Les avatars de l'hégémonie américaine depuis 194512/04/19911991Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

Les avatars de l'hégémonie américaine depuis 1945

Avec la guerre du Golfe, l'impérialisme américain peut se flatter (et il ne s'en prive pas) d'avoir remporté une victoire militaire, morale et politique. Morale, un peu moins cependant depuis que les Chiites, dont on parle peu, et les Kurdes, dont on parle plus, se sont fait massacrer.

Sur le plan de leur stratégie de grande puissance, ils ont enfin pu montrer au peuple américain et au monde, qu'ils pouvaient livrer et gagner une guerre totale en n'utilisant pratiquement que leur puissance maritime et surtout aérienne, et en réduisant l'intervention de leurs combattants au sol, c'est-à-dire leurs pertes.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ils avaient tenté en vain de ne pas avoir à intervenir militairement, en n'utilisant que la menace d'une intervention. Et les deux fois où ils se retrouvèrent en situation d'avoir vraiment à intervenir militairement, en Corée et au Vietnam, cela s'est terminé pratiquement par une défaite, qui plus est très coûteuse en vies de soldats américains, défaites à l'issue desquelles l'opinion publique reprocha aux dirigeants, à la fois de n'avoir pas été assez fermes et d'avoir imposé au pays trop de sacrifices inutiles.

De la doctrine Monroe aux ambitions planétaires

Quoi que ses dirigeants en disent, l'impérialisme américain n'a jamais été un impérialisme pacifique et non interventionniste. Certes, pendant une bonne partie du 19e siècle, les dirigeants US furent occupés par l'agrandissement de leur territoire : vers le Sud par une guerre contre le Mexique, vers l'Ouest en exterminant les Indiens ; et s'ils ne se lancèrent pas dans les conquêtes coloniales de la même façon que les nations européennes, c'est surtout parce que celles-ci avaient dans ce domaine une large avance. Mais l'impérialisme américain ne dédaigna pas toute intervention armée pour défendre ses intérêts économiques à l'échelle mondiale.

En fait, la première intervention notable, en dehors du territoire américain, date de 1853, où une flotte américaine commandée par le Commodore Perry obligea l'empereur du Japon à accepter d'ouvrir ses frontières aux marchandises américaines.

En 1898, les USA firent la guerre contre l'Espagne pour l'évincer de Cuba. Ils en profitèrent pour annexer ou obtenir les îles Hawaï, les Philippines et l'île de Guam (dans le Pacifique) et Porto-Rico dans les Caraïbes.

A l'époque, la politique des USA était déjà de baser leurs relations avec le monde en s'appuyant sur une marine puissante et sur des bases maritimes réparties dans le monde. Dès le début de ce siècle, les USA étaient la première puissance industrielle mondiale, mais ils étaient cependant loin d'avoir, dans l'exportation des capitaux et le commerce mondial, la part qu'y occupaient alors l'Angleterre et la France.

Mais pour leurs dirigeants, il était évident que cela ne devait pas durer, et tout en proclamant, à usage interne, que leur doctrine était « l'isolationnisme », les dirigeants de l'impérialisme américain, ses hommes politiques et ses magnats de l'industrie, avaient déjà l'ambition de chercher à jouer un rôle politique planétaire favorable à leurs intérêts économiques. C'est ainsi qu'ils se sont imposés comme médiateurs dans la guerre entre la Russie tsariste et le Japon de 1905 et dans la querelle franco-allemande, à la conférence internationale d'Algésiras, en 1906, à propos du Maroc.

A l'époque, les USA n'étaient pas encore prêts à défier les grands empires coloniaux déjà constitués. Ils se contentaient de réclamer la liberté du commerce, et la liberté des mers pour leurs marchandises, ce que leur secrétaire d'État avait formulé en 1899, à propos de la Chine, par la formule de la « porte ouverte ».

L'impérialisme US avait dès cette époque des ambitions à la mesure de sa puissance économique, et s'il ne pouvait s'opposer aux grandes puissances coloniales, il tentait de s'immiscer dans tous les règlements internationaux. En défendant la « porte ouverte », il prenait le relais du « libre échangisme » de la Grande-Bretagne dans la période précédente, et cela pour les mêmes raisons.

Les USA n'avaient pas besoin de chasse gardée (à part leur propre territoire bien sûr) car la concurrence ne pouvait jouer qu'en leur faveur sur le marché international des produits industriels. Pour les mêmes raisons, les USA tenaient à la liberté des échanges pour les matières premières provenant des pays sous-développés ou semi-colonisés comme la Chine, à défaut de pouvoir l'imposer pour les colonies de l'Europe.

En ce qui concerne ce qu'ils appellent « l'hémisphère de l'Ouest », c'est-à-dire les deux Amériques, leur doctrine était semblable, mais sur des positions plus fermes encore, et cela depuis déjà plusieurs années. Un de leur Présidents, du nom de Monroe, a donné son nom à la chose. Les USA, affirmaient-ils en substance, ne tolèreront aucune intervention d'aucune puissance dans l'hémisphère occidental. Et en 1904, le Président Théodore Roosevelt avait étendu cette doctrine en ajoutant que son pays pourrait se voir « forcé, bien qu'à contre-coeur, dans des cas flagrants d'injustices ou d'impuissance, à exercer un pouvoir de police international » .

En réalité, les USA, qui avaient limité, à l'époque, leur armée permanente à 75 000 hommes, comptaient beaucoup plus sur leur puissance économique pour intervenir dans les affaires du monde, par ce qu'ils appelaient dès l'époque « la diplomatie du dollar » .

Pour eux cependant, l'existence des empires coloniaux, ces véritables chasses gardées des nations européennes, y compris d'aussi petites que la Hollande, la Belgique ou le Portugal, était une barrière injustifiable à leurs appétits commerciaux. Ces empires constituaient des privilèges économiques interdisant que se constitue par exemple un véritable marché international des matières premières - ce qui n'était pas le pire pour les USA qui n'en manquaient guère - mais interdisaient la pénétration des marchandises des USA auprès de centaines de millions d'hommes.

Cependant, venus trop tard dans la course aux colonies pour s'y tailler une part intéressante, ils considéraient que cela leur coûterait trop cher de s'engager dans les rivalités de la vieille Europe, pour un profit trop limité.

Aussi, lorsque la première guerre impérialiste éclata en Europe en 1914, ce fut pour les dirigeants américains l'occasion de porter un coup sévère à la puissance des nations européennes. D'abord en n'intervenant pas ! Et en les laissant s'entre-déchirer à mort. D'autant que cela avait l'avantage de favoriser les exportations des industriels nord-américains vers l'Europe, et ceux-ci ne s'en privèrent pas.

Mais il n'était pas question de rester complètement à l'écart du conflit car il fallait ne laisser ni l'Allemagne d'un côté, ni l'Angleterre, la France et la Russie de l'autre, remporter l'une ou l'autre une victoire écrasante sur l'autre clan. Ils intervinrent donc, en avril 1917, dans le camp de ceux qui risquaient d'être vaincus.

Mais leurs ambitions étaient plus vastes. Le Président américain de l'époque, Wilson, annonçait à la veille de l'entrée en guerre des États-Unis, qu'il faudrait édifier une « nouvelle diplomatie » fondée sur « l'arbitrage international » et appuyée sur une organisation internationale, la « Ligue des Nations ». Si le vocabulaire des dirigeants américains ne change pas énormément c'est que leur puissance leur permet de n'utiliser qu'un minimum d'idées.

C'est ainsi qu'au sortir de la Première Guerre mondiale, l'Europe avait perdu la guerre... au profit des USA.

En 1920, ces derniers occupaient la première place dans le commerce mondial, et en 1929, ils réalisaient 35 % des investissements internationaux contre 6 % avant 1914. Mais il faut dire que la majeure partie de leurs investissements se situaient dans l'hémisphère occidental, c'est-à-dire le Canada, l'Amérique Centrale et l'Amérique du Sud.

Les USA qui devaient de l'argent à l'Europe à la veille de 1914 se retrouvèrent largement créanciers au sortir de la guerre. C'est surtout l'État qui prêtait, car les banquiers des USA se faisaient un peu tirer l'oreille pour prêter à des pays qui risquaient fort de ne pas être capables de rembourser. Mais à partir de la crise de 1929, même les fonds d'État se tarirent pour l'Europe. Et les États-Unis ne purent plus intervenir du tout sur le vieux continent au moyen du dollar.

Les États-Unis et la Deuxième Guerre mondiale

La Deuxième Guerre mondiale se prépara ouvertement en Europe à partir de 1933 et les USA reprirent la même politique qu'en 1914.

Leur problème était de sortir de leur propre crise en utilisant les ressources et la richesse de leur État et les possibilités de leur énorme marché intérieur.

Pour l'opinion publique, « l'isolationnisme » reprit de plus belle. A tel point que la Chambre des représentants vota des textes proclamant la neutralité des USA et le gouvernement américain ne put éviter que de justesse qu'elle approuve un amendement qui aurait soumis toute déclaration de guerre à un référendum populaire.

Il est évident que cela aurait un peu trop lié les mains de l'administration américaine, dont les présidents n'eurent toujours de politique différente que lorsqu'ils étaient dans l'opposition et qui, eux, n'étaient rien moins que non interventionnistes ou neutralistes. Ils savaient bien que l'expansion du capital américain ne pouvait se suffire du marché intérieur, qu'elle ne pouvait être que mondiale, et que les armes devaient, obligatoirement, suppléer la diplomatie du dollar. Cependant, les États-Unis restèrent neutres devant l'intervention du Japon en Mandchourie et en Chine, l'annexion de l'Autriche et de la Tchécoslovaquie par Hitler et la guerre que déclarèrent la France et l'Angleterre à l'Allemagne en septembre 1939.

Dans cette première partie du conflit, ils répétèrent leur stratégie de la Première guerre et profitèrent au maximum de la situation sur le plan du commerce international. Mais leur neutralisme intéressé n'était pas définitif, même si dans leur population ces sentiments étaient prépondérants.

En novembre 1939, les lois de neutralité furent amendées et en juin 1940 le service militaire obligatoire fut introduit aux USA pour la première fois en temps de paix. Les convois américains vers l'Angleterre furent escortés par la marine de guerre américaine, au cas où les Allemands ne respecteraient pas la « liberté des mers ».

Pour Franklin Roosevelt, il était en effet nécessaire que l'impérialisme américain participe au conflit car il s'agissait d'un nouveau repartage du monde dont les États-Unis ne tenaient pas à n'avoir qu'une part car en fait ils voulaient tout, et ils en avaient la puissance.

