ! La courbe du chômage est parallèle à celle des actions. Plus les entreprises ont de l'argent, plus il y a de chômeurs. En revanche, il n'y a pas plus d'investissements. Nous avons vu tout à l'heure comment, depuis 1974, un des aspects majeurs de la crise est cette insuffisance d'investissements productifs.

Eh bien, pendant ces toutes dernières années, précisément ces années fastes de la spéculation boursière, la crise des investissements s'est encore aggravée.

En 1983, en plein boom boursier déjà, le taux des investissements, c'est-à-dire le pourcentage de l'argent utilisé pour l'investissement par rapport aux valeurs produites a été plus bas que pendant les deux années de récession de 1974 et 1975 et, probablement, le taux le plus bas depuis la guerre. Nous ne savons pas sur quelles données le journal Les Échos fonde ses calculs, mais dans un éditorial récent, il affirme que « l'investissement net a chuté de plus de 50 % entre son niveau de 1980 et celui de 1984« .

Le même éditorial du même journal, sous le titre évocateur Eclaircie affirme, content de lui, au nom de ses lecteurs et de ses bailleurs de fonds bourgeois : « Le ralentissement des hausses de salaires, la baisse des effectifs dans maintes industries, les importants efforts de gestion ont permis aux entreprises de gagner sur leur taux de marge près d'un point par an depuis quatre ans et de retrouver le niveau d'avant la crise » .

Le profit des entreprises a peut-être retrouvé son niveau d'avant la crise, mais les trois millions de chômeurs, eux, n'ont pas retrouvé leur emploi, et la production n'a pas retrouvé sa croissance. Et malgré des exceptions ici ou là, l'ensemble des moyens de production industriels, les usines, le parc des machines, continue à vieillir, à se détériorer. Cela n'inquiète pas outre mesure les patrons puisque leurs usines accroissent leurs profits, même dans de vieux murs et avec de vieilles machines !

Un dirigeant du patronat français, Alain Chevallier, PDG des alcools Moët-Hennessy, déclarait récemment au Nouvel Observateur du 28 novembre 1986 : « En fait, on a l'impression qu'aujourd'hui, il y a plus d argent prêt à s'investir dans la spéculation à court terme que dans des opérations industrielles à long terme » .

Eh oui, à ceci près que ce n'est pas une impression, c'est dans les faits !

Les derniers chiffres de l'INSEE indiqueraient une baisse de 2 % de la production française pour janvier. Le chômage, lui, a augmenté, les prix s'envolent, mais la Bourse, ça va bien.

Même lorsque les dirigeants des entreprises parlent d'investissements, il s'agit de se disputer, à coups de milliards, le contrôle d'autres entreprises, en France ou ailleurs, en faisant par la même occasion s'envoler le cours des actions convoitées.

Une des principales entreprises françaises, Air Liquide, a par exemple levé, à la fin de 1986, 2,7 milliards à la Bourse, le plus gros appel financier jamais réalisé sur la place de Paris. Cet argent est destiné à lui servir à acheter des usines, déjà existantes, sur le sol américain. Elle lancera une de ces fameuses OPA, dont la presse parle tant, une « Offre publique d'achat », qui consiste à racheter dans le public toutes les actions que leurs propriétaires sont susceptibles de céder, moyennant bon prix évidemment.

Cela n'est pas considéré comme une spéculation. Pourtant, c'en est une. Cela participe au mouvement spéculatif général et il serait plus exact de dire que c'est cela, c'est l'agissement des trusts les plus puissants qui crée le mouvement ; les piranhas de la Bourse, ceux qu'on catalogue vraiment comme des spéculateurs, ne font qu'en profiter. Car ces OPA, ces contre-OPA, comme la spéculation boursière proprement dite - si on peut se permettre de s'exprimer ainsi - font augmenter la valeur des actions artificiellement, alors que les véritables valeurs que ces actions sont censées représenter, c'est-à-dire la valeur des usines, des machines, non seulement n'augmentent pas mais, avec le vieillissement des moyens de production, ont tendance à baisser.

La spéculation boursière s'est ajoutée à toutes les autres formes de spéculations monétaires ou financières antérieures. Selon l'expression d'un économiste américain, « c'est la foire aux risques ».

