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Editorial
Les éloges funèbres ne coûtent rien
La mort de l'abbé Pierre suscite, à juste titre, une grande émotion dans l'opinion. Sincère dans les classes populaires, quelque peu hypocrite parmi ceux, députés, ministres, présidents de ceci ou de cela, qui dirigent le pays, tel Chirac affirmant que «l'abbé Pierre représentera toujours l'esprit de révolution contre la misère», Villepin déclarant qu'il a été «une force d'indignation capable de faire bouger les coeurs et les consciences», ou Sarkozy prétendant que «sa foi nous a entraînés sur les chemins de la bonté et de l'action».
Mais qu'ont fait ces politiciens, ou leurs prédécesseurs, pour lutter contre le scandale que dénonçait l'abbé Pierre?
Il y a plus d'un demi-siècle qu'il a, en 1954, hurlé contre le fait que, lors de cet hiver terrible, des miséreux mouraient dans la rue, en particulier à Paris.
Cinquante-trois ans plus tard, rien n'a changé pour les sans-abri.
Il y en a toujours qui vivent et meurent dans la rue et les Enfants de Don Quichotte, à défaut d'être ceux de l'abbé Pierre, sont obligés par tous les moyens qu'ils peuvent trouver d'attirer l'attention des pouvoirs publics et celle de l'opinion sur ces drames, en espérant faire ainsi pression sur ceux qui gouvernent. Tout comme l'abbé Pierre, ils ont réussi à faire bouger, un tout petit peu, les choses, mais pas fondamentalement, la preuve en est.
Le problème est qu'on n'a pas cassé la machine qui fabrique des pauvres et des sans-logis. On en reloge, pas beaucoup, d'un côté et, à l'autre bout, on en jette à la rue un peu plus chaque jour.
La fondation de l'abbé Pierre estimait qu'il y avait après-guerre 2000 sans-logis à Paris. Un demi-siècle plus tard, il y en a 10000, soit cinq fois plus.
Son combat n'était pas dirigé contre le système économique. Nul ne peut le lui reprocher, car il s'est dévoué pour panser les plaies autant qu'il le pouvait.
Mais c'est cette machine à fabriquer des sans-logis qu'il faut détruire. Et c'est pourquoi je dénonce ceux qui ont dirigé le pays, les politiques et les maîtres de l'économie, pendant ce demi-siècle.
En 1954, la droite était au pouvoir. Deux ans après, la gauche y venait à son tour, mais rien n'a changé.
Depuis 1946, le gouvernement avait dépensé des millions pour mener la sale guerre d'Indochine et, ensuite, pour tenter d'empêcher le Maroc et la Tunisie d'accéder à l'indépendance. En 1954 débutait une autre sale guerre, celle d'Algérie, que le gouvernement socialiste de Guy Mollet s'efforça d'aggraver en y envoyant ceux qu'on a appelés les «rappelés», ces jeunes à peine libérés du service militaire qui ont dû réendosser l'uniforme pour jouer les forces de répression au Maghreb.
Alors, il n'y avait pas assez d'argent pour loger les sans-logis.
Mais ceux qui dirigent le pays ont su en trouver pour créer la «force de frappe», et dépensent toujours des fortunes pour construire un nouveau sous-marin (2,4 milliards d'euros) et un nouveau porte-avions nucléaires. Et pour se défendre contre qui? Aucun État ne menace la France qui, elle, soutient militairement nombre de dictateurs africains, comme en Côte-d'Ivoire ou au Tchad.
Aucun des gouvernements français successifs n'a eu la volonté de dégager des fonds pour loger tous ceux que la mécanique économique jetait à la rue, ni pour l'enrayer en s'en prenant à ceux qui possèdent et dirigent l'économie.
L'abbé Pierre fut un prêtre qui s'en prenait peut-être moins au diable qu'à la misère. C'est en quoi je le juge comme un homme digne, même s'il était loin de partager mes opinions politiques et sociales.
Mais ce que je condamne, c'est tous ceux qui, aujourd'hui, versent des larmes hypocrites sur sa dépouille et qui, pendant des années, n'ont pas été avares de bonnes paroles, mais rien que de bonnes paroles, à son propos. Ceux qui disent aujourd'hui qu'on a perdu «un homme de coeur», qui dirigent le pays au plus haut niveau et sont responsables à bien des titres de la misère et des maux qu'il combattait. Eux n'ont ni coeur ni entrailles.
Arlette LAGUILLER
Éditorial des bulletins d'entreprise du 22 janvier