Le seul problème, qui était de taille, fut de convaincre la population américaine de la nécessité de s'engager dans le conflit. Roosevelt trouva la solution en acculant les Japonais à choisir : soit de renoncer aux sources de matières premières qui leur étaient indispensables et à déguerpir des territoires qu'ils avaient conquis pour se les procurer ; soit de subir une guerre généralisée. Un ultimatum où les Japonais n'avaient le choix qu'entre perdre la face et leurs matières premières d'un côté, ou la guerre de l'autre.

Les Japonais choisirent la guerre et attaquèrent les premiers, le 7 décembre 1941, afin de tenter de détruire en une fois la majeure partie de la flotte américaine basée à Pearl Harbour, à Hawaï. On discute encore pour savoir s'ils ont vraiment déclaré la guerre avant, et si Roosevelt n'en a rien dit, ou s'il ne l'ont pas fait.

Toujours est-il que le peuple américain, choqué par l'agression dont les marins avaient été victimes et les images des bateaux coulés sans même pouvoir se défendre, marcha comme un seul homme dans la mobilisation et la guerre contre le Japon et contre l'Allemagne par la même occasion.

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l'Europe était encore plus ravagée et appauvrie qu'elle ne l'était en 1918.

En juillet 1944, le FMI qui succéda au Gold Exchange de 1922 citait le dollar à l'égal de l'or pour reconnaître la convertibilité d'une monnaie quelconque (il n'y en avait alors que deux en dehors du dollar : le Franc suisse et l'Escudo portugais).

En 1945, les USA produisaient à eux seuls 46 % de la production industrielle mondiale, ils faisaient 25 % du commerce international et détenaient près des deux-tiers des réserves totales d'or. Mais surtout, sur le plan militaire, la puissance des États-Unis était incontestée. Non seulement ils avaient la plus puissante industrie du monde - car, contrairement à l'Europe, cette industrie n'avait pas subi les dévastations de la guerre ; bien au contraire, elle avait tourné comme jamais et même manqué de bras - mais les savants américains avaient, dans le désert du Nouveau Mexique, mis au point, dans le secret, une arme alors fantastique.

La fin de la guerre était proche. L'Allemagne venait de se rendre quand les trois premières bombes atomiques de l'histoire de l'homme furent achevées. L'une fut essayée dans le désert du Nouveau Mexique. Ce fut une expérience réussie.

Mais il fallait à l'impérialisme US, s'il voulait continuer la politique de domination militaire dans le monde en utilisant au maximum la menace aéronavale mais le minimum de soldats, une démonstration visible par tous de l'effroyable puissance qu'il détenait.

Il fallait aux dirigeants de l'impérialisme US se dépêcher d'utiliser la bombe atomique avant que le Japon exsangue fasse comme l'Allemagne et se rende.

Truman donna l'ordre les 6 et 9 août 1945. Des centaines de milliers d'habitants d'Hiroshima et de Nagasaki furent les victimes de cette démonstration destinée à frapper de terreur tous ceux qui auraient pu vouloir s'opposer aux USA.

Notons en passant que si les USA obtinrent par là une capitulation complète du Japon sans avoir à consentir les sacrifices humains d'un débarquement, ils n'allèrent pas jusqu'à renverser le régime en place, comme ils le firent en Allemagne. L'empereur Hiro Hito conserva son trône et il est mort de sa belle mort il y a peu de temps, et son fils vient de lui succéder. Même s'il n'a guère plus de pouvoirs que la reine d'Angleterre, c'est quand même un symbole. Il fallait une autorité pour éviter les troubles au Japon et les USA préférèrent, au désordre possible, un pouvoir capable de maintenir l'ordre. Là encore, l'histoire se répète.

Comment assurer l'ordre mondial après la guerre

Les experts américains tant militaires que politiques, pensaient et affirmaient que leur monopole atomique durerait vingt ans. Il ne dura que quatre ans, mais ils ne le savaient pas encore, aussi comptèrent-ils plus que jamais, à l'époque, sur leur supériorité maritime, aérienne, technologique et atomique pour maintenir la paix américaine dans le monde.

Dès la fin 1945, ils ramenèrent leurs effectifs militaires de plus de 12 millions à 1,5 millions d'hommes, répondant ainsi au désir de la population américaine d'un retour rapide à la normale. Ce n'est qu'avec la guerre de Corée que les effectifs sous les drapeaux sont remontés à 2 à 3 millions d'hommes pour se maintenir à peu près à ce niveau jusqu'à une période récente.

De fait, ni les USA ni l'URSS n'envisageaient sérieusement une guerre entre eux. L'URSS n'y avait aucun intérêt et les dirigeants des USA auraient été dans l'incapacité d'exiger à nouveau de leur population les énormes sacrifices qu'une guerre aurait entraînés.

Dans les différentes conférences de la guerre et de l'après-guerre, de Téhéran, de Yalta, de Potsdam, avec l'URSS, l'Angleterre et la France, les États-Unis avaient fait la part du feu en laissant à l'URSS l'autorité sur l'Europe orientale et quelques annexions ou zones d'occupation en Asie.

Mais il n'était pas question de laisser la subversion, même si elle n'était pas pro-soviétique, provoquer le désordre ou un déséquilibre dans le reste du monde.

La démonstration qu'avaient voulu faire les USA en utilisant en grandeur réelle l'arme atomique contre le Japon était plus destinée à tous les autres peuples de la terre qu'à l'URSS.

Mais même la crainte de la bombe atomique n'a pas empêché la révolte des peuples opprimés.

Dès 1946, un certain nombre de peuples coloniaux entrèrent en révolte contre les puissances colonisatrices et réclamèrent leur indépendance.

Le 17 août 1945, après la capitulation du Japon, Sukarno proclama l'indépendance de l'Indonésie, jusque-là colonie hollandaise, que les Japonais avaient occupée pendant la guerre (les Pays-Bas tentèrent de s'y opposer militairement, malgré un vote de l'ONU leur enjoignant de ne pas le faire, et les USA n'intervinrent ni aux côtés des colonialistes hollandais... ni pour faire respecter les résolutions de l'ONU. Malgré la répression hollandaise, l'indépendance fut acquise en 1949).

En Indochine, elle aussi occupée jusque-là par les Japonais, le Vietminh réclama le pouvoir dès la « libération », mais la France y envoya immédiatement des troupes.

En Inde, au terme de difficiles tractations avec la Grande-Bretagne, en 1946, Néhru successeur de Gandhi, dirigea un gouvernement provisoire avant qu'en 1947 l'indépendance du ce continent indien soit proclamée, mais avec une partition entre l'Inde et le Pakistan.

Tous ces mouvements et quelques autres furent le prélude d'une vague de fond qui amena à l'indépendance, en vingt ans, la quasi-totalité des territoires coloniaux ou semi-coloniaux.

Le nombre de ces pays accédant à l'indépendance fut tel que si environ 40 pays étaient représentés aux Assemblées Générales de l'ONU en 1945, ce nombre avait pratiquement doublé en 1960, posant d'ailleurs quelques problèmes aux USA que l'Assemblée Générale, avec l'opposition des « non engagés », ne suivit pas aussi docilement que précédemment.

Les USA n'auraient rien trouvé à redire à ces mouvements de libération qui, sur le plan économique, les arrangeaient plutôt, si cette fin des chasses gardées des puissances européennes déchues avait abouti partout à la formation de régimes stables et fiables, avec lesquels la discussion, c'est-à-dire le commerce, soit possible. Cela allait avec leur anti-colonialisme affiché.

La réalité était cependant tout autre. Toute l'histoire de ces pays accédant à l'indépendance montra qu'ils ne pouvaient avoir un régime stable qu'en conquérant une base populaire, mais alors ils devenaient incontrôlables par les USA ou leurs alliés, ou enclins à des incartades, voire à des nationalisations, à des expropriations ou à des dénonciations de contrats avec des sociétés américaines, intempestives. Il ne restait aux USA qu'à mener une politique hésitante entre le soutien relatif à de tels régimes, ou le soutien beaucoup plus important à des dictatures, mais d'autant plus entre les mains des diplomates du dollar qu'elles étaient entièrement coupées de leur peuple.

Mais même cette dernière politique n'était pas toujours efficace.

Le premier échec de l'impérialisme américain après guerre, et de taille, intervint en Chine. Avant guerre, le Parti Communiste chinois avait une armée dite de guérilla qui tenait tant bien que mal tête au dictateur sanglant Tchang Kaï Tchek. Son influence grandit considérablement en organisant la résistance clandestine contre l'armée japonaise dans les régions occupées à partir de 1936 par cette dernière.

Le PC chinois fit, à cette occasion, l'union sacrée avec Tchang Kaï Tchek, mais après la capitulation japonaise, la guerre civile reprit. En 1946, les Américains tentèrent d'imposer un accord entre les deux parties, que le PC chinois était prêt à accepter mais que Tchang Kaï Tchek fit échouer, convaincu qu'il était qu'avec l'aide des USA mis au pied du mur il viendrait cette fois à bout des communistes chinois.

Mais la propriété de la terre était encore quasi-féodale et la révolte éclata dans les campagnes chinoises. Et après 1946, Mao Tsé Toung, au lieu de s'y opposer au nom de l'unité nationale comme il l'avait fait dans la période précédente, s'appuya sur cette révolte.

Le régime de Tchang Kaï Tchek était corrompu, vomi non seulement par la population des campagnes mais aussi par les intellectuels. L'aide financière américaine fut effectivement assurée à Tchang, mais il s'en servit en trafics de tous genres et pour transformes les villes chinoises en salles de jeu géantes et en bordels. Les généraux de Tchang Kaï Tchek firent même de l'argent avec les armes que leur envoyaient les Américains, en les revendant aux troupes de Mao.

En 1948, Mao était pratiquement victorieux, même si la république chinoise ne fut proclamée que le 1er octobre 1949, tandis que Tchang était obligé de se réfugier dans l'île de Formose, nommée aujourd'hui Taïwan.

Pour les États-Unis c'était une défaite morale, car Mao se proclamait communiste et un pays de 6 à 700 millions d'habitants qui se proclame communiste, c'était assez difficile à admettre pour la diplomatie et l'opinion américaines.

Bien sûr, les USA auraient pu traiter avec Mao. Marshall l'avait plus ou moins proposé. Mais justement, Mao c'était un dirigeant nationaliste (comme d'autres qui ne se proclamaient pas communistes, tel que Sukarno en Indonésie par exemple) qui ne se montrait pas aux ordres.

En anticipant un peu, et pour montrer ce que les USA attendent des pays sous-développés qui ont le « bonheur » de devenir leurs alliés, nous citerons un exemple tiré de la présidence de Kennedy, ce démocrate libéral paraît-il. En 1962, ce dernier avait regroupé toute l'aide à l'étranger sous l'égide d'une agence étatique, « l'Agency For International Development », dont le sigle était AID. Le congrès vota alors une loi précisant ce que les financiers et les hommes politiques américains entendaient par là : car ils enjoignirent au Président d'arrêter cette aide à tout gouvernement qui imposerait trop lourdement, ou qui nationaliserait des sociétés à 50 % de capitaux américains. Et ils ajoutèrent en 1963 que ces sanctions seraient étendues aux pays qui rompraient un contrat avec une société des États-Unis.