Des techniques de plus en plus sophistiquées pour la spéculation

Il est impossible d'énumérer les multiples facettes de ce que, par un détournement complet de langage, bien des publications spécialisées de la bourgeoisie appellent l'industrie financière.

Il existe un nombre infini de combinaisons. Grâce à une inter-connexion des bourses, à l'échelle de la planète, on peut maintenant spéculer 24 heures sur 24 et, en même temps, de minute en minute, et nous n'exagérons pas. Il y a un établissement financier, la banque Duménil-Leblé - la bien nommée - qui a fait fortune en jouant sur les décalages, même minimes, constatés sur les taux d'intérêt ou sur le taux des actions entre les différentes places financières, de Tokyo à Wall Street, en passant par Paris, Francfort ou Londres. Le jeu consistant à emprunter dans la minute même où ce décalage existe à un bout de la planète pour le prêter aussitôt, fût-ce seulement un tout petit peu plus cher, à l'autre bout de la planète.

Les clients exclusifs de cette banque sélect sont une poignée de très grosses sociétés capitalistes, qui jouent de telles sommes d'argent que même un gain minime en pourcentage se traduit par des millions.

Tandis que certains travaillent dans la finesse, si l'on peut dire, d'autres le font dans le long terme. A la Bourse d'Amsterdam, on vend des actions à un prix fixé pour dans cinq ans ! Ni les vendeurs, ni les acheteurs ne savent évidemment ce que vaudront ces actions même dans la semaine qui vient, mais ça ne fait rien, on prend des paris pour dans cinq ans.

A Paris, sans jeu de mot, on n'en est pas là. Comme le dit la presse spécialisée, Paris n'est encore qu'un petit marché sous-développé. Mais, grâce à Bérégovoy, il y a tout de même désormais un marché des spéculations sur les taux d'intérêts, où on peut spéculer sur ce que sera le prix de l'argent dans trois mois.

Comme l'écrit, béat et émerveillé, le journal Les Échos : « L'argent est devenu une véritable industrie. Aujourd'hui, tout se passe comme si l'argent avait pris son indépendance, il mène sa vie propre, génère son propre marché, trouve en lui la source de ses propres richesses » .

Si encore c'était comme cela ! Si encore c'était un Monopoly tout à fait indépendant du restant de l'économie à l'usage d'enfants gâtés et idiots ! Mais d'abord, c'est pour que ce jeu puisse se faire avec des sommes de plus en plus fortes que la bourgeoisie bloque les salaires, qu'elle licencie, c'est encore en détournant les capitaux vers ce jeu qu'on ruine l'industrie. Et puis, si dans ce jeu les gains sont pour la seule bourgeoisie, la mise, c'est toute la planète, son avenir.

Une course à l'abîme ?

« Quel paradoxe » , s'écrie La Vie Française, « plus l'économie mondiale donne des signes de fragilité, plus l'économie montre des signes d'essoufflement avec des indices de plus en plus alarmistes, plus les marchés financiers font preuve de joie et d'enthousiasme » .

Seulement, ce décalage ne peut pas croître jusqu'à l'infini parce que, encore une fois, les richesses que représentent dans l'économie capitaliste ces valeurs fictives que sont les actions, les obligations, toutes les créances, cotées en bourse ou pas, sont tout de même créées par la production. Et la production, elle, n'augmente pas.

A ce qu'il paraît, les boursiers ont une expression pour réfréner leurs propres emballements lorsque les actions montent : « Les arbres ne montent pas jusqu'au ciel » .

Seulement, si chacun des bourgeois craint évidemment de se retrouver à la tête d'un trop gros paquet d'actions le jour où l'arbre cesse de monter et où les actions se mettent à baisser, aucun ne veut être celui qui décroche avant les dernières heures, avant les dernières minutes où cela marche encore. Et chacun se croit assez malin pour être le dernier à sauter avant le précipice, et c'est justement pour cela que les krach se produisent, à cause de l'égoïsme, à cause de la rapacité de chaque capitaliste, de chaque groupe capitaliste. I1 ne s'agit pas de traits de caractère, il s'agit d'un trait fondamental de la classe dominante d'une économie basée sur la propriété privée, basée sur la recherche du profit individuel.

