La gestion capitaliste de l’eau : irresponsabilité et racket

Introduction

2013 est, selon l'ONU, l'« année internationale de l'eau ». L'eau est bien sûr une ressource essentielle. La vie a été possible sur Terre parce que, peu après sa formation, la Terre s'est recouverte d'eau ; une quantité gigantesque évaluée à 1,38 milliard de kilomètres cubes, de quoi recouvrir toute la surface du globe d'une épaisseur de 2 600 mètres. Ce ne fut pas le cas pour la planète Mars par exemple, qui a perdu toute son eau, sauf un peu de glace, il y a 3 milliards et demi d'années, ce qui y a rendu la vie impossible.

Une partie de l'eau présente sur Terre (environ 2 %) se trouve sous forme de glace. Mais l'essentiel de l'eau se trouve sous forme liquide. Dans les mers et les océans d'abord (pour 97 %), puis dans les nappes souterraines (environ 1 %), enfin dans les lacs ou les rivières, mais là c'est négligeable (0,02 % au total).

La Terre possède donc des réserves d'eau considérables, et qui globalement ne diminuent pas. Mais bien sûr, toute cette eau n'est pas directement accessible, utilisable, et encore moins consommable. D'abord parce que l'eau salée des mers et des océans, outre le fait qu'elle est difficilement accessible à ceux qui vivent loin des côtes, ne peut être exploitée qu'après une coûteuse opération de dessalement. Et que donc la quantité d'eau directement utilisable pour les activités humaines, et notamment pour l'alimentation, se limite à la quantité d'eau douce disponible, ce qui fait déjà beaucoup moins.

Malgré cela, il resterait assez d'eau douce pour couvrir tous les besoins humains... si celle-ci était partout accessible, c'est-à-dire bien répartie, ce qui est loin d'être le cas. Mais, sur cette question comme sur bien d'autres, l'organisation sociale est un facteur déterminant.

À une période qu'on a appelée néolithique (de - 9 000 à - 3 000 environ), l'espèce humaine a commencé à produire elle-même sa subsistance et ne s'est plus contentée de vivre en prédateur sur la nature. Cette période a été marquée par une relative sédentarisation, l'apparition de l'élevage et de l'agriculture.

Les premières civilisations ont toutes émergé autour de grandes vallées fluviales : celle de Sumer en Mésopotamie entre le Tigre et l'Euphrate, l'Égypte antique autour du Nil, la civilisation du fleuve Indus, dans l'actuel Pakistan, ou celle du fleuve Huang-He en Chine. C'est la maîtrise des crues, la mise en place d'un système d'irrigation sophistiqué dans ces régions qui permirent un accroissement considérable de la productivité en agriculture, avec simultanément l'apparition des premiers États, dont un des rôles majeurs a été la régulation de l'eau.

Aujourd'hui, avec des progrès dans le domaine scientifique et technique considérables, en particulier depuis l'avènement du capitalisme, l'humanité dispose de moyens sans commune mesure avec ceux de l'Antiquité pour permettre une utilisation maîtrisée et raisonnée de l'eau, mais force est de constater que c'est loin d'être le cas. Les moyens techniques existent mais c'est l'organisation économique qui ne permet pas de satisfaire ce besoin élémentaire pour le plus grand nombre.

Confrontée à la question essentielle des besoins en eau de l'humanité, la société capitaliste n'apporte pas de réponse satisfaisante. La situation est amenée sans doute à se dégrader davantage, du fait de l'irresponsabilité d'un système économique égoïste et d'une organisation sociale dépassée.

En effet, le capitalisme, s'il ne fait pas la pluie ou le beau temps, s'il n'est pas la cause de la répartition inégale des ressources naturelles en eau, est incapable d'en prévenir ou d'en atténuer les conséquences. Non pour des raisons techniques, mais parce que ses priorités sont ailleurs, parce que la recherche du profit individuel et à court terme des capitalistes est incompatible avec la satisfaction des besoins du plus grand nombre.

De l'Antiquité aux multinationales

L'Antiquité

Depuis toujours, les populations se sont installées et développées là où elles pouvaient avoir aisément accès à l'eau. Dès les premières civilisations de l'Antiquité, le degré de développement a été directement lié au degré de maîtrise et d'efficacité dans la gestion de l'eau.

Aux alentours de 3 000 ans avant notre ère, les Égyptiens commencèrent à édifier des digues dans la vallée du Nil, pour protéger les villages des crues qui survenaient chaque année à la mi-juillet. Les digues étaient complétées d'un vaste réseau d'irrigation qui permettait de retenir l'eau et de la conduire sur des terres que la crue ne pouvait atteindre. Le pharaon disposait d'une armée de fonctionnaires, les scribes, qui utilisaient toutes sortes d'instruments dont des échelles graduées, les nilomètres, pour déterminer les surfaces inondées et fertilisées par les limons du Nil et ainsi évaluer la récolte à venir. L'impôt était calculé en fonction de la surface des terres et de leur irrigation. Si les digues s'effondraient, c'était la catastrophe dans les villages et si les canaux s'envasaient, l'eau n'arrivait plus sur les terres. Chaque paysan devait des jours de corvée pour ce colossal travail d'entretien qui était administré centralement.

Ainsi dans l'Égypte ancienne, l'État a mis en place une politique de l'eau, permettant de développer l'agriculture ainsi qu'une civilisation qui a duré plusieurs millénaires. D'ailleurs l'importance du rôle de l'État dans la gestion de l'eau se retrouve à l'aube de bien des civilisations.

En Chine, pour lutter contre les crues du fleuve jaune (Huang He, au Nord), 2 000 ans avant notre ère, l'État réussit à mobiliser jusqu'à 280 000 personnes pour édifier des digues. Plus tard, en - 500, commença la construction du Grand Canal qui relie le Sud au Nord. Il illustre le savoir-faire chinois dans le domaine de l'ingénierie hydraulique (ponts à tablier coulissant, écluses, pompes à godets, norias) et impressionna l'explorateur Marco Polo (qui arriva en Chine en 1275). Sa construction dura plusieurs siècles. Il servait au transport de troupes et de marchandises (grains et sel), à l'irrigation des terres agricoles, à l'exploitation des richesses du bassin du fleuve jaune et à créer une unité politique et économique dans une Chine morcelée. Il mesure 1 800 km et reste, aujourd'hui encore, le plus long canal du monde.

Avec l'apparition des villes, l'approvisionnement en eau des populations a demandé une organisation, un système de distribution élaboré qui impliquait une solution collective. Dans les grandes villes de la civilisation du fleuve Indus, comme Harappa ou Mohenjo Daro, la planification urbaine incluait aussi le premier système au monde de collecte des eaux usées. À l'intérieur des villes, l'eau était tirée de puits. Dans les maisons, une pièce était destinée aux ablutions, les eaux usées étaient dirigées vers des égouts couverts qui longeaient les rues principales. De grands bains publics s'ouvraient au milieu de la cité.

Presque deux millénaires plus tard, Rome avec ses aqueducs, ses thermes, ses bains publics, ses fontaines et ses égouts marquera une nouvelle étape dans le génie urbanistique.

Le Moyen Âge, en Europe, même s'il a inventé le moulin à eau, marquera un recul des villes et de leur équipement. Les villes étaient insalubres et l'approvisionnement en eau, problématique, était souvent assuré par des porteurs d'eau, nombreux et très mal payés.

Il fallut attendre la révolution industrielle, au début du capitalisme, pour voir les villes se développer dans des proportions considérables. Malgré le développement anarchique des villes industrielles, l'Angleterre avait résolu depuis la fin du 18e siècle les problèmes de base posés par la distribution de l'eau dans les villes, mais à la manière du capitalisme : dès 1808, ce sont des compagnies privées qui ont créé un réseau de canalisations et géré l'eau de la ville de Manchester. Mais seulement 23 % de la population était raccordée au réseau, les quartiers ouvriers furent laissés à l'abandon, dans l'insalubrité ; on s'était d'abord préoccupé de la création d'un grand canal pour le transport des marchandises et d'un système de distribution d'eau pour l'industrie cotonnière.

Au berceau de la civilisation, le rôle des États fut donc majeur dans le contrôle, la gestion et la régulation de l'eau. Si aujourd'hui le rôle de l'État reste important, ce n'est pas qu'il assure lui-même la gestion de l'eau, de ce point de vue il serait plutôt défaillant. Non, son rôle est de favoriser « l'initiative privée », expression à la mode mais bien mensongère car le privé ne conçoit d'initiative que poussé par l'appât du gain. Soit dit en passant que le terme même d'initiative privée dans la bouche des responsables politiques témoigne en creux de la démission de l'État dans un secteur pourtant vital. C'est qu'en réalité, le rôle de l'État est de favoriser l'enrichissement de la classe dominante, la bourgeoisie, de garantir, de perpétuer, de préserver la propriété bourgeoise, et s'il est un domaine où le capital peut s'engraisser de manière abondante et durable, c'est bien celui de l'eau. Il s'engraisse à l'ombre de l'État, il s'engraisse avec la complicité et la protection des pouvoirs publics et de son personnel politique. Il s'engraisse en faisant payer un lourd tribut à la société.

Brève histoire de la Compagnie Générale des Eaux (CGE)

La gestion capitaliste de l'eau, ce sont aujourd'hui ces entreprises mondialement connues comme Veolia ou Suez, qui, bien que françaises, sont de parfaits exemples de ce qu'on appelle des multinationales. L'eau est un secteur où le capital est particulièrement concentré. On y observe en grand toutes les tendances déjà décrites en 1916 par Lénine dans L'impérialisme, stade suprême du capitalisme : constitution de monopoles et de cartels (c'est-à-dire entente entre les différentes entreprises d'un secteur pour éviter la concurrence entre elles, se partager les marchés et fixer les prix), exportation des capitaux pour l'extension de leur marché à l'échelle du monde, rôle accru et prépondérant de la finance.

Parlons d'abord de la plus grosse, la plus emblématique de ces sociétés, celle que l'on a même appelée « la pieuvre » et qui s'est dénommée successivement Compagnie Générale des Eaux (CGE), Vivendi puis aujourd'hui Veolia.

La CGE est née en 1853, à l'époque du capitalisme florissant, par un décret de Napoléon III. Elle obtient immédiatement à Lyon un contrat de fourniture d'eau pour vingt ans, à des conditions non révisables, puis l'année suivante Nantes lui concède la distribution d'eau pour une durée de soixante ans et, en 1860, Paris suivra avec une concession pour cinquante ans. Le nouveau né a été bien nourri dès le départ et est devenu de plus en plus gourmand, prospérant avec la bienveillante garantie des pouvoirs publics, sur des marchés captifs et dans des conditions contractuelles qui étaient pour l'époque du jamais vu.