Pendant ce temps-là, les problèmes avec l'URSS existaient, bien sûr. En 1946, il a fallu une assez forte pression de la diplomatie américaine pour que l'URSS retire ses troupes du Nord de l'Iran qu'elles avaient occupé en 1941 au côté des Anglais. D'autres problèmes opposaient les USA à l'URSS sur le sort de l'Allemagne et sa réunification. Mais il faut dire que l'Angleterre et surtout la France n'étaient pas non plus très chaudes pour voir renaître l'Allemagne de ses cendres.

Toujours est-il que le phénomène majeur de cette période de 1946 à 1949 fut le succès de la révolution chinoise qui démontra au monde en général et aux USA en particulier que, malgré l'arme atomique, leur puissance n'était pas telle qu'ils puissent s'opposer à ce que un cinquième ou un sixième de l'humanité échappe ouvertement à leur emprise politique. Car, dans ce cas, les USA n'auraient pas eu les moyens humains pour intervenir militairement et ils ont dû se résigner à laisser faire.

C'était d'autant plus une défaite pour la diplomatie américaine, qu'elle venait après que, début 1947, le Président Truman ait annoncé que la politique des USA vis-à-vis des ambitions du communisme international incarnées par l'URSS serait celle du « containment », c'est-à-dire une politique visant à empêcher l'expansion du communisme. La Chine, en deux ans, brisa cette politique.

C'est dans ces conditions que, le 25 juin 1950, l'armée du Nord de la Corée franchit le 38º parallèle et attaqua le Sud, où régnait un dictateur, Syngman Rhee, protégé des USA.

La guerre de Corée

La Corée, cette presqu'île qui prolonge le Sud de la Mandchourie, à mi-chemin entre la Chine et le Japon était occupée par le Japon depuis 40 ans. En 1945, les troupes soviétiques en avaient occupé le Nord, les troupes américaines la partie sud, pour recevoir chacun dans sa zone la reddition japonaise. Mac Arthur fixa comme ligne de démarcation entre les deux zones le 38º parallèle, ce que Staline accepta sans problème. Tout cela était censé être provisoire, et des élections devaient être organisées dans les deux zones en vue d'une prochaine réunification sous un gouvernement commun.

Mais le provisoire dura. Les États-Unis installèrent au sud du pays un régime fantoche avec le dictateur Syngman Rhee. Les Soviétiques exercèrent au Nord un contrôle administratif et policier laissant peu de place aux libertés, avec comme chef d'État Kim Il Sung, qu'ils avaient amené avec eux d'Union Soviétique. Cependant le régime du Nord bénéficiait d'un concensus populaire certain. Il réalisa une réforme agraire en 1946, qui lui assura le soutien de la paysannerie. Au Sud, Syngman Rhee s'y refusa toujours, malgré les conseils de ses amis américains et la dictature était vomie par la population.

Les troupes soviétiques se retirèrent du Nord à la fin de l'année 1949, et l'armée américaine de la partie sud, dans les six mois qui suivirent.

Dès lors, les incidents se multiplièrent au niveau du 38º parallèle entre troupes nord-coréennes et sud-coréennes. L'armée nord-coréenne finit - avec 70 000 hommes et quelques dizaines de blindés - par franchir le 38º parallèle le 25 juin 1950 en mettant, semble-t-il, l'URSS devant le fait accompli. Elle ne rencontra pas grande résistance militaire et la population accueillit favorablement les troupes du Nord, la perspective d'une réunification attendue depuis cinq ans et surtout celle d'une réforme agraire.

Pour les USA, il ne fallait pas que la tolérance - involontaire - des USA vis-à-vis de la révolution chinoise serve d'encouragement aux aspirations d'émancipation d'autres peuples pauvres. Il fallait marquer un coup d'arrêt, contenir le communisme pour reprendre le jargon de la guerre froide qui battait son plein, et maintenir strictement le statu quo hérité de la guerre.

Le gouvernement américain réagit immédiatement en donnant l'ordre aux forces aériennes et navales des États-Unis d'intervenir et fit appel au Conseil de Sécurité de l'ONU pour demander des sanctions contre la Corée du Nord. L'agresseur était désigné, et désormais l'intervention américaine fut menée au nom de l'ONU, et Mac Arthur, qui régnait sur le Japon occupé, fut nommé commandant en chef des forces de l'ONU, qui comptèrent entre autres, un corps expéditionnaire britannique et français. Déjà.

Commença alors une guerre qui réserva bien des surprises.

La lourde machine de guerre américaine se mit en branle, acheminant sur le front des bulldozers, des dragueurs, des rouleaux compresseurs, avec une puissance de feu dix fois supérieure à celles des Nord-Coréens. Les avions, les tanks, l'artillerie, se mirent à déverser des tonnes d'acier sur les lignes nord-coréennes au moindre signal radiophonique d'un G.I. qui avait vu bouger un buisson. Tout l'été, l'aviation américaine bombarda massivement les arrières nord-coréens et dévasta le pays.

Pourtant jusqu'au mois de septembre 1950, les troupes américaines et sud-coréennes furent refoulées et durent s'accrocher à un réduit au Sud-Est de la péninsule, autour du port de Pusan.

Et Séoul, la capitale, était toujours occupée par l'armée du Nord. La « rose de Séoul », la speakerine de la radio nordiste, donnait la liste des soldats américains morts au combat et les G.Is. lorsqu'ils reconnaissaient l'un de leurs camarades, parmi les communiqués du style : « Untel, caporal, tué à Chochiwon. Trouvé une lettre de sa femme Anne, un paquet de chewing-gum et douze dollars » voyaient leur moral fléchir (depuis, les soldats américains n'eurent qu'une plaque d'immatriculation anonyme et la consigne de ne rien laisser sur eux qui puisse les identifier...).

Jusqu'à ce que, premier retournement de cette guerre, l'état-major américain organise, le 15 septembre 1950, un débarquement massif, dans le style de ceux de la guerre du Pacifique, à Inchon, le port de Séoul, juste au sud du 38º parallèle, pour prendre à revers les troupes nord-coréennes.

Ce débarquement, qui mobilisa autant de moyens que le pont aérien américain lors du blocus de Berlin en 1948 (et d'ailleurs commandé par le même général), et qu'après les premières déconvenues, l'État major annonçait comme l'un des plus difficiles de l'histoire, s'avéra finalement une réussite complète, car les Nord-coréens ne disposaient ni d'aviation, ni de défense aérienne.

A Séoul cependant, les Marines, le corps d'élite américain, mirent deux jours pour reprendre la ville, dans l'une des plus sanglantes batailles de rues, où il fallut s'affronter à la grenade, maison par maison, et dans laquelle les régiments de Marines perdirent la moitié de leurs effectifs en tués ou blessés, tellement les Nord-coréens opposaient une résistance farouche.

Mais Séoul prise, l'aviation fit le reste, car l'armée nord-coréenne, quant à elle, n'avait pas de couverture aérienne, car l'URSS n'intervint pas, même indirectement en fournissant du matériel, dans ce conflit.

Quand Mac Arthur obtint le feu vert du président Truman, pour franchir le 38º parallèle et poursuivre l'armée nord-coréenne et que celle-ci s'était comme évaporée, les Américains crurent avoir remporté une victoire écrasante. Ils remontèrent en un peu plus de deux mois jusqu'à proximité de la frontière de la Chine, délimitée par le fleuve Yalou.

Mais si Staline n'avait pas bronché ni bougé, ce ne fut pas le cas de Mao Tsé Toung, qui avait fait masser préventivement 200 000 hommes en Mandchourie près de la frontière, de l'autre côté du Yalou. L'hiver arrivé, deux cent mille « volontaires » chinois (car officiellement l'armée chinoise ne fut pas engagée) déclenchèrent une contre-offensive après quelques incursions aériennes américaines menaçantes au-dessus de la frontière.

La retraite américaine fut alors aussi rapide que son avancée vers le Nord avait été facile. Le corps des Marines fut encerclé dans les montagnes du centre du pays, par moins 20° à moins 30°. Il fallut établir un nouveau pont aérien, presqu'aussi impressionnant que celui qui avait permis le débarquement à Inchon, quelques mois plus tôt, mais pour réembarquer cette fois tout un corps d'armée.

L'humiliation américaine atteint alors son paroxysme. Il faut dire que dès le premier choc avec l'armée chinoise, la plupart des corps d'armée, mis à part celui des Marines, reçurent des ordres de retraite assez précipités. Autant on avait minimisé les forces nord-coréennes six mois auparavant, autant désormais on exagérait et caricaturait la multitude et les « hordes rouges » de la Chine, comme si l'armée américaine devait plier sous le nombre, non pas de 200 000 soldats, mais de 400 millions de Chinois.

Les Américains durent repasser en sens inverse le 38º parallèle jusqu'au-delà de Séoul. Jusqu'à la fin janvier 1951, le front oscilla autour de cette ligne et le caractère de la guerre, du moins du côté américain, commença à changer de style.

Les GI, qu'on n'avait pas jusqu'ici, en Corée, vu marcher à pied avec leur sac à dos et encore moins courir, réapprirent à marcher, à abandonner les véhicules, pour escalader les collines glacées, car on était plus en sécurité dans un trou individuel au flan ou au sommet d'une colline que dans un camion sur la route. Une nouvelle guerre de positions commença, où l'on se battait désormais pour les sommets et les lignes de crête. La pire des guerres de fantassins, où il faut tenir une colline mètre par mètre, reprendre deux fois, dix fois la même position, creuser et s'enterrer dans des trous pour supporter l'artillerie adverse ou l'assaut de sa propre chasse en couverture rapprochée, avec ses bombes et son napalm qui n'atteint pas toujours que les soldats chinois.

A partir de début 1951, la ligne de front remonta, puis redescendit, mais pas si loin cette fois, pour se stabiliser aux alentours du 38º parallèle. Les journalistes parlèrent de samba coréenne.

Une guerre atroce et terriblement inégale aussi : où, du côté chinois, des milliers d'hommes vont au combat sans tanks et sans avions, sous les rockets et le napalm, ouvrent une brèche au prix de milliers de morts, mais ne peuvent en tirer partie durablement, sous la formidable puissance de feu occidentale. Une guerre où, du côté américain, par contre, il y a dix hommes à l'arrière pour un au front, une armée ultra-moderne qui dépense fantastiquement, et permet le plus souvent à ses fantassins de décrocher et d'être rapatriés vers l'arrière quand leur situation devient critique ou désespérée.