L'économiste américain John Galbraith écrivait récemment : « Le sens des responsabilités des gens de la finance envers les gens en général a toujours été nul. Dans un groupe où le souci premier est de faire de l'argent, s'élever contre la folie peut être la ruine de ceux qui y ont succombé. C'est ainsi que les fous ont le champ libre devant eux » . Galbraith est un économiste bourgeois : lorsqu'il parle des « gens en général », ce sont des bourgeois dont il parle ; la classe ouvrière ne rentre pas dans ses préoccupations et c'est du point de vue des intérêts généraux de la bourgeoisie qu'il déplore cette folie. Seulement, la bourgeoisie n'a de conscience collective que face aux classes exploitées, pas dans la recherche du profit.

Un précédent : la crise de 1929

Dans le passé, en 1929, le monde capitaliste a connu une telle folie, un tel emballement. Au début de 1928, l'indice du cours des actions était de 191. En septembre 1929, il atteignait 381 : 100 % de hausse en un peu plus d'un an. C'était beaucoup, mais proche de la hausse que nous connaissons aujourd'hui. Les bourgeois qui plaçaient leur argent en bourse ne recherchaient pas des dividendes, mais des plus-values spéculatives. La spéculation avait entraîné tous les capitaux disponibles et même, ils n'y suffisaient pas. Les mises, toujours plus élevées, dépassaient les disponibilités en capitaux. Chacun empruntait.

Les banques qui, au passage, prenaient leur commission, ainsi qu'une multitude de trusts d'investissement, prêtaient de l'argent aux capitalistes et aussi aux bourgeois, grands mais aussi petits, à tous ceux qui voulaient toucher leur part. Et les entreprises furent entraînées dans cette course aux profits spéculatifs, en jouant tous leurs capitaux, y compris la paye de la quinzaine suivante ! Comment donc garder dans un coffre même la paie des ouvriers, même pour quinze jours, alors que, transformé en actions, cet argent pouvait rapporter du 5 %, du 10 % !

La confiance dans la possibilité de faire du profit sans limite entraînait toute la bourgeoisie, jusqu'à ce fameux Jeudi Noir où les premiers vendeurs se précipitèrent pour vendre et les autres s'inquiétèrent, et ce fut la peur, puis la panique, les cours s'effondrèrent.

Le Jeudi Noir et les semaines qui l'ont suivi n'auraient pu être qu'un accident boursier, comme il y en eut tant dans l'histoire de la Bourse. S'il fut l'épisode dramatique qui devait entraîner d'abord toute l'économie américaine, puis le monde, dans la crise, c'est parce que la chute des cours de la Bourse entraîna aussitôt des faillites en cascade d'organismes de crédit, puis des banques qui étaient trop engagées dans la spéculation boursière pour se dégager à temps, mais aussi dont la trésorerie était transformée en actions, lesquelles, du jour au lendemain, ne valaient plus rien. C'est ainsi que, de proche en proche, les banques en faillite, les crédits à la consommation bloqués, le manque de capitaux, tout autant que le manque de clients, avaient entraîné des fermetures d'usines, la paralysie de la production, le chômage généralisé.

Aujourd'hui, une crise comme celle de 1929 est-elle de nouveau possible ?

Aujourd'hui, le monde capitaliste est entré dans une période où l'on retrouve les mêmes symptômes. Les entreprises, les banques consacrent une part croissante de leur trésorerie à la spéculation, et l'envolée boursière est d'un niveau semblable à celle de 1929.

Il ne s'agit pas de prédire l'avenir, mais de comprendre les tendances de l'évolution du monde capitaliste, pour voir où elles peuvent nous conduire.

La classe capitaliste est aujourd'hui plus puissante qu'en 1929, les États des grands pays impérialistes plus avertis des dangers, plus disposés à intervenir massivement pour empêcher une évolution qui prendrait un tour dramatique ? Peut-être. Mais les plus hauts dignitaires de la finance et les hommes politiques bourgeois les plus conscients n'en sont pas certains.