La mondialisation, que d'aucuns prennent pour un phénomène tout récent, a marqué le capitalisme dès le départ. En 1880, la CGE obtient son premier contrat à l'étranger : Venise. Constantinople suivra un an plus tard et, en 1883, Porto.

En 1884, la CGE diversifie pour la première fois ses activités en obtenant, à Reims, un contrat pour le traitement des eaux usées.

En 1953, pour son centenaire, la société approvisionne 8 millions de personnes en eau potable en France et développe son activité dans de nouveaux services comme la collecte des ordures ménagères.

En 1980, commence une grande période de fusions et acquisitions qui s'accéléreront dans les années 1990 : entreprises de transport, de propreté et gestion de déchets, de chauffage urbain, de construction, d'éclairage public. Avec l'arrivée du PDG Jean-Marie Messier en 1996, son expansion connaît un développement phénoménal surtout à l'international. En dix ans, le chiffre d'affaires de la CGE dans les secteurs de la propreté urbaine et des transports a été multiplié par soixante, et dans celui de l'eau, par huit.

En 1998, la CGE devient Vivendi et, en 1999, elle achète US Filter, n° 1 américain du traitement de l'eau, et fusionne avec Pathé (propriétaire des cinémas Gaumont) puis, en 2000, avec Canal+ et Seagram (propriétaire des studios Universal) pour devenir Vivendi Universal ; en 2003 elle avale SFR-Cegetel ainsi que d'autres entreprises des télécoms ou médias. Tout cela avec la bénédiction des banques qui ont prêté sans compter pour réaliser ces acquisitions. Au moment du départ de Messier, l'endettement colossal de Vivendi Environnement se monte à 15 milliards d'euros, celui de Vivendi Universal à 19 milliards. Cet endettement cause l'effondrement de son titre boursier et la chute de son PDG mégalomane. La multinationale doit céder alors une partie de ses actifs pour se redresser : cela entraîne la séparation de Vivendi Universal (musique et télécoms) et des autres branches qui deviennent en 2003 Veolia et ses filiales.

Malgré cet accident de parcours, Veolia Environnement, avec sa filiale Veolia Eau, reste aujourd'hui le n° 1 mondial du secteur de l'eau et de l'assainissement et emploie 331 000 personnes dans le monde.

À l'image de Veolia, la concentration du capital dans ce secteur s'est poursuivie partout dans le monde et aujourd'hui une dizaine de multinationales se partagent le marché mondial de la distribution et de l'assainissement. Citons le n° 2 mondial bien connu en France puisqu'il s'agit Suez Environnement, fusion de Suez et de la Lyonnaise des eaux, aujourd'hui filiale de GDF-Suez.

Prix de l'eau : le racket permanent

Des prix de monopole

En France trois grandes sociétés se partagent le marché, Veolia et Suez, et le troisième larron, le petit si on peut dire, la SAUR qui gère quand même l'eau dans 6 700 communes rien qu'en France, représentant 5,5 millions d'habitants. En 2009, les « trois sœurs » desservaient 60 % de la population française en eau potable, et en géraient l'assainissement pour 40 %.

Il faut noter que l'installation des réseaux d'eau potable et leur gestion ne se sont jamais faites au niveau national, comme ce fut le cas pour l'électricité. Les communes ont le choix entre une gestion de l'eau directe dite « en régie » et une délégation de service public sous la forme de contrat avec une entreprise privée.

Depuis de nombreuses années, des associations de consommateurs, voire d'élus, dénoncent le prix anormalement élevé du mètre cube d'eau, son évolution trop rapide et l'opacité qui règne dans la fixation de ce prix.

En 2008, le magazine Que Choisir, après enquête par des experts indépendants, a publié une étude détaillée concluant que les prix pratiqués dans les grandes agglomérations urbaines étaient souvent très abusifs : par exemple à Marseille et à Gennevilliers, il était de 2,2 fois plus élevé que son prix de revient, 1,8 fois à Montpellier, 1,7 fois à Toulouse, 1,6 fois à Nice, etc. Cette enquête indiquait également que, dans les agglomérations qui étaient restées en régie municipale, le prix de l'eau était en moyenne 30 % moins cher.

La gestion de l'eau en France est une aberration. Elle devrait être un service public, assuré au niveau national, avec une péréquation des frais à cet échelon : le prix de l'électricité ne dépend pas de l'endroit où on habite, il devrait en être de même pour l'eau. Alors qu'un habitant d'Auxerre paye 1,79 euro le mètre cube d'eau, celui de Quiberon devra débourser 5 euros (tarif 2012 établi pour une consommation annuelle de 120 m3). Personne ne comprend pourquoi à Saint-Étienne le prix de l'eau est de 3,53 euros/m3 alors qu'il est de 2,71 euros/m3 à Clermont-Ferrand.

En outre la plupart des communes, même celles fonctionnant en régie, ont mis en place une tarification dégressive qui privilégie les gros clients. Le prix est plus élevé lorsqu'on consomme peu. Ce qui fait que bien des petits consommateurs, en particulier les pauvres ou ceux qui ont le souci d'économiser l'eau, paieront plus que le prix annoncé : le prix moyen en France est de 3,08 euros/m3 pour ceux qui consomment plus de 120 m3, mais de 5,40 euros/m3 pour ceux qui consomment moins de 30 m3. Les petits paient pour les gros.

Par quel miracle l'eau se transforme-t-elle non en vin, mais en profit, et on devrait dire ici en surprofit ? Le profit, c'est le tribut que la société paie au capital dans une situation de concurrence où le prix se règle par la loi de l'offre et de la demande ; le surprofit, c'est ce que l'on paie au capital en situation de monopole. Et c'est bien le cas ici.

Les trois multinationales ont constitué depuis longtemps un cartel de fait, en s'entendant sur les prix, et surtout en évitant de se faire directement concurrence. Elles se sont partagé le territoire national et s'arrangent pour répondre aux appels d'offres de manière concertée et permettre ainsi le maintien d'un prix anormalement élevé. Dans de nombreux appels d'offres, une seule répond ou alors les autres présentent des dossiers bidons qui ne pourront pas être retenus, laissant la compagnie prévue entre elles décrocher l'appel d'offres.

La CGE et la Lyonnaise des Eaux ont même poussé le cartel jusqu'à créer de nombreuses filiales communes : les Eaux du Nord, la Société des Eaux de Marseille ; de même à Saint-Étienne, Versailles, Nancy, etc.

En juillet 2002, le Conseil de la Concurrence a demandé au ministre de l'Économie d'enjoindre aux sociétés mères de démanteler leurs filiales communes, estimant toutefois « qu'il n'y avait pas lieu de prononcer de sanctions pécuniaires à l'encontre de ces sociétés ». Cinq ans plus tard, la ministre, Christine Lagarde, a indiqué que des discussions étaient en cours mais, comme l'expliquera le journal Le Monde, celles-ci n'ont pas abouti. « La ministre a expliqué qu'elle avait enjoint aux sociétés de trouver une solution dans les 6 mois, à mettre en œuvre avant deux ans faute de quoi elle prendra elle-même "les mesures nécessaires" », et le journal de conclure que ces mesures étaient « toujours à l'étude ». L'argument invoqué par le Conseil de la concurrence était « abus de position dominante », c'est le moins que l'on puisse dire, mais le racket généralisé des consommateurs, lui, n'a pas ému les autorités.

Finalement, à partir de 2009, après des mois de négociations, Veolia et Suez ont fini par « décroiser » leurs filiales communes en se partageant à l'amiable les morceaux. Ceci ne signifie pas pour autant la fin du cartel, des ententes illicites sur les prix et surtout de l'opacité avec laquelle les prix sont fixés.

Opacité des comptes

Les bilans comptables qui sont présentés aux communes ne permettent absolument pas à celles-ci de contrôler véritablement les comptes car ils intègrent des frais généraux communs à de nombreux contrats, frais de locaux, de personnel, d'informatique, etc., invérifiables par une commune isolée. Citons un rapport des experts de Services publics 2000, une émanation de l'Association des Maires de France : « L'informatique imputée pour le suivi clientèle est surévaluée, cette informatique étant commune à de nombreux contrats Vivendi » ou encore « La SADE (filiale chargée d'installer les canalisations d'eau potable et les compteurs) a refusé, en accord avec Vivendi, de justifier ses charges. »

À Bordeaux par exemple, la distribution d'eau est assurée par Suez. Les comptes ont été expertisés par un expert indépendant qui a mis à jour de nombreuses irrégularités : ainsi les compteurs d'eau étaient facturés pour un amortissement sur douze ans alors qu'en réalité ils ne sont remplacés que tous les vingt-quatre ans, les branchements de canalisation contenant du plomb devaient être remplacés à un rythme de 6 000 par an alors qu'ils ne l'ont été qu'à un rythme de 1 000 à 1 500. En 2006, la Communauté Urbaine de Bordeaux a obligé Suez à un avenant au contrat : le groupe a dû lui rembourser 233 millions d'euros qu'il avait encaissés grâce à des manœuvres financières abusives (plus d'un quart de milliard rien que pour une seule agglomération), mais c'est toujours Suez qui gère l'eau aujourd'hui à Bordeaux.

En France une part importante des canalisations d'eau sont vieillissantes, dépassant parfois cinquante ans, ce qui entraîne non seulement une dégradation de la qualité de l'eau mais aussi des déperditions importantes : 25 % de fuite en moyenne sur les réseaux. Afin de garantir la continuité du service, les sociétés exploitantes ont pourtant à leur charge de réparer ou renouveler tout équipement défaillant : infrastructures, canalisations. Alors pour financer ces opérations de renouvellement, elles ont constitué des « provisions », avec une partie des factures payées par les abonnés.

Ces provisions, qui représentaient pour la CGE la bagatelle de 27 milliards de francs en 1996, avaient été regroupées au sein d'une société filiale basée en Irlande où l'impôt sur les sociétés est particulièrement bas. Ce capital placé dans des opérations spéculatives a rapporté environ 4 millions de francs, mais pas au profit des usagers. Mais le malheur, si on peut dire, c'est que la manne a fondu à cause peut-être de spéculations hasardeuses mais surtout parce que le PDG de l'époque, Jean-Marie Messier, a largement puisé dans le magot pour éponger les dettes du groupe et faire des investissements dans le secteur de la communication. L'argent a « disparu », les canalisations sont restées vétustes et les travaux de rénovation n'ont pas été effectués alors que les usagers les ont payés !