Une guerre qui s'annonce interminable, aussi, comme si elle ne pouvait être ni vraiment perdue, ni gagnée, d'un côté comme de l'autre. Car pour reprendre les propos d'un correspondant de guerre de l'époque (qui d'ailleurs y laissa sa vie en 1951) : « les Nations Unies faisaient en Corée une guerre de riches qui ne veulent pas souffrir. L'aviation et l'artillerie peuvent détruire les usines, les villages, les agglomérations, mais dans ce pays montagneux et boisé, où les abris naturels abondent, les hommes bénéficient d'une protection naturelle efficace. Il faut donc se résoudre à faire une guerre d'infanterie, car on n'a pas encore trouvé le moyen de remplacer le fantassin par un robot ».

Une guerre atroce et interminable, mais que le gouvernement américain voulait néanmoins bien limitée dans ses objectifs. Il fallait donner un coup d'arrêt à ce qu'on disait être le communisme en Corée, mais cette guerre montrait combien il avait été judicieux de ne pas tenter d'intervenir durant la révolution chinoise ni d'étendre à la Chine la guerre de Corée, contrairement à ce que souhaitait Mac Arthur, ce qui, malgré toute sa popularité en Amérique lui valut d'être révoqué de son commandement en avril 1951.

En juin 1951, l'URSS proposa des conversations de cessez-le-feu, et les Américains acceptèrent une première rencontre en juillet. Sur le papier, pour l'histoire diplomatique, la guerre est virtuellement terminée. Tout le monde sait désormais que son risque d'extension à l'URSS ou à la Chine est nulle. Les deux Grands sont bien d'accord là-dessus.

Mais les généraux peuvent discuter tant qu'ils veulent, au front, les soldats ont le sentiment, eux, que la guerre n'a pas de fin, et qu'elle s'est installée pour longtemps. Et le fait est, qu'à partir du moment où les pourparlers sont engagés en été 1951, la guerre va durer encore deux ans. Une guerre désormais statique et féroce à la fois, sur un front presque immobilisé, mais avec des opérations locales sporadiques, mais toujours violentes et coûteuses et, comme l'a dit un général français à propos d'une autre guerre, on passe 90 % du temps à s'ennuyer et 10 % à crever de peur. D'autant que l'armée chinoise s'est améliorée et modernisée. Car depuis l'ouverture des pourparlers, Staline sait qu'il n'y a plus guère de risque d'extension du conflit, et il consent à doter l'armée chinoise d'une artillerie plus conséquente.

En juillet 1953, lors de l'accord d'armistice, bien malins seront ceux qui pourront dire qui a perdu, mais, une chose est sûre, les USA n'ont pas gagné. La division de la Corée en deux sera maintenue pour longtemps. Et aujourd'hui encore, malgré le précédent de la réunification de l'Allemagne, malgré de nouveaux pourparlers, la réunification de la Corée n'est toujours pas réalisée.

Le bilan de cette guerre ? La Corée du Nord qui avait été industrialisée pendant les 40 ans d'occupation japonaise, fut complètement rasée et son potentiel industriel détruit. Des dizaines de villes furent anéanties. « Ici et là » , rapporte un correspondant de l'époque, « à l'emplacement d'une ville, plus rien qu'une pancarte, disant le nom qu'elle avait, comme une inscription sur une tombe. Des millions de sans-abri, un demi million de morts dès 1951 » . Le sort de la Corée du Sud n'était guère meilleur. Il ne restait plus rien de Séoul, détruite à plusieurs reprises.

Les Américains auront eu 54 000 morts. Mais il y eut au moins dix fois plus de victimes dans les rangs des Nord-Coréens comme Sud-Coréens d'ailleurs, sans compter les victimes civiles.

Là, encore et toujours, le bilan des pertes est terriblement inégal. Il n'empêche. Les 54 000 morts américains traumatiseront pour longtemps le peuple américain. Et les successeurs de Truman à la présidence hésiteront pendant longtemps à s'aventurer dans un tel engagement militaire, y compris au Vietnam, où, contrairement à la Corée, les États-Unis ne s'engagèrent qu'à pas très comptés, jusqu'à tenir secrètes les premières phases de l'escalade.

Si la guerre de Corée ne fut pas considérée comme une défaite de l'armée américaine, elle fut donc loin d'être considérée comme une victoire. Les USA, s'ils avaient réussi à maintenir le statut quo d'avant Juin 1950 sur le 38º parallèle, n'avaient pas réussi leur entreprise de réunifier toute la Corée sous la bannière de l'Occident ainsi qu'ils avaient cru pouvoir le faire en franchissant le 38º parallèle à leur tour lors de leur contre-offensive.

Ils s'étaient retrouvés dans une guerre qui leur avait coûté très cher en hommes et qui avait stressé l'opinion publique américaine pour de longues années. Aussi cette aventure les rendait-elle encore plus prudents en ce qui concerne l'engagement de troupes terrestres et plus d'une décennie s'écoula avant qu'ils s'y résignent à nouveau au Vietnam, pris dans un engrenage dont ils ne se dégagèrent que trop tard et au prix d'une nouvelle défaite, incontestable celle-là.

On ne peut tout citer des problèmes et des interventions qu'ils eurent à mener. Mais après la Corée ils revinrent le plus possible à l'intervention de leurs dollars auprès des hommes politiques qu'ils pouvaient acheter, quand ce n'était pas la pègre pour susciter des coups d'État, comme ils le firent en Iran pour renverser le premier ministre Mossadegh qui avait nationalisé les pétroles iraniens pour obtenir pour son pays une part plus grande des bénéfices. Pour mémoire, le chef de la CIA en Iran qui fomenta ce coup d'État contre Mossadegh est un certain Norman Shwarzkopft, oui, le père de l'actuel chef d'état-major des forces de la coalition dans le Golfe.

Le 14 juillet 1958, une révolution nationaliste et pro-nassérienne éclate en Irak. Du coup, le pacte de Bagdad qui associait la plupart des États de la région à l'Angleterre change de mains et devient le SENTO, dont les USA se rapprochent.

En 1950, les services secrets américains opérant à l'étranger furent regroupés sous le nom de CIA. Le nombre officiel des membres permanents de la CIA passa de 5000 en 1950 à 15 000 en 1955. A leur actif, quelques réussites - comme en Iran - mais quelques échecs aussi !

En particulier, la CIA n'empêcha pas la révolution cubaine. Lorsque Castro renversa Batista, les USA eurent une attitude ambiguë vis-à-vis de lui. D'autant que Castro était loin de se dire communiste, au contraire. Mais Castro, voulant garder sa base populaire, envisagea de nationaliser un certain nombre de terres appartenant à des compagnies américaines, et les USA exercèrent de plus en plus de pressions économiques jusqu'à ne plus lui acheter son sucre. Krouchtchev se mit sur les rangs des acheteurs, et peu à peu Castro... devint communiste.

Mais les USA n'osèrent pas intervenir militairement alors qu'ils avaient une base militaire à Cuba. Même cette simple île, loin de toute aide, à proximité des côtes de Floride leur semblait un morceau trop dur à avaler pour leurs troupes.

Pour éviter la contagion en Amérique latine, contagion qui risquait d'être renforcée par cette tolérance forcée dont les USA faisaient preuve, Kennedy créa « l'Agence pour le Progrès » qui devait, paraît-il, aider les pays d'Amérique latine à sortir en vingt ans du sous-développement et de la misère. Le seul résultat en fut que dans les deux premières années de l'application de l'Alliance, sept coups d'État militaires eurent lieu en Amérique latine, dont cinq furent avalisés par les USA, et en 1965 cette aide fut d'ailleurs assortie d'obligation d'achat de produits venant des États-Unis.

Le seul autre résultat de l'alliance fut que les USA réussirent à convaincre la majorité des États d'Amérique latine membres de l'OEA, l'Organisation Economique Américaine d'en expulser Cuba. L'Alliance plus la CIA avaient donc quand même une certaine efficacité, mais pas contre le sous-développement.

Cependant, non seulement les USA utilisaient leurs dollars et leurs agents munis de dollars, mais ils conservaient toujours sensiblement le même nombre d'hommes sous les drapeaux depuis la guerre de Corée. Et en 1960, le Président Eisenhower créa le « Strategic Army Corps », composé de 100 000 hommes prêts à intervenir n'importe quand, n'importe où sur la planète.

Mais revenons en arrière pour parler de la pire catastrophe dont les USA de l'après-guerre furent victimes.

La guerre du Vietnam

La guerre du Vietnam, fut la guerre la plus dure dans laquelle les Américains se sont engagés depuis la Seconde Guerre mondiale.

Quand a-t-elle commencé ?

Elle a commencé « secrètement » si l'on ose dire, en 1964, quand les États-Unis ont augmenté un peu le petit nombre de leurs militaires présents au Sud-Vietnam, et ont commencé quelques bombardements sur le Laos et le Cambodge.

Mais la véritable guerre, le véritable engagement militaire, a commencé à la fin janvier 1965, quand le président Johnson et son état-major ont décidé le début du bombardement du Sud et du Nord-Vietnam et que, prétextant qu'ils avaient à protéger les bases militaires situées sur le territoire sud-vietnamien d'où partaient leurs bombardiers, il leur fallait des troupes terrestres. En mars 1965, les premiers « marines » débarquaient, suivis bientôt de dizaines de milliers de GI's. Il y avait seulement 23 000 militaires Américains au Sud-Vietnam avant ces événements, il y en eut près de 200 000 à la fin de l'année 1965. Dont la majeure partie engagée dans des combats, dans les jungles et rizières du pays, démontrant, si besoin, que la protection des bases militaires n'avait été qu'un prétexte.

L'engagement politique américain remonte, lui, à beaucoup plus tôt dans le temps.

Jusqu'en 1949, les États-Unis ne soutenaient pas spécialement, ni ne dénonçaient pas trop non plus, bien qu'en la réprouvant officiellement au grand dam et au grand scandale de la droite française, la guerre coloniale menée depuis 1945 par la France au Vietnam.

Leur attitude changea en 1949-1950, avec la victoire de Mao et le début de la guerre de Corée. Dean Rusk, le secrétaire d'État américain pour l'Extrême-Orient décréta alors que la guerre d'Indochine était « une guerre civile que le Politburo soviétique avait détournée » ; qu'elle faisait partie « d'une guerre internationale » et que la politique américaine devait donc consister à soutenir la France, et l'Empereur Bao Dai qui était le fantoche des Français.

Les États-Unis commencèrent donc à financer indirectement la guerre coloniale française. Ils y engloutirent progressivement quelque deux milliards et demi de dollars, soit 80 % du coût de cette guerre.

