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Liban : l’explosion du port de Beyrouth… et celle du pays
Et pourtant, durant des mois et jusqu’à la veille de l’explosion, les autorités avaient été alertées des dangers sans qu’aucune décision ne soit prise ; une situation bien caractéristique de l’incurie gouvernementale et d’une administration gangrenée par la corruption et le clientélisme.
La catastrophe est survenue dans un pays déjà touché par une succession de crises. La crise économique et sociale sans précédent est aggravée par la crise sanitaire et par le ralentissement de l’économie mondiale. Elle est aggravée également par les conséquences de la guerre en Syrie. Malgré des infrastructures délabrées, ce pays de quatre millions d’habitants accueille à lui seul 1,2 million de réfugiés syriens qui s’ajoutent aux 250 000 réfugiés palestiniens présents depuis des décennies.
Le gouvernement Hassan Diab a dû démissionner à la suite des manifestations qui ont suivi l’explosion du port, mais celles-ci ne sont que la dernière expression d’une colère populaire qui avait donné naissance à l’automne dernier à un vaste mouvement de contestation.
Un an de contestation du système
En octobre 2019, la population était confrontée à un effondrement vertigineux de son niveau de vie du fait de l’inflation et du chômage de masse, s’ajoutant à un quotidien marqué par les incessantes coupures d’eau et du courant électrique. L’annonce de nouvelles mesures d’austérité et notamment de nouvelles taxes a alors fait éclater la colère populaire. Durant des mois, des centaines de milliers de manifestants ont exprimé leur rejet du système et exigé le départ de dirigeants jugés responsables du chaos dans lequel s’est enfoncé le pays. Les intimidations et le chantage à la guerre civile n’ont pas réussi à faire cesser cette protestation qui effaçait les habituels clivages confessionnels libanais, pas plus que la démission, le 29 octobre, du Premier ministre Saad Hariri, chef d’un gouvernement de coalition regroupant tous les partis politiques.
La dette publique du Liban se montait alors à près de 90 milliards de dollars, et c’est à la population qu’on présentait la note par des mesures d’austérité insupportables. En décembre, la décision des banques de limiter le montant des retraits en dollars attisa encore la colère, la population n’ayant même plus accès à son épargne. Ce n’est qu’après des tractations sans fin entre les leaders politiques que, le 21 janvier, un gouvernement dit de technocrates put se mettre en place. Se disant indépendant des partis confessionnels, il était censé assurer la bonne gouvernance nécessaire pour sortir le pays de la crise. En réalité, ses membres étaient les poulains de chefs politiques en retrait mais toujours à la manœuvre. Les Libanais ne pouvaient que placer peu d’espoir dans ce nouveau gouvernement dirigé par Hassan Diab, un ancien ministre évidemment peu soucieux de répondre aux exigences populaires.
Au printemps 2020, la crise sanitaire révélait la faillite totale du système de santé publique. Pendant que la pandémie mettait en sourdine la contestation, la crise financière, elle, s’aggravait. Le 7 mars, pour la première fois de son histoire, le gouvernement libanais annonçait qu’il était dans l’incapacité de verser les 1,2 milliard d’intérêts arrivant à échéance. Tous les comptes en dollars des particuliers et des entreprises étaient bloqués, rendant impossible l’accès aux devises. Les banques mettaient sous séquestre l’épargne de toute la population. Dans un pays qui importe presque tout ce qu’il consomme, le manque de devises avait des conséquences catastrophiques. L’économie n’était plus irriguée. Faute de pouvoir importer des pièces détachées et des matières premières, les entreprises de production voyaient leur activité baisser et s’arrêter. Les fermetures d’entreprises et les licenciements massifs aggravaient brutalement le chômage et la pauvreté.