Les États ont des moyens financiers considérables, c'est vrai. Pourront-ils réellement agir contre un retournement de tendance, empêcher la chute des cours en rachetant, par exemple, des actions ? Rien n'est moins sûr.

L'ensemble de ce qu'on appelle « capitalisation des titres boursiers », c'est-à-dire le prix total de toutes les actions et les obligations en cours est, en France, de près de 3 000 milliards de francs, soit trois fois le budget de l'État. Rien que l'accroissement de cette capitalisation, c'est-à-dire l'accroissement spéculatif du prix de l'ensemble des titres boursiers, nouveaux ou anciens, représentait en 1985 la moitié du budget de l'État (en 1986, plus encore !). C'est dire que, si les cours commençaient à baisser sérieusement, si les actions perdaient ne serait-ce que ce qu'elles avaient gagné l'année précédente, et même si l'État mobilisait tous ses fonds pour racheter une partie des titres en baisse afin d'arrêter la chute, ses moyens, tout en étant bien plus importants qu'en 1929, sont tout de même limités par rapport à la masse des actions et des titres en bourse.

Ce ne sont pas les révolutionnaires socialistes, mais le même John Galbraith déjà cité, qui écrit : « La surprise-partie de Wall Street pourrait bien se terminer dans un bain de sang comparable à celui de 1929« . Propos excessifs ? Peut-être. En tout cas, propos d'un homme qui connaît bien sa propre classe.

Les travailleurs doivent se battre pour leurs salaires

Alors oui, la bourgeoisie comme ses hommes politiques mentent depuis des années en affirmant qu'il faut que les travailleurs se serrent la ceinture, acceptent tout : la baisse des salaires réels comme les licenciements, parce que tout cela serait nécessaire pour la relance de l'économie.

Depuis des années, les travailleurs craignent de revendiquer de peur de mettre leurs entreprises en faillite et d'augmenter le chômage. C'est précisément en s'appuyant sur cette crainte, en la renforçant par toutes sortes de mensonges que la bourgeoisie est parvenue à aggraver les conditions d'existence de la classe ouvrière.

Mais ce n'est pas pour les entreprises, ce n'est pas pour l'économie que les travailleurs se sont serré la ceinture : c'est pour leurs patrons en particulier et, plus généralement, pour toute cette classe de parasites bourgeois qui, aujourd'hui, dansent la sarabande autour des profits boursiers.

Alors oui, il faut que les travailleurs rompent avec cette crainte : il faut qu'ils se battent pour des augmentations de salaires réelles, conséquentes, qui pourraient être satisfaites par une partie seulement de tout cet argent, dont la bourgeoisie ne sait que faire.

En mettant la revendication d'une augmentation substantielle de leurs salaires en avant lors de leurs luttes futures, les travailleurs trouveront sur leur chemin non seulement le patronat, non seulement la droite, mais aussi les dignitaires du Parti Socialiste, ex et futurs ministres ; et les chefs syndicaux qui leur servent d'intermédiaires dans la classe ouvrière. Comme ils les ont déjà trouvés sur leurs chemins dans leurs luttes récentes, celle des cheminots, celle des instituteurs, lorsque les dirigeants syndicaux dépensaient des trésors d'imagination pour éviter que les travailleurs posent les augmentations de salaires au centre de leurs luttes.

C'est là que ces dirigeants de partis réformistes, ces chefs syndicaux montrent à quel point, avec quelle platitude ils sont au service des intérêts les plus à court terme de la bourgeoisie.

Pour remettre cette économie en ordre, pour la mettre au service de la collectivité, la classe ouvrière doit exproprier la bourgeoisie.

Oui, il faut que les travailleurs réapprennent à se battre. A se battre d'abord pour eux-mêmes, en rejetant absolument tous les mensonges prétendant que les augmentations de salaires pourraient relancer l'inflation ou augmenter le chômage. Parce qu'on ne voit que trop et depuis trop de temps que, même si les salaires n'augmentent pas, le chômage augmente inexorablement, les prix aussi.

