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Lire : Une drôle de justice, Les magistrats dans la guerre d'Algérie de Sylvie Thénault
"Dans les rapports opaques qu'ont entretenus, de 1954 à 1962, la justice et la guerre, le livre de Sylvie Thénault est le meilleur guide dont nous puissions disposer", estime l'historien Pierre Vidal-Naquet, dans la postface à cet ouvrage.
En tout cas, il s'agit là d'un livre réalisé à partir d'une thèse d'histoire sur le sujet, à la fois très documenté, très détaillé, ce qui ne facilite pas toujours la lecture, et très éloquent sur la façon dont l'ensemble des magistrats, à quelques exceptions près, ont été mis aux ordres des militaires français pendant toute la guerre d'Algérie. Et cela, grâce au gouvernement du socialiste Guy Mollet.
La loi adoptée le 16 mars 1956 dota en effet ce gouvernement de pouvoirs spéciaux, immédiatement remis aux autorités militaires afin qu'elles puissent opérer en Algérie (mais aussi en France) comme elles l'entendaient. La mise en place des Tribunaux permanents des forces armées (TPFA) permit de prononcer à la chaîne des jugements sommaires, fermant les yeux sur les tortures, les internements arbitraires dans des conditions épouvantables, les disparitions, couvrant les exactions des militaires et condamnant à mort à l'issue de pseudo-procès. De ces condamnations à mort, un grand nombre furent exécutées jusqu'à la fin de la guerre. Sylvie Thénault énumère les décrets et autres dispositions destinées, au fil des ans, à renforcer le pouvoir de l'armée. Elle totalise les condamnations à mort décidées par une justice docile et les exécutions qui se comptèrent par centaines. Elle rappelle - parmi tant d'autres - celle de Fernand Iveton, en 1957, militant communiste pied-noir accusé d'avoir aidé les militants indépendantistes algériens du FLN, en précisant la responsabilité de François Mitterrand, qui fut ministre de la Justice de février 1956 à juin 1957. Elle écrit : "Sa responsabilité en tant que membre du gouvernement - dont il ne démissionne pas - et plus encore, en tant que ministre de la Justice ne fait pas de doute. (...) Le désaccord de François Mitterrand avec les exécutions ne s'est pas exprimé à l'époque ; au contraire, en février 1957, il signa une décision pour accélérer l'examen des recours en grâce, dans le but de rapprocher les exécutions de la date de la condamnation à mort".
Le livre dénonce également les détentions arbitraires en France et en Algérie, les tortures, les exécutions sommaires et les exactions avouées - mais pour ainsi dire jamais sanctionnées - des militaires et tout particulièrement des gradés et de leurs supérieurs, couverts sinon encouragés par les gouvernants, préfets et autres autorités civiles qui se sont succédé au pouvoir, de Guy Mollet à de Gaulle. Et l'auteur décortique ainsi tout ce que fut cette "drôle de justice", ce "rouage de l'État" pour contribuer aux basses oeuvres de l'impérialisme français faisant la guerre à tout un peuple en lutte pour son indépendance.
Pourtant, dans sa conclusion, Sylvie Thénault laisse entendre que la justice a changé et que tout ce qu'elle dénonce ne pourrait se reproduire aujourd'hui. Pour l'affirmer, elle s'appuie sur les évolutions qu'elle voit dans le monde de la magistrature, en particulier avec la création en 1968 du Syndicat de la magistrature, qui revendique une certaine liberté par rapport au pouvoir, et sur l'indépendance dont certains magistrats font preuve dans le traitement d'affaires récentes. C'est vrai tout au plus dans certains cas, même si la justice reste une justice de classe, ce que bien des jugements récents démontrent. Et surtout, dans une période de crise comme le fut celle de la guerre d'Algérie, on peut s'attendre à ce que la justice, partie intégrante de l'appareil d'État de la bourgeoisie tout comme l'armée et la police, s'efforce de remplir son rôle avec la même férocité contre tous ceux qui luttent contre l'oppression et la répression.
M.R.
Une drôle de Justice, de Sylvie Thénault, La Découverte, coll. L'Espace de l'histoire, 331 pages, 151 francs.