Il a fallu plusieurs enquêtes pour révéler ce pot aux roses tant la comptabilité de ces délégataires est intentionnellement opaque. En attendant, d'innombrables communes ont vu s'enfuir les provisions alors que leur réseau nécessitait des rénovations. L'argent envolé aurait permis, par exemple, de changer les branchements en plomb pour réduire les risques de saturnisme, mais le monde des multinationales est bien pensé, à défaut d'être bien fait : ils ont tout prévu et ont ainsi réalisé des bénéfices importants en vendant des filtres anti-plomb aux particuliers.

Selon Jean-Luc Touly, un ancien cadre de Veolia, « Les multinationales forment des cadres pour discuter d'une certaine manière avec les élus. Ainsi il faut persuader les représentants des collectivités que le flou des rapports annuels n'est que le juste reflet de la complexité des comptes. Il y a des documents que ces agents ne doivent surtout pas laisser aux collectivités, ainsi les documents relatifs à la restitution des provisions de renouvellement non dépensées en fin de contrat ou à la marge cachée sur la sous-traitance, la marge d'exploitation, ainsi que ceux qui concernent les charges et produits financiers. » Précisons que J-L Touly, qui a révélé ces pratiques, a été bombardé de procès en diffamation qu'il a tous gagnés.

Ce que montre le comportement de ces trusts, c'est que le contrôle de la comptabilité des entreprises est une revendication essentielle pour mettre à jour la manière dont le capital s'engraisse sur le dos de la population. Les multinationales ne se contentent pas de pomper l'eau des rivières et des nappes, elles pompent l'argent dans nos poches.

Lobbying et corruption

La concentration du capital, la puissance de ces mastodontes, leur donnent des moyens de nuisance démultipliés et, comme pour tous les grands groupes, les techniques pour « convaincre les décideurs » sont toujours les mêmes : lobbying et corruption.

Une méthode, devenue illégale en 1995, mais qui a été longtemps pratiquée pour amadouer les élus, est ce qu'on appelle le « droit d'entrée » : on offre une somme importante à la commune en échange d'un contrat de longue durée. Cela revient à un prêt que le distributeur fait à la commune, mais que les usagers vont ensuite rembourser sur leurs factures d'eau, avec des intérêts souvent exorbitants. L'avantage pour le maire est de disposer d'une belle cagnotte pour faire de jolis travaux, de préférence juste avant les élections municipales et assurer ainsi sa réélection.

À Toulouse, par exemple, l'ancien maire Dominique Baudis, a ainsi bénéficié en 1990 d'une cagnotte de 437,5 millions de francs en échange d'une concession à la CGE pour 30 ans, ce qui lui a permis de se vanter de la bonne santé des comptes municipaux. La CGE avait le droit de prélever les intérêts directement sur la facture d'eau des usagers, avec un taux d'environ 10 %. Au final, les habitants ont remboursé entre deux fois et demie et trois fois le montant de ce droit d'entrée (soit plus d'un milliard de francs !). Après les conclusions d'un audit commandé par la nouvelle municipalité fin 2008, le contrat a été renégocié avec une baisse du prix de l'eau de 25 %. Comme quoi, ils ont de la marge.

À Lille, le droit d'entrée a servi à financer un stade, à Montpellier un palais des congrès et dans de nombreuses communes à diminuer les dettes.

Il y a bien entendu les cas de corruption avérée : comment pourrait-il en être autrement lorsque les sommes en jeu sont aussi importantes, que tout le système est organisé de manière opaque, que ceux qui sont condamnés (rarement) sont les élus, mais pratiquement jamais les entreprises corruptrices. Pour un cas révélé, combien restent dans l'ombre ? Mais à travers les quelques affaires qui sont allées en justice, et qui permettent de lever un petit coin du voile, on est en droit d'affirmer que les multinationales de l'eau sont de gigantesques machines à corruption.

Le cas le plus notoire est celui de l'ancien maire de Grenoble, Alain Carignon, qui a délégué en 1989, le service des eaux de la ville à la Lyonnaise des Eaux, en échange de menus cadeaux : financement de campagne électorale, voyages, croisières... pour 2 millions d'euros. Pris la main dans le sac, il fera un séjour en prison. De hauts cadres de la Lyonnaise des Eaux ont également été condamnés, mais pas la personne morale, la Lyonnaise des Eaux elle-même.

Sous la respectable dénomination de « voyages d'étude », justifiés par la visite d'installations modèles, bien des élus se sont laissé offrir de véritables petites vacances à Saragosse, en Guadeloupe...

Voilà par exemple ce que la cour des comptes de la région PACA, qui a contrôlé les comptes d'une filiale locale, a trouvé :

- une soirée étape à Mougins offerte à un cadre de l'agence de l'eau pour 4 140 francs (la soirée) ;

- une participation à hauteur de 10 000 francs en 1994 aux cantonales ;

- des voyages à Malte et en Sardaigne, pour un négociateur, payé sans contrat pour 170 000 francs ;

- honoraires pour un avocat sans qu'aucune justification n'ait pu être produite pour un montant de 270 000 francs ;

- deux factures d'un cabinet d'audit pour un montant de 1 362 922 francs ;

- un voyage et séjour à Cardiff pour quatre personnes dont deux élus du Var pour un montant de 32 004 francs.

Le scandale révélé par certaines affaires, en particulier celle de Grenoble, est loin d'avoir fait cesser ces pratiques mais les a rendues plus sophistiquées. Précisons que les réseaux d'influence et la corruption ne sont pas une spécificité du secteur de l'eau ; on retrouve cela dans tous les grands secteurs qui dominent l'économie capitaliste : banques, assurances, industrie pharmaceutique, pétrole, BTP, armement...

La corruption est un mal inhérent au capitalisme et ne pourra disparaître qu'avec lui. Elle s'appuie sur le manque de transparence, la quasi-impossibilité de contrôler réellement la comptabilité des grandes sociétés, sur les paradis fiscaux, sur des réseaux d'influence étendus. Les garde-fous que les législations ont prévus limitent un peu certaines pratiques, mais à la marge, et servent surtout à faire croire en la possibilité de moraliser le système.

Les multinationales disposent de bien d'autres moyens pour influencer les élus. Le lobbying est une pratique considérée comme tout à fait légale. Dans les universités par exemple : à Montpellier 2, Suez finance une chaire Suez à l'École des Eaux et Forêts, et Veolia une chaire Veolia dans le cadre d'un pôle de compétitivité « eau ». Il existe aussi des chaires de Veolia et Suez entre autres à Strasbourg, Limoges, Nancy, Lyon, Toulouse, Berlin, etc. Même si elles participent ainsi au financement de l'université, elles bénéficient en retour d'une mise à leur service de la recherche scientifique.

Même certaines associations environnementales sont largement financées, par exemple dans des campagnes sur la propreté : Veolia Propreté finance France Nature Environnement, mais aussi Action Contre la Faim, La Croix Rouge, le Secours Catholique.

Vis-à-vis des institutions européennes, Veolia entretient un incroyable réseau de lobbying contenant plus d'une cinquantaine de cellules spécialisées, réseau aussi ramifié que possible pour que le « bon » message passe par un maximum de canaux. Veolia contrôle de très près un organisme qui conseille la Commission européenne sur des projets de recherche... financés par l'Europe. Veolia est le principal sponsor de cet organisme, la « plate-forme technologique pour l'eau et l'assainissement », trois de ses membres sur dix sont cadres à Veolia.

D'après Danielle Mitterrand, « le système est une véritable dictature économique et l'eau est otage de cette dictature économique » ; si c'est elle qui le dit !

Une autre technique bien connue consiste à proposer à des grands commis de l'État ou à des personnes influentes, anciens membres de la Cour des comptes ou du Conseil d'État par exemple, des sinécures dorées grassement payées par la société pour un travail théorique et invérifiable (des chargés de mission, comme on dit), en réalité pour faire jouer leurs relations.

Les liens entre le monde de l'entreprise et le personnel politique sont étroits, citons par exemple Anne Hidalgo, ex-adjointe à la Direction des Ressources Humaines de la CGE en même temps que collaboratrice de Martine Aubry et aujourd'hui première adjointe et future candidate à la mairie de Paris, De Villepin qui fut conseiller international chez Veolia, Éric Besson qui était à la tête de la fondation Vivendi entre 1998 et 2002 ou encore Jérôme Monod, PDG de Suez puis conseiller de Chirac à l'Élysée.

Mais indépendamment des liens affairistes entre l'État et les multinationales, de la corruption, des magouilles, de la situation de monopole qui permet d'assurer à ces entreprises un surprofit, si on enlevait ce surprofit, il resterait le profit tout court, c'est-à-dire le tribut habituel que la société paie au capital privé. Cela est considéré comme moral mais pour nous, c'est tout aussi aberrant. Qu'ils soient véreux ou non, pourquoi faudrait-il nourrir des intérêts privés pour assurer la gestion des services publics de l'eau et de l'assainissement ?

Le retour en régie publique

La répétition des scandales, un prix de l'eau bien plus cher, les pressions de certaines associations mais aussi certains calculs politiques ont convaincu quelques maires d'en finir avec la délégation de l'eau aux multinationales et de retourner en régie municipale : Grenoble (en 1999), Castres (en 2003), Cherbourg (en 2005), Rouen (en 2009), Rennes (voté pour 2015). D'autres villes, en brandissant la simple menace d'un retour en régie publique, ont obtenu de substantielles baisses de facture. Ainsi la ville d'Anglet (Pyrénées-Atlantiques) a contraint Suez à une baisse de 61 % du prix du mètre cube et de 20 % pour l'abonnement !

Mais le cas le plus emblématique est celui de Paris. Jusqu'en 2009, la gestion de l'eau était assurée par Suez-Lyonnaise pour la rive gauche et par la CGE-Veolia pour la rive droite. Le prix de l'eau avait plus que doublé dans les dix années précédentes. Le contrat prévoyait même une augmentation mécanique du prix en cas de baisse de la consommation globale fournissant ainsi une rente garantie aux distributeurs. Les contrats arrivant à échéance, Delanoë a donc choisi la municipalisation sous le label « Eau de Paris ». La ville estime gagner 30 millions par an avec le retour en régie.

Les communes revenues en régie publique ne le regrettent pas ni en termes de qualité de l'eau ni bien sûr en termes de coût. Si certains élus, plutôt de gauche mais pas uniquement, ont fait ce choix, c'est aussi par calcul politique. Cela a un fort impact électoral en particulier chez les électeurs de sensibilité écologiste. Les scandales autour de la gestion privée de l'eau, le comportement des multinationales ont suffisamment choqué l'opinion pour que le retour en régie soit devenu électoralement porteur.