Par contre, le gouvernement américain ne fit rien pour empêcher la défaite de Dien Bien Phu en 1954, malgré les appels à l'aide des dirigeants français. Il lui paraissait inévitable que, vu sa politique, l'impérialisme français subisse une défaite dans ses anciennes colonies et il s'accommodait du retrait de la France.

Les accords de Genève, signés en juillet 1954, sanctionnèrent la défaite du colonialisme français. Ils inauguraient la paix. Une drôle de paix qui coupait le Vietnam en deux. La partie située au nord du 17º parallèle passait sous la direction du Vietminh, la partie Sud passait sous le contrôle de dirigeants eux-mêmes sous contrôle américain. C'était en fait le début pour le Sud-Vietnam de la « paix américaine ».

A partir de 1954, après donc avoir soutenu financièrement la France, les États-Unis se mirent à soutenir financièrement le régime de Diem, mis au pouvoir juste après la conférence de Genève. C'était leur homme. Il avait passé deux ans dans un séminaire américain, c'était un ami du très réactionnaire cardinal Spellman et c'était lui aussi un catholique militant.

Jusqu'à 1961 en fait, les États-Unis se contentèrent, au Sud-Vietnam, de fournir de l'argent et quelques militaires au régime de Diem, en entretenant le mythe qu'ils auraient trouvé la pierre philosophale, un régime dit de « troisième force », ni communiste, ni colonialiste, et qui assurerait au pays le bien-être dans la démocratie.

Les États-Unis s'étaient déjà employés à la recherche de cette « troisième force » sous la colonisation française. C'est le thème d'un des romans célèbres de l'auteur britannique qui vient de mourir, Graham Greene, intitulé Un Américain bien tranquille. Le roman évoque dans le Vietnam de 1950 à 1953, juste avant Dien Bien Phu, cet « Américain bien tranquille », un jeune membre des services secrets américains, sorti d'une grande université bostonienne (comme par la suite l'élite de la CIA !), bouffi de la certitude que lui et l'Amérique allaient « faire du bien » non à une personne en particulier, mais à un pays, à un continent, à un monde... Car - pour reprendre les formules que Graham Green met dans la bouche de son personnage, les Américains, eux, ce n'étaient pas comme la France et l'Angleterre qui « n'avaient pas su s'y prendre » et qui « avaient été incapables de gagner la confiance des Asiatiques ! » Les Américains, eux, le pouvaient parce qu'ils avaient les mains propres !

Mais l'Américain bien tranquille du roman (et de l'histoire !) trouve la « Troisième force » où il peut, dans les bas fonds, parmi les chefs de clans, patrons de bordels ou de fumeries d'opium, parmi les prêtres caodaïstes ou autres illuminés proches du banditisme... ou chez les mandarins très catholiques comme Diem, lié par son clan familial à une mafia similaire. Et les choses étant ce qu'elles sont, l'Américain bien tranquille recourt aux manipulations et aux attentats qui lui semblent être aussi un moyen américain de « promouvoir » des candidats « démocrates » auprès, ou plutôt contre l'administration coloniale française.

En 1954 donc, l'Amérique a enfin, au Sud-Vietnam avec Diem, sa « troisième force ». Mais dès les années 1956-58, les ennuis américains commencent. Le régime corrompu de Diem a besoin pour tenir, des dollars américains, des assistants économiques et militaires américains, des conseils politiques américains, entre autres quand Diem organisa des élections truquées par bourrage d'urnes et pressions physiques et qu'il s'accorda 98,2 % des suffrages alors que les Américains lui avaient suggéré le score plus plausible de 60 à 70 % !

En 1961, le nouveau président américain Kennedy, un démocrate, accorda à Diem de quoi porter son armée de 150 000 à 270 000 hommes, ce qui impliquait d'accroître le nombre de conseillers américains ainsi que l'aide matérielle et financière des États-Unis. Kennedy affirma évidemment que s'il voulait bien aider Diem, il ne voulait pas répéter la Corée et engager directement des soldats Américains dans des combats. Ce n'était pas faux puisque contrairement à la Corée, il ne s'agissait pas encore d'envoyer un corps expéditionnaire américain. Kennedy se contentait d'américaniser l'armée sud-vietnamienne, c'est-à-dire de lui fournir des cadres et des finances.

Les conseillers américains passèrent de 700 personnes à 3 000, puis de 3 000 à 16 000. De plus des pilotes américains de la base de Bien Hoa, au Nord de Saïgon, commencèrent à effectuer des sorties de combat, camouflées en exercices d'entraînement pour les Sud-Vietnamiens... Mais l'aide militaire accrue des États-Unis au Sud-Vietnam fut tenue secrète. Le régime de Diem s'effondrait. Les dirigeants américains donnèrent discrètement le feu vert pour son assassinat, mais l'optimisme était de rigueur en haut lieu.

McNamara, secrétaire d'État à la défense, entra en piste. Ce fut un des artisans de la guerre, sous Kennedy comme sous Johnson...avant de faire une dépression nerveuse et de démissionner devant les dégâts de sa politique. Mais en 1962, il était va-t-en guerre, et il inaugurait sa spécialité : le voyage officiel au Vietnam pour en revenir avec un diagnostic optimiste. En 1962 selon lui, « toutes les données quantitatives » indiquaient que les États-Unis étaient « en train de gagner la guerre » .

Il faut préciser qu'avant de passer au service de l'État, McNamara avait été un brillant cadre de chez Ford, spécialiste des bilans parfaits !

A la fin de 1961, le flot de conseillers et matériel américain grossit et s'accompagna d'un crescendo de déclarations durcissant l'engagement américain. « Nous gagnerons », déclarait Robert Kennedy, le frère du Président. « Nous gagnerons » disait Nixon, l'adversaire du frère aux dernières élections. Mais il n'était toujours pas question d'engager des troupes au sol.

Dans le camp adverse, les nationalistes sud-vietnamiens étaient passés du stade de la guérilla à celui d'une force militaire relativement conséquente, aidée par le Nord-Vietnam et la Chine qui leur fournissaient des conseillers et des armes américaines prises aux nationalistes de Tchang Kaï Shek. Aidés par les Soviétiques aussi, un peu plus tard.

Et peu à peu, la population vietnamienne, comme en Corée, se mit à vivre avec la guerre. A y faire littéralement son « trou ». Les tranchées, les galeries souterraines, les tunnels, allaient être une des armes secrètes des Vietnamiens. « Leur quantité, leur complication, l'énorme surface qu'ils couvraient » relata plus tard le journaliste Robert Guillain, « tout cela était une des surprises de cette guerre. Cette termitière qui dut demander des années de travail, descendait parfois à quinze mètres sous terre, sur sept étages. Elle s'étendait sur tout le pays ; on avait beau bombarder avec des B52, dynamiter, fouiller, enfumer, on y prend rarement un Vietnamien » . Et tout ceci d'abord au Sud, où les bombardements commencèrent bien avant qu'ils ne soient étendus en 1965 au Nord, où il n'y eut jamais d'engagement des troupes au sol.

En 1963 quand Kennedy fut assassiné, Johnson lui succéda.

Lui aussi voulait faire la paix. Lui aussi invoquait Munich qui l'aurait beaucoup marqué dans sa jeunesse !

Lui aussi envoya aussitôt McNamara au Vietnam, qui, comme deux ans plus tôt, déclara publiquement qu'il était « optimiste »... En privé, il déclarait qu'il était inquiet, pour en conclure qu'il faudrait soutenir des mesures plus énergiques, celles précisément que l'État préparait, c'est-à-dire d'éventuels bombardements sur le Nord-Vietnam. Le commandant en chef de l'aviation en était partisan car, disait-il : « Nous écrasons les mouches, alors qu'il faudrait s'en prendre au tas de fumier ».

Dans les années 1966-67, l'idéologie guerrière était à son paroxysme. Johnson, lors d'une visite éclair sur une base vietnamienne stupéfia les GI en leur demandant de « ramener des scalps » ! Les dirigeants américains étaient alors bel et bien en guerre.

Au Vietnam, ils n'avaient aucun intérêt économique direct ; mais leur hégémonie mondiale était à défendre, face à tous ceux, en Asie, mais aussi à l'époque en Amérique Latine ou en Afrique, si ce n'est sur le sol même des États-Unis, du côté de la communauté noire pauvre, qui osaient la contester et que l'exemple de la résistance vietnamienne aurait pu encourager. Et jusqu'en 1968, l'escalade allait inexorablement continuer. A l'été 64, le Congrès vota une résolution qui donnait carte blanche à Johnson pour toutes les opérations de guerre. En janvier 1965, ce fut le début des bombardements du Nord-Vietnam dont les vagues eurent pour nom, non pas « tempête du désert », mais « flèche enflammée » ou « tonnerre grondant »... En mars 1965, les premiers « marines » débarquèrent à Da Nang.

Ces étapes de l'escalade furent franchies en secret, à l'insu de la population qui apprenait tout plus tard. C'était la démocratie américaine !

Le Sud-Vietnam resta malgré tout gouverné par des fantoches locaux, des petits généraux qui passaient leur temps à des règlements de comptes entre eux, et qui vraiment, faisaient bien mauvaise figure ! Un journaliste relate qu'en juillet 1965, quand McNamara arriva au Vietnam pour une nouvelle évaluation de la situation, il invita à un dîner le tout nouveau dirigeant sud-vietnamien, le général Ky. Les officiels américains furent étonnés de voir Ky apparaître « vêtu d'une veste blanche cintrée, de pantalons noirs étroits du bas et de chaussettes rouges qui lui donnaient l'air d'un saxophoniste de boîte de second ordre » . Mais un Américain faisant partie du groupe aurait paraît-il consolé McNamara en l'assurant « qu'au moins, on ne risquait pas de le confondre avec l'oncle Hô » . Certes.

Plus les États-Unis s'enfonçaient et s'embourbaient au Vietnam, plus était stupéfiante la disproportion entre les énormes moyens consacrés et leur efficacité.

A partir de l'été 1965, les soldats américains passèrent à l'action avec derrière eux le poids colossal de l'industrie américaine, la force de la richesse américaine. Ce fut comme un miracle logistique, un miracle technique... pour une oeuvre de mort...

Pour permettre le débarquement et l'offensive terrestre, des ingénieurs du génie américain et entrepreneurs privés travaillèrent d'arrache-pied. Avec leurs tracteurs, leurs bulldozers géants, ils tracèrent des routes, bâtirent des ponts, construisirent des ports pour navires à grand tirant d'eau, remorquèrent à travers le Pacifique des jetées flottantes préfabriquées... En 1967, un million de tonnes de ravitaillement affluait chaque mois au Vietnam pour soutenir les troupes américaines, soit en moyenne 50 kg par jour et par soldat. A l'exception de l'arme nucléaire, presque tout l'éventail du puissant arsenal de l'Amérique fut tôt ou tard utilisé au Vietnam.