Mais il est indispensable qu'au travers des luttes pour la défense de ses conditions d'existence, la classe ouvrière acquière la conscience de sa force, la conscience politique de ses intérêts, pour une tout autre raison encore : c'est que, de toute évidence, comme aux alentours de 1929, le développement historique est arrivé à l'une de ses étapes décisives où seule l'intervention des masses, seule - pour reprendre une expression de Trotsky - « une classe puissante, intéressée à sa propre libération et opposée aux expropriateurs capitalistes » est capable d'accomplir la tâche « de libérer la technique de la cabale des intérêts privés » .

Parce que le décalage croissant entre l'utilisation spéculative des capitaux au profit des intérêts privés et le marasme dans lequel s'enfonce de plus en plus l'économie n'est pas seulement le signal alarmant d'une catastrophe économique qui s'approche. C'est aussi la preuve que cette économie capitaliste, cette organisation capitaliste de la société, est en pleine désagrégation. Parce qu'une société qui, rien que dans un pays comme la France, impose l'inactivité forcée à trois et peut-être demain quatre millions d'hommes et de femmes, alors que rien ne manque pour relancer la production : ni les machines, ni les matières premières bon marché et surtout pas les besoins de la population, eh bien, une telle organisation sociale est condamnée.

Malgré les possibilités techniques qui n'ont jamais été aussi grandes dans l'histoire de l'Humanité, c'est peu dire que le progrès humain est dans une impasse. On revient franchement en arrière. Tous les laborieux et lents progrès que l'économie capitaliste était, malgré tout, capable d'engendrer, dans les riches pays impérialistes, non pas seulement pour la minorité de privilégiés, mais pour la masse de la population, comme le service public, comme la couverture sociale, eh bien, tout cela est en train de régresser, de revenir en arrière.

L'image de ces retraités annonçant en souriant, dans une publicité abjecte qui passe en ce moment sur les chaînes télévisées, que, désormais, ils ont à timbrer leurs lettres à la Sécurité sociale, alors qu'en même temps les Hersant, les Seydoux, les Goldsmith se disputent le contrôle de ces mêmes chaînes à coups de milliards, est bien l'expression de la profonde pourriture de la société.

Nous ne parlons pas ici de la régression dramatique qui pourrait se produire si la crise actuelle devait effectivement conduire à un krach économique généralisé, parce que cela conduira alors inévitablement à une nouvelle guerre mondiale.

Nous ne parlons que de reculs déjà en cours, ceux que les travailleurs constatent dans leur vie quotidienne. Le fait, par exemple, qu'il puisse y avoir maintenant, après douze ou treize ans de crise, toute une génération de jeunes de la classe ouvrière qui n'ont jamais eu de travail et qui n'ont même pas l'espoir d'en trouver un jour, qu'est-ce donc, sinon l'expression d'une désagrégation sociale déjà profonde ?

Ce capital fictif qui s'accumule dans les actions, sur les écrans des téléscripteurs, avant d'être peut-être complètement dévalorisé par un krach boursier, est déjà en train d'étouffer les capacités de production réelles, matérielles.

Nous avons parlé ce soir pour ainsi dire exclusivement de la France. On pourrait se dire que la bourgeoisie de France, de ce vieil impérialisme décrépit et de second ordre, a une solide tradition de rentier et de spéculateur et que c'est cela la cause du règne parasitaire des tondeurs de coupons.

Mais la crise est internationale. La bourgeoisie américaine est la bourgeoisie de loin la plus puissante de la planète, dont elle domine l'économie ; elle est à la tête du pays le plus riche de la terre, là où le capitalisme avait atteint son plus haut développement et là où il recèle le plus de possibilités. Eh bien, même cette bourgeoisie-là ne développe plus la production, mais s'enferme de plus en plus derrière des barrières douanières protectionnistes et s'adonne à la spéculation, tout autant que la minable bourgeoisie française. Elle le fait simplement à une échelle autrement plus grande.

L'expropriation complète de l'oligarchie bourgeoise et l'abolition de la propriété privée des moyens de production sont - pour reprendre là encore une expression de Trotsky - « la condition première d'une économie planifiée, c'est-à-dire de l'intervention de la raison dans le domaine des relations humaines, d'abord à l'échelle nationale, puis par la suite à l'échelle mondiale » .

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