Bien sûr, nous sommes favorables au retour de la gestion de l'eau en régie municipale, sans pour autant présenter cela comme une panacée. Répétons que ce qui serait nécessaire, c'est un véritable service public de l'eau géré au niveau national, avec une péréquation nationale du prix de l'eau et même la gratuité pour ce qui concerne la consommation domestique usuelle. À titre d'exemple la municipalité de Libourne en Gironde a décidé fin septembre 2010 de rendre quasiment gratuits (0,10 euro/m3) les 15 premiers m3 consommés (soit environ 40 L/jour/abonné) et d'appliquer au-delà une tarification progressive.

Le mouvement de remunicipalisation reste cependant marginal et n'a concerné que quelques villes. Ce qui n'empêche pas Veolia de se plaindre de difficultés. Ils viennent d'ailleurs d'annoncer le 20 mars dernier un plan de suppression d'emploi de 1 500 personnes dans la branche eau en France. Après avoir volé des millions de consommateurs, ils osent présenter la note aux salariés !

Et puis s'il est un exemple emblématique de gestion restée au privé, c'est celui du SEDIF (Syndicat des eaux d'Île-de-France), structure qui gère l'eau dans 144 communes de l'Île-de-France. C'est la CGE qui était le délégataire pour ce groupement de commune depuis 1923. Le contrat, représentant autour de 3 % de son chiffre d'affaires mondial, le plus gros d'Europe, arrivait à échéance en 2010. Malgré les rapports accablants de la cour des comptes et différentes affaires révélant les liens troubles entre Veolia et des élus de toutes tendances, malgré les surfacturations révélées depuis 2008, malgré les poursuites judiciaires contre son président André Santini (maire d'Issy-Les-Moulineaux), le contrat a été reconduit jusqu'en 2022. Que l'on se rassure, Veolia ne sera pas sur la paille.

Pollutions : irresponsabilité de l'État et pain béni pour les trusts

Qualité de l'eau et pollutions

Non seulement les capitalistes transforment, pour eux, l'eau en « or bleu », du fait du racket de la population, mais en plus ils sont nuisibles parce que la qualité de l'eau est le cadet de leurs soucis : plus elle est polluée, plus il coûte cher à la collectivité de la dépolluer, plus cela rapporte. Pour les entreprises privées, une eau polluée est une eau qui rapporte plus car elle nécessite des traitements coûteux.

Pour être potable, l'eau doit subir de nombreux traitements : filtrations, traitements chimiques. Les normes concernant la qualité de l'eau évoluent et c'est une bonne chose. Parmi les polluants majeurs figurent les traces de métaux lourds, les résidus médicamenteux, le radon qui est un gaz radioactif naturel, l'aluminium ajouté parfois dans le but de donner à l'eau une apparence plus limpide et surtout les pesticides et nitrates car leur élimination nécessite des traitements spécifiques et coûteux. Ceux-ci proviennent essentiellement de l'agriculture, s'infiltrent dans les sols et polluent les nappes phréatiques.

En Beauce, grande région céréalière, les nappes phréatiques sont complètement polluées par les nitrates provenant d'un excès d'engrais et cette pollution s'aggrave d'année en année. En Bretagne, les nitrates proviennent des épandages de lisier liés aux élevages intensifs de porcs.

Une étude publiée le 25 mars dernier par 60 Millions de consommateurs montre que la pollution n'épargne pas l'eau en bouteille : un échantillon testé sur cinq présentait des pesticides ou des résidus médicamenteux.

Certaines communes, pour garantir la qualité de leur eau et éviter des traitements de plus en plus coûteux, ont réagi en prenant des mesures préventives : retour en régie, protection de la ressource en amont. La ville de Paris par exemple a acquis les terrains de la vallée de la Vanne où se situe la zone de captage des eaux de Paris et y interdit certaines activités agricoles polluantes.

Irresponsabilité et complicité de l'État

L'État français se fait régulièrement tirer l'oreille par l'Europe pour ne pas prendre des mesures significatives visant à réduire la pollution de l'eau. Le laisser-faire est général. Alors qu'il faudrait une politique volontariste, des contrôleurs sanitaires en nombre, des mesures préventives et coercitives contre les gros pollueurs, sous prétexte d'intérêts économiques, l'État se moque du problème et fait confiance aux « acteurs économiques ». Puisque Veolia et Suez sont là pour dépolluer, pourquoi s'inquiéter. Un documentaire paru en mai 2010 montre comment l'eau du robinet, dont les taux parfois anormalement élevés de certaines substances toxiques la rendent impropre à la consommation, est quand même estampillée par les préfets « conforme par dérogation » ; le ministère de la santé a refusé de s'expliquer sur cette question.

En février dernier, le journal Le Monde a rapporté les propos d'une chef de service de l'ONEMA (la police de l'eau) qui explique qu'ils subissent des « pressions phénoménales... Parfois, on nous demande de nous contenter d'une mise en garde plutôt que de verbaliser une entreprise polluante (...) Une autre fois, on nous interdit de contrôler les zones de lavage des engins agricoles sous un prétexte fallacieux ».

Les timides tentatives gouvernementales de maîtrise des pollutions d'origine agricole se sont heurtées à une lutte opiniâtre des gros agriculteurs (éleveurs bretons, céréaliers de la Beauce). Les agences de l'eau (il y en a six en France correspondant aux bassins fluviaux) sont chargées, en principe, de faire payer les pollueurs afin de soutenir le financement des travaux de dépollution, de participer à la gestion patrimoniale de l'eau, de veiller à sa qualité. Mais les agences et leurs comités de bassin sont largement aux mains de lobbies agricoles et industriels qui y sont surreprésentés. Ils ont fait de ces comités un instrument qui leur rapporte plus d'argent qu'ils n'en dépensent pour dépolluer. Les sommes en jeu atteignent 1,5 milliard d'euros. Les gros agriculteurs et industriels, à l'origine de 90 % de la pollution de l'eau et de sa consommation se sont débrouillés non seulement pour ne payer que 15 % des redevances, mais aussi pour se redistribuer, au titre de l'aide à la dépollution, l'essentiel de l'argent versé par les particuliers. Résultat, les soutiens financiers aux pollueurs sont plus élevés que leurs dépenses de dépollution, et le système les incite à continuer de polluer pour toucher les aides...

La gestion de l'eau ne concerne pas seulement l'alimentation en eau potable mais également l'assainissement des eaux usées. Dans une commune, c'est souvent la même société qui est chargée des deux. Et pour les multinationales, l'appât du gain prime sur les intérêts des populations.

Un exemple : à Bruxelles, Veolia a construit une gigantesque station d'épuration qui était prévue pour traiter les eaux usées d'un million cent mille habitants (une des plus grandes stations au monde dont le coût s'est élevé à 2 milliards d'euros). Veolia a obtenu ce marché en invoquant une nouvelle technique de traitement des boues. Mais cette technique n'était pas au point et le 8 décembre 2009, à peine quelques mois après son démarrage, la station a été stoppée : l'exploitant, Aquiris, filiale de Veolia, a, sans l'accord des autorités, fermé la station et rejeté les eaux usées de plus d'un million d'habitants directement dans les cours d'eau pendant 10 jours, engendrant une pollution gigantesque et la mort biologique de la rivière Senne. Sur injonction de la justice, la station a dû rouvrir et la société a été obligée de faire transporter ses boues par camion en Allemagne. La société Aquiris a fini par trouver des améliorations techniques mais coûteuses et a réclamé 40 millions d'euros à la collectivité pour les mettre en œuvre.

Suite à un rapport rendu par un comité d'experts, le ministère de l'Environnement a reconnu que l'opérateur privé s'était livré à un odieux chantage afin d'obtenir de nouveaux aménagements, financés par le contribuable bruxellois. Malgré une telle irresponsabilité de la part de Veolia, la Région bruxelloise « entend poursuivre un dialogue ferme mais constructif avec Aquiris ».

L'accès à l'eau dans le monde

Un constat effarant

Si l'on peut observer ici quelle aberration représente la gestion capitaliste de l'eau, ailleurs dans le monde, les dégâts se situent à une tout autre échelle. La gestion de l'eau est le reflet de la gestion capitaliste de la société et cette vérité est encore bien plus sensible à l'échelle internationale, car le capitalisme, ce n'est pas seulement l'exploitation ou la soif de profit, mais aussi l'inégalité de développement : pays riches et impérialistes d'un côté, pays pauvres, sous-développés de l'autre. Et l'écart ne fait que se creuser.

La France est un pays riche et un pays riche en eau. Ici, les capitalistes se contentent de prélever et de distribuer une ressource qui existe en abondance (en s'engraissant au passage). À l'échelle du monde, où l'eau n'est pas toujours si accessible, il faudrait une politique volontariste, une politique qui viserait à organiser et à planifier les accès à la ressource, à amener l'eau là où sont les besoins et à faire que l'eau ne soit pas un poison. On dispose aujourd'hui de moyens techniques autrement plus puissants qu'à l'époque des pharaons. Si les Égyptiens de l'Antiquité ont appris à détourner l'eau des rivières pour l'amener, via les canaux d'irrigation, là où les populations en avaient besoin, il n'y a pas de raisons techniques à ce qu'aujourd'hui une partie de l'humanité soit privée d'une eau salubre.

L'OMS définit ce qu'elle appelle « l'accès à l'eau potable » par la possibilité d'obtenir 20 litres par habitant et par jour à partir d'un point d'eau potable situé à moins d'un kilomètre ou, si l'on préfère, 30 minutes de marche aller-retour. Selon ce critère, plus de 800 millions d'individus n'ont pas accès à l'eau potable. Mais au-delà de ce chiffre officiel, un conseiller pour l'eau du secrétaire général de l'ONU (Gérard Payen) avance même le chiffre de 3,5 milliards d'hommes qui n'ont pas un accès satisfaisant à l'eau potable, un humain sur deux !

En ce qui concerne les eaux usées, ce sont 2,6 milliards qui n'ont pas accès à un assainissement de base.

