Les Partis Communistes occidentaux25/04/19861986Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/1986/04/17.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Les Partis Communistes occidentaux

Pendant les trois ans que le Parti Communiste a passés au gouvernement, il s'est efforcé de démontrer à la bourgeoisie qu'il était un parti responsable, que ses ministres étaient aussi capables de mener la politique de la bourgeoisie que n'importe quel ministre de n'importe quel parti bourgeois, même lorsque c'était une politique d'austérité ouvertement anti-ouvrière.

Et pourtant, personne ne parierait aujourd'hui sur les chances du Parti Communiste d'avoir des ministres dans un avenir prévisible, et surtout pas ses dirigeants.

Pour les politiciens de la droite, comme pour ceux de l'ex-allié socialiste, le Parti Communiste est décidément un parti inassimilable, un vestige du passé égaré dans la vie politique moderne, condamné à disparaître, en même temps d'ailleurs que l'idée même du communisme et de la lutte de classe.

Un quelconque Parti Radical, doublement groupusculaire parce qu'il en existe deux, sans audience et sans militants, peut espérer avec sérénité que tant qu'il gardera deux adhérents, l'un des deux au moins sera ministre. Le PSU lui-même a réussi à avoir une ministre. Mais pour le Parti Communiste qui a tout de même une tout autre existence, avoir des ministres est une chose rarissime. Les rares fois où le Parti Communiste en a eu, ses ministres n'ont pourtant pas plus menacé l'ordre bourgeois et ses institutions que les ministres du Parti Radical.

La stratégie politique que Marchais a donnée au Parti Communiste a-t-elle été particulièrement malhabile, parce qu'il n'aurait rompu ni assez vite, ni assez tôt, avec le peu qui reste au Parti Communiste de son passé communiste ? Pourtant, le très « habile » Santiago Carrillo, qui a réussi à faire parcourir au Parti Communiste espagnol en deux ans plus de chemin sur la voie de la social-démocratisation ouvertement proclamée que le Parti Communiste français en deux décennies, n'a pas mieux réussi l'intégration de son parti dans la vie politique espagnole que Marchais celle du sien dans la vie politique française. En Espagne, le Parti Socialiste recueille onze fois plus de voix que les Partis Communistes. Il dirige le gouvernement, et son chef, Felipe Gonzales, ne songe pas à offrir ne serait-ce qu'un seul strapontin ministériel à la fraction la plus « eurocommuniste » de ce Parti Communiste espagnol aujourd'hui éclaté en trois morceaux.

Est-ce alors que, manque de chance pour le Parti Communiste français et pour le Parti Communiste espagnol, ceux-ci ont trouvé sur leur chemin des dirigeants socialistes aussi retors que Mitterrand pour l'un, Gonzales pour l'autre, et que le Parti Socialiste dans ces deux pays, en se développant, leur a pris la place à laquelle ils aspiraient ?

Pourtant, l'Italie n'a pas trouvé, ou pas encore, son Mitterrand ou son Gonzales. Le Parti Socialiste y est, même sur le plan électoral, loin derrière le Parti Communiste italien. Celui-ci est cité par beaucoup en exemple. C'est de loin le plus important parti communiste dans un pays industriel, le plus ouvertement réformiste aussi. Il a dit sur tous les tons qu'il était prêt à participer à n'importe quel gouvernement, avec n'importe qui, et en en payant le prix. Mais il en est toujours à faire tapisserie dans l'antichambre des gouvernements qui se succèdent...

Nous parlerons ici de ce qu'a été l'évolution et de ce que peuvent être les perspectives de tous ces partis qui ont en commun de continuer à se référer explicitement ou implicitement au communisme, mais qui ont cessé d'être communistes et révolutionnaires prolétariens depuis plus d'un demi-siècle, sous l'influence de la bureaucratie soviétique et de son dirigeant d'alors, Staline.

Nous ne parlerons pas de ceux des partis staliniens qui sont restés de petits groupes, sans implantation dans aucune couche de la société de leur pays. Certains continuent à se revendiquer, qui de Moscou, qui, pour changer, de Pékin ou de Tirana. D'autres ne se reconnaissent plus dans aucun des régimes qui prétendent incarner le communisme, tout en demeurant staliniens. Leurs choix, leurs perspectives échappent en général à toute analyse.

Nous ne parlerons pas non plus des partis staliniens qui ont réussi à devenir des partis de masse dans certains pays pauvres, à gagner une véritable base sociale, mais jamais dans la classe ouvrière, et dont certains ont même réussi à conquérir et à monopoliser le pouvoir d'État. Pas plus que nous ne parlerons d'ailleurs de ceux qui ont accédé au pouvoir grâce au soutien militaire de la bureaucratie russe.

Notre propos se limite dans cette brochure à ceux des partis staliniens des pays industriels qui ont une réelle base sociale et dont la base sociale est, en partie au moins, la classe ouvrière.

Il serait évidemment impossible de retracer ici et dans le même temps l'évolution du Parti Communiste français, des Partis Communistes italien, portugais et espagnol, ou encore de ceux de certains pays nordiques.

Mais au-delà de la diversité des situations, l'évolution de tous ces partis staliniens présente des traits similaires. Ils ont tous un point commun : nulle part, la bourgeoisie ne les considère comme des partis tout à fait comme les autres, et cela malgré une politique conservatrice, nationaliste, restant entièrement sur le terrain de la société bourgeoise et de ses institutions ; malgré le fait que certains d'entre eux ont démontré, dans des périodes d'agitation sociale ou d'instabilité, voire dans la violence d'une guerre civile, qu'ils étaient capables de se mettre, corps et âme, au service de l'ordre bourgeois.

Si la bourgeoisie admet aujourd'hui dans toutes les démocraties impérialistes que le Parti Communiste puisse occuper des postes et des positions dans les appareils syndicaux, dans divers organismes économiques, et aux échelons subalternes de l'État bourgeois, dans les municipalités, dans les régions, au Parlement, elle leur refuse partout la possibilité de participer avec des possibilités égales aux autres à la direction politique de ses affaires.

Cela fait très exactement un demi-siècle que, en leur imposant la politique dite de Front Populaire, variante de l'époque de « L'Union de la Gauche », Staline a, pour reprendre l'expression de Trotsky « réconcilié les Partis Communistes des » démocraties« impérialistes avec leur bourgeoisie« .

Eh bien, un demi siècle après, les différentes bourgeoisies concernées prennent les services que leur Parti Communiste leur offre. Mais elles, elles ne se sont toujours pas réconciliées avec les Partis Communistes, du moins pas autant que les Partis Communistes le souhaiteraient.

Au-delà de leur politique, les Partis Communistes restent marqués par leurs origines ; aussi bien dans leurs relations avec la bourgeoisie que dans leurs relations avec la classe ouvrière.

De l'Internationale Communiste à l'Internationale stalinienne

C'est en mars 1919 à Moscou que le premier Congrès d'une nouvelle Internationale des travailleurs dressa le drapeau de la révolution prolétarienne, dans un monde qui sortait tout juste des quatre années de cauchemar de la guerre mondiale. Ceux qui dressaient ce drapeau étaient les représentants les plus prestigieux des ouvriers et des paysans qui venaient de conquérir le pouvoir dans l'ex-Russie des tsars.

L'impact de la Révolution Russe fut considérable à travers le monde entier. Pour la première fois, des exploités et des déshérités ne s'étaient pas sacrifiés dans une révolte sans lendemain. Ils avaient vaincu et conquis le pouvoir d'État pour leur propre compte.

Qui plus est, ils se montraient à la hauteur de leur défi, en tenant bon face à la réaction impérialiste.

Aussi, lorsque les chefs révolutionnaires qui avaient su mener à la victoire le combat des ouvriers et des paysans russes, Lénine, Trotsky, appelèrent les militants du mouvement ouvrier des autres pays à suivre leur exemple, ils furent entendus. En rupture avec les illusions réformistes qui venaient d'entraîner dans la mort des millions d'hommes, en rupture avec les directions faillies du mouvement socialiste réformiste qui, aux prolétaires du monde entier n'avaient su que dire : « Entretuez-vous ! », des Partis Communistes se créèrent partout en Europe, de la Norvège à la Grèce, de la Grande-Bretagne à la Hongrie.

Dès les débuts, leur destin se trouva donc lié à celui de la révolution en URSS.

Ce n'était pas des partis révolutionnaires. Mais du moins ils affirmaient leur intention de le devenir. La trempe et l'expérience exceptionnelles des Bolcheviks étaient là pour les aider sur cette voie.

La vague révolutionnaire de l'après-guerre en Europe fit surgir dans les rangs de la classe ouvrière des dizaines de milliers de militants courageux, qui furent à l'origine d'une tradition communiste au sein du mouvement ouvrier. Celle-ci s'est perpétuée longtemps, d'une façon déformée, jusqu'à aujourd'hui.

Mais la vague révolutionnaire se termina avant que la classe ouvrière des différents pays d'Europe touchés ait eu le temps de sélectionner, de former, de tremper dans les luttes des directions révolutionnaires à la hauteur des circonstances. Elle ne déboucha nulle part ailleurs qu'en Russie sur une prise du pouvoir durable par le prolétariat. Et cette période fut suivie par une période de recul du mouvement ouvrier où il devenait plus difficile et plus lent de sélectionner et tester dans le feu de l'action des directions véritablement révolutionnaires.

Le reflux de la révolution mondiale allait se traduire simultanément par le reflux de la mobilisation révolutionnaire en URSS même. Le parti russe lui-même et, avec lui, l'État des soviets, allaient être parasités de plus en plus gravement par une bureaucratie conservatrice, qui parvint finalement après la mort de Lénine en janvier 1924 à prendre en mains tous les leviers de commande.

La dépendance des Partis Communistes à l'égard de l'URSS se retourna contre les aspirations révolutionnaires qui avaient présidé à leur fondation. Les nouveaux dirigeants de l'URSS, les bureaucrates staliniens qui s'étaient emparés de l'appareil du Parti et de l'État, n'aspiraient qu'à une chose : consolider leurs positions, maintenir leur pouvoir.

Dans l'Internationale Communiste, les usurpateurs staliniens ne virent plus le centre mondial de la révolution, mais un instrument à utiliser au service de leurs propres intérêts.

Pour cela, il leur fallut reprendre en mains des Partis Communistes souvent en pleine confusion mais qui restaient bien vivants. Ils se servirent de l'autorité reconnue de Moscou. La sélection et la formation des cadres ne se fit plus du tout dans l'optique d'en faire des dirigeants révolutionnaires, capables dans les conditions concrètes de leur pays d'orienter le prolétariat vers la prise du pouvoir. Elle se fit en fonction d'un autre critère : l'obéissance aux ordres d'une bureaucratie dont les intérêts s'opposèrent de plus en plus ouvertement aux intérêts de la classe ouvrière, partout dans le monde.

Les militants et les cadres qui refusèrent de s'incliner furent les uns après les autres éliminés : ceux qui entendaient continuer le combat révolutionnaire, comme ceux qui faisaient simplement preuve d'indépendance d'esprit et de caractère.

L'Internationale Communiste sous Staline ne mérita plus désormais ce titre. Elle devint un vaste appareil monolithique qui donnait ses ordres, dictait la politique à suivre d'en haut et où la ligne générale devait s'imposer à tous uniformément.

Les différents Partis Communistes connurent toutes sortes d'errements, des batailles de fractions, des vagues d'exclusions, souvent la démoralisation, dans un contexte politique marqué par des défaites du prolétariat.

La politique dictée par Staline dans la période de 1929-1934 n'arrangea rien. Ce fut une politique sectaire et parfois aventuriste. Elle aboutit en Allemagne à la politique catastrophique qui consista à combattre les ouvriers socialistes, physiquement au besoin, à l'heure où la peste brune devenait de plus en plus menaçante, à l'heure où Hitler allait s'assurer du pouvoir sans coup férir.

La politique criminelle de Staline eut des conséquences tragiques pour le monde entier, Le Parti Communiste d'Allemagne, pour sa part, ne s'en est jamais remis.

Mais tous les Partis Communistes sortirent de cette période affaiblis, isolés, en petits partis encore capables souvent d'attirer à eux un certain nombre d'ouvriers parmi les plus combatifs et les plus courageux, mais avec des appareils et des directions complètement subordonnés à la bureaucratie soviétique.

1934-1936 : le tournant vers les « Fronts Populaires »

L'étape suivante, ce fut le grand tournant des années 1934-1936. Hitler était arrivé au pouvoir et la marche vers la nouvelle guerre mondiale était commencée. Staline vit alors dans les démocraties parlementaires occidentales des alliées possibles ; il prit un virage à 180 degrés et leur proposa son alliance. Il imposa aux Partis Communistes de ces pays de prendre le même virage, de se réconcilier chacun avec sa propre bourgeoisie et de s'aligner derrière des forces politiques bourgeoises favorables à l'alliance avec l'URSS.