Le fantassin américain était suréquipé mais il était fondamentalement sacrifié à cette civilisation si barbare. Il bénéficiait du matériel le plus moderne. Un hélicoptère le transportait sur les lieux du combat, l'évacuait aussitôt s'il était blessé. Tant qu'il n'était pas mort, il pouvait, même isolé dans une base lointaine ou un camp de jungle, recevoir par hélicoptère sa ration de cigarettes, ou son repas chaud et jusqu'aux menus de réveillon. Et s'il était dans une base, il avait à sa disposition snacks-bars, clubs et cette institution paraît-il unique au monde, le « Post-Exchange » ou PX. C'est à dire un supermarché, plus ou moins gigantesque, où l'on trouvait de tout... Mais lui était enfoncé jusqu'au cou dans une guerre bien sale, alors que le reste de l'Amérique profitait en paix de la vie.

Tout allait bien ! La grande Amérique allait gagner ! Mais Robert Guillain rapporte que lorsque le vice-président Humphrey alla porter la bonne parole aux GI en 1966, et qu'il voulut sortir de Saïgon, on ne lui laissa pas faire plus de 8 kilomètres car c'était trop dangereux.

Johnson, lui, avait des problèmes aux États-Unis mêmes avec le mouvement anti-guerre qui prit forme à partir de 1967. Essentiellement au sein de la petite-bourgeoisie intellectuelle des campus universitaires (où des étudiants étaient envoyés au Vietnam en tant que conscrits). C'était un mouvement massif. Impulsif. Qui a secoué la grande Amérique parce que quasiment jamais elle n'avait vu sur son sol, à l'échelle nationale, un tel mouvement de masse. Il était certes pacifiste, mais il était dérangeant, surtout pour les bourgeois américains dont les étudiants étaient les fils et filles, et qui en étaient eux-mêmes parfois ébranlés.

L'opposition avait commencé à prendre un tour social, c'est-à-dire à gagner sous une forme détournée, les ghettos noirs des grandes villes des États-Unis qui connurent, durant les années 1965-66-67 des flambées de révolte qui s'exprima dans la revendication du « Pouvoir Noir ». C'était la révolte des plus pauvres des États-Unis, ils étaient intuitivement solidaires des pauvres du Vietnam. Mais cela demeura à l'état latent.

Ce qui gêna probablement le plus Johnson, et après lui Nixon, ce fut que les opposants à la guerre, du moins quand il devint douteux qu'elle puisse être gagnée, se recrutèrent surtout parmi ceux qui pouvaient écrire et parler, dont c'était la profession : journalistes, écrivains, hommes politiques. En 1971, un ancien de Harvard, ancien militaire, ancien conseiller du Pentagone fit scandale en recopiant et en publiant 7 000 pages « ultra-secrètes » des archives du Pentagone sur le Vietnam.

Sur le front aussi, au Vietnam, les problèmes s'accumulaient pour le gouvernement américain. La plupart des unités américaines, dont les officiers, marchaient à l'héroïne et autres drogues, « la plupart des gars étaient tout le temps défoncés ». Les tensions sociales montèrent aussi. Les « bouseux » du Texas et du Sud profond haïssaient les libéraux de New-York ou de Californie qui portaient sur leurs casques des insignes pacifistes. Des Noirs affichaient leurs sympathies pour le Black Power et devenaient militants. Une mini-guerre civile éclata au sein de certaines divisions et des « meneurs » furent arrêtés. Des soldats attaquèrent même leurs officiers avec des grenades à fragmentation. Les autorités auraient enregistré 200 incidents de ce genre pour l'année 1970...Et dans les protestations de rue aux États-Unis mêmes, à partir de 1968, on comptait de plus en plus d'anciens combattants du Vietnam, dont certains en fauteuil roulant, contre lesquels les flics n'étaient pas plus tendres que contre les autres manifestants, comme en témoigne Ron Kovic dans son récit autobiographique intitulé Né un 4 juillet.

En fait, les dirigeants américains durent capituler en 1968 après le coup moral que représenta pour eux l'offensive vietnamienne du Têt, ce Nouvel An vietnamien de la fin janvier 1968 où les forces vietcong et nord-vietnamiennes réussirent à s'emparer quelques heures, si ce n'est quelques jours, d'une cinquantaine de villes dont les plus grandes, Saïgon et Hué. C'est l'histoire de la Corée qui se répétait.

A Saïgon, les soldats vietcongs firent une incursion spectaculaire en plein coeur de l'ambassade américaine. Quoi de plus humiliant pour les États-Unis ? Malgré leur super-puissance matérielle, les États-Unis étaient pris au piège d'un conflit qui ne pouvait que s'éterniser, n'être jamais gagné même s'il n'était jamais vraiment perdu non plus.

Bien sûr, la supériorité technique américaine était colossale. Les B52 qui, de mars 1965 à octobre 1968, puis d'avril 1972 à janvier 1973, ont largué sur le Nord-Vietnam trois fois le tonnage de bombes lâchées sur l'Europe, l'Asie et l'Afrique pendant la Deuxième Guerre mondiale, ont fait du pays un enfer. Les derniers bombardements de la guerre, en particulier ceux des villes que les Américains avaient jusque-là en gros épargnées, furent extrêmement destructeurs.

Mais si le gouvernement américain a finalement révisé sa tactique, si Nixon à son arrivée en 1968 a jeté l'éponge et proposé l'ouverture de négociations, sur fond de retrait programmé des troupes américaines du Vietnam, c'est aussi et surtout à cause de la détermination, de la ténacité, de la dignité d'un petit peuple et de dirigeants nationalistes qui, de leurs vingt ans à leurs cinquante ans, combattirent l'impérialisme français, puis américain. Quand la victoire arriva, beaucoup étaient grisonnants, sinon morts, comme Hô Chi Minh qui s'éteignit en 1969.

Mais 1968 ne fut que le commencement de la fin. Il fallut attendre encore 5 ans pour que, le 23 janvier 1973, un accord soit signé entre les États-Unis et les Vietnamiens. Il fallut attendre 7 ans pour que le 29 avril 1975, les derniers Américains quittent leur ambassade de Saïgon. Comme pour la guerre d'Algérie, entre la décision politique de négocier, et l'issue des négociations, de longues années s'écoulèrent.

Trente mille Américains avaient été tués au Vietnam à l'arrivée au pouvoir de Nixon. Mais presqu'autant allaient mourir après que leurs dirigeants aient fait le choix de négocier la paix.

Trois millions, au total, de soldats américains sont allés au Vietnam. Ils y allaient pour un an après quoi ils étaient relevés. Les engagés ou conscrits américains qui ont fait la guerre avait en moyenne 19 ans et à leur retour, quand ils revenaient autrement que dans un linceul-poubelle de plastique, ils n'étaient pas accueillis en héros comme aujourd'hui ceux du Golfe avec fanfares et fleurs. Ils n'étaient pas accueillis du tout. Ou seulement par un entourage qui ne les comprenait pas ou qu'ils ne comprenaient plus, un entourage auquel ils ne savaient pas et ne voulaient pas raconter comment on leur avait fait « sauver » des villages en les détruisant ou comment après une opération, des paysannes vietnamiennes étaient venues leur mettre sous le nez, sans un mot, les petits cadavres de leurs gosses. Ils ne pouvaient pas non plus raconter la drogue, le marché noir, les bordels, le voyage au bout de l'enfer que les nantis du paradis américain leur avaient imposés ! Ils en voulaient à tous, et on leur en voulait plus ou moins de n'être pas des vainqueurs.

La guerre du Golfe

Quinze ans après la fin de la guerre du Vietnam, Bush avait promis que la guerre du Golfe ne serait pas un nouveau Vietnam. Il aurait finalement, nous dit-on, fait mieux encore. La guerre du Golfe aurait été la guerre du Vietnam à rebours : la guerre propre (du côté américain), la guerre éclair, et surtout la guerre gagnée.

Et pour mieux symboliser la fin du « traumatisme vietnamien » qui aurait pendant quinze ans paralysé la grande Amérique, tous les écrans de télévision du monde ont pu montrer les soldats US descendus au bout du filin d'un hélicoptère sur le toit de l'Ambassade américaine de Koweit-City. Cette image à rebours des soldats US quittant dans un hélicoptère l'ambassade américaine de Saïgon pour échapper, quinze ans plus tôt, à la ruée de toux ceux qui parmi les Sud-Vietnamiens avaient lié leur sort à la présence des USA. Pour trouver les symboles qui chasseraient enfin le traumatisme, la télé américaine a même dû consulter paraît-il un psychanalyste !

Depuis 15 ans les gouvernants américains savaient qu'il risquait de leur être difficile de faire accepter à leur propre peuple une nouvelle aventure militaire. Chat échaudé craint l'eau froide. Cela explique la rapidité avec laquelle en 1982 Reagan a retiré ses troupes du Liban, dès qu'un attentat spectaculaire qui a coûté la vie à 250 GI's, indiqua que l'intervention là-bas risquait d'être sanglante pour le corps expéditionnaire américain.

Cela explique aussi le luxe de précautions prises par le gouvernement américain avant d'envoyer ses troupes à la Grenade en 1983, puis à Panama en 1990.

A la Grenade, l'essentiel était sans doute de proclamer à la face du monde que les USA étaient encore tout à fait capables d'intervenir en Amérique latine ; mais en choisissant comme ennemi déclaré une île minuscule d'une centaine de milliers d'habitants, sans armée véritable et dont le seul tort était d'avoir un gouvernement ami de Cuba, l'impérialisme américain ne craignait pas le ridicule.

L'intervention à Panama fut une un peu plus grande affaire. Aussi la préparation idéologique fut-elle plus soignée, avec des mois de matraquage propagandiste contre le dictateur Noriega, trafiquant de drogue. Les troupes impliquées plus nombreuses, plusieurs divisions, et les victimes panaméennes aussi, plusieurs milliers de morts.

Mais les États-Unis avaient ainsi montré que même s'ils n'étaient intervenus directement ni à Cuba dans le passé, ni au Nicaragua plus récemment, nul pays en tout cas ne pouvait se croire absolument à l'abri d'une intervention physique. Avertissement qu'ils souhaitaient donner, sinon au monde, du moins à l'Amérique centrale, leur « arrière-cour » comme ils disent. Aux Cubains et Nicaraguayens qui affirmaient leur indépendance, aux révoltés de Salvador ou du Guatemala qui s'attaquaient aux dictateurs protégés des États- Unis, ces derniers rappelaient qu'en dernier ressort ils étaient toujours prêts à intervenir eux-mêmes.

Mais le fait nouveau de la période, c'est que la grande vague des révolutions nationalistes et anti-colonialistes, qui fut la caractéristique de l'après-guerre, a pris fin depuis plusieurs années.

Certes autant qu'avant, plus qu'avant peut-être, des régimes et des gouvernements au pouvoir dans le Tiers-Monde cherchent à tirer profit de la rivalité entre les deux super-Grands. L'URSS met un pied, précautionneux, en Afrique. En Irak ou en Afghanistan, en Ethiopie et en Angola par exemple, les régimes au pouvoir, faute de s'être entendus avec les États-Unis, se tournent vers l'URSS d'où ils reçoivent argent, armement et conseillers militaires.

Mais ces régimes ne sont plus aussi généralement les représentants des masses populaires, mobilisées ou même en guerre contre le colonialisme ou l'impérialisme. Ce ne sont plus que des dictatures qui pèsent sur leur propre population, et qui souvent oppriment et répriment des peuples minoritaires à l'intérieur de leurs frontières comme le régime de Bagdad vis-à-vis des Kurdes ou la dictature militaire éthiopienne vis-à-vis de l'Erythrée. Cela explique certains retournements d'alliance spectaculaires, et aussi la facilité avec laquelle les États-Unis ont pu continuer leur politique traditionnelle et intervenir un peu partout par l'intermédiaire de leurs alliés régionaux.

Leur puissance économique, leur omniprésence dans le monde leur permettaient soit de créer, soit d'acheter les dictatures. Leurs conseillers militaires, leurs bases d'entraînement pour officiers des armées du Tiers-Monde et pour tortionnaires, leur permettaient de se reposer sur eux pour mater leurs peuples. Et plutôt que de s'engager dans les guerres, ils pouvaient les faire faire par les autres : harceler les régimes qui les dérangeaient en armant des Contras au Nicaragua, finançant des mouvements nationalistes rivaux en Angola ou équipant les rebelles afghans ; ou bien mettre leur logistique d'avions radars et de ravitaillement rapide en armes au service d'Israël en 1973 pour amener à la raison l'Egypte et, à terme, lui faire réintégrer le giron américain ; ou encore, prêter leurs avions gros porteurs pour acheminer les troupes Zaïroises au Tchad où elles allaient guerroyer sous commandement français, pour contrer Khadafi.

Les USA ont, certes, été rendus encore plus prudents sur le plan des interventions directes par leur faillite au Vietnam. Mais ils savaient aussi que leur domination mondiale ne pouvait se perpétuer que par le maintien d'une présence militaire partout dans le monde, d'une menace permanente d'intervention américaine. Même s'ils comptaient n'avoir à intervenir que le moins possible.

Ils le savaient dès le lendemain de la première guerre mondiale, durant laquelle, au nom de la liberté d'entreprise, de la liberté de commerce, de la liberté des colonies, les États-Unis projetaient déjà les plans du monde qu'ils espéraient pouvoir réorganiser à leur convenance. Après la Deuxième Guerre mondiale, l'implantation d'une flotte américaine permanente en Méditerranée était pour les USA l'amorce du libre accès des trusts américains aux richesses pétrolières du Moyen-Orient. Leur flotte du Pacifique serait l'assurance du libre accès au pétrole, au caoutchouc, à l'étain de la région...

D'ailleurs déjà au milieu des années 60, les USA disposaient de 2 000 bases de par le monde et avaient des alliances militaires avec plus de 50 pays.

Le libéral Kennedy avait, au début des années 60, vu grand. Il prônait, pour la défense américaine, la doctrine dite des « deux guerres et demie » : l'armée américaine devait être suffisamment pourvue en hommes et en matériels pour pouvoir mener simultanément « deux guerres majeures », contre les deux grandes puissances communistes, l'URSS et la Chine, plus une « demi-guerre », selon l'expression inventée alors par McNamara pour désigner la guerre du Vietnam. Mais la demi-guerre en question a occupé à elle toute seule plus de la moitié des effectifs militaires américains pour aboutir au fiasco, et le républicain Nixon réduisit l'objectif à se préparer pour « une guerre et demie », la guerre contre l'URSS plus une guerre locale.

On n'en est plus là. La perspective de la guerre contre l'URSS ne peut plus servir de prétexte, et une partie des équipements des troupes américaines d'Allemagne ont été vendus d'occasion à l'Egypte. C'est donc pour une demi-guerre, c'est-à-dire pour pouvoir intervenir en tout point du globe où les USA pourraient voir leurs intérêts financiers menacés, que l'armée américaine, malgré les réductions budgétaires récentes, garde plus de deux millions d'hommes, auxquels peuvent être rapidement adjoints plus d'un million et demi de réservistes, tous aujourd'hui militaires de carrière.

Et cette armée est présente en permanence (sans parler évidemment de sa présence exceptionnelle dans le Golfe) aux quatre coins du globe. Dans toutes les régions dites sensibles de la planète, c'est à dire dans les régions socialement explosives : 20 000 hommes en permanence dans la flotte de Méditerranée et 5 000 hommes en Turquie, essentiellement dans l'armée de l'air ; 20 000 hommes dans l'Océan Indien ; 45 000 en Corée du Sud, 15 000 au Philippines, et 50 000 au Japon, sans parler toujours pour le Pacifique des 45 000 hommes des bases d'Hawaï qui fait partie des États-Unis.

De 1980 à 1988 plus de 14 milliards de dollars ont été dépensés pour l'aménagement des bases militaires américaines dans la région du Golfe, de l'Océan Indien.

On entend dire souvent que les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont mené les guerres qu'ils n'avaient pas prévues, ni préparées, alors qu'ils n'ont jamais fait la seule guerre qu'ils ont préparée ouvertement, au nom de laquelle ils ont fait voter tous les budgets d'armement, et pour laquelle ils avaient réussi à rassembler derrière eux toutes les autres puissances impérialistes, c'est-à-dire la guerre contre l'URSS. C'est peut-être simplement parce que la menace de cette guerre, que les gouvernants américains n'ont jamais considérée comme un risque réel même à moyen terme, leur a servi surtout à faire voter des budgets militaires et à exiger l'alignement des impérialistes secondaires sur leur politique.

La situation dans la zone du Golfe et de la Méditerranée orientale les inquiétait depuis des années. Depuis toujours devrait-on dire. Mais l'intervention militaire directe ne les enchantait guère d'autant que les frontières de l'URSS étaient proches et que celle-ci pouvait tirer avantage d'un bourbier où les USA se seraient engagés. Ils préféraient éviter toute intervention, surtout après les épisodes malheureux au Liban dont nous avons parlé plus haut ou de leurs malencontreuses tentatives de libérer leurs otages retenus dans l'ambassade américaine de Téhéran après la révolution iranienne.

Le 14 juillet 1958, l'Irak avait commencé à être leur bête noire lorsqu'une révolution nationaliste et pro-Nassérienne renversa le régime en place.

Et pendant les premières années de l'actuelle décennie, c'était surtout la chute du Shah d'Iran et le régime de Khomeiny qui était l'objet de leurs inquiétudes. Et il était à craindre, depuis précisément la chute du régime du Shah en Iran, que leur domination sur cette région vitale du monde, leur contrôle des ressources pétrolières du Golfe ne pourraient pas forcément reposer toujours sur les dictatures régionales en place, ni sur l'une d'entre elles, ni sur le savant jeu d'équilibre militaire entre puissances rivales auxquelles les États-Unis à la suite de la Grande-Bretagne, jouaient depuis des années.

La marine des USA est d'ailleurs intervenue dans le Golfe, mais aux côtés de l'Irak, lors de la guerre qui l'opposait à l'Iran.

Après le départ définitif des dernières troupes britanniques encore présentes dans la région, en 1971, les États-Unis avaient compté sur le régime du Shah d'Iran pour être le pilier du maintien de leur ordre dans la région. Les États-Unis avaient fait le choix de surarmer l'Iran. Mais la dictature qui leur semblait la plus fiable, celle qu'ils avaient eux-mêmes contribué à mettre en place, dont ils avaient équipé entièrement l'armée, formé les officiers, s'est effondrée de la plus lamentable façon sous les coups de boutoirs d'une révolte sociale et la chute du régime du Shah a laissé tomber les armes en d'autres mains. C'est dire qu'ils ont vu d'un bon oeil la guerre déclenchée par l'Irak contre l'Iran.

Mais cela ne pouvait suffire à garantir l'ordre dans toute cette région. Car les régimes qui se sont mis en place sans eux, contre eux, ou malgré eux, dans ces pays du Tiers Monde qui ont quelques ressources propres, et en particulier dans les pays pétroliers, ne sont pas que des fantoches. Ces régimes, comme ceux de l'Irak, la Syrie ou l'Iran, ont leurs propres intérêts, et une certaine capacité à mener leur propre politique.

Alors tout en s'efforçant de faire faire leur police par des vassaux, les États-Unis pendant tout ce temps, « traumatisme vietnamien » ou pas, ont toujours gardé à l'esprit le fait qu'ils pouvaient se trouver contraints d'intervenir eux-mêmes s'ils voulaient conserver des intérêts vitaux pour eux au cas où ces vassaux manqueraient ou ne seraient pas de taille, ou bien qu'ils devraient se trouver acculés à une nouvelle retraite sans combattre. C'est la situation où ils se sont retrouvés l'été dernier dans le Golfe. Ni l'Iran, ni la Syrie, ni a fortiori l'Arabie Séoudite ou un autre régime arabe n'était capable ni désireux de mettre Saddam Hussein à la raison. C'est pour cela que les États-Unis ont dû faire le travail eux-mêmes mais sans pouvoir réagir aussi instantanément et aussi brutalement qu'ils auraient pu le souhaiter. Car ils ne se sentirent pas les mains entièrement libres et leurs craintes étaient grandes. Ils ont pris toutes leurs précautions pendant six mois pour vérifier que cela ne déclencherait aucune réaction ni dans leur opinion publique ni dans les pays arabes dont les régimes les soutenaient.

Puis en intervenant massivement par leur aviation avant d'engager leurs troupes. Il faut dire que c'était face à un régime finalement beaucoup moins solide qu'on le présentait.

Que sera la prochaine ?

Quand on récapitule ainsi les interventions ouvertes, ou plus discrètes, de l'impérialisme américain dans le monde depuis la seconde guerre mondiale, on voit que la récente guerre du Golfe, y compris avec les hésitations de l'été et de l'automne 1990 sur l'intervention militaire contre l'Irak, s'intègre dans une certaine continuité : celle qui consiste à essayer d'intervenir par la diplomatie du dollar et la CIA d'abord, par alliés interposés ensuite, et si cela s'avère impossible, renoncer lorsque l'adversaire est trop puissant, et si intervention directe il peut y avoir, essayer de limiter au minimum l'engagement terrestre, en tablant d'abord sur la puissance de la marine et de l'aviation US.

