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- Lutte ouvrière n°2133
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Argentine, 29 et 30 mai 1969 : Le soulèvement de Cordoba
De Peron à Ongania
En 1955, Peron avait été chassé du pouvoir par les militaires. Même si des civils avaient occupé ensuite le devant de la scène, l'armée continua de peser sur la vie politique, avant de reprendre directement en mains les rênes du pouvoir en 1966, avec comme première préoccupation de remettre au pas une classe ouvrière turbulente.
Après la chute de Peron, la CGT, épine dorsale du parti péroniste désormais interdit, resta intégrée à l'appareil d'État, même si ses locaux ne lui furent restitués qu'en 1961. Les moeurs de ses dirigeants n'avaient rien à envier au gangstérisme de ceux des syndicats nord-américains. Il leur arrivait de recourir au meurtre pour écarter des syndicalistes combatifs ou simplement des concurrents, comme le fit Vandor, principal dirigeant de la CGT.
Entre 1947 et 1965, la ville de Cordoba avait connu un important développement industriel. Peron et plus encore ses successeurs avaient essayé d'attirer des industriels étrangers. Ainsi s'implanta le constructeur automobile américain Kaiser. Il démonta une usine de Detroit pour la réinstaller à Cordoba et devint le principal sous-traitant automobile de divers constructeurs, dont Renault. S'installèrent également Fiat et Ford, General Motors, Chrysler, Mercedes, Citroën et Peugeot.
La population de la ville avait doublé pour atteindre plus de 700 000 habitants, des dizaines de milliers d'ouvriers étant venus de tout le pays pour travailler dans l'industrie automobile. Quelques syndicats avaient des moeurs plus démocratiques, comme le syndicat Lumière et force, syndicat de l'énergie dont le principal porte-parole, Augustin Tosco, fut aussi un des principaux dirigeants des journées de mai 1969. Ce syndicat, affilié à la CGT, se tenait à l'écart des courants officiels et tenait compte de l'avis de sa base.
Quand le général Ongania arriva à la tête de l'État en 1966, la bureaucratie syndicale, Vandor en tête, participa à la cérémonie au palais présidentiel. Cela n'empêcha pas le nouveau président de réprimer durement les grèves qui éclatèrent dans le secteur des entreprises nationales : cheminots, dockers, ouvriers des sucreries... tous menacés par des restructurations.
Cette situation divisa la CGT en trois fractions : celle qui cherchait à collaborer avec Ongania et à se dégager de la tutelle de Peron ; les partisans de Vandor, en quête d'un accommodement entre Ongania et Peron ; et enfin la « CGT des Argentins » (CGTA), dont la devise était « Mieux vaut l'honneur sans les syndicats qu'un syndicat sans honneur » et qui allait rompre avec la CGT en mars 1968. Aux élections professionnelles de juin 1968, elle obtint 650 000 voix, contre 785 000 pour les partisans de Vandor. Dans cette CGTA militaient des péronistes et des catholiques « de gauche », des membres du Parti Communiste et divers courants de l'extrême gauche. Si elle était forte dans plusieurs secteurs, la plupart de ses dirigeants restaient des bureaucrates péronistes, à l'exception de Tosco et de son syndicat de l'énergie. Peron soutint d'abord la CGTA, puis se réconcilia avec Vandor. Du coup, certains bureaucrates de la CGTA retournèrent à la CGT.
La riposte ouvrière
En mars 1967, le peso, la monnaie locale, fut dévalué de 40 % et les salaires gelés pendant vingt mois. L'âge de la retraite fut repoussé de 55 à 60 ans, les allocations de licenciement abaissées. Le chômage explosa. Cordoba comptait 10 % des 600 000 chômeurs recensés dans le pays. À partir de mai 1968 et jusqu'en 1969, les grèves se multiplièrent. La suppression par décret gouvernemental de la « semaine anglaise », 44 h de travail hebdomadaire payées 48, révolta d'autant plus les ouvriers qu'elle suivait une vague d'augmentations des prix de produits indispensables, de ceux du lait à ceux des transports.
Le 13 mai 1969, plusieurs sections syndicales de Cordoba se réunirent pour préparer une riposte. La police dispersa cette réunion, avant même qu'elle n'ait annoncé 48 heures de grève les 15 et 16 mai. Mais la police fut prise à revers par les ouvriers de Renault venus en nombre. L'agitation s'étendit aux autres usines de l'agglomération.