La politique des Fronts Populaires, qui concrétisait ce tournant, fut imposée à tous les Partis Communistes, même là où elle n'était pas possible.

Le pire sans doute, c'est que cette réconciliation spectaculaire des partis staliniens avec leur bourgeoisie nationale intervint justement lorsque le long recul du mouvement ouvrier prenait fin, au moins en France et en Espagne.

En effet, les années qui suivirent la crise économique mondiale de 1929 virent une remontée de la combativité de la classe ouvrière. Elle aurait pu être l'occasion pour une direction communiste révolutionnaire de s'appuyer sur cette classe ouvrière qui rentrait en lutte, de rouvrir la perspective de la révolution sociale, de renouer en somme avec la période pas si lointaine des années révolutionnaires de la fin de la guerre, mais elle fut au contraire l'occasion pour les partis prostitués par Staline de se développer, de devenir dans certains cas des partis de masse, sur la base d'une politique visant ouvertement à consolider les démocraties impérialistes.

Pour la première fois en 1936, le Parti Communiste français fit partie de la majorité gouvernementale d'un gouvernement bourgeois. Il est vrai qu'il n'eut pas de ministre. Eh bien, il pratiqua le ministérialisme sans ministre !

En France, lors de la vague de grèves de juin 1936, le Parti Communiste français dit aux ouvriers qu'il fallait « savoir terminer une grève », et couvrit d'injures ceux qui prônaient une politique indépendante pour la classe ouvrière. En Espagne, il leur mena la guerre, en liquidant physiquement les révolutionnaires et même tous ceux qui critiquaient sur sa gauche le gouvernement républicain bourgeois.

C'est sur la base de cette politique franchement conservatrice que les Partis Communistes français et espagnol acquirent, chacun à sa façon, une base populaire.

La période des Fronts Populaires créa toutes les conditions qui devaient déterminer l'évolution ultérieure des Partis Communistes.

Les charmes du pouvoir bourgeois, ou même seulement de l'ombre de ce pouvoir, firent apparaître des intérêts qui n'étaient plus tout à fait ceux de Staline. Des tendances à s'émanciper, à se rendre plus indépendants de Moscou, germaient. Elles allaient se développer au sein de ces Partis Communistes, non dans la perspective de renouer si peu que ce soit avec les origines révolutionnaires du mouvement communiste, mais bien au contraire dans l'espoir de s'intégrer dans le fonctionnement politique des démocraties impérialistes et d'y jouer un petit rôle... dans la mesure où la bourgeoisie voudrait bien d'eux.

Des années dures de la guerre aux années fastes de la « Libération »

Lors de la signature du pacte germano-soviétique, le 23 août 1939, l'expérience des Fronts Populaires avait déjà vécu.

Le Kremlin avait agi dans le plus grand secret et avec un mépris total des directions des différents Partis Communistes européens, et surtout des milliers de militants engagés depuis 1934 dans une politique de rapprochement avec les socialistes.

Les Partis Communistes européens furent pris à revers, dans une période particulièrement dramatique de leur histoire, en pleine marche à la guerre. Et pourtant, pas un seul ne protesta, même là où ils avaient encore la liberté de s'exprimer.

Cette période particulièrement difficile allait durer deux ans, jusqu'au 22 juin 1941, jour où l'armée allemande pénétra en Union Soviétique. Après cette date, de fait et sans l'avoir voulu, la Russie soviétique se retrouvait dans le camp dit des démocraties. Pour les Partis Communistes européens, une nouvelle période s'ouvrait. A nouveau, pour nombre d'entre eux, la défense des intérêts de l'URSS coïncidait avec celle des intérêts nationaux de leurs bourgeoisies respectives. D'ailleurs le nouveau mot d'ordre adopté par tous les Partis Communistes européens fut celui de l'union nationale de toutes les forces antifascistes.

Cette union nationale prônée par les Partis Communistes fut longtemps une politique plus qu'une réalité. A Londres, où les gouvernements bourgeois en exil et les majestés dépossédées attendaient qu'on veuille bien leur rendre leur trône, il y avait bien des accords et des compromis, mais il fallut attendre encore longtemps les premières démarches des alliés en direction de l'Union Soviétique et la préparation des rencontres internationales pour que les communistes soient, ne serait-ce qu'admis à discuter.

Pourtant sur le terrain, dans cette Europe occupée par l'armée allemande, ce furent principalement les Partis Communistes qui organisèrent la résistance de l'intérieur. Ils le firent au nom de la politique d'« union nationale« , c'est-à-dire derrière les politiciens bourgeois qui, dans leurs pays, avaient choisi le camp allié, comme De Gaulle en France.

En Yougoslavie et en Grèce, les armées communistes comptèrent des dizaines, voire à certains moments des centaines de milliers de combattants. Elles réussirent à fixer des divisions allemandes entières dans une guerre féroce.

Dans les pays industriels d'Europe occidentale, comme en France, là ou c'était dans la classe ouvrière que les Partis Communistes étaient implantés ou étaient susceptibles de se développer, la Résistance n'eut ni ce caractère massif, ni cette efficacité militaire. Cependant, pour le Parti Communiste français, ce fut l'occasion de se retrouver côte à côte avec toutes les forces politiques bourgeoises, même les plus réactionnaires, pour peu qu'elles fussent pro-alliées, et de mener avec elles la même politique.

Il faut dire que dès 1943, en signe de bonne volonté, le Kremlin avait officiellement dissous l'Internationale Communiste. Ce geste avait surtout une valeur symbolique, mais il était destiné à montrer aux Alliés que l'Union Soviétique jouerait tout son rôle dans les tâches du maintien de l'ordre à la fin de la guerre, qu'elle n'avait nulle intention de déstabiliser les régimes qui se mettraient en place et qu'il n'y aurait aucune tentative révolutionnaire. Et pourtant les dirigeants alliés étaient inquiets. Ils ne savaient pas encore comment les choses tourneraient, quelles étaient réellement les intentions de Staline ; ils se demandaient quel contrôle Staline exercerait réellement sur les différents Partis Communistes.

De tous les Partis Communistes d'Europe du Sud, c'est au parti italien qu'échut en premier de faire la preuve de sa docilité aux nouvelles directives du Kremlin et de son efficacité en tant que défenseur de l'ordre établi.

Car l'Italie, après le débarquement anglo-américain en Sicile en juillet 1943, devint un théâtre d'opérations militaires. La bourgeoisie italienne se pressa de quitter le camp des futurs vaincus. Elle démit Mussolini, le remplaça par un de ses généraux, le maréchal Badoglio, et passa du côté des Alliés. Mais elle n'avait guère les moyens de gouverner le pays et de faire face à la situation.

Devant la débâcle des armées italiennes, les armées allemandes traversèrent l'Italie pour faire barrage aux troupes alliées. Ce fut une période de grande confusion politique, d'âpres batailles militaires, où le nouveau gouvernement italien ne gouvernait réellement nulle part, où les Allemands avaient imposé une République dirigée par Mussolini dans une partie du territoire qu'ils administraient en fait eux-mêmes, alors qu'en face les Américains en faisaient autant de leur côté.

Ce fut aussi une période d'effervescence. Il y eut des grèves dans les usines, des groupes de partisans se formèrent dans les montagnes, le plus souvent à l'initiative des militants communistes.

Il faut dire que le Parti Communiste était alors le seul parti ayant réussi à maintenir une activité militante - même réduite - dans le pays durant les années du fascisme, le seul ayant conservé malgré la dictature une présence dans les grandes entreprises du pays, parmi la population laborieuse.

Cette présence est renforcée par l'amnistie déclarée par Badoglio pour tous les prisonniers politiques et les déportés. Elle libère des centaines de militants et de cadres qui, durant toutes les années du fascisme, sont restés relativement coupés de l'Internationale Communiste, n'ont été ni formés, ni pliés à la politique stalinienne comme ont pu l'être les dirigeants et les militants qui étaient en exil en URSS ou même en France.

La dénonciation du régime Badoglio et l'appel à la lutte contre les capitalistes sont souvent au centre de la propagande menée par les groupes communistes lorsqu'ils se reconstituent dans les grandes villes. Mais ils comprendront vite leur méprise.

En avril 1944, c'est le « Tournant de Salerne ». Togliatti, de retour d'URSS déclare aux dirigeants communistes médusés que le Parti doit taire ses critiques au gouvernement Badoglio, que l'URSS vient de reconnaître, et qu'il doit même le soutenir directement.

Quelques jours plus tard, le Parti Communiste italien entre en effet au gouvernement. Et quand vient la fin de la guerre, Togliatti est nommé vice-président, avant de devenir ministre de la justice.

Voilà donc le Parti Communiste italien parti de gouvernement. Il compte dès 1944 environ 500 000 membres. La participation à la gestion des affaires de la bourgeoisie va lui permettre de trouver à tous les échelons de l'appareil gouvernemental et administratif italien des postes, des places, des fonctions à occuper. La gestion des municipalités, le renouveau du mouvement syndical, lui permettent de multiplier et d'étendre ses liens avec la classe ouvrière. En 1947, le Parti Communiste italien compte 2 millions d'adhérents et une sympathie populaire évidente. Il est l'un des grands partis de l'échiquier politique italien, il a gagné une influence électorale comparable à celle des socialistes. C'est un parti réformiste, responsable, gestionnaire comme le Parti Communiste français et tous les deux ont tout pour continuer leur brillante carrière au service de la bourgeoisie... tout, sauf qu'ils s'appellent « Partis Communistes » et qu'ils ont conservé tous leurs liens avec Moscou.

La période de la « guerre froide »

En 1947, ce fut le début de ce qu'on appela « la guerre froide » ; l'impérialisme américain mit un veto impératif à la participation de ministres communistes au gouvernement des pays du système d'alliance occidental. L'URSS exigea de son côté des Partis Communistes qu'ils passent dans l'opposition ; elle fut d'autant plus suivie que la bourgeoisie ne leur laissait pas le choix. D'un bout de l'Europe à l'autre, les Partis Communistes durent quitter le gouvernement, quels que fussent leur degré de servilité, leurs protestations de bonne foi. Les occasions, les prétextes furent variés, les circonstances purent paraître différentes, mais partout en moins de deux mois, d'avril à mai 1947, les ministres communistes durent faire leurs paquets et s'installer bon gré mal gré dans l'opposition.

En France, cela se déroula sur un fond de grèves et de mouvements sociaux. La grève Renault d'avril-mai 1947 que les staliniens ne purent enrayer les obligea à choisir entre le soutien au mouvement et la solidarité gouvernementale. Par crainte d'être débordés sur leur gauche, la mort dans l'âme, les ministres communistes choisirent de soutenir la grève.

Ce fut le prétexte sur lequel se jeta le gouvernement pour exiger leur départ. En dépit des services rendus à la bourgeoisie, en dépit de leurs efforts même pour contrôler la grève, les staliniens durent plier bagages, congédiés comme des larbins.

Il en fut de même en Italie et en Belgique où la bourgeoisie claqua la porte sur les doigts des ministres communistes. Cela se fit jusque dans le gouvernement fantôme de la République espagnole en exil ! Et tandis que Togliatti et Thorez se faisaient rappeler à l'ordre à Moscou pour avoir déployé trop de zèle dans leur politique d'union nationale, se déchaîna en Europe une violente campagne anticommuniste qu'allait exacerber encore quelques mois plus tard, en février 1948, le « coup de Prague »

Les Partis Communistes se retrouvaient donc dans l'opposition, dans ces années où se mettaient en place les institutions militaires qui lient encore les États, l'OTAN et le pacte de Varsovie : les Partis Communistes bien sûr allaient être les pourfendeurs, verbaux, du plan Marshall, de l'alliance atlantique, de l'impérialisme américain et du Coca-Cola.

Ce sont à nouveau pour les Partis Communistes des années d'isolement. Rien de comparable cependant avec les années noires du début de la guerre - les Partis Communistes sont exclus des postes gouvernementaux mais ils ne sont pas à contre-courant des sentiments et des réactions de la classe ouvrière. En France, le mécontentement accumulé s'engouffre dans la brèche ouverte par la grève Renault. Le frein CGT-PC saute. Pendant un temps les militants communistes se retrouvent de nouveau à la tête des luttes, même s'ils ne font rien pour les unifier. Puis, avec l'échec des grèves, l'accroissement de la tension internationale, le recul ouvrier devient manifeste. Les scissions syndicales font pendant à l'offensive politique, pour isoler le Parti Communiste.

En Italie ce n'est ni le même prétexte, ni la même situation mais le déroulement des événements est presque identique. Le gouvernement italien a trop besoin de l'aide Marshall pour ignorer les directives de l'impérialisme américain : les communistes italiens se retrouvent donc hors du gouvernement.

Sur le fond, la politique du Parti Communiste italien est très semblable à celle du Parti Communiste français ; ce sont les mêmes grèves et manifestations contre le plan Marshall, contre l'alliance atlantique, la même situation générale de recul ouvrier, la même scission dans le mouvement syndical.