La seule possibilité d’avoir des dollars était de se tourner vers le marché noir, où son cours s’envolait pendant que la livre libanaise dégringolait. Même les travailleurs ayant encore jusque-là un niveau de vie convenable tombaient dans la pauvreté. À la veille de l’explosion du 4 août, on estime que plus de la moitié de la population était déjà en dessous du seuil de pauvreté. Des ouvriers, des employés au chômage étaient rejoints par de nombreux enseignants licenciés des écoles privées, les parents d’élèves n’ayant plus les moyens de payer les frais de scolarité. Un enseignant d’université, payé l’équivalent de 4 000 dollars en octobre 2019, n’en gagnait plus qu’entre 700 et 900. Le salaire minimum tombait à l’équivalent de 70 dollars, au même niveau que celui versé en Afghanistan. Bien sûr, les grandes familles fortunées qui règnent sur le Liban ont trouvé, elles, les moyens de transférer leurs dollars dans les banques internationales. Plus de six milliards auraient été transférés dans des comptes à l’étranger, de quoi nourrir dans le reste de la population le sentiment d’injustice et la révolte.
À cette situation dans laquelle se trouvait le pays avant même l’explosion s’est ajoutée maintenant la destruction du port de Beyrouth, poumon économique par lequel transitent la majorité des marchandises à destination du Liban et de la Syrie. C’est une catastrophe supplémentaire pour les deux pays. À travers son système bancaire et son port, Beyrouth permettait aux entreprises et au régime syrien de contourner les sanctions économiques et infligées par les États-Unis. L’économie de la Syrie s’en retrouve asphyxiée. Au Liban, 80 % du blé en réserve était stocké dans les silos du port, désormais détruits. La menace d’une pénurie alimentaire et d’une famine se profile à court terme.
Emmanuel Macron, premier chef d’État étranger à s’être rendu sur les lieux après la catastrophe, a demandé aux autorités libanaises « des réponses claires sur leurs engagements : l’État de droit, la transparence, la liberté, la démocratie, les réformes indispensables » et a appelé à « la refondation d’un ordre politique nouveau ». Propos cyniques de la part du dirigeant d’un État qui a colonisé le Liban et a contribué à la mise en place de son système politique. Celui-ci a largement profité aux grandes multinationales françaises présentes au Liban, à commencer par les banques telles que la Société générale ou le Crédit agricole, qui ont alimenté la dette du pays et en ont profité.
Situé au cœur des crises qui traversent le Moyen-Orient, le Liban a été en permanence victime des intrusions impérialistes et des rivalités régionales. Le passé pèse lourdement sur le présent et il faut rappeler le rôle de la France dans la formation du Liban, ainsi que la guerre civile qui a ensanglanté le pays entre 1975 et 1990.
Une création coloniale de la France
Lors de la Première Guerre mondiale, dont l’un des enjeux fut le contrôle des territoires sous domination de l’Empire ottoman, la France et la Grande-Bretagne procédèrent à son dépeçage dans le secret des accords Sykes-Picot. Après la guerre, elles le fragmentèrent pour mieux le dominer. Des frontières nouvelles divisèrent les peuples arabes. La France obtint un mandat sur ce qui correspond à l’actuel Liban et à la Syrie. Elle fit le choix de s’appuyer sur les chrétiens maronites libanais en créant, le 1er septembre 1920, le Grand Liban, un État minuscule mais tracé de telle façon que cette communauté y soit majoritaire, tandis que les autres minorités religieuses étaient marginalisées.
La création du Grand Liban coupait la Syrie de sa façade maritime, Damas était coupée de Beyrouth, son débouché naturel sur la Méditerranée. Ce découpage désorganisait des circuits d’échanges économiques et sociaux séculaires et mettait volontairement la population du Liban à l’écart des principaux centres du nationalisme arabe.
La France laïque et républicaine ne fut pas gênée d’instituer au Liban une Constitution basée sur les structures confessionnelles présentes au sein de l’Empire ottoman. Chaque citoyen fut défini en fonction de sa religion, inscrite jusque sur les papiