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Dans le monde
Turquie : En réponse aux provocations du régime, un mouvement de masse qui se développe
Cette fois, les brutalités de la police n'ont fait que décupler l'indignation des manifestants et augmenter leur nombre. De nombreux jeunes, des travailleurs, venus de tous les quartiers de cette immense agglomération de 15 millions d'habitants, sont venus grossir les rangs des opposants à l'abattage des arbres du Gezi Park, ces grands platanes historiques qui, au beau milieu d'Istanbul, proposent leur ombre réparatrice et devaient céder la place devant la spéculation immobilière nourrie par les amis du Premier ministre.
La bataille a donc continué, faisant plus d'un millier de blessés, mais la violence policière s'est avérée impuissante devant le nombre toujours croissant des manifestants, qui pour se protéger édifiaient des barricades. L'affrontement a pris l'allure d'une contestation allant bien au-delà de la question des arbres vénérables du Gezi Park, concernant les méthodes du pouvoir, son recours permanent à la répression, son mépris pour la population, les tentatives de l'islamiste Erdogan d'imposer son ordre moral pour plaire aux confréries réactionnaires qui le soutiennent.
Samedi 1er juin, le pouvoir a dû reculer, ordonnant à la police de se retirer de la place Taksim et de ses abords. Mais c'est une foule encore plus grande qui l'a occupée, scandant le slogan « Gouvernement démission ! » Des manifestants sont descendus dans les rues d'autres quartiers d'Istanbul, mais aussi de la capitale Ankara, à Izmir sur la côte égéenne, dans de très nombreuses villes grandes et petites.
Erdogan, lui, a affecté l'indifférence, déclarant qu'il pouvait tranquillement maintenir son voyage prévu dans les pays du Maghreb et empruntant un registre bien classique pour affirmer que les manifestants n'étaient qu'une poignée, manipulée par des extrémistes et par « l'étranger ». Mais il se retrouve en fait face à des masses déterminées qui se rassemblent dans tout le pays. Le soir, les foules grossissent de ceux qui, sortis du travail, viennent manifester leur soutien à ceux de la place Taksim ou d'autres places. Trois confédérations syndicales, dont DISK et KESK (la confédération des travailleurs des services publics), ont appelé à arrêter le travail les 4 et 5 juin et on parle de grève générale.
Les arbres du Gezi Park sont sauvés, au moins provisoirement, mais c'est maintenant le problème du gouvernement Erdogan qui est sur le tapis. Son parti AKP a bien gagné trois élections successives, tirant parti de la situation favorable de la Turquie et de son essor économique. Mais, après une certaine prudence initiale, l'AKP affiche de plus en plus son islamisme, veut limiter la vente publique d'alcool, condamne l'avortement comme un meurtre, emploie la méthode musclée contre toutes les manifestations, multiplie les arrestations.
À cela s'ajoute maintenant l'engagement du régime en Syrie. En apportant son aide aux opposants islamistes de Bachar al-Assad, et en provoquant en retour des attentats comme celui de Reyhanli, dans le Sud-Est, Erdogan engage peu à peu la Turquie elle-même dans la crise. Beaucoup le lui reprochent. En tout cas la montée du conservatisme choque toute une partie de l'opinion turque, qui en a assez de l'autoritarisme du régime, et cela ne se limite pas aux partisans du Parti social démocrate CHP, concurrent de l'AKP, qui défend la tradition kémaliste et qui voudrait tirer parti de l'actuel mouvement.
Quelles que soient les rodomontades du Premier ministre, cette sorte de Mai 68 que connaît la Turquie le remet sans doute en question. Mais le mouvement peut encore se développer. Pour beaucoup, ce qui est en cause est non seulement le régime, sa police et ses prétentions d'ordre moral, mais aussi son affairisme, la toute-puissance du patronat, l'exploitation et la dureté de la vie quotidienne, malgré les prouesses économiques dont Erdogan se vante. La classe ouvrière peut non seulement participer au mouvement, mais s'organiser sur ses propres bases, mettre en avant ses propres revendications, s'affirmer comme une force politique qui veut en finir avec cette société d'exploitation.
Bien des travailleurs, des jeunes qui se sont mobilisés ne se contenteront pas d'une vague perspective de changement politique à la tête de l'État. Un tel mouvement est une leçon bien plus forte que tous les discours. Ses participants ont pu mesurer, dans les rues d'Istanbul et bien d'autres, la force de leurs sentiments et leur nombre. Ils peuvent aussi apprendre comment vaincre, non seulement les flics de la place Taksim, mais la bourgeoisie et son pouvoir.