Comme en France ou dans le monde occidental en général un climat d'anticommunisme se développe. C'est dans cette atmosphère que survient le 14 juillet 1948 un attentat contre Togliatti. Immédiatement, de façon spontanée, une grève générale se développe à travers le pays. Un peu partout ce sont des militants communistes qui prennent les initiatives. La direction du Parti Communiste italien qui n'a ni souhaité ni préparer la grève, met deux jours à reprendre les choses en mains et enrayer le mouvement. La grève se solde par 20 morts, 600 blessés et 7 000 arrestations. Pour le Parti Communiste que la bourgeoisie accuse d'avoir voulu prendre le pouvoir par la force, c'est un coup très dur.

Les années 1948-1953 sont donc des années difficiles pour les Partis Communistes. Ce sont aussi les années les plus dramatiques de la guerre froide, avec la création de l'OTAN, la guerre de Corée, le maccarthysme aux USA. Mais si la chasse aux sorcières suffit à venir à bout du Parti Communiste américain, ce n'est pas le cas en France et en Italie où existent deux Partis Communistes de masse : plus de deux millions d'adhérents avoués pour le Parti Communiste italien, plus de 500 000 pour le Parti Communiste français et une audience électorale qui dépasse dans les deux cas 20 % des voix.

Ce ne sont pas des forces que l'on peut rayer d'un trait de plume. Cela représente un poids humain et un poids social considérables. Certes on peut toujours, par des découpages de circonscriptions bien étudiés ou par des modifications de la loi électorale, arriver à réduire la représentation parlementaire des Partis Communistes, à les marginaliser à l'assemblée, comme le fera De Gaulle en France. Mais même sur le plan électoral, le Parti Communiste français comme le Parti Communiste italien gardent une influence importante.

Et surtout, durant les années de la guerre froide, aussi bien le Parti Communiste français que le Parti Communiste italien sauront conserver ces liens avec le milieu prolétarien, d'autant que les circonstances les contraignent à s'y replier.

La détente

C'est donc en grands partis, en partis de masse, de loin dominants dans la classe ouvrière, que le Parti Communiste italien comme le Parti Communiste français abordent, à partir du milieu des années cinquante, une nouvelle période où les relations internationales se normalisent et où les conditions semblaient apparaître pour faciliter l'intégration des Partis Communistes dans la société bourgeoise.

Les États-Unis amorcent alors une politique de détente à l'égard de l'URSS. En même temps à l'intérieur du camp communiste, des changements se produisent qui paraissent irréversibles. Après la mort de Staline, le seul fait de la rivalité de ses successeurs relâche l'emprise centralisatrice de Moscou sur les partis staliniens. Et, par la suite, les générations qui parviennent au pouvoir en URSS, moins liées au passé, s'intéressent moins au mouvement stalinien international. La tradition de l'obéissance quasi-disciplinaire aux ordres de Moscou se perd progressivement. Et, si l'attitude de l'URSS face aux événements de 1956 en Hongrie et en Pologne trouve encore les Partis Communistes à peu près unanimes, c'est quand même à partir de cette date que les tendances, qu'on disait alors « polycentristes » avant de les appeler « eurocommunistes », apparaissent et s'accentuent.

La rupture entre l'URSS et la Chine au début des années soixante et les remous provoqués alors dans la plupart des Partis Communistes élargissent encore la brèche. Des voix de plus en plus nombreuses dans le mouvement communiste réclament le droit pour les Partis Communistes nationaux de définir eux-mêmes leur propre politique. On parle de « voies nationales vers le socialisme ». Le Parti Communiste italien est à l'avant-garde du mouvement ; d'autres suivront, non sans crainte, non sans prudence, même des directions comme celle du Parti Communiste espagnol - en exil et par conséquent tributaire de l'aide des pays de l'Est pour vivre et agir - prennent leurs distances d'avec l'URSS et revendiquent le droit de définir leur propre politique.

Cela se fait selon les situations, les traditions, les liens humains qui lient les membres de la direction, à des rythmes et à des dates différents.

En 1968, l'intervention russe en Tchécoslovaquie donne l'occasion à bien des Partis Communistes de prendre leurs distances. Cette fois il ne s'agit pas seulement de revendiquer le droit de choisir sa propre voie, il s'agit bel et bien de protester, de condamner. Il y a toutes les nuances de critique de la politique de l'Union Soviétique elle-même. Le Parti Communiste français critique timidement, le Parti Communiste espagnol est plus ferme. Son dirigeant, Santiago Carrillo n'hésite pas à déclarer devant une assemblée de militants : « si nous étions au pouvoir et que les troupes d'un pays socialiste traversaient notre frontière, moi je n'hésiterais pas à mobiliser l'armée contre elles, pour me défendre » .

Il y a donc plus d'un quart de siècle que les partis communistes européens connaissent des conditions internationales qui ne font plus obstacle à leur intégration. L'étreinte de Moscou est desserrée, et de façon sans doute irréversible ; malgré les rodomontades de Reagan, c'est toujours la coexistence pacifique, cette forme internationale de cohabitation, qui domine à l'échelle mondiale. Et même si l'impérialisme américain n'a pas vu d'un bon oeil des communistes participer en France au gouvernement, il ne s'y est pas opposé.

Pourtant, durant toutes ces années, les Partis Communistes européens sont restés d'une certaine façon des corps étrangers, inassimilables ou en tout cas inassimilés par la société bourgeoise. Et cela quels qu'aient pu être leur politique, leur platitude, les services rendus à l'ordre bourgeois, leurs protestations d'indépendance à l'égard de Moscou, leur esprit de responsabilité.

Alors, on peut se demander pourquoi les partis communistes, même là où ils ont une base de masse et donc les conditions matérielles et politiques nécessaires à leur intégration, continuent à être considérés par la bourgeoisie comme des partis à part.

A cet égard, c'est certainement l'étude du Parti Communiste italien, de sa politique, de son implantation, de ses contradictions, qui est la plus significative.

Mais, si l'on veut pouvoir comprendre la contradiction dans laquelle se meuvent les Partis Communistes d'Europe, il est intéressant d'étudier aussi le cas des Partis Communistes portugais et espagnol. Ils figurent en accéléré, l'évolution et l'impasse politique dans laquelle se trouvent tous les Partis Communistes. Les déboires du Parti Communiste français, qui se sont produits sur une bonne quinzaine d'années d'Union de la Gauche, ont été vécus en quelques mois par les Partis Communistes portugais et espagnol.

Portugal : l'occasion manquée

Pendant des dizaines d'années de dictature, les Partis Communistes portugais et espagnol ont vécu dans l'exil et la clandestinité. Brusquement, à deux ans d'intervalle, à partir de l'année 1974, ces deux partis sont légalisés et rendus à une vie démocratique presque normale. La chance historique qui s'était entrouverte si lentement devant les Partis Communistes français et italien dans les années soixante, s'ouvre brusquement pour eux, beaucoup plus tard et dans des circonstances où l'on peut penser qu'ils occupent des positions leur permettant de devenir d'emblée des grands partis réformistes.

Et pourtant, ce sont les partis socialistes qui se taillent la part du lion, aussi bien en Espagne qu'au Portugal, et malgré des différences considérables de situation. Les Partis Communistes de la péninsule ibérique restent des partis à part, sentant quelque peu le soufre, avec lesquels on ne peut envisager d'alliance que dans des circonstances exceptionnelles.

Parlons d'abord du cas du Portugal : en 1974, un coup d'État militaire renverse la vieille dictature. Après quelques jours de confusion, il s'avère que ce sont des officiers subalternes radicaux et non la haute hiérarchie militaire - même si elle est consentante - qui ont l'initiative. Pour mettre le maximum de chances de leur côté, les officiers créent très vite un gouvernement mixte civils-militaires où sont représentés au plus haut niveau les Partis Socialiste et Communiste, encore interdits et clandestins la veille.

Pour le Parti Communiste portugais, c'est un point de chute inespéré. Il a certes maintenu pendant quarante ans de dictature une activité au Portugal même, mais à quel prix ! Plusieurs fois démantelé par la PIDE, la police politique de Salazar, il a su à chaque fois renaître, tisser ou retisser des liens avec au moins une partie de la classe ouvrière. Sa politique, sous différentes étiquettes, a toujours tourné autour d'une nécessaire unité nationale des opposants à la dictature, qu'ils soient bourgeois, militaires, étudiants ou ouvriers, en même temps qu'il réaffirmait à divers moments que la lutte armée ne pouvait être à exclure. Ainsi le Parti Communiste portugais n'a jamais cessé d'être présent et d'apparaître comme la principale force démocratique d'opposition à la dictature.

En 1974, le Parti Communiste portugais possède plusieurs longueurs d'avance sur le Parti Socialiste, qui vient seulement de se reconstituer en exil et qui, s'il jouit d'une certaine sympathie dans les milieux de la petite-bourgeoisie intellectuelle portugaise, semble tout à fait dépourvu d'implantation en milieu ouvrier.

Au printemps 1974, le Parti Communiste portugais est catapulté au gouvernement par la grâce des capitaines du MFA, le « Mouvement des Forces Armées », qui ont fait le coup d'État. Il leur en est reconnaissant et met d'emblée tout son poids dans la balance pour raisonner le prolétariat portugais qui, dans l'euphorie de la liberté retrouvée, commence à revendiquer, à prendre des initiatives, commence à faire tourner çà et là des usines abandonnées par leurs propriétaires, à occuper les logements vides et, au travers de comités de quartiers, à s'occuper de toute la vie locale.

Le Parti Communiste portugais rapatrie en hâte tous ses militants en exil. Il a du mal à faire face aux demandes d'adhésion et aux besoins politiques d'une classe ouvrière qui sort de quarante ans de dictature. Sa politique colle absolument à celle des militaires du MFA et il ne se permet aucune critique, aucune surenchère, il explique aux ouvriers que l'on ne peut pas tout avoir tout de suite. Il a l'impression d'être dans le sens de l'histoire.

Et pourtant, aux élections d'avril 1975, surprise : le Parti Communiste portugais fait 12,46 % des voix alors que le Parti Socialiste atteint les 37,87 %. Le jeune Parti Socialiste avec à sa tête le politicien roué Mario Soares a, en quelques mois, gagné des positions à partir desquelles il mène l'offensive contre le MFA d'une part, le Parti Communiste portugais d'autre part. Et cela d'autant plus facilement que la grande bourgeoisie portugaise s'inquiète des méthodes du MFA, s'inquiète surtout de la rapide désintégration de son armée. La reprise en main s'effectue par la force, l'aile radicale du MFA se trouve éliminée, et le Parti Communiste portugais qui avait lié son sort aux militaires est rejeté dans l'opposition.

Le Parti Socialiste qui n'est pourtant pas majoritaire à l'assemblée, refuse toute alliance avec lui. Il préfère, quelques mois plus tard, passer la main à la droite plutôt que d'associer le Parti Communiste au gouvernement.

Aujourd'hui, le Parti Communiste portugais est toujours dans l'opposition. Du point de vue des résultats électoraux, le front dont il est la force hégémonique a obtenu jusqu'à 19 % des voix aux élections législatives. Il joue un rôle essentiel dans les syndicats puisqu'il contrôle la centrale la plus importante. Le fait qu'il ait critiqué la politique des différents gouvernements qui se sont succédé, qu'ils soient socialistes ou de droite, lui a permis de conserver son image de parti combatif Mais il reste dans une certaine mesure exclu du jeu politique, exclu de toute alliance. Lors des dernières élections présidentielles, il n'a pas présenté de candidat, se contentant de soutenir celui du président sortant ; mais au deuxième tour, en dépit de toutes ses déclarations précédentes, en dépit de l'hostilité profonde qui règne encore entre socialistes et communistes, il a dû se résigner à faire voter Soares, avec l'argument qu'il fallait « faire échec à la droite ». C'est incontestablement une marque d'impuissance politique.

Espagne : les illusions perdues de Santiago Carrillo

A certains égards, la situation est encore bien pire en ce qui concerne le Parti Communiste espagnol.

Pourtant, celui-ci avait au départ plus d'atouts que le Parti Communiste portugais : il était moins orthodoxe, moins inféodé à Moscou. Mais cela n'a rien changé : les personnalités étaient différentes, les circonstances et les situations différentes, l'évolution générale a été la même : malgré toute sa bonne volonté, le Parti Communiste espagnol n'a pas distancé la social-démocratie, bien au contraire, il s'est même effondré.

Quand survient la mort de Franco en novembre 1975, cela fait des années que tout le milieu politique se prépare à la transition. Les milieux d'affaires et ceux de la grande bourgeoisie espagnole souhaitent se débarrasser du franquisme afin que l'Espagne soit admise dans toutes les institutions européennes et puisse développer son commerce. Et bien sûr, tous les partis d'opposition, sur place comme en exil, veulent avoir leur rôle à jouer.