L'eau est source de vie, mais, contaminée par des germes, elle est aussi responsable de nombreuses maladies, dont certaines s'avèrent mortelles si elles ne sont pas soignées. Et là aussi, les chiffres sont terribles : 2,2 millions de personnes meurent chaque année de maladies diarrhéiques (et notamment du choléra), maladies transmises par l'eau de boisson ou les aliments souillés ; un enfant de moins de 5 ans décède toutes les quinze secondes, par défaut d'accès à l'eau potable ! Par ailleurs, des centaines de millions de personnes sont malades, handicapées, diminuées par des maladies parasitaires ou bactériennes contractées en buvant une eau contaminée.

En Haïti par exemple, l'épidémie de choléra est apparue quelques mois après le séisme de janvier 2010. Son développement est directement lié au manque de réseaux d'eau potable et d'assainissement. On estime que la maladie a touché 330 000 personnes et déjà fait 7 600 morts. Après le passage du cyclone Sandy en octobre dernier, les choses ont empiré et on est passé de 44 cas mensuels à 200. Une situation qui doit beaucoup à l'inefficacité criminelle des grandes puissances et des institutions censées aider le pays à se relever.

Le rapport à l'eau est fondamental dans toute civilisation car il conditionne en premier lieu l'agriculture. Sans eau, pas d'agriculture.

Or de l'agriculture dépend bien sûr l'alimentation. Et si l'on meurt rarement de soif, on meurt sur cette planète très souvent de faim, ou de malnutrition. En précisant que ce sont souvent les mêmes qui souffrent de la faim, et sont donc affaiblis, et qui sont malades d'avoir consommé de l'eau insalubre.

Les chiffres sont connus et ils sont profondément révoltants : 2 milliards d'êtres humains souffrant de carences alimentaires, 1 milliard de sous-alimentés, un enfant mourant toutes les cinq secondes des conséquences de la malnutrition... Mais si la faim tue, c'est qu'on meurt de misère, et c'est sans doute là la preuve la plus tragique de l'irresponsabilité de la société capitaliste incapable d'assurer la survie de l'humanité entière.

La difficulté d'apport en eau pour les cultures là ou les gens vivent est la raison première, « naturelle », de cette situation. Mais nous ne sommes plus au Moyen Âge, et ce n'est pas le manque de pluie qui fait que l'on meurt aujourd'hui de faim en Afrique. C'est l'organisation économique et sociale démente de cette société qui est responsable de la faim dans le monde, pas le climat, la géographie ou la démographie.

La pénurie : des causes « naturelles » mais surtout sociales

On a beau parler du réchauffement climatique, des sécheresses dans différentes régions du monde, si l'on raisonne globalement, notre planète bleue ne manque ni d'eau, ni d'eau douce. L'homme a besoin d'ingérer, sous une forme ou sous une autre, quelques litres d'eau chaque jour. Même à 7 milliards d'êtres humains, cela représente une « goutte d'eau » par rapport aux ressources d'eau douce présentes, même là où il y en a très peu, même dans les zones arides. Sauf situation extrême, individuelle, on ne meurt pas de soif, même si l'on vit au Sahel. Non, le problème est d'accéder à une eau potable, c'est-à-dire non polluée et non contaminée.

Prenons l'exemple du Bangladesh, un pays de 145 millions d'habitants situé sur le delta du Gange et du Brahmapoutre, un pays dont 10 % de la surface est constituée d'eau, un pays soumis à la mousson et aux inondations récurrentes, par terre, par ciel et par mer. Ce n'est donc pas l'eau en général qui manque, même douce, mais bien l'eau salubre.

Dans les années 1970, ont ainsi été creusés au Bangladesh des millions de puits pour fournir de l'eau souterraine potable aux habitants qui mourraient en grand nombre, surtout les enfants, du fait de boire des eaux de surface, l'eau des fleuves ou des étangs, fortement contaminées par des bactéries pathogènes.

On aurait pu croire le problème réglé avec ces puits. Mais, dans les années 1990, on a compris que l'eau puisée dans ces nappes souterraines était elle-même empoisonnée, notamment par de l'arsenic d'origine géochimique, donc naturelle. Toujours est-il que des dizaines de millions de personnes souffrent de ce fait de cancers ou de maladies cardiovasculaires et on estime a plus de 200 000 le nombre de décès dus à l'arsenic dans le seul Bangladesh.

Pour l'arsenic, des procédés de traitement existent, ne serait-ce que sous forme de filtres, mais le marché capitaliste n'en a cure ; le capitalisme ne s'intéresse qu'au marché solvable, c'est-à-dire aux gens qui ont les moyens de payer. Au Bangladesh, même la simple information des populations sur les dangers de l'eau est déficiente.

On voit bien sur cet exemple que l'eau n'est pas le problème en soi. C'est le problème de l'organisation sociale, des priorités économiques du monde capitaliste qui sont ailleurs ; quand il n'y a pas de profit au bout, le capitalisme ne s'intéresse pas aux populations, elles peuvent continuer à mourir en silence.

Et quand ce n'est pas l'arsenic, ce sont des pollutions agricoles (engrais, pesticides) de cette région très fertile et très cultivée, qui rendent l'eau des nappes insalubre. De plus, pour les régions proches des côtes, les nappes souterraines se remplissent peu à peu d'eau de mer, donc d'eau salée impropre à la consommation, un phénomène qui s'amplifiera avec la montée du niveau de la mer, qui pourrait d'ailleurs inonder de nombreuses terres.

La seule solution apportée, souvent par des organismes humanitaires tels que l'Unicef, aux pauvres des zones rurales - et ils sont nombreux dans ce pays - a consisté à la fin des années 2000 en l'installation de citernes de récupération d'eau de pluie. Une solution certes simple et économique, mais qui n'empêche pas que des millions de bangladais passent chaque jour des heures à aller remplir et à transporter des bidons d'eau potables.

Au passage, signalons que partout dans les régions arides ou pauvres, ce sont les femmes qui payent un « lourd » tribut, lourd au sens propre, à l'absence d'accès à l'eau potable, puisque ce sont elles qui passent une partie importante de leur temps, dès le plus jeune âge, au transport des bidons et autres récipients d'eau : c'est la corvée de l'eau pour les femmes pauvres.

Si la qualité de l'eau de boisson ingérée a évidemment un impact direct sur la santé, les volumes concernés, on l'a dit, sont dérisoires. Les familles, les foyers ont par contre besoin d'un volume suffisant d'eau qualifiée de « domestique », celle qui sert à laver, au sens large. Laver les mains et le corps, laver les aliments, laver les vêtements, laver les sols...

À l'échelle mondiale, la moyenne de l'eau domestique utilisée est de 170 L/jour/personne, mais seulement 14 % de cette eau est réellement consommée et donc disparaît, le reste retourne dans le milieu naturel. Mais le chiffre moyen masque de grandes disparités : 280 L/jour/personne pour la France, jusqu'à 600 litres en Australie ou aux États-Unis, mais seulement... 5 litres en Haïti ou au Mozambique.

À part des malthusiens bornés, personne ne dit aujourd'hui que c'est la consommation domestique des 7 milliards d'êtres humains qui menace la planète de pénurie. Ce sont surtout l'industrie et l'agriculture qui sont montrées du doigt comme responsables d'un risque de pénurie d'eau dans les années à venir.

En fait, pour l'industrie, ce n'est pas la quantité d'eau prélevée qui pose problème. On estime qu'elle s'élève à 550 L par jour et par habitant, dans les pays industrialisés, comme en Europe ; c'est seulement deux fois plus que les prélèvements domestiques. Mais surtout cette eau n'est pas à proprement parler consommée. Elle sert à la dilution des solvants, au lavage des matières, des sols ou des structures, et surtout au refroidissement, notamment dans les centrales thermiques de production d'électricité, qu'elles soient nucléaires ou à combustible fossile.

La majeure partie de cette eau (90 %) est rejetée dans le milieu naturel. Elle est souvent polluée, et même parfois dangereusement polluée, par des métaux lourds ou des produits chimiques toxiques du fait « d'accidents », disent les patrons, mais qui sont en réalité des négligences « calculées ». Ceci dit, l'industrie ne consomme que 4 à 5 % de l'eau consommée à l'échelle mondiale, très loin derrière l'agriculture ; et cette proportion ne devrait pas croître sensiblement.

Le secteur qui a le plus fort impact sur les ressources en eau, et qui inversement est le plus dépendant de l'état de ces ressources, c'est l'agriculture. Aujourd'hui, l'agriculture représente à elle seule environ 70 % de l'eau prélevée dans le monde, c'est-à-dire retirée du milieu naturel par irrigation ou pompage. Mais si l'on regarde l'eau non pas simplement prélevée, mais consommée, c'est-à-dire qui ne retourne pas immédiatement au milieu naturel, l'agriculture représente 96 % de l'eau « consommée » dans le monde. En effet les plantes, légumes et fruits produits par l'agriculture conservent ou « transpirent », et donc « consomment » si l'on peut dire, les deux tiers de l'eau qui leur est apportée, que cet apport se fasse artificiellement par irrigation ou arrosage, ou naturellement, par la pluie.

L'essentiel de l'agriculture mondiale, soit 83 % des surfaces cultivées, n'a pas besoin d'apport d'eau autre que la pluie qui tombe naturellement dans de nombreuses régions. Mais la pluie est loin d'être uniformément répartie à l'échelle de la Terre.

En fait, ce qui manque, plutôt que la pluie, ou même l'eau en général, c'est la volonté de mettre en place les apports hydriques à suffisamment de terres pour les rendre cultivables. Et plus encore que le manque de terres agricoles, ce qui pose problème, c'est l'accaparement des meilleures terres par les multinationales de l'agroalimentaire qui les utilisent pour des cultures d'exportation, au détriment des cultures vivrières, laissant aux populations locales les terres peu fertiles et arides. C'est principalement l'organisation de l'agriculture capitaliste à l'échelle mondiale qui crée la pénurie d'eau. C'est en accaparant les bonnes terres, bien arrosées ou irriguées, qu'on vole l'eau aux pauvres.

C'est parfois aussi un vol direct par les usines de production de boisson en bouteille. En Inde, Coca-Cola et Pepsi-Cola possèdent 90 usines d'embouteillage qui pompent l'eau des nappes phréatiques au détriment des agriculteurs locaux. Il faut 9 litres d'eau potable pour faire 1 litre de Coca-Cola. Chaque usine extrait entre 1 million et 1,5 million de litres d'eau par jour grâce à des pompes ultra-puissantes. Ce qui a déjà provoqué l'assèchement de 260 puits et la baisse des rendements agricoles, et a amené de nombreux mouvements de protestation des paysans. Selon la Banque Mondiale, 29 % des habitants du pays dépendent de nappes phréatiques en situation critique ou semi-critique.