En même temps, les étudiants protestaient contre l'augmentation du prix de la cantine (+537 % !). Et le 18 mai, à Rosario (la troisième ville du pays, à mi-chemin entre Cordoba et Buenos Aires) il y eut une émeute après l'assassinat d'un étudiant par la police. Le 19 mai, l'université de Cordoba était fermée par les autorités. À Rosario, 40 000 personnes descendirent dans la rue et affrontèrent avec succès la police. Le 23, c'était le tour de 30 000 étudiants de Cordoba.
Le 21 mai, les syndicalistes de l'automobile votèrent une grève de 48 heures pour le 29 mai. Le 27 mai, le principal dirigeant de la CGTA, Ongaro, était arrêté à son arrivée à Cordoba où il venait organiser le mouvement. Le 28 mai, le gouvernement déclara grévistes et manifestants passibles du conseil de guerre. Tous les syndicats et les étudiants se rallièrent cependant à la grève, tandis que les assemblées générales se multipliaient dans les entreprises.
Et le 29 mai, à 11 heures du matin, plusieurs colonnes de manifestants ouvriers convergèrent vers le centre de la ville. Des ouvriers à moto assuraient la liaison entre les colonnes de manifestants. Les travailleurs des petites entreprises ou des artisans rejoignaient le cortège. Au centre-ville, les policiers établirent des barrages et arrosèrent les manifestants de gaz lacrymogènes. Bientôt les ouvriers dressaient des barricades et la manifestation tourna à l'émeute. Les travailleurs attaquèrent les commissariats et en expulsèrent les policiers ; la société américaine Xerox fut incendiée ; le cercle des sous-officiers de l'armée et le bureau des douanes occupés. Dans d'autres quartiers, ouvriers et étudiants affrontaient la police montée. En fin de journée, le centre-ville et les bâtiments officiels étaient occupés par les manifestants.
L'armée prend la répression en mains
L'état de siège fut décrété. L'armée prit le relai de la police, débordée. Des colonnes de chars et des milliers de soldats convergèrent vers la ville. Les électriciens coupèrent alors l'éclairage de ville. Cela désorienta les militaires et permit aux manifestants d'échapper à leurs tirs. Les manifestants gardèrent le contrôle de la ville mais hésitaient sur la suite à donner.
L'armée n'hésita pas, arrêtant au petit matin du 30 mai ceux qu'elle considérait comme les leaders du mouvement, notamment Tosco. Les syndicalistes arrêtés furent condamnés séance tenante à des peines de quatre à huit ans d'emprisonnement.
Le 30 mai, la CGT et la CGTA appelaient à une grève générale qui fut totale dans tout le pays. Mais le 31 mai l'armée reprenait l'offensive, faisant entre 20 et 30 morts et des centaines de blessés et saccageant les locaux syndicaux ; des centaines de militants étaient arrêtés. Le 2 juin, le syndicat de l'automobile appelait à la grève pour exiger l'arrêt de la répression et la libération des emprisonnés. Ongaro fut relâché. La CGTA proposa à la CGT une grève générale pour les 16 et 17 juin. Le gouvernement décréta le 16 juin jour férié, mais cela n'empêcha pas les rassemblements ouvriers. Une nouvelle grève fut décidée pour le 1er juillet, mais cette fois sans la CGT. L'état de siège allait durer jusqu'en 1973, obligeant bien des militants ouvriers à entrer dans la clandestinité.
Ce soulèvement de Cordoba eut évidemment un grand retentissement. Il fut considéré comme le « mai 68 » argentin. Mais il avait aussi ses propres limites. Chez les ouvriers, la majorité ne mesura pas les limites du syndicalisme et l'impasse politique qu'était le péronisme. Chez les étudiants, les plus combatifs continuèrent de chercher dans la guérilla le débouché politique qui avait manqué au cours de ces journées, là où il aurait fallu bâtir un parti révolutionnaire enraciné dans la classe ouvrière.
La répression n'empêcha pas la combativité ouvrière de rester forte les années suivantes. Et c'est pourquoi, lors de leur nouveau coup d'État de 1976, l'un des objectifs des militaires fut non seulement d'arrêter et assassiner les militants politiques, péronistes ou d'extrême gauche, mais d'abord de supprimer les militants et les ouvriers combatifs, que les militaires vinrent cueillir, dès les premières heures du coup d'État, à l'entrée des usines au petit matin.