Du côté du Parti Communiste espagnol, il y a alors beau temps que l'on a renoncé à un renversement armé du franquisme. Depuis 1956, le Parti Communiste espagnol a défini une politique dite de « réconciliation nationale » et de remplacement de la dictature par « la voie pacifique ». Dans le cadre de cette politique, le Parti Communiste espagnol fait des avances aux socialistes, aux anarchistes, mais aussi aux catholiques et même aux phalangistes dits « de gauche ». C'est à ce moment-là que le Parti Communiste espagnol s'engage dans une politique d'entrisme dans les syndicats phalangistes, combinée avec la formation de regroupements syndicaux clandestins.

Grâce à cette politique et à sa pénétration des Commissions Ouvrières, où il finit par occuper très vite une position dominante, le Parti Communiste espagnol dispose bien avant la fin du franquisme de solides positions dans la classe ouvrière et d'une large avance sur son rival social-démocrate.

Santiago Carrillo était, paraît-il, « obsédé » depuis longtemps par la concurrence possible de son rival socialiste, le Parti Socialiste et Ouvrier espagnol, le PSOE, par l'idée qu'en Espagne comme au Portugal, le Parti Socialiste pourrait prendre la première place dans la gauche. Alors, il fit tout, sur le plan politique, pour prendre de l'avance sur son rival.

Dès sa légalisation, il se lance dans une collaboration éhontée avec Suarez, chef du gouvernement centriste espagnol. Sa tactique est de prendre le PSOE dans une tenaille centre-gauche ; entre le centre de Suarez et le Parti Communiste, afin de ne lui laisser aucun espace politique.

Pour cela le Parti Communiste espagnol abandonne toute référence aux idées qui avaient marqué les années d'exil. La République ? Ma foi, dit Carrillo, si le voeu de la majorité du peuple espagnol est la monarchie constitutionnelle, pourquoi s'y opposer ? Le drapeau nationaliste ? On ne va quand même pas faire des histoires pour tenter d'imposer un drapeau républicain qui ne correspond plus à rien (même si cet oripeau avait coûté des centaines de milliers de morts dans la guerre civile). Le léninisme ? Qu'à cela ne tienne, on enlève très vite les références au léninisme dans les statuts du Parti Communiste espagnol. Il est vrai que, sur ce terrain-là, Carrillo se fait doubler par le PSOE qui, dans le même temps, supprime lui, de ses statuts, toute référence au marxisme. C'est dur de rester toujours à la pointe du progrès !

Quant à abandonner l'allégeance à Moscou, Santiago Carrillo, champion de l'« eurocommunisme« , avait condamné l'intervention en Tchécoslovaquie et condamnera par la suite l'intervention en Afghanistan, le coup d'État de Jaruzelski ; que pouvait-on lui demander de plus ?

Quand le gouvernement Suarez a besoin d'un coup de main pour imposer l'austérité aux travailleurs espagnols, le Parti Communiste se fait le champion du pacte de la Moncloa, qui scelle le soutien du soi-disant mouvement ouvrier à la politique de mise au pas de la classe ouvrière espagnole.

Bref, Santiago Carrillo a tout fait pour montrer que le Parti Communiste était un parti responsable, très soucieux de l'ordre, tout prêt à collaborer afin que la transition se fasse dans la paix sociale.

Et pourtant malgré cette conjonction d'efforts pour paraître comme le candidat réformiste le plus utile et le plus présentable, le Parti Communiste espagnol n'a pas réussi à prendre la première place dans la gauche. Pire même, il a, très vite, été réduit à la portion congrue.

C'était déjà très apparent en 1977 aux premières élections générales du nouveau régime espagnol. Le Parti Communiste faisait 9,3 % des voix, le PSOE, presque 30 ; mais en 1982, le Parti Communiste faisait 3,9 % des voix et le PSOE 46% ; Santiago Carrillo, accusé d'être responsable de l'échec, dut alors démissionner de son poste de secrétaire général.

L'échec patent de son projet politique entraîne alors la débandade du Parti. Carrillo n'avait pas réussi à faire que le Parti Communiste espagnol prenne la place de la social-démocratie, par contre, il avait contribué par sa participation à la politique d'austérité à démoraliser les militants, et à décevoir les travailleurs qui lui avaient fait confiance sous la dictature. Les Commissions Ouvrières qui, dès leur légalisation, avaient connu un afflux sans précédent de travailleurs faisant d'elles le premier syndicat d'Espagne, loin devant l'UGT, allaient connaître un reflux tout aussi rapide et tout aussi massif.

Le Parti lui-même, qui selon ses propres sources comptait 180 000 adhérents en 1978, en a perdu 60 000, un militant sur trois, entre 78 et 81. Sous la pression de forces centrifuges et par le jeu des exclusions sur lesquelles se greffaient des problèmes politiques intérieurs ou extérieurs, les scissions se sont multipliées. Il y avait au début de 1986, quatre Partis Communistes en Espagne, dont deux seraient en train de se réunir.

On ne peut pas se contenter de mettre cet échec sur le compte de la maladresse ou de la mégalomanie de Carrillo, aujourd'hui à la tête d'un petit parti groupusculaire. On ne peut le mettre non plus au seul compte des séquelles que quarante années d'anticommunisme franquiste, officiel, auraient laissées dans la population. Il se trouve seulement que, à partir du moment où les mécanismes des institutions démocratiques bourgeoises ont joué, le Parti Communiste s'est trouvé bloqué dans une impasse. La place de la social-démocratie est revenue, tout naturellement, à la social-démocratie.

Togliatti et le « polycentrisme »

S'intégrer, prendre la place de la social-démocratie, rompre les amarres avec Moscou, les Partis Communistes y seraient tout prêts... si cela ne dépendait que d'eux. Mais voilà, cela ne dépend pas d'eux, en tout cas pour l'essentiel. La bourgeoisie et dans une certaine mesure l'électorat, car il y a évidemment des rapports entre l'idéologie distillée par la bourgeoisie et les réactions de l'électorat, continuent à ne pas vouloir des Partis Communistes.

Nous venons d'évoquer les exemples de l'Espagne et du Portugal parce que l'histoire des Partis Communistes de ces deux pays résume en quelque sorte, en raccourci, les grands traits de l'évolution des autres.

Mais évidemment, ce qui est le plus déterminant, c'est l'évolution des deux principaux partis staliniens d'Europe : le Parti Communiste français et le Parti Communiste italien. Et c'est dès le milieu des années cinquante et au début des années soixante - c'est-à-dire alors que le Parti Communiste portugais et le Parti Communiste espagnol étaient encore en pleine illégalité - que, confrontés à la nouvelle situation internationale, les deux grands Partis Communistes d'occident pouvaient entrevoir l'espoir d'une intégration plus grande dans la vie politique.

Nous parlerons essentiellement des tentatives du Parti Communiste italien, en les comparant à celles du Parti Communiste français.

Car Togliatti, le dirigeant historique du Parti Communiste italien a été alors le premier à comprendre qu'il y avait une chance à saisir.

Revenons en arrière, à l'année 1956, fertile en événements. Elle commence par le 20e congrès du Parti Communiste de l'URSS. Khrouchtchev, qui a succédé à Staline à la tête de l'URSS, critique certains aspects de la dictature de son prédécesseur. Puis, c'est la révolte des ouvriers à Poznan en juin 1956, l'Octobre polonais, la révolution en Hongrie, finalement écrasée par l'intervention des chars soviétiques.

Le Parti Communiste français et le Parti Communiste italien sont dans une situation délicate. Ils n'ont plus seulement à affronter des campagnes anticommunistes. Ils ont à répondre aux questions que se posent la classe ouvrière elle-même et leurs propres militants en voyant les chars d'un État prétendument socialiste écraser une révolution ouvrière.

Or, le Parti Communiste italien comme le Parti Communiste français traitent les ouvriers polonais ou hongrois de « contre-révolutionnaires soutenus par les impérialistes », voire de « fascistes ». Ni Togliatti, ni Thorez n'éprouvent le besoin de se solidariser avec les travailleurs polonais ou hongrois, de se placer dans le camp des ouvriers, dans le camp de la révolution ; ils se placent dans celui des chars.

Mais Togliatti, à la différence de Thorez, prend conscience que l'année 1956 ouvre une brèche. Après le rapport Krouchtchev, on ne sait plus très bien ce que veulent les dirigeants russes, ni même s'ils ont une politique bien claire. Et Togliatti en profite pour lancer ses propres thèses.

Dans une interview donnée le 13 juin 1956 à la revue Nuovi Argomenti, à propos du 20e congrès, Togliatti met l'accent sur l'autonomie des différents Partis Communistes. Aujourd'hui, dit-il « la structure interne du mouvement communiste mondial est modifiée » . Togliatti fait la révérence d'usage à l'URSS qui offre « le premier grand modèle de construction d'une société socialiste » mais « dans d'autres pays » , dit-il, « la marche vers le socialisme peut être assurée de façon pluraliste » . Et d'en déduire que « l'ensemble du système devient polycentrique » .

« Polycentrisme » le mot est lâché, sur lequel Togliatti insistera jusqu'à sa mort. Il tient à dire et à redire que la politique du Parti Communiste italien ne se décidera pas à Moscou, que le Parti Communiste a sa propre politique nationale, sa « voie italienne vers le socialisme ».

Au même moment, le Parti Communiste français, lui, trouve plus commode d'ignorer superbement le « rapport Krouchtchev » et de continuer d'affirmer une solidarité sans faille avec le stalinisme. Mais il faut croire que Togliatti rongeait son frein depuis longtemps. Et il ne perd pas de temps pour se précipiter dans la première brèche, afin de se démarquer un peu de la bureaucratie russe pour atténuer la méfiance de la bourgeoisie italienne à son égard.

La « voie italienne » du Parti Communiste vers la social-démocratie

Ajoutons d'ailleurs que Togliatti est soucieux de couper l'herbe sous le pied de son concurrent au sein de la gauche italienne, le Parti Socialiste.

Car il craint que les socialistes n'attirent les intellectuels communistes que son attitude d'octobre 1956 a choqués, mais aussi cette aile d'administrateurs et de gestionnaires, déjà forte alors au sein du Parti Communiste italien, qui pense et qui dit que l'assimilation du Parti à l'URSS risque de compromettre ses chances de mettre en place une « voie italienne vers le socialisme ». « Voie italienne » dont ils ne savent pas très bien si elle conduit vers le socialisme, mais dont ils espèrent surtout qu'elle les conduira, eux, vers le pouvoir.

Togliatti ne veut donc pas laisser le Parti Socialiste occuper, sur sa droite, un espace que le Parti Communiste laisserait découvert. Sa tactique pour cela est au fond très simple et elle deviendra une constante dans toute l'histoire successive du Parti Communiste italien. Celui-ci, s'il exclut les révolutionnaires qui tentent de le contester sur sa gauche, n'exclut ni les intellectuels contestataires, ni les gestionnaires ouvertement réformistes. Il les laisse s'exprimer au sein du Parti Communiste, leur donne une représentation au Comité Central, leur permet de discuter, de parler, d'exprimer une « sensibilité » un peu plus ouvertement social-démocrate que celle de la direction. Quant à lui, Togliatti, se maintenant fermement au centre du Parti, il reprend leurs formules en les atténuant, les critiquant sur certains points, permettant finalement que les « durs » attachés au passé du Parti, tout comme les sociaux-démocrates inquiets pour leur carrière future, puissent se retrouver dans les mêmes phrases où il y en a pour tous les goûts.

Entre cette pratique bien réglée et ce que serait une véritable discussion, avec la reconnaissance effective du droit de fraction, il y a une forte marge. Mais comparée aux pratiques d'autres Communistes comme le Parti Communiste français qui, à la même époque, continue de nier la « déstalinisation » et d'exclure ceux qui prétendent qu'il faut tenir compte du rapport Krouchtchev, elle donne l'image d'un Parti Communiste ouvert, tolérant, acceptant la discussion en son sein, prêt à se remettre en cause, et où finalement chacun peut trouver sa place et dire ce qu'il pense.

En tout cas, dans les années qui suivent 1956, le Parti Communiste italien continue de progresser électoralement. Il faut dire qu'il est alors servi par la situation italienne. Les tentatives d'unification des deux Partis Socialistes échouent, et les socialistes sont trop faibles pour être crédibles. D'autre part, les manifestations de juillet 1960 contre le gouvernement de centre-droit de Tambroni, appuyé sur les néo-fascistes, marquent le début d'une remontée de la gauche. En ce début des années soixante, face à un Parti Socialiste déchiré entre l'alliance avec le Parti Communiste et les tentations de participer à la majorité gouvernementale, le Parti de Togliatti réussit à apparaître comme l'aile marchante de la gauche. Il réussit à attirer dans ses rangs les intellectuels de gauche, les jeunes cadres qui voient dans le Parti le moyen de faire une carrière, mais aussi en même temps de nouvelles générations d'ouvriers qui s'éveillent alors à la vie politique et dont les luttes, parfois violentes, marquent le début de la décennie.

L'écart se creuse entre le Parti Communiste italien et le Parti Communiste français. En 1958, la prise de pouvoir de De Gaulle en France a été pour le Parti Communiste français un « coup dur ». Avec la Ve République, De Gaulle instaure un système électoral sur mesure qui réduit à presque néant la force parlementaire du Parti Communiste. Grâce à ce système, aux élections de 1958, il n'a plus que 10 députés, alors qu'il recueille encore 19,2 % des voix. Et le Parti Communiste commence à regarder avec envie son voisin transalpin. Car en Italie, l'application du système proportionnel à tous les niveaux, dans les élections, continue à laisser au Parti Communiste la place correspondant à son influence électorale ; à l'exception du niveau gouvernemental.

Justement, à partir de 1963, le Parti Communiste italien n'a plus guère de concurrence en tant que parti d'opposition. En effet, c'est alors le début des coalitions gouvernementales de centre-gauche, auxquelles le Parti Socialiste participe directement pour la première fois depuis la guerre, et dont les crises et les scandales à répétition contribuent à discréditer tous les partis qui y collaborent.

Bien sûr, durant toutes ces années, le Parti Communiste italien n'a pas non plus de perspective gouvernementale bien crédible à offrir à ses cadres en mal de carrière. Cela ne va pas sans difficultés internes et sans crises. Mais le système politique italien, - à la différence du système politique en vigueur en France à partir de 1958 et de la Ve République - leur offre finalement suffisamment de places dans les institutions locales, des communes ou des provinces, en attendant les régions mises en place en 1970, pour que cette longue attente ne soit pas trop inconfortable.

Les années 1964-1965 fournissent un exemple de ces petites crises qui marquent la longue attente du Parti Communiste.

Après la mort de Togliatti en août 1964, il y a un certain flottement au sein du Parti. L'aile des « gestionnaires », ouvertement partisans d'une politique social-démocrate s'est renforcée et profite de l'occasion pour s'exprimer, par la voix de Giorgio Amendola, qui est un des leaders historiques du Parti, mais aussi une personnalité à part. Issu d'une grande famille libérale, c'est une sorte de bourgeois stalinien. En octobre 1964, à un moment où le Parti Socialiste est au gouvernement et le Parti Communiste dans l'opposition, Amendola proclame que la division entre social-démocratie et Partis Communistes est dépassée, « aucune des deux perspectives ne s'étant révélée valable » et qu'il faut constituer « un grand parti unique du mouvement ouvrier où trouveraient leur place les communistes, les socialistes ... et ceux qui représentent dignement la continuation de la bataille libérale ...

En somme, d'après Amendola, il n'y a plus de différence entre communistes, socialistes et même... « vrais libéraux » : tout ce monde-là trouverait sa place dans un même parti. On voit que dès cette année 1964, l'aile social-démocrate du Parti n'hésite pas à se montrer ouvertement et à dire que l'avenir du Parti Communiste italien est de larguer définitivement les amarres d'avec l'URSS et son passé de Parti Communiste, pour en revenir à la social-démocratie.

En même temps, il est vrai, on permet à un autre leader, Ingrao, de prendre la parole pour s'opposer à Amendola. Ingrao tient des discours plus « à gauche » si l'on veut, où il exprime l'attachement traditionnel d'une partie de la base communiste à l'image ouvrière, voire révolutionnaire du Parti. Mais finalement, au Congrès qui se tient après un long débat, il n'y a ni fraction, ni tendance, ni donc vote sur les orientations différentes.

Le débat, qui n'a rien d'un débat démocratique, remplit cependant une fonction fort utile pour la direction du Parti Communiste italien. Il fait que les différentes sensibilités, de plus en plus visibles au sein du Parti, trouvent le moyen de s'exprimer, ou du moins de se sentir représentées.

A travers cette procédure, le mouvement général qu'effectue le Parti Communiste italien est donc lent et prudent, mais il s'effectue toujours dans le même sens : on donne d'abord droit de cité au discours ouvertement réformiste d'un Amendola, on y habitue la base du Parti, avant que la direction, petit à petit, le reprenne en tout ou en partie à son compte.

Le Parti Communiste italien exclut rarement et, lorsqu'il exclut, il s'agit toujours d'opposants de gauche. Ce sera le cas en 1969 du groupe du « Manifesto », formé par un certain nombre d'anciens fidèles d'Ingrao qui reprochent à celui-ci d'avoir capitulé devant la direction. Les critiques sociaux-démocrates, eux, sont tout au plus réprimandés, ou bien on nuance leurs propos.

Le Parti Communiste italien met ainsi au point un certain type de fonctionnement interne, qui n'est pas tout à fait celui d'un parti stalinien. Il n'est pas plus démocratique. La direction ne tient pas plus compte de ce que pense la base. Mais ce fonctionnement ressemble un peu plus à celui d'un parti social-démocrate, où dans certaines limites, chacun peut dire ce qu'il veut sans que la direction en tienne plus compte d'ailleurs que celle d'un parti stalinien.

L'exemple du Parti Communiste italien fait école au Parti Communiste français. En France, des opposants comme Servin, Casanova, plus tard Roger Garaudy, se font les défenseurs d'une ligne « à l'italienne » : ils proposent que le Parti Communiste français prenne nettement ses distances d'avec l'URSS et qu'il joue, lui aussi, le jeu d'une pseudo-démocratie interne. Mais la direction, imperturbable, refuse de donner droit de cité à ces critiques, et écarte les opposants.

Pendant ce temps, le Parti Communiste italien continue, sur la voie indiquée par Togliatti, à marquer ses distances d'avec l'URSS chaque fois que c'est nécessaire. Cela ne l'empêche pas d'ailleurs de maintenir des relations avec elle. Dans ce domaine aussi, il y en a pour tous les goûts. Le Parti Communiste italien, comme le Parti Communiste français, a avec l'URSS des liens bien matériels à travers diverses sociétés et associations chargées du commerce avec les pays de l'Est. Une bonne partie de son appareil en vit, et la direction ne veut se priver ni de cette part de son appareil, ni de cette part de ressources. Mais elle veut tout de même donner l'image d'un Parti Communiste qui n'est pas inféodé à Moscou et qui a le « courage » de dire là-bas ce qu'il pense.

La matière de ces condamnations est fournie par l'actualité internationale. En 1968 par exemple, le Parti Communiste italien condamne l'intervention russe en Tchécoslovaquie en affirmant qu'il a un « grave désaccord' avec Moscou.

L'ensemble de cette politique lui réussit, en tout cas. Il continue de profiter du fait qu'il est le seul parti d'opposition à gauche, tandis que le Parti Socialiste se compromet dans l'interminable agonie des gouvernements de centre-gauche, noyés dans leurs crises et leurs scandales. En 1963, le Parti Communiste italien a déjà 25,3% des voix. Aux élections de mai 1968, il en gagne encore et passe à 26,9 %.

L'Italie connaît comme la France, ses événements de 68. Mais ils ont un caractère différent. C'est une montée des mouvements de grève qui se produit à partir de la fin 1968 et qui atteint sa pleine intensité au cours de l'année 1969, mais sans jamais prendre le caractère d'une explosion. Cela laisse au Parti Communiste toutes les possibilités pour intervenir dans les mouvements sans jamais s'affronter directement aux travailleurs. Les directions syndicales, et en premier lieu celle de la CGIL - liée au Parti Communiste - se spécialisent dans une tactique de grèves région par région, catégorie par catégorie, qui leur permet de contrôler les mouvements, de les canaliser dans le cadre des négociations contractuelles, de mener celles-ci à des conclusions qui paraissent favorables aux travailleurs.

Finalement, la poussée sociale de 1969, même si elle comporte quelques difficultés pour le Parti Communiste italien, se résout à son avantage. Il y gagne des militants, une audience dans les usines, même si celle-ci est parfois contestée par les groupes d'extrême-gauche qui naissent à cette époque. Globalement, alors que ces groupes s'écroulent en quelques années, c'est le Parti Communiste, la plus grande organisation présente, la seule qui apparaît en ces années de crise et de tension sociale et politique comme proposant une alternative, qui en profite le plus. On le constate dès l'année 1972 où il gagne encore des voix, passant à 27,2 %.

Parti Communiste italien et Parti Communiste français s'approchent du pouvoir

En fait, au début des années soixante-dix, les deux grands Partis Communistes semblent enfin marcher vers le pouvoir. Le Parti Communiste français lui-même, avec près de dix ans de décalage, finit par emprunter la « voie italienne » ou plutôt la « voie française », en prenant quelques distances avec l'URSS. En 1968, il exprime contre l'intervention russe en Tchécoslovaquie une « désapprobation », qui se change il est vrai quelques jours plus tard, en « réprobation ». Comprenne qui peut ! Mais cette condamnation mesurée montre que le Parti Communiste français veut tenter sa chance sur le plan intérieur.

On s'achemine vers la fin du gaullisme ; une possibilité de jouer un rôle gouvernemental en France peut se présenter. Le Parti Communiste français, après sa chute électorale en 1958 au début du gaullisme, retrouve une partie des voix perdues. Il a 21,5 % des voix aux Présidentielles de 1969, il tient à se présenter comme un « parti de gouvernement » et à faire les gestes nécessaires pour montrer à la bourgeoisie française qu'on peut lui faire confiance et confier à des ministres communistes la gestion des affaires. Et le Parti Communiste, qui a besoin d'un partenaire, négocie avec le Parti Socialiste de Mitterrand le « Programme commun de gouvernement » qui est signé en juin 1972.

En Italie, c'est à la même époque que le secrétaire général du Parti Communiste italien, Enrico Berlinguer, formule la proposition du « Compromis historique ». L'idée est lancée en septembre 1973, après le coup d'État au Chili. Elle prend prétexte de la nécessité d'éviter que se renouvelle, en Italie, un enchaînement comme celui qui s'est produit au Chili, pour reformuler toute la stratégie du Parti Communiste italien.

D'après lui, il ne suffit plus de proposer « une alternative de gauche » pour ouvrir « la phase de passage au socialisme » : il faut proposer une alternative plus large, « une alternative démocratique » qui évitera le néfaste affrontement gauche-droite qui a mené au coup d'État chilien. Plus précisément, en Italie, vu l'importance du Parti Démocrate-Chrétien, son influence dans les couches populaires catholiques, il faut réaliser avec celles-ci ce que Berlinguer nomme « le nouveau grand compromis historique entre les forces qui rassemblent et représentent la grande majorité du peuple italien ».

Berlinguer aime bien les formules pseudo-théoriques. A la direction du Parti Communiste italien, c'est pour ainsi dire une tradition par laquelle les intellectuels carriéristes qui dirigent le Parti font semblant d'être les dignes successeurs des intellectuels révolutionnaires qui l'ont fondé, et de Gramsci en particulier. « Compromis historique », de ce point de vue, cela sonne bien, sans doute grâce au mot « historique ». Mais le mot important, bien évidemment, c'est l'autre, c'est « compromis ». Et il faudrait dire plutôt : « compromis jusqu'au cou ».

Car la Démocratie Chrétienne en Italie, c'est un parti conservateur au pouvoir depuis la Libération, compromis dans tous les scandales... Il faut avoir un certain culot pour présenter l'alliance avec ce parti comme un moyen d'avancer vers le socialisme.

Mais justement, ce que Berlinguer veut, ce n'est pas le socialisme, c'est que son parti trouve le moyen d'aller vers la participation gouvernementale. Et dans les conditions du rapport de forces parlementaire, il ne peut espérer y aller que s'il y a un accord avec la Démocratie Chrétienne.

Deux ans après cette proposition, ce sont les élections régionales de juin 1975. Le Parti Communiste, avec 33,4 % des voix, progresse de plus de 6 %. Le déplacement des voix vers la gauche est général. La crise économique d'une part, l'incapacité flagrante des partis au pouvoir à gouverner, la lassitude devant leur immobilisme, font qu'une partie de l'électorat traditionnel de ces partis se tourne vers la gauche, et tout particulièrement vers le Parti Communiste, vers un parti qui, depuis des années, a tout fait pour apparaître comme un parti de « bons gestionnaires », d'administrateurs capables, et, fait exceptionnel, non corrompus ou pas trop.

Ces élections de 1975 ouvrent au Parti Communiste les portes du pouvoir local. De nouvelles régions et la plupart des grandes villes passent sous son administration. Au niveau local, un nombre considérable d'adhérents frais se retrouvent à exercer des charges d'administrateurs. Aller au Parti Communiste s'avère pour beaucoup le plus court chemin vers la carrière dans l'administration municipale, provinciale ou régionale. Le communisme, dans sa version Berlinguer, devient à la mode.

Chacun s'attend désormais à ce que les élections législatives qui suivent, en juin 1976, se traduisent par l'arrivée du Parti Communiste au gouvernement. Le succès du Parti Communiste italien passe les frontières et on se met à parler d'« eurocommunisme« .

Cet « eurocommunisme » dont a tant parlé depuis, ça ne veut rien dire de précis. Il se trouve seulement que les collègues français et espagnols de Berlinguer, Marchais et Carrillo, voudraient bien profiter un peu du succès de leur homologue italien. Et ils se découvrent de grandes affinités avec Berlinguer, qui, il faut bien le dire, sont un peu subites. Marchais, Berlinguer, Carrillo, organisent entre eux des rencontres au sommet, ils s'affichent ensemble. En fait, ils se cautionnent ainsi l'un l'autre, pour montrer que tous trois sont désormais bien engagés sur leur voie nationale qui devrait les conduire tous - du moins ils l'espèrent - vers le gouvernement. Ainsi, la campagne pour les élections législatives italiennes de 1976 se déroule même en partie à Paris, où Berlinguer vient tenir meeting avec Marchais à la porte de Pantin et parle à une tribune décorée symétriquement des deux drapeaux tricolores, français et italien.

Le Parti Communiste italien à l'épreuve du pouvoir... sans le pouvoir

A ces élections de juin 1976, le Parti Communiste italien fait un nouveau pas en avant : 34,4 % des voix. La route du « compromis historique » semble s'ouvrir enfin.

Seulement, la bourgeoisie italienne ne se montre pas du tout résolue à ouvrir les portes du gouvernement au Parti Communiste. Sur le plan politique, les solutions trouvées pour assurer la collaboration du Parti Communiste et de la Démocratie Chrétienne, tout en nuances, sont un véritable chef-d'oeuvre de « combinazione » et de jésuitisme.

Le seul poste que le Parti Communiste obtient vraiment est la présidence de l'Assemblée Nationale, confiée à Pietro Ingrao, le leader de la soi-disant « gauche » du Parti. Le gouvernement ne comporte que des ministres démocrates-chrétiens... La collaboration DémocratieChrétienne - Parti Communiste consiste en ceci que le Parti Communiste ne vote pas contre la Démocratie Chrétienne. Il s'abstient et lui permet ainsi de gouverner : c'est le « gouvernement des abstentions ». Le « compromis historique » se ramène au fait que le Parti Communiste obtient le droit... de s'abstenir en faveur du gouvernement !

Il est vrai que, un peu plus d'un an plus tard, en 1978, le Parti Communiste demandant qu'on aille tout de même un peu plus loin, les politiciens démocrates-chrétiens lui font une petite concession supplémentaire. Ils constituent un nouveau gouvernement - à peu près le même - ne comportant toujours que des ministres démocrates-chrétiens. Mais cette fois, le gouvernement est investi par une majorité dite « d'urgence nationale », dont le Parti Communiste fait partie. Il a obtenu cette fois le droit... de voter pour la Démocratie Chrétienne, sans contrepartie. Et il s'en contente !

Car il n'en faut pas plus, dès ce moment, au Parti Communiste italien, pour qu'il se lance dans le ministérialisme... sans ministre. Ce que le Parti Communiste français a fait pendant trois ans, de 1981 à 1984, quand il était au gouvernement - défendre la politique anti-ouvrière du gouvernement en échange de quatre strapontins au Conseil des ministres - le Parti Communiste italien, lui, le fait dès 1978, mais gratuitement, pour ainsi dire. Car si la participation gouvernementale se réduit à néant pour le Parti Communiste italien, sa collaboration avec le gouvernement démocrate-chrétien est bien réelle, et elle aide la bourgeoisie et le parti gouvernemental à se sortir d'un mauvais pas.

Pour faire face à la crise, la bourgeoisie italienne a besoin d'une cure d'austérité. Le Parti Communiste la soutient et la justifie, ses cadres expliquant aux travailleurs qu'ils doivent montrer leur responsabilité, leur capacité à « être une classe dirigeante », précisément en acceptant de se serrer la ceinture. Berlinguer, toujours théoricien, devient cette fois celui de l'austérité. Il déclare que celle-ci est « un choix de civilisation » , « un moyen de justice et de libération de l'homme » , car « dans les sociétés qui progressent, la justice et la parcimonie vont de pair » . Et les travailleurs doivent être fiers, car d'après lui, dès ce moment « la classe ouvrière est la force dirigeante nouvelle de la société et de l'État » . La preuve, d'après Berlinguer, c'est que « une vérité historique nouvelle apparaît au grand jour : les vieilles classes dominantes et le vieux personnel politique savent maintenant qu'ils ne sont plus en mesure d'imposer des sacrifices à la classe ouvrière et aux travailleurs italiens. Les sacrifices, aujourd'hui, ils doivent les leur demander. Et ils les leur demandent. » !

Quel progrès ! On demande maintenant l'autorisation aux travailleurs, ou plutôt au Parti Communiste, avant de se servir dans leurs poches ! Et il la donne. On comprend que ce « changement » n'enthousiasme pas beaucoup les travailleurs italiens. D'autant plus que les syndicats suivent le mouvement. Ils réunissent une conférence solennelle, en 1978, qui se prononce pour une ligne d'austérité dite « ligne de l'EUR » du nom du lieu de la conférence.

On se trouve alors dans une situation paradoxale. Le gouvernement, à composition uniquement démocrate-chrétienne, est basé sur une majorité incluant le Parti Communiste. Mais le Parti Communiste est pratiquement le seul parti qui soutienne les mesures prises par le gouvernement : il en fait sur ce terrain-là plus que la DémocratieChrétienne elle-même, qui préfère se tenir sur une prudente réserve. Et il devient vite évident que, dans le soutien à cette politique, c'est le Parti Communiste, qui n'est pas au gouvernement mais qui le défend, qui perd, bien plus que la Démocratie-Chrétienne, qui est au gouvernement mais ne le défend pas !

C'est ainsi que, aux élections administratives partielles du 14 mai 1978, concernant 10 % des électeurs, le Parti Communiste obtient 26,5 % des voix contre 34,4 % en 1976. Par contre, de son côté, la Démocratie-Chrétienne remonte de 38,7 % à 43,5 %. Elle ne dit pas merci à Berlinguer bien sûr. Mais elle lui doit une fière chandelle !

Berlinguer tente pendant quelques mois encore, de continuer la démonstration que le Parti Communiste est un parti responsable, sur lequel la bourgeoisie italienne peut compter, qui tient à appliquer le « programme » d'austérité sur lequel il s'est engagé, quel que soit le prix à payer. Mais la situation devient vite difficile pour la direction du Parti Communiste. Et Berlinguer choisit finalement en 1979, de retourner à l'opposition pure et simple.

On a donc vu, dès 1978, où menait la « voie italienne » celle que tous les « rénovateurs » du Parti Communiste français prennent en exemple depuis bientôt trente ans. Voilà toute la « réussite » du Parti Communiste italien. Voilà le degré le plus élevé de collaboration gouvernementale que le plus important Parti Communiste d'Europe occidentale, après trente ans passés à piétiner aux portes du pouvoir, aura fini par atteindre ; obtenir le droit, pendant deux ans et demi, de s'abstenir, puis de voter pour le parti bourgeois au pouvoir ! Voilà tout ce que cachaient les phrases de Berlinguer sur le « compromis historique » !

Et c'est justement dans cette même période où les illusions du Parti Communiste italien dans la possibilité du « compromis historique » se dissipent, que les illusions sur une possible participation ministérielle des Partis Communistes se dissipent aussi dans les autres pays européens, en Espagne, au Portugal et en France.

« L'eurocommunisme » mal en point

En France, on s'attend à ce que les élections législatives de 1978 donnent la majorité à la gauche. Or, le Parti Communiste français constate que les progrès électoraux de la gauche profitent au Parti Socialiste de Mitterrand, alors que lui stagne ou perd des voix. Il tente de renverser la vapeur. Pour cela, il essaie de se différencier du PS.

En septembre 1977, c'est la rupture de l'Union de la gauche. Le Parti Communiste, pour ne pas disparaître dans l'union avec le Parti Socialiste, tente d'apparaître comme plus radical, comme un défenseur plus résolu des aspirations des couches populaires. Cela ne réussit guère : en mars 1978, les élections montrent que le rapport de forces au sein de la gauche continue de se modifier en faveur du Parti Socialiste, et surtout, globalement, la gauche progresse moins que prévu et la droite reste au pouvoir.

Ce tournant politique porte évidemment un coup à « I'Eurocommunisme ». Car le Parti Communiste italien, au moment même où le Parti Communiste français rompt « l'Union de la gauche »'s'échine justement à démontrer à la Démocratie-Chrétienne qu'il est un partenaire fiable. Et Berlinguer ne montre plus le même enthousiasme pour s'afficher avec Marchais.

Le compagnonnage du Parti Communiste français devient alors pour le Parti Communiste italien de plus en plus gênant. D'autant plus que, dans les années qui suivent, en fait jusqu'en 1981, le Parti Communiste français persiste dans son attitude d'allié indocile au sein de l'Union de la Gauche... Et à ce virage à gauche, si l'on peut dire, il en ajoute un autre : un virage à l'Est en quelque sorte.

A la fin de l'année 1979, c'est l'intervention russe en Afghanistan. Or le Parti Communiste français approuve l'attitude des dirigeants russes ; Marchais éprouve le besoin, non seulement d'approuver cette intervention, mais même de le faire de façon provocante. Il fait un voyage à Moscou, et une déclaration télévisée, depuis la capitale soviétique, dans laquelle il reprend la thèse officielle russe.

Au même moment, le Parti Communiste italien lui, dénonce l'intervention russe en Afghanistan. On est loin, en cette fin 1979, de l'eurocommunisme, de cette période où le Parti Communiste italien, le Parti Communiste français, le Parti Communiste espagnol affirmaient ensemble qu'ils menaient une politique parfaitement autonome par rapport à l'URSS. Le Parti Communiste français, de façon imprévisible, semble alors revenir loin en arrière de la timide évolution amorcée en 1968, lorsqu'il avait « réprouvé » l'intervention en Tchécoslovaquie, tandis que le Parti Communiste italien, lui, poursuit la même évolution, celle définie par Togliatti dès 1956.

1980 : le virage du Parti Communiste italien

Pourtant, dans cette période, on voit le Parti Communiste italien, lui aussi, prendre un virage politique ; non par rapport à l'URSS, mais par rapport à sa base ouvrière.

Après sa sortie de la majorité d'Union nationale en 1979, il commence en effet à changer de langage. Il veut reprendre le terrain perdu dans l'électorat ouvrier, retrouver la confiance de ses propres militants.

Ce tournant devient particulièrement visible pendant l'été 1980. Au moins de juin, le gouvernement italien adopte un décret qui prévoit un prélèvement sur les salaires, soi-disant pour financer les entreprises en crise. Ce décret fait suite à une négociation avec les dirigeants syndicaux. Ceux-ci ont accepté le décret, car ils sont restés sur la politique d'austérité que défendait le Parti Communiste quand il soutenait le gouvernement. Mais il se trouve que le décret entraîne de nombreuses réactions à la base. Et c'est là qu'on voit Berlinguer se mettre à soutenir les protestations ouvrières. Le secrétariat du Parti Communiste convoque même le dirigeant de la CGIL, Lama, qui est membre du Parti, lui « passe un savon » comme on dit, et le contraint à changer de position et à dénoncer le décret auquel il a collaboré !

En septembre 1980, enfin, c'est le conflit Fiat. En riposte à l'annonce de 25 000 licenciements par la direction de Fiat, c'est la grève dans les usines du groupe. Là encore, Berlinguer tient à affirmer son soutien aux travailleurs de façon spectaculaire, en annonçant que s'il le faut, son Parti ira jusqu'à prôner « l'occupation » de Fiat.

Berlinguer n'ira pas bien sûr jusqu'à mettre à exécution une telle « menace ». Mais toujours est-il que, deux ans après ses explications sur la nécessité de l'austérité, on le voit tenter de démontrer que le Parti Communiste est resté, envers et contre tout, le parti qui défend les intérêts des travailleurs. Et le Parti Communiste italien maintiendra cette attitude dans les années suivantes, de 1980 à aujourd'hui.

Car ce sont des années où, en Italie comme en France, les attaques gouvernementales contre la classe ouvrière sont nombreuses. Mais en Italie ces attaques ne passent pas sans un certain nombre de réactions de la part des travailleurs.

Et l'attitude du Parti Communiste n'est plus de s'opposer à ces réactions, ou de prêcher la nécessité de l'austérité. Non pas bien sûr qu'il cherche à mener ces luttes au succès, à faire que les travailleurs utilisent toute leur force pour faire reculer le gouvernement et les patrons ; mais il ne veut pas se couper de sa base ouvrière. Et pour cela, il élabore toute une tactique, parfaitement analogue à celle que le Parti Communiste français et la CGT, en France, utilisent face aux mouvements des travailleurs : il prend la direction des mouvements puis cherche à les détourner sur le terrain de la discussion syndicale et parlementaire.

Bien sûr, depuis le retour du Parti Communiste à l'opposition, le patronat et le gouvernement italiens sont parvenus à imposer des licenciements, des baisses de salaire et un certain nombre de reculs de ce genre aux travailleurs. Mais du fait des réactions ouvrières, et du fait que le Parti Communiste italien et la CGIL n'ont pas voulu affronter trop directement ces réactions, il a fallu pour cela de nombreuses journées de protestation, de grève, des négociations rompues et recommencées. En 1984, on a vu la CGIL organiser une « marche sur Rome » et mobiliser entre 500 000 et un million de travailleurs qui sont venus manifester dans la capitale contre un décret comportant l'amputation du système d'échelle mobile des salaires ; puis le Parti Communiste italien a organisé une obstruction parlementaire contre ce décret, et enfin un référendum à l'échelle nationale - la loi italienne le permet - pour ou contre ce décret.

Le décret en question, bien sûr, a fini par passer, car le Parti Communiste italien et la CGIL n'étaient pas prêts à appeler les travailleurs à engager vraiment l'épreuve de force pour l'empêcher de passer. Mais on a pu voir à travers ces événements que, malgré toutes les démonstrations qu'il a voulu faire de son aptitude à gérer les affaires de la bourgeoisie, et malgré sa politique, il reste extrêmement sensible à ce qui se passe dans la classe ouvrière, et soucieux de ne pas se couper de celle-ci.

La bourgeoisie, de ce point de vue, juge sur les actes, non sur les paroles. Elle attend des partis qui veulent la servir qu'ils soient prêts à se sacrifier entièrement pour ses intérêts. Et elle estime que le Parti Communiste italien, justement, ne lui a pas suffisamment apporté la preuve qu'il était prêt à le faire.

Le Parti Communiste italien plus « togliattien » que jamais

De ce point de vue, toutes les paroles, toutes les assurances dont le Parti Communiste italien est prodigue ne changent rien à l'attitude de la bourgeoisie à son égard. Et pourtant, en particulier ces dernières années, justement depuis sa sortie de la majorité gouvernementale et comme pour compenser celle-ci, le Parti Communiste italien a encore multiplié ces assurances pour tenter de montrer encore une fois qu'il est désormais un parti réformiste à part entière, digne de participer au gouvernement - à part entière aussi.

C'est que la situation d'attente où il se trouve depuis 1979 est inconfortable. Il est difficile pour un parti qui a semblé s'approcher du gouvernement, qui a gagné les votes du tiers de l'électorat, de se voir rejeté dans l'opposition sans espoir apparent d'en sortir. Sur le plan électoral, il a cessé de gagner des voix. Il s'est tout au plus stabilisé : revenu à 31,5% des voix en 1980 aux élections régionales, il a atteint de nouveau 34,5% aux Européennes de 1984. Mais il est redescendu à 30,2% des voix aux élections régionales de 1985, perdant du même coup l'administration de nombreuses régions. Et il est évident que le risque existe qu'une partie des électeurs du Parti Communiste, las de voter pour un parti réformiste qui, de toutes façons, ne va pas au gouvernement, finissent par se résoudre à voter pour le parti réformiste qui, lui, peut y participer. Les dirigeants du Parti ont visiblement peur que la stabilisation actuelle ne soit, comme pour le Parti Communiste, le début de la chute...

Et, c'est pour tenter de conjurer ce danger que ces quatre dernières années en particulier, le Parti Communiste italien a encore multiplié les paroles, les offres de service à la bourgeoisie, les assurances qu'il a bien rompu avec l'URSS.

En 1982, suite aux événements de Pologne et d'Afghanistan, Berlinguer a voulu donner à la critique de l'URSS par le PC italien un caractère spectaculaire. Il y a ajouté, selon son habitude, quelques considérations pseudo-théoriques. Il a déclaré, au congrès de 1982, que « la révolution d'Octobre a épuisé sa force motrice« , façon ampoulée de dire que l'appellation de Parti Communiste, née au lendemain de la révolution russe, n'a plus de sens. Et il en a tiré les conséquences en déclarant que le Parti Communiste met désormais sur un même plan ses rapports avec les autres partis communistes et ceux qu'il peut avoir par exemple avec le parti social-démocrate allemand, le parti socialiste de Mitterrand ou le parti travailliste.

Il est difficile de dire plus clairement que le Parti Communiste italien n'a plus rien de communiste et qu'il n'aspire à rien d'autre qu'à jouer, en Italie, le rôle que jouent en Angleterre le Parti Travailliste et en France le Parti Socialiste... Et pourtant, le dernier congrès du Parti Communiste italien, qui s'est déroulé en ce mois d'avril 1986, a éprouvé le besoin d'en rajouter encore.

Avant ce congrès, on a encore beaucoup discuté, ou plutôt bavardé, dans la presse et autour du Parti Communiste italien. Comme toujours, ce sont les membres de l'aile « social-démocrate » qui ont été les plus bavards. L'un d'entre eux a même proposé tout simplement de débaptiser le Parti Communiste, de lui retirer le, qualificatif « communiste », pour en trouver un plus conforme à sa « nature : » parti démocratique du travail« , par exemple... Puis on a beaucoup parlé encore du réalisme nécessaire, dialogué avec des patrons pour démontrer que le Parti Communiste italien est conscient de la nécessité de respecter les « intérêts des entreprises », qu'il ne remet pas en cause « l'économie de marché », etc.

Enfin, les conclusions du congrès ont repris tout ce bavardage. On apprend ainsi que la conception que le Parti Communiste italien a du socialisme doit être « une vision non cristallisée » , ou bien qu'il est pour « l'action réformatrice des sociétés de l'Occident capitaliste » et « n'est pas et ne sera partie intégrante d'aucun camp idéologique et d'aucun mouvement organisé au niveau européen et mondial » . Il est pour « un nouvel internationalisme » . Ce qui veut dire que « les partis communistes, socialistes et sociaux-démocrates, travaillistes, les mouvements de libération nationale et progressiste, les forces démocratiques laïques ou d'inspiration chrétienne ou catholique, les syndicats, les mouvements pacifistes et écologistes » doivent établir des rapports « nouveaux » ... On se demande en effet ce qu'ils pourraient être d'autre !

Et puis, pour en venir aux choses sérieuses, les alliances et les participations gouvernementales que le Parti Communiste italien recherche, on peut apprendre que celui-ci recherche toujours une « alternative démocratique » , dont on ne sait rien de précis sinon qu'elle serait « réformatrice » . N'importe quel parti devrait être prêt à souscrire à une telle intention, mais le Parti Communiste italien précise qu'il est prêt à être moins exigeant, puisqu'il se contenterait même d'un « gouvernement de programme » , qui serait une participation du Parti Communiste italien à un gouvernement du Parti Socialiste, de la Démocratie-Chrétienne et d'autres partis « démocratiques » pour réaliser un programme que, justement, il ne précise pas d'avance. Ce qui veut dire en fait que le Parti Communiste italien ne fait même plus semblant de poser des conditions ou de vouloir défendre une politique particulière ; il veut que chacun sache qu'il est prêt à tout et qu'il ne veut rien d'autre que... participer au gouvernement !

La « voie italienne » est une impasse

Et bien justement, le Parti Communiste italien ne va pas au gouvernement, et rien n'indique qu'il ait une chance d'y aller dans un avenir proche. Dans ces dix dernières années, il a seulement eu droit, pendant deux ans et demi, à soutenir un gouvernement sans y participer. Et des deux partis, du Parti Communiste italien et du Parti Communiste français, celui qui a eu droit pendant trois ans à quatre strapontins de ministres n'est pas le Parti Communiste italien : c'est le Parti Communiste français, celui des deux partis qui a choisi de s'affirmer le plus longtemps stalinien ; et il y a été justement au moment où plus personne ne s'y attendait, surtout pas lui, qui était revenu en arrière sur son « eurocommunisme » de 1976 ! Et si le Parti Communiste français est allé au gouvernement en 1981, ce n'est pas parce qu'il était fort. C'est parce que les élections de 1981 avaient montré qu'il était faible et qu'il ne serait qu'un otage entre les mains de Mitterrand.

Alors au sein du Parti Communiste français, il peut bien y avoir des gens pour prôner « l'exemple italien », ceux qui regrettent les sièges de ministres, qui regrettent que le Parti Communiste français ait quitté le gouvernement en 1984. Mais, du point de vue de la participation ministérielle, l'exemple italien n'est pas plus probant que l'exemple français.

Bien sûr, sur d'autres plans, le Parti Communiste italien peut faire envie aux autres Partis Communistes européens. Il est le plus grand Parti Communiste d'Europe occidentale ; le nombre de voix qu'il recueille semble se stabiliser ces dernières années autour de 30 à 32% du corps électoral. Son nombre d'adhérents, bien qu'en baisse, ne descend guère en dessous du million et demi. Il est présent à tous les niveaux des institutions de la république italienne, disposant d'un nombre impressionnant de conseillers communaux, provinciaux, régionaux, de députés, de sénateurs ; c'est une de ses membres, Nilde Jotti, qui fut la compagne de Togliatti, qui est présidente de l'Assemblée nationale. Tout cela signifie qu'il dispose d'un nombre considérable de postes, à tous les niveaux des administrations, des coopératives, des associations locales, particulièrement nombreuses en Italie.

Oui, en tant qu'appareil réformiste intégré à la société bourgeoise, vivant de la gestion de la société capitaliste, la réussite du Parti Communiste italien est grande. Il a en quelque sorte réussi à devenir le parti social-démocrate de l'Italie. Mais cette évolution reste, depuis longtemps, bloquée à un certain stade. Elle patine sans réussir, jusqu'à présent, à aller plus loin.

Bien sûr, le Parti Communiste italien a une place reconnue, officielle, une place de choix même dans les institutions. Il y a des hommes, nombreux, dans la bourgeoisie italienne, pour le féliciter de ses évolutions, Mais il existe une règle non écrite de la Constitution italienne à laquelle aucun de tous ces hommes ne croit bon de déroger. Et cette règle veut que le Parti Communiste ne participe pas au gouvernement.

Les partis staliniens face à la méfiance persistante de la bourgeoisie

Il existe toujours de par le monde un mouvement stalinien, même si ce terme de stalinien fait appel au passé et même si évidemment il n'est plus revendiqué par aucun des Partis Communistes qui comptent, au demeurant pas même par celui de l'URSS.

Il n'est plus uni, comme il y a un demi-siècle, sous la férule de la bureaucratie soviétique qui décidait alors souverainement et de la politique, et des dirigeants.

Les partis staliniens des démocraties impérialistes, pour ce qui est de leurs appareils, de leurs dirigeants, sont aujourd'hui tout à fait intégrés dans la société bourgeoise. Ceux qui ont assez d'influence électorale et qui ont réussi à utiliser à leur profit les mécanismes de la démocratie parlementaire sont intégrés à divers échelons subalternes de l'appareil étatique, au Parlement, dans les municipalités, les syndicats ; et leurs propres appareils de partis tirent une bonne part, sinon l'essentiel, de leur subsistance et de leurs finances, de cette intégration dans la société bourgeoise.

Plus le parti stalinien est important, plus il est intégré, et plus l'attraction de la bourgeoisie et de son système est puissante sur lui. Et cette attraction n'est plus véritablement combattue depuis longtemps par les partis staliniens ; au contraire, elle est souhaitée.

Aucun des Partis Communistes staliniens n'est plus le parti subversif de ses premières années. Mais les partis staliniens constituent aujourd'hui encore un phénomène original, dans la vie politique bourgeoise d'un côté et dans le mouvement ouvrier de l'autre.

A de rarissimes exceptions près, comme le Parti Communiste finlandais, par exemple et la proximité de l'URSS explique pourquoi, partout, la bourgeoisie traite les Partis Communistes différemment des partis bourgeois classiques et différemment des Partis Socialistes.

Une des raisons reste évidemment les liens avec l'URSS. Ceux-ci n'ont certainement pas la même force ni la même nature qu'au temps de Staline, et la bureaucratie russe elle-même n'y tient certainement plus ou pas de la même façon. Mais l'alignement fréquent des dirigeants des Partis Communistes sur des positions de l'URSS, même lorsque apparemment rien ne l'explique, le caractère parfois spectaculaire de cet alignement comme cela a été le cas de Marchais à propos de l'Afghanistan, suffisent sans doute pour que la bourgeoisie pense que les Partis Communistes restent encore « moscoutaires ». Et même si c'est peu, aux yeux de la bourgeoisie, ce peu est encore de trop !

Et le problème n'est pas seulement celui de la direction des Partis Communistes. Les Partis Communistes, et précisément ceux qui sont importants, disposent d'un appareil vaste, dont les éléments, les cadres, ne sont pas formés dans les sérails où sont formés, sélectionnés et promus les hommes politiques traditionnels de la bourgeoisie - en France, par exemple l'ENA, l'Ecole Polytechnique - dans les cabinets ministériels ou sous la houlette et sur les recommandations de notables déjà dans la place.