Les institutions internationales : comment se moquer du problème

Face à ce constat global effarant, voyons comment la « communauté internationale », comme on dit, s'est emparée de la question de l'eau depuis une vingtaine d'années. Disons tout de suite que les institutions internationales ne se sont donné aucun moyen réel d'action dans ce domaine : les casques bleus de l'eau, cela n'existe pas. On se contente de grandes résolutions internationales pour la galerie. Tout ce cinéma a pour fonction première de se donner bonne conscience, de faire croire au monde que l'on mène une véritable action.

L'OMS a défini en 1990 ce qu'ils ont appelé « La cible 10 de l'objectif 7 du Millénaire » : réduire de moitié d'ici 2015 le pourcentage de la population mondiale ne bénéficiant pas d'un accès à l'eau potable, pourcentage qui était alors de 23 %. Même si l'objectif semble en passe d'être atteint, il restera à échéance près de 900 millions d'hommes, de femmes et d'enfants condamnés à survivre sans accès à l'eau potable, ce qui est scandaleux. Et cette situation est considérée comme « acceptable » pour les dirigeants de cette société, puisque c'est l'objectif qu'ils s'étaient fixé pour 2015.

Mais, même là où la distribution d'eau domestique, potable ou non, se fait, les populations ne sont pas pour autant à l'abri des épidémies en tout genre. Car plus que la distribution d'eau dans ou auprès des foyers, c'est l'évacuation et le traitement des eaux usées qui sont déterminants pour l'endiguement des maladies infectieuses ou contagieuses : installer un point d'eau dans un quartier à forte densité humaine sans mettre en place un réseau d'assainissement (un système d'égout), ou même plus modestement des latrines aménagées, peut rendre le quartier encore plus insalubre, en ne prévoyant pas l'évacuation des eaux usées ou souillées, qui peuvent s'accumuler, stagner et devenir des foyers d'infections, ou héberger les larves de moustiques à l'origine de maladies telles que le paludisme ou la dengue.

Or de ce point de vue, les « Objectifs du Millénaire » définis par l'OMS sont loin d'être remplis. En 1990, plus d'un être humain sur deux n'avait pas accès à un dispositif d'assainissement. La cible pour 2015, c'était de réduire cette proportion à un sur quatre, ce qui revenait à considérer comme satisfaisant le fait que 1,8 milliard d'hommes en soient toujours privés. Mais ce ne sera même pas le cas : on en prévoit 2,4 milliards, le même nombre qu'aujourd'hui. Et ce chiffre, déjà mauvais en lui-même, masque des disparités énormes : au rythme actuel, l'Afrique subsaharienne atteindrait seulement en 2076 l'objectif modeste fixé pour 2015... Le choléra, maladie « moyenâgeuse », n'a donc pas fini de sévir dans le monde (tant qu'il sera capitaliste)... Ou si l'on veut : on n'est pas sorti du Moyen Âge !

Signalons aussi qu'au Forum mondial sur l'eau qui s'est tenu en 2003 à Kyoto, les congressistes, qui ne sont en rien des gauchistes, ont fait remarquer que pour atteindre les objectifs de 2015 en matière d'assainissement, il suffirait de 10 % des dépenses militaires mondiales...

L'ONU avait déjà établi dans sa résolution A-47-719, votée le 22 décembre 1992, que « la mise en valeur des ressources en eau contribue à la productivité économique et au bien-être social », une formule pour le moins ambiguë... Forte de ce constat, l'ONU décida immédiatement... d'une journée mondiale de l'eau, le 22 mars de chaque année, avec comme but affiché de « promouvoir la conservation et la gestion des ressources en eau ». En 2003, l'ONU alla plus loin : elle décréta carrément... une « décennie internationale d'action » 2005-2015, intitulée « l'eau, source de vie ». Avec ça, on pouvait être rassuré...

La même année s'était mis en place un organisme dit « indépendant », le « Conseil mondial de l'eau », soutenu par la Banque mondiale et les Nations unies et associant tous les acteurs de l'eau : gouvernements, collectivités locales, ONG, scientifiques, industriels, et accessoirement... des représentants des sociétés de distribution d'eau comme Veolia ou Suez, des experts en somme !

Cet organisme a élaboré rien moins qu'une « Vision mondiale de l'eau », censée s'attaquer vraiment au problème pour les vingt-cinq années suivantes, c'est-à-dire jusqu'en 2025. Après avoir étudié divers scénarios, la « Vision » a retenu le scénario intitulé « Valeurs et modes de vie », dans lequel on trouve partout les mots « espoir », « solidarité », « transparence », « respect », « coopération » et bien sûr « développement durable ». Un chiffrage des besoins a ensuite été fait : quelques dizaines de milliards de dollars par an, admettant au passage qu'il n'y a pas d'obstacle technique à la résolution du problème de l'accès à l'eau pour tous. Restait juste à trouver qui va payer...

Après de longues réflexions, de multiples congrès réunissant jusqu'à 15 000 participants, où l'on invite des représentants de pays pauvres à venir raconter leurs besoins ou leurs réalisations, après la diffusion de plaquettes avec de belles photos d'enfants africains souriants devant un robinet d'eau claire, ou des latrines toutes neuves, la « Vision » a trouvé la solution. Et cette solution c'est : la privatisation du marché mondial de l'eau ! Plus précisément, il s'agit de faire payer l'eau à un prix bien sûr « équitable », et de laisser le secteur privé réaliser les investissements nécessaires que les pays pauvres sont incapables d'assurer, puis de le laisser se rembourser grâce aux sommes « équitables » payées par les usagers. Il suffisait d'y penser, et tout le monde en sortirait gagnant... en commençant par exemple par Suez et Veolia.

Pour les sceptiques, ajoutons, comme nous l'explique la « Vision », que la gestion privée est bien sûr connue comme « plus économe et efficace » que la gestion publique, et que le fait de faire payer l'eau « réduit les gaspillages », « responsabilise les usagers », et « motive à la recherche de méthodes innovantes »...

Attention, ce n'est pas l'eau elle-même qu'on fait payer (« un bien commun de l'humanité », cela ne se fait pas payer), c'est le « service » : collecte, transport, purification, distribution. D'ailleurs il est établi très clairement que les crédits aux pays pauvres distribués par le FMI ou la Banque mondiale s'accompagneront systématiquement d'une obligation de privatisation complète des services de distribution d'eau. Sinon, d'après ces laquais des capitalistes, cela ne marchera pas...

Mais les institutions internationales ne se contentent pas d'une « Vision » platonique ; lorsque leur proie est affaiblie, telle des hyènes, elles passent à l'attaque. Ainsi la Commission européenne et le FMI ont prévu le dépeçage (la privatisation) de la compagnie nationale Aguas de Portugal en échange d'un prêt à ce pays et exigent, en Grèce, la mise en vente des compagnies des eaux d'Athènes et Thessalonique. D'ailleurs Hollande, reçu en février dernier en Grèce, a annoncé, en bon représentant de commerce, que les entreprises françaises seront présentes (on sait à qui il pense).

Le laisser-faire, la confiance aveugle dans le marché, des résolutions internationales dérisoires, des journées mondiales de l'eau, l'irresponsabilité érigée en système, voilà ce qui tient lieu aujourd'hui de politique de l'eau à l'échelle de la planète. Les grandes questions écologiques et en particulier celle de l'eau ne peuvent trouver de réponse satisfaisante pour l'humanité qu'à l'échelle internationale, par un volontarisme politique passant outre les intérêts privés et nationaux.

Des progrès techniques qui permettraient la satisfaction des besoins

Le progrès technique, les connaissances scientifiques que l'humanité a acquises permettraient la satisfaction des besoins en eau de l'humanité par la mise en œuvre d'une politique rationnelle d'utilisation de la ressource. L'homme n'est pas impuissant devant la nature.

Depuis l'Antiquité, les hommes ont modifié le fonctionnement naturel des cours d'eau pour se protéger des crues et développer l'agriculture, puis pour alimenter les villes en eau. Pour construire des digues, des canaux, des aqueducs, des barrages, des châteaux d'eau, les moyens techniques dont on dispose aujourd'hui sont sans commune mesure avec ceux du passé. Alors qu'il fallait une quantité considérable de travail humain pour tailler les pierres, cuire les briques et monter les ouvrages, aujourd'hui on dispose d'engins de chantier puissants et de béton.

En outre, là où les hommes ne constataient souvent qu'après coup les conséquences parfois néfastes de leurs actions, aujourd'hui la science permettrait une bien meilleure prise en compte des conséquences environnementales et à long terme de nos réalisations, si la recherche du profit privé n'était pas le moteur fondamental de l'économie. Citons quelques-unes de ces réalisations, dans le domaine des ouvrages hydrauliques, non pour glorifier ceux-ci, car les choix peuvent être discutables et ne sont pas forcément les plus rationnels, mais pour montrer le formidable potentiel de l'ingénierie hydraulique moderne.

En Californie, depuis le début du 20e siècle, les ressources locales ne suffisent plus pour alimenter l'agriculture de la Grande Vallée de Californie et la croissance des villes devenues gigantesques, comme Los Angeles ou San Francisco. Un système de transfert d'eau à grande échelle était nécessaire pour permettre à cet État, le plus riche et le plus puissant des États-Unis, de se développer : entre 1905 et les années 1970, de gigantesques aqueducs, dont l'un de plus de 1 000 km, de grands barrages, des kilomètres de canaux ont été construits pour amener l'eau depuis la Sierra Nevada et le fleuve Colorado.

En Chine, les ressources hydriques sont très mal réparties : au Sud, dans le bassin du fleuve bleu (Yangtsé-Kiang), l'eau est abondante et le climat arrosé alors qu'au Nord, où coule le fleuve jaune (Huang-He), le climat est aride. Le Nord regroupe la moitié de la population du pays mais ne dispose que de 17 % de l'eau. Cette dissymétrie s'est aggravée depuis une vingtaine d'années au point que le fleuve jaune est régulièrement à sec. Depuis 2002, la Chine s'est lancée dans un projet pharaonique afin de détourner une partie des eaux du Sud vers le Nord. Trois gigantesques canaux sont prévus pour un débit de 2 200 m3/s (presque 7 fois le débit de la Seine à Paris) ce qui en fera le plus grand transfert d'eau du monde.

En Libye, la Grande rivière artificielle, ouverte en 1996, consiste à pomper les nappes du bassin de Nubie, situées à grande profondeur sous le désert libyen et de répartir cette eau sur le parcours d'une rivière artificielle constituée de canalisations souterraines géantes qui traversent le pays de part en part, sur plus de 3 000 km, avec un débit de 30 m3/s (ce qui fait quand même 2,5 millions de m3 par jour). En tout cas avant que l'intervention militaire dirigée par la France en 2011 n'en détruise des sections.

Les crises de l'eau dans le monde

L'Irak : une crise de l'eau provoquée par la guerre

Si les institutions internationales ont servi à quelque chose, ce n'est pas à régler les questions liées à l'eau, pas plus qu'au maintien de la paix dans le monde. Elles servent avant tout à organiser et à justifier les guerres impérialistes. Et les conséquences de ces guerres se font particulièrement sentir sur l'accès à l'eau pour les populations.

Ainsi en 1991, pendant la première guerre d'Irak, les bombardements américains des installations électriques ont mis un coup d'arrêt à la distribution d'eau potable aux populations, faute d'énergie. Et la destruction des stations de traitement des eaux a mis à bas tout le système d'assainissement. Avant la guerre, la ville de Bagdad fournissait 450 litres d'eau par jour et par habitant, et ailleurs c'était environ 200 litres ; un niveau « occidental » donc ; ce chiffre est tombé après l'offensive à 10 litres à Bagdad, et souvent zéro ailleurs. Dans la décennie qui a suivi, ce chiffre est péniblement remonté à 10 % de ce qu'il était avant la guerre, à cause de l'embargo imposé à l'Irak, par exemple sur les produits chlorés ou sur les pompes. Résultat : on estime à 45 000 le nombre d'enfants irakiens qui seraient décédés des suite de maladies liées à l'eau insalubre. Ce ne fut d'ailleurs pas une surprise pour l'État-major de la coalition, puisqu'un document secret d'avant l'offensive prévoyait l'épidémie.

Les forces de la coalition anglo-américaine ont remis ça en 2003, lors de la seconde guerre du Golfe. Ainsi, à défaut de trouver les armes de destruction massive prétendument cachées par Saddam Hussein, les armées impérialistes ont en engendré une, en laissant des milliers d'enfants irakiens se vider par la diarrhée...

Mais le cynisme ne s'arrête pas là : l'administration américaine installée en 2003 en Irak confia à une entreprise américaine d'envergure internationale, Bechtel - choisie un mois avant l'offensive - un contrat de 1 milliard de dollars pour la reconstruction des infrastructures principales, dont les réseaux d'eau et d'assainissement. Le contrat stipulait qu'en douze mois, 45 villes devaient être ré-équipées pour l'eau et l'assainissement, ce qui bien sûr ne fut pas fait. Outre ce fabuleux contrat, Bechtel espérait aussi être la mieux placée pour la privatisation imposée dans la distribution d'eau. Mais en 2006, Bechtel dut quitter l'Irak. Non parce que le cahier des charges n'avait pas été rempli. Mais parce que l'insécurité et l'hostilité croissante lui fit admettre que l'eldorado imaginé n'était pas au rendez-vous. Bechtel affirme avoir réalisé sa part de contrat à 80 % en ce qui concerne l'eau. Il manquait juste l'électricité qui aurait permis de faire marcher en continu les équipements...

Moyen-Orient : l'eau, arme de guerre

L'eau est aussi la source elle-même ou une des causes de tensions internationales. Dans ce qu'on appelle les zones arides, Afrique du Nord, Moyen-Orient, Asie centrale... la concurrence pour l'accès à la ressource eau est à l'origine de nombreux conflits, voire de guerres, parfois depuis bien longtemps. Et, avec la désertification en cours dans certaines régions, il est probable que la situation se dégrade encore.

On pourrait citer le cas de l'Égypte, en conflit pour les eaux du Nil avec les pays situés en amont et notamment l'Éthiopie, à qui elle interdit de construire des barrages, menaces militaires à la clé. Un peu plus loin, la Turquie, superpuissance militaire et économique locale, est en concurrence de plus en plus exacerbée avec la Syrie et l'Irak pour le partage des eaux des deux grands fleuves régionaux que sont le Tigre et l'Euphrate. La construction des barrages pour servir les projets d'irrigation turcs en Anatolie pourrait priver la Syrie et l'Irak d'une grande partie de leurs ressources en eau.

Au Moyen-Orient, dans le conflit entre Israël et ses voisins : Palestine, Jordanie, Liban et Syrie, l'eau est une véritable arme politique. L'eau n'est évidemment qu'un aspect du conflit, mais emblématique. C'est même devenu un instrument d'oppression.

Une partie de la politique de guerre et d'annexion d'Israël est directement liée à cette question de l'eau. Toute la région est en « stress hydrique » permanent, et l'eau est une ressource stratégique.

Israël occupe ainsi depuis la guerre des Six Jours en 1967 le plateau syrien du Golan, avec ses nombreuses sources d'eau. En 1977, un ministre israélien écrivait à ce sujet, je cite : « les besoins stratégiques globaux d'Israël nécessitent le contrôle du Golan car il s'agit de la défense de nos principales sources d'eau ». Depuis ce temps, la Syrie, menacée d'une pénurie grave à moyenne échéance, n'a pu que pleurer auprès de l'ONU... qui pondra peut-être un jour une résolution appelant à un juste partage des ressources en eau de la région, après avoir produit une résolution condamnant l'annexion du Golan par Israël en 1981, avec l'efficacité que l'on connaît...

Mais c'est évidemment en Palestine et dans les Territoires occupés que la situation est particulièrement révoltante.

Les Territoires palestiniens comportent cinq sources principales d'eau : en Cisjordanie, le fleuve Jourdain plus trois nappes phréatiques ; dans la bande de Gaza, seulement la nappe phréatique côtière.

Dès 1949, l'État hébreu naissant avait commencé à réduire le développement des puits en Cisjordanie, alors sous administration jordanienne. Ensuite, pendant l'occupation de la Cisjordanie par l'armée israélienne à l'issue de la guerre des Six Jours, 140 pompes à eau palestiniennes ont été rapidement détruites, et les Palestiniens se sont vu interdire l'accès au fleuve Jourdain. Les terres et les fermes des Palestiniens situées le long de la rive occidentale du fleuve Jourdain ont été confisquées, leurs habitants ont été empêchés d'y retourner et la région déclarée zone de sécurité militaire. Des ordonnances militaires ont alors mis en place de nombreuses restrictions visant les Palestiniens : interdiction de forer de nouveaux puits sans autorisation préalable, expropriation de puits et de sources appartenant à des Palestiniens dits « absents », fixation de quotas de prélèvement. De plus, les Palestiniens pouvaient seulement creuser jusqu'à 140 mètres de profondeur, contre 800 mètres pour les colons, qui peuvent ainsi exploiter l'épaisseur complète des nappes phréatiques.

Depuis cette époque, les choses se sont encore dégradées. Le mur de séparation construit par l'État hébreu depuis 2002 dans les Territoires palestiniens, sous prétexte d'arrêter les terroristes, permet également de contrôler l'accès aux eaux souterraines et empêche définitivement les Palestiniens d'accéder au fleuve Jourdain.

Le dense réseau de puits mis en place par les Israéliens est si profond et si puissant qu'il génère un assèchement des sources et des puits encore à la disposition des Palestiniens. Depuis 2007, les trois nappes cisjordaniennes sont considérées comme surexploitées, c'est-à-dire qu'elles se vident plus vite qu'elles ne se remplissent. Quant à la nappe phréatique côtière de Gaza, elle est d'ores et déjà infiltrée par l'eau de mer et très polluée par les nitrates. De plus, Palestiniens et colons déversent une grande partie de leurs eaux usées et de leurs déchets sans traitement dans la nature, générant une pollution des eaux souterraines.

Au final, pour satisfaire leurs besoins en eau, les Palestiniens disposent uniquement d'une quantité limitée d'eau pure provenant des nappes phréatiques et des sources, à peine 20 % des prélèvements effectués sur celles-ci, le reste provenant de la collecte des eaux de pluie grâce à des réservoirs sur les toits des habitations, du recyclage (sans traitement) des eaux usées et... des camions-citernes venant d'Israël ! À l'inverse, les Israéliens sont les uniques utilisateurs du fleuve Jourdain et les principaux exploitants des nappes phréatiques cisjordaniennes.

Quant au système de distribution d'eau des Palestiniens, il est connecté à celui des colonies israéliennes, dont il dépend par conséquent. Que ce soit en Cisjordanie ou dans la Bande de Gaza, les Palestiniens sont approvisionnés de manière intermittente, à raison de quelques heures seulement par semaine. Pendant les sécheresses, l'opérateur israélien arrête l'approvisionnement palestinien, mais pas celui des colonies. On trouve dans certaines villas de colons israéliens, piscine, jacuzzi, pelouse verdoyante quand les voisins palestiniens manquent d'eau pour leurs maigres cultures.

À cause de la situation de conflit, la plupart des projets de coopération internationale visant à mettre en place ou rénover les infrastructures hydrauliques ont été suspendus ou annulés. Résultat : 25 à 40 % de fuites dans les canalisations !

En outre, l'intermittence du système de distribution palestinien provoque une dégradation de la qualité de l'eau (par infiltration d'eaux usées dans les canalisations d'eau potable), alors que les colonies israéliennes sont approvisionnées de manière continue.

En fait, il est probable que l'État hébreu refuse de se retirer de certaines parties des Territoires palestiniens d'abord parce qu'il veut conserver cet accès stratégique à l'eau, malgré le coût économique et politique de l'occupation. Les grandes colonies en Cisjordanie auraient même été implantées de manière à pouvoir contrôler l'exploitation de l'eau. La notion de « Terres de nos ancêtres » n'a donc rien à voir là-dedans...

Évidemment, les politiques de l'eau de l'État hébreu contribuent à renforcer le sentiment de spoliation et d'injustice des Palestiniens et ne font qu'exacerber le conflit déjà existant.

Au final, le cas israélo-palestinien est un exemple frappant d'une situation où la pénurie d'eau, qui a des causes naturelles et qui justifierait une concertation et une planification à l'échelle régionale, se transforme en arme d'oppression. La gestion désastreuse de cette pénurie donne des arguments aux nationalistes et aux extrémistes religieux des deux bords, tandis que les familles s'épuisent à chercher l'eau qui leur manque.

Amérique latine : la révolte contre les multinationales

On ne peut pas faire ici un tour du monde de tous les conflits liés à l'eau tant ils sont nombreux et multiformes. Si le capital impose sa dictature économique à l'ensemble de la société, cela ne va pas sans réaction des populations. Faire payer l'eau apparaît à juste titre comme scandaleux à bien des peuples ; si on les laisse faire, les capitalistes réussiront peut-être un jour à nous faire payer l'air qu'on respire.