Et l'alternance d'interventions musclées et de périodes pendant lesquelles la politique des USA paraît plus tolérante, voire passive, n'a rien de paradoxal.

En dernière analyse, « l'État, c'est des bandes armées », comme écrivait Engels. De la même façon, on peut se faire une idée de la puissance coercitive de l'impérialisme américain, en réduisant cette puissance à la carte de ses bases aéronavales dans le monde ou à celle des effectifs de ses conseillers militaires auprès de gouvernements « amis ».

Mais pas plus que les bandes armées des États bourgeois en période de prospérité n'entretiennent un climat de guerre civile permanente, les forces militaires américaines réparties dans le monde ne déclenchent des guerres à tout bout de champ.

Dans les pays capitalistes industrialisés, l'ordre social n'est pas maintenu par des rafles policières systématiques ou en tirant sur les ouvriers à la moindre grève. Les États bourgeois des pays riches ont eu le temps de se perfectionner et disposent de multiples moyens de coercition invisibles, d'innombrables tentacules dans le domaine économique, social, éducatif, culturel et représentatif. On appelle cela la démocratie ou comme on dit aujourd'hui l'« État de droit ». Cela signifie que ces États riches disposent d'innombrables moyens de corruption légaux et honorables au travers des bureaucraties syndicales et politiques, de la vie municipale, des institutions sociales et humanitaires, sans même parler des moyens illégaux mais tolérés... Autant d'institutions à double face, à double fonction, qui donnent à l'État l'apparence d'un arbitre et non d'un appareil coercitif, et qui font que les irruptions de la violence étatique à visage découvert restent relativement rares, du moins dans nos pays riches.

Eh bien, il en est un peu de même, pour les moyens coercitifs de l'hégémonie américaine. Il lui faut de temps en temps faire l'éclatante démonstration de sa force, mais cela ne lui est pas systématiquement nécessaire. Et quand elle s'y résout, c'est toujours avec prudence et beaucoup de circonspection lorsque l'ennemi est à craindre ou que ses réactions peuvent avoir des conséquences.

Le gendarme américain n'est pas seulement fort de ses bases militaires et de ses agents de la CIA (qui au demeurant, ont toujours eu un faible en guise de couverture, pour les soi-disant missions économiques et humanitaires). Car la force et la richesse de l'immense appareil d'État américain, qui a pour assise l'économie développée de tout un continent peuplé de 250 millions d'habitants et l'exploitation économique de centaines de millions d'autres encore, c'est de pouvoir étendre ses ramifications militaires, mais aussi et surtout politiques, bureaucratiques et accessoirement humanitaires, un peu partout dans le monde. Le joug qu'impose la démocratie américaine au monde est multiforme.

Quoi qu'il en soit, l'impérialisme américain peut sembler aujourd'hui plus puissant que jamais.

L'URSS, que les États-Unis ont depuis cinquante ans présentée comme la principale menace pour leur hégémonie et pour la sécurité de tout le monde capitaliste, est en train de rendre les armes. Non seulement les fameux « dominos », au nom desquels on a déversé tant de tonnes de bombes, fait tant de morts, ne sont finalement pas tombés. Mais c'est le camp d'en-face qui a abandonné la table de jeu.

Les pays d'Europe de l'Est dont les États-Unis avaient dû concéder le contrôle à l'URSS au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale leur sont tombés soudain dans les mains. Par désengagement de l'URSS.

Comme avec la disparition des anciens empires coloniaux, l'accès à la quasi totalité des matières premières et du marché mondial, leur était tombé dans les mains en quelques années, après 1945, par forfait des vieilles puissances colonisatrices.

Et, avec la fin de la guerre froide, bien des conflits locaux, qui étaient parfois des épines dans le pied de l'impérialisme dominant, se sont réglés ou semblent en bonne voie de l'être, ou encore ont perdu toute importance ; de l'Amérique centrale avec notamment la chute du régime sandiniste au Nicaragua, à l'Asie du Sud-Est avec le retrait vietnamien du Cambodge, en passant par l'Afrique avec le retrait des troupes cubaines d'Angola et le Moyen-Orient avec le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan.

Le règlement de tous ces conflits apparaît à l'avantage de Washington. Et Bush peut maintenant parler d'imposer et de faire respecter un remake de « nouvel ordre mondial », en se prévalant, pour ce faire, de l'appui et de la collaboration, en position subordonnée, de l'URSS.

La conclusion de la guerre du Golfe semble venir là comme une illustration parfaite de la nouvelle donne mondiale.

Saddam Hussein, le trouble-fête, celui qui a tenté de brouiller un peu les cartes en dérangeant le tracé d'une frontière, a été remis à sa place, rapidement, proprement, à un prix énorme pour son propre peuple, et pratiquement sans dommage pour la puissance impérialiste.

Et, en passant, les États-Unis semblent aussi avoir remis les autres puissances impérialistes à leur place, subordonnée elle aussi. Que ce soit la France ou la Grande-Bretagne, invitées à fournir une force supplétive qui n'a fait qu'illustrer leurs rapports avec les États-Unis. Ou que ce soit l'Allemagne ou le Japon, qui ont certes évité de s'engager dans la guerre, mais en faisant la preuve ainsi de leur faible poids militaire, et qui ont dû quand même régler la note des frais engagés par les États-Unis.

Si cette guerre du Golfe fut une guerre pour le pétrole (en plus d'une guerre pour la « crédibilité américaine » ) ce n'est pas seulement parce que le Golfe assurerait, paraît-il, une part prépondérante du ravitaillement des États-Unis. Le pétrole de la région va sans doute autant au Japon ou à l'Europe qu'à l'Amérique. Mais justement le contrôle américain du marché pétrolier et de ses prix, que la guerre a encore renforcé, est une des clés du pouvoir des États-Unis sur leurs alliés et néanmoins rivaux.

Oui, l'hégémonie des États-Unis semble bien, aujourd'hui, plus assurée que jamais.

Pourtant c'est plus qu'un paradoxe que ce soit au moment où cette hégémonie semble si totale, et où la guerre froide s'est terminée à leur grand avantage, que les États-Unis n'aient pu trouver de vassaux pour faire le travail à leur place, qu'ils aient dû y employer leur propre armée, et qu'ils aient dû mener une vraie guerre chaude de grande ampleur.

Ces contradictions apparentes sont le reflet de contradictions plus profondes, cachées peut-être aujourd'hui, mais pourtant bien réelles, derrière l'apparente domination sans partage des maîtres du « nouvel ordre mondial ».

L'impérialisme en général, et les États-Unis en particulier, ne peuvent contrôler le monde, dominer ses richesses, qu'en maintenant l'immense majorité des peuples de la planète dans la misère. Il leur faut assurer le libre jeu de l'échange inégal, maintenir le bas prix des matières premières qui, ces dix dernières années, a ruiné l'Afrique et l'Amérique latine, et aussi ces pays qui comme l'Algérie, l'Irak, l'Iran, le Nigéria, le Venezuela, avaient bénéficié d'un développement superficiel, grâce à la rente du pétrole. Par huissiers du FMI interposés, les banques et les trusts passent à la caisse. Certes, les États-Unis tentent de jouer sur l'intégration des élites bourgeoises locales. Là où Kennedy comptait sur les colonels modernisateurs, Bush flatte la petite bourgeoisie qui aspire au mode de vie occidental. Mais cela ne fait toujours, comme par le passé, qu'approfondir les différences sociales. Le décalage grandit non seulement entre les pays impérialistes et les autres, mais aussi chez ces derniers, y compris quand ils connaissent un petit développement, entre une petite minorité de riches et l'immense majorité des pauvres.

Les grandes puissances pleurnichent maintenant à propos de la prolifération des armements qui mettraient en danger la sécurité du monde. Mais c'est justement pour tenir l'immense majorité des pauvres que ces puissances ont armé, elles-mêmes, ces puissances secondaires.

C'est donc bien l'impérialisme qui a préparé les deux sortes de déboires auxquels il s'expose : le cas de l'Iran ou celui de l'Irak, Khomeiny ou Saddam Hussein. Dans le premier cas, le dictateur est renversé et sa force militaire, armée et entraînée par les Occidentaux, passe au service d'un régime hostile et imprévisible. Dans le second, c'est le dictateur lui-même qui se met à jouer un jeu propre grâce à l'armée qu'on lui a bâtie.

Et de ce point de vue l'effacement actuel du deuxième super-Grand, l'URSS, n'a pas que des avantages pour l'impérialisme. Certes les régimes nationalistes ne peuvent plus guère chercher du côté de l'URSS l'appui, combien limité, qui leur permettait de résister un peu aux États-Unis.

Mais d'un autre côté ces régimes nationalistes peuvent espérer que, puisque le problème de contenir l'influence de l'URSS ne se pose plus à l'impérialisme, celui-ci leur laissera une certaine marge de manoeuvre dans leur région. C'est sans doute le calcul que fit Saddam Hussein. Mal lui en a pris. Mais d'autres, estimant être dans une position différente, peuvent le faire à leur tour. Le « nouvel ordre mondial » de Bush peut encore être bousculé par d'autres Saddam Hussein à l'avenir.

Enfin et surtout, ce qu'on oublie de dire c'est que ce qui a fait la différence fondamentale entre la fuite de Saïgon et le retour à Koweit-City, ce n'est ni le matériel militaire plus sophistiqué, ni les plans géniaux du CENTCOM, ni même la touchante unanimité américano-soviétique. Ce qui a fait la différence c'est que ce n'était pas la même guerre.

La défaite sans combat de l'armée irakienne et les révoltes qui ont suivi ont montré que, dans le Golfe, l'impérialisme n'avait pas affaire à tout un peuple, mais à un dictateur du Tiers-Monde, qui avait déjà épuisé son peuple dans une guerre de neuf ans où il l'avait entraîné, en partie au moins, pour postuler au poste de gendarme de la région au service des États-Unis.

Mais la révolte de tout un peuple, de tous les peuples même de la région, les États-Unis la craignaient. La preuve en est que, pour gagner cette guerre-là, Bush a pris la précaution de ne la mener qu'après des mois d'attente, pendant un mois, et presque uniquement du haut du ciel.

Et aujourd'hui, ils sont eux-mêmes aussi inquiets que leur vaincu, Saddam Hussein, devant la révolte d'une partie des peuples d'Irak. Au point qu'à peine avaient-ils défait Saddam Hussein, ils l'ont utilisé, en lui laissant une partie de son armée, pour écraser cette révolte.

Car fondamentalement, même au moment où leur domination semble écrasante, les États-Unis eux-mêmes craignent toujours la révolte des peuples opprimés et des pauvres du monde.

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