Le processus de sélection du Parti Communiste échappe au contrôle direct des milieux bourgeois, et une partie au moins de l'appareil n'est pas aussi directement liée au jour le jour, matériellement, humainement, à la bourgeoisie grande ou locale. Rien ne garantit à celle-ci que tel ou tel bout de l'appareil, telle ou telle filiale du Parti Communiste, ne soit encore liée à Moscou.

Et puis, et surtout, il y a les liens des Partis Communistes avec la classe ouvrière, de tous les Partis Communistes qui comptent un peu dans les pays industriels.

Les Partis Communistes perpétuent sans aucun doute une tradition politique néfaste à la classe ouvrière, une tradition réformiste, électoraliste. Mais ils perpétuent aussi la tradition de faire de la politique et d'en faire dans la classe ouvrière ; la tradition du militantisme politique dans les entreprises.

Il y a bien sûr aujourd'hui dans les Partis Communistes français, italien, espagnol ou portugais, bien des petits-bourgeois, des ex-ouvriers devenus petits notables, des fonctionnaires d'appareils, des privilégiés de toutes les institutions de collaboration de classe que la bourgeoisie des pays impérialistes est assez riche pour offrir au mouvement ouvrier afin de le corrompre.

Mais dans ces pays, la majorité des ouvriers qui militent politiquement se retrouvent quand même dans et autour du Parti Communiste. Même lorsque, sur le plan électoral, le Parti Socialiste a fait une percée spectaculaire, là où un Parti Communiste est un tant soit peu influent et présent dans les entreprises, sa simple existence opère une sélection par rapport au Parti Socialiste et c'est le Parti Communiste qui draine les militants les plus combatifs, ceux en tous cas qui croient sincèrement à une transformation de la société.

Ce sont ces militants et c'est cette implantation dans la classe ouvrière qui ont permis aux Partis Communistes de traverser les périodes dures qu'ils ont eues à traverser. Et ce sont les Partis Communistes qui n'ont pas su ou pas pu garder ce type de militants, qui ont définitivement disparu ou ont été réduits à l'état de groupuscules.

Alors, la direction d'un Parti Communiste comme le Parti Communiste français sait bien que, quelles que soient les fluctuations électorales, tant qu'il garde son influence dans les entreprises, rien n'est perdu pour lui. Mais c'est aussi cela qui le rend trop peu fiable aux yeux de la bourgeoisie pour qui elle lui confie la gestion quotidienne de ses affaires.

Toutes les bourgeoisies savent que les Partis Communistes ne menacent plus réellement l'ordre bourgeois. Mais ce dont les bourgeoisies ne sont pas convaincues, c'est que les Partis Communistes soient capables de sacrifier cette base ouvrière, cette implantation, pour mener la politique que leurs bourgeoisies respectives voudront qu'ils mènent.

Ce n'est même pas que la bourgeoisie craigne que les Partis Communistes ne choisissent, sous la pression de la classe ouvrière, une politique allant ne serait-ce que partiellement, dans le sens de ses intérêts. Mais l'expérience du passé, on l'a vu en France, on l'a vu pour l'Italie, enseigne à la bourgeoisie que les Partis Communistes sont capables de retournements, de choix imprévisibles, pour conserver leur influence sur la classe ouvrière.

Cette preuve-là, celle de leur capacité à mener jusqu'au bout la politique que la bourgeoisie leur demande de mener, même si cela aboutit à un suicide politique, les Partis Socialistes l'ont administrée bien des fois dans le passé. Et ils sont prêts à l'administrer de nouveau.

Mais étant donné la situation des Partis Communistes, étant donné la nature de leurs liens avec la classe ouvrière, ils ont plus à y perdre que les Partis Socialistes. Le Parti Socialiste, en France, par exemple, recrute aujourd'hui pour l'essentiel en-dehors de la classe ouvrière, même s'il y trouve une bonne partie de son électorat. Il lui est, par certains côtés, plus facile et moins dommageable de mener une politique ouvertement anti-ouvrière qu'au Parti Communiste. Cela peut sembler paradoxal mais on l'a vu en France où c'est le Parti Communiste qui a payé le plus cher la politique d'austérité du gouvernement de l'Union de la gauche bien que ce soit le Parti Socialiste qui en ait été le véritable responsable.

Telle est la situation où se trouve tout Parti Communiste. En temps ordinaire, ses liens avec la classe ouvrière constituent pour lui un handicap très fort aux yeux de la bourgeoisie. Lorsque les choses vont sans crise et sans agitation sociale, elle préfère ne pas confier la gestion de ses affaires à un parti qui, non seulement se dit communiste même si ce n'est plus qu'en paroles, mais qui de surcroît milite et recrute sous ce nom dans la classe ouvrière.

Ce n'est que dans des périodes où la classe ouvrière constitue une menace réelle ou potentielle que l'influence du Parti Communiste sur la classe ouvrière a une valeur pour la bourgeoisie, précisément pour écarter cette menace, pour freiner et canaliser les luttes éventuelles.

Depuis qu'il n'y a plus d'interdit absolu de la part de la bourgeoisie américaine sur la présence éventuelle de ministres communistes dans un gouvernement occidental, on a vu certes occasionnellement des ministres communistes au gouvernement.

Au Portugal, c'était sans doute à titre de précautions et de caution pour le gouvernement des militaires. En France, le calcul de Mitterrand était de déconsidérer encore plus le Parti Communiste au profit du Parti Socialiste.

Mais si Mitterrand a choisi de jouer ce jeu et l'a joué avec succès, il est probable qu'il ne l'a fait que parce que il en était tout à fait maître ; parce que, même sur le plan de l'arithmétique parlementaire, il n'avait pas besoin des voix du Parti Communiste ; parce qu'il pouvait aisément démontrer aux bourgeois qu'il n'en était nullement dépendant.

Gagner la base ouvrière des Partis Communistes à une véritable politique communiste et révolutionnaire

Du côté de la bourgeoisie, de son système politique et de ses jeux électoraux, les perspectives du Parti Communiste sont aujourd'hui passablement bouchées. Mais cette position d'éternel opposant, au contraire de ce qu'en disent ou en pensent tous les commentateurs qui enterrent le Parti Communiste trois fois par semaine, et tous les réformateurs - pour qui le défaut du Parti Communiste, c'est de ne pas être le Parti Socialiste - n'est cependant pas nécessairement un handicap dans la classe ouvrière. A certains égards, au contraire, cela accrédite l'idée que le Parti Communiste est un adversaire radical de la société bourgeoise, plus radical en tout cas que le Parti Socialiste.

Et la politique que mène la direction du Parti Communiste français par exemple avec son attitude toute récente de critique systématique du Parti Socialiste, avec ses tentatives d'actions spectaculaires dans la classe ouvrière, chez Renault ou ailleurs, c'est précisément de reconquérir cette image de défenseur intransigeant de la classe ouvrière que sa participation gouvernementale a sérieusement ternie.

Il faut que les révolutionnaires connaissent bien la nature et les mécanismes des liens qui unissent le Parti Communiste à la classe ouvrière et qui ne sont certainement pas que des liens électoraux. Sur le plan électoral, le recul du Parti Communiste français est patent. C'est ce recul qui a amené sa direction à quitter le gouvernement pour adopter une attitude plus critique à l'égard du Parti Socialiste. Mais c'est aussi ce recul qui a poussé un certain nombre de cadres, de responsables, de notables du Parti Communiste à se faire les porte-parole de l'attitude inverse, plus ouvertement réformiste, impatiente d'officialiser une politique d'alignement derrière le Parti Socialiste, que la direction a cessé momentanément de prôner.

Bien sûr, la lutte plus ou moins feutrée que cela entraîne dans l'appareil du Parti et parmi ses dirigeants peut pousser les travailleurs communistes du rang à se poser des questions et peut-être à leur trouver des réponses qui ne vont ni dans le sens de Marchais, ni dans le sens de Juquin.

Il faut être attentif à cela. Il faut en tout cas discuter avec les travailleurs communistes, de quelque obédience qu'ils soient, pour peu qu'ils acceptent de discuter politique, pour peu qu'ils acceptent de se demander comment et avec quelle politique le mouvement ouvrier de demain pourrait, en cas de remontée de la combativité, éviter d'en arriver de nouveau à la situation de recul et de démoralisation présents.

Mais force est de constater que, jusqu'à maintenant, on n'a vu apparaître dans cette discussion aucun courant, fut-il minuscule, prônant au sein du Parti Communiste un retour aux traditions de lutte de classe, aux véritables traditions communistes.

Et, dans ces conditions, du débat entre rénovateurs et partisans de la direction actuelle, ne peut sortir rien de bon pour les travailleurs, à supposer que débat il y ait. Juquin et les autres chefs de file actuels des rénovateurs ne représentent pas une politique plus juste, du point de vue des intérêts de la classe ouvrière, que Marchais. La politique de Marchais, qui a conduit le Parti Communiste à la situation où il est, était d'ailleurs la leur. Et il n'y a aucun automatisme qui puisse donner à cette discussion une dynamique conduisant à des positions de lutte de classe : il faudrait pour cela que des hommes, des militants, choisissent consciemment et clairement, au sein du Parti Communiste, une telle politique.

Le recul du Parti Communiste lui-même ne résulte pas d'une montée ouvrière qui aurait débordé la politique du Parti Communiste sur la gauche. Il se fait, au contraire, dans une période de démoralisation de la classe ouvrière et il en est, dans une certaine mesure, l'expression.

Mais c'est dans la perspective d'une nouvelle remontée de la combativité de la classe ouvrière que les révolutionnaires doivent bien connaître le Parti Communiste et bien connaître ses militants. Parce que, en tant que révolutionnaires, nous serons inévitablement, nécessairement, en compétition avec le Parti Communiste, sur la question de savoir dans quelles perspectives politiques s'orientera cette remontée.

En raison de sa situation spéciale, c'est probablement au Parti Communiste que profitera, dans un premier temps, toute remontée ouvrière. Et il faudra que les révolutionnaires soient préparés à lutter politiquement pour disputer cette influence du Parti Communiste.

C'est pourquoi il faudra que les révolutionnaires soient capables de profiter de la période de recul présente pour s'implanter dans un grand nombre d'entreprises ; et qu'ils y aient des militants aussi dévoués que ceux du Parti Communiste. C'est le préalable à tout développement. Mais cela étant, il faut qu'ils soient conscients que, même s'il se produit une remontée, les révolutionnaires resteront nécessairement minoritaires pendant un temps. Il faut qu'ils sachent alors à la fois se soumettre à des majorités qui seront influencées par le Parti Communiste et ses militants, et à la fois défendre ouvertement, clairement, publiquement leur propre politique devant les travailleurs. Et il faudra qu'ils montrent toujours, concrètement, en quoi la politique qu'ils proposent est différente de celle du Parti Communiste.

Enfin, tout en acceptant d'être minoritaires, il faudra que les révolutionnaires se battent pour que les travailleurs se donnent des structures démocratiques pour diriger leurs luttes.

Car même si ces structures démocratiques elles-mêmes refléteront sans doute, dans un premier temps, l'influence du Parti Communiste, c'est uniquement si les travailleurs ont la possibilité de comparer les politiques, de les juger et de trancher, qu'ils pourront dans la dynamique du mouvement dépasser le stade où ils se sentiront représentés par le Parti Communiste. Car le Parti Communiste trahira leurs luttes, à une étape ou à une autre, inévitablement.

Nous disons cela sans aucun esprit d'hostilité vis-à-vis des travailleurs communistes, bien au contraire. Car les travailleurs communistes sont, tout comme les autres travailleurs et peut-être à certains égards, plus que les autres, trahis par la direction et l'appareil de leur parti, qui utilise leur énergie militante mais la canalise finalement toujours au profit du système bourgeois.

Certains de ces militants communistes, même ceux de la classe ouvrière, parce que ce sont ceux-là qui nous importent, sont peut-être définitivement perdus pour la révolution, déformés et corrompus qu'ils ont été par leur parti et par sa politique.

Mais il y a les autres, et même s'ils ne constituent qu'une minorité dans le Parti Communiste, de toutes façons ils représentent dans les entreprises une force numérique et militante supérieure à celle des révolutionnaires.

Et puis, il y a aussi les jeunes, ceux que la simple existence et l'activité militante des précédents attirent en permanence vers l'activité militante.

Mais il n'y aura de véritable parti révolutionnaire, en France comme en Italie, comme ailleurs, que lorsque ces travailleurs communistes, ces militants actuels ou potentiels du Parti Communiste, renoueront avec les idées véritablement communistes, véritablement révolutionnaires. Il n'y aura de véritable Parti Communiste que lorsqu'ils éprouveront le besoin de s'organiser sur la base des idées communistes en se séparant des partis qui portent encore ce nom mais qui, eux, sont définitivement passés, et depuis longtemps, dans le camp de la bourgeoisie.

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