Nous nous contenterons d'évoquer quelques mésaventures des multinationales dans le tiers-monde : à Tucuman en Argentine, la population a organisé un boycott du paiement des factures d'eau, forçant Veolia à déguerpir, à Santa Fe, toujours en Argentine, un référendum populaire a conduit à la renégociation d'un contrat datant de 1995 avec une filiale de Suez, puis au départ de cette multinationale ; ou encore Vivendi Waters, qui malgré les millions de crédits alloués par le FMI et la Banque Mondiale pour reprendre le réseau d'eau des Îles Comores, a préféré abandonner le pays, incapable d'obtenir de l'État Comorien qu'il impose à ses ressortissants de payer le « juste prix » demandé.

Mais un des cas le plus spectaculaire est sans doute celui de Cochabamba, en Bolivie, en l'an 2000.

En 1999, les ressources en eau de cette ville pauvre de 600 000 habitants située au pied de la Cordillère des Andes étaient largement insuffisantes et la distribution d'eau reposait sur un réseau vétuste et sous-dimensionné, géré par une structure publique débordée et largement corrompue. La solution envisagée alors est celle du captage des eaux d'un lac de montagne situé à une vingtaine de kilomètres. Un grand chantier que la Banque mondiale accepte de financer, sous forme des prêts... à condition bien sûr que l'essentiel des travaux, mais aussi de l'exploitation des ressources en eau et en électricité, soit confié au privé, et que les usagers payent l'intégralité de la facture d'eau, en interdisant toute subvention publique. C'est ce que le Conseil Mondial de l'Eau allait ériger en dogme : « l'eau doit payer l'eau ». En clair : pas de subvention, les usagers doivent tout payer.

Au terme d'un appel d'offres bidonné, la concession des services d'eau et d'assainissement de la vallée de Cochabamba est attribuée à un consortium, Aquas del Tunari, piloté par le n° 1 de l'eau américain, Bechtel, celui du marché de reconstruction en Irak après 2003. Le contrat, tenu secret jusqu'à sa signature, s'il prévoit bien une hausse des tarifs de 35 % dès la première année pour garantir à l'opérateur un rendement de 15 % (chiffre tenu secret bien sûr), reste très flou quant aux objectifs à atteindre en termes d'amélioration du réseau de distribution. Et s'il n'est prévu aucune pénalité en cas d'objectif non atteint, il est par contre prévu une clause de confidentialité qui établit que le public n'aura aucun droit d'accès à l'information.

De plus, un décret tombé fort opportunément établit l'exclusivité de la gestion des ressources en eau en faveur du concessionnaire, c'est-à-dire que tous les puits, captages et canaux d'irrigation existant dans la vallée ou dans les quartiers passeront sous contrôle exclusif de l'entreprise, sans contrepartie pour les 15 000 paysans quechuas de la vallée, exploitants « naturels » de cette eau depuis des générations, ni pour les habitants qui avaient souvent eux-mêmes financé et réalisé des travaux !

Révoltés par le caractère scandaleux du projet, habitants de la ville de Cochabamba, syndicats de travailleurs et paysans de la vallée forment alors une « Coordination départementale de défense pour l'Eau et la Vie » et organisent les premières manifestations fin 1999. La révolte explose fin janvier 2000 à la réception des premières factures d'eau : jusqu'à +150 %, et cela alors que le nouveau service d'alimentation en eau n'était censé être opérationnel que cinq ans plus tard !

Le 4 février, la Coordination organise la prise symbolique de la ville, et le lendemain toutes les routes sont coupées tandis que se déroulent de très violents affrontements avec la police, faisant 22 blessés et 135 arrestations. Mais les autorités doivent reculer et concéder une révision du contrat et la suspension des augmentations de tarifs, qui doivent être renégociés avec la participation de la Coordination.

Deux mois plus tard, le 4 avril, devant l'enlisement des discussions, la Coordination quitte la table des négociations et engage ce qui sera nommé « la bataille finale de la guerre de l'eau », au cri de « Fuera Aguas del Tunari » (Dehors, les Aguas del Tunari !) Les paysans contrôlent et isolent complètement la ville, qui se trouve aux mains de la foule en colère. L'état de siège est proclamé. Les affrontements avec la police et l'armée dureront cinq jours et seront particulièrement violents, se soldant par un mort et 175 blessés. Des négociations s'engagent, mais le gouvernement fait arrêter les négociateurs de la Coordination, ce qui déclenche de graves troubles cette fois dans toute la Bolivie. Finalement le 10 avril, le gouvernement bolivien cède et annule le contrat, tandis que 50 000 personnes occupent la place d'armes de la ville. Le 14 avril, le service de l'eau est réattribué à l'ancienne structure publique, rénovée et unifiée ; l'entreprise Bechtel quitte le pays, de même d'ailleurs que le président-dictateur bolivien, un dénommé Hugo Banzer, réfugié aux États-Unis.

Pour information, cette lutte a servi de trame de fond au très bon film intitulé opportunément Même la pluie.

Depuis cette guerre et cette victoire, tous les problèmes d'eau n'ont pas été résolus à Cochabamba, loin s'en faut. Des progrès ont eu lieu, des travaux effectués, sous le regard d'une fraction de la population restée mobilisée, les prix sont restés sages, mais le service reste largement insatisfaisant, puisque 55 % de la ville ne sont toujours pas raccordés au réseau d'eau potable. De grands projets sont en cours ou en prévision, ralentis par la corruption, le népotisme, ou les conditions imposées par les institutions financières internationales, qui n'ont jamais accepté l'arrêt du processus de privatisation.

Pour la petite histoire, Bechtel est la première compagnie de distribution d'eau américaine, est aussi un mastodonte des BTP à l'échelle mondiale, qui appartient depuis sa fondation en 1898 à une famille américaine richissime, les Bechtel, 71e fortune des États-Unis. Eh bien, Bechtel a réclamé à la ville de Cochabamba 20 millions de dollars de dédommagement, avant d'y renoncer en 2006 sous la pression d'une campagne internationale.

Toujours en Bolivie, après une très violente « guerre du gaz » en 2003, une nouvelle « guerre de l'eau » éclata fin 2004, cette fois contre une filiale de Suez-Lyonnaise des Eaux, Aguas del Illimani, qui gérait la distribution d'eau et l'assainissement dans la capitale La Paz et son immense faubourg populaire El Alto. Dans certains quartiers, le prix de l'eau augmenta de 600 % pendant que le salaire des dirigeants grimpa de 12 500 à 65 000 bolivianos mensuels (environ 10 000 dollars par mois !) ; les avantages concédés par le gouvernement à la multinationale permettaient à celle-ci de s'assurer un rendement de 12 %. Et la multinationale refusa de fait de raccorder au réseau les quartiers les plus pauvres. Le 11 janvier 2005, éclata une de grève générale de trois jours qui fit plier le gouvernement de Carlos de Mesa. Les contrats avec Aguas del Illimani furent annulés et la Lyonnaise des Eaux expulsée du pays.

Le fond du problème reste bien sûr la pauvreté fondamentale d'un pays comme la Bolivie, le plus pauvre d'Amérique latine. Et l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales succédant en 2005 à une série de dictateurs au service des capitalistes de Bolivie ou d'ailleurs, n'a pu empêcher que ce soient toujours le FMI, la Banque mondiale, ou la Banque inter-américaine de développement (la BIAD) qui décident.

Conclusion

La gestion de l'eau est étroitement liée à la façon dont fonctionne l'ensemble de la société ; il est vain d'espérer trouver une solution particulière permettant de soustraire cette ressource vitale à l'avidité des capitalistes. ­Combattre pour que l'eau devienne vraiment un « bien commun » pour l'humanité est inséparable du combat pour éradiquer le capitalisme.

En se gargarisant avec des expressions comme « l'eau ressource vitale » les écologistes voudraient faire croire qu'il y a là une lutte spécifique à mener, pour arracher ce secteur aux multinationales et le « sanctuariser ». On enfonce une porte ouverte en disant que l'eau est vitale, mais le secteur de la santé aussi est vital, l'alimentation, le logement sont aussi vitaux. Le capitalisme ne se laisse pas découper en tranches. C'est un système économique qui impose sa loi à tous les secteurs de la société et qui, pour faire du profit, peut tout à fait devenir écolo-compatible. Veolia a même créé une équipe d'intervention humanitaire et une entreprise de micro-crédit dite « solidaire » en partenariat avec la Grameen Bank (la banque du prix Nobel Muhammad Yunus spécialisée dans le micro-crédit). Cela ne leur coûte pas plus cher qu'une campagne de publicité.

Le capitalisme, en tant que système économique, montre à tous les niveaux son irresponsabilité : irresponsabilité vis-à-vis des hommes, irresponsabilité vis-à-vis de la planète. Les multinationales de l'eau n'ont par exemple aucun intérêt à agir en amont pour préserver l'eau des pollutions : plus l'eau est polluée, plus cela justifie les traitements coûteux qui leur rapporteront gros. Si des populations pauvres ne veulent pas payer suffisamment pour enrichir les actionnaires, on leur coupe le robinet, comme on coupe le gaz ou l'électricité.

Le problème de l'eau est un problème mondial qui ne trouvera de solution « durable » que dans le cas d'une société débarrassée de la sordide recherche du profit. Comment croire que le capitalisme est capable de résoudre le problème de l'accès à l'eau potable pour plus d'un milliard d'hommes qui en sont privés quand il laisse s'envoler les prix agricoles à cause d'une spéculation effrénée sur les matières premières ?

Comment alimenter en eau potable l'ensemble de l'humanité ? Ce ne sont pas les solutions techniques qui font défaut, même pour les zones arides ; il suffit de voir ce que l'Arabie Saoudite ou Dubaï, alimentées par des usines de dessalement d'eau de mer, sont capables de faire dans ce domaine, parfois jusqu'à l'absurde comme un terrain de golf en plein désert. Pour l'eau comme pour toutes les ressources, on pille la planète au profit d'une minorité de parasites qui ont accès à tout quand les pauvres n'ont rien.

On ne mettra fin à l'irresponsabilité dans la gestion des ressources, au racket permanent des populations, qu'en arrachant l'ensemble des moyens de production des mains de la bourgeoisie mondiale. C'est une condition nécessaire pour créer une organisation rationnelle de l'économie à l'échelle du monde, une organisation rationnelle de la gestion de l'eau et de l'agriculture comme de toutes les ressources naturelles. Cela signifie remplacer le capitalisme par une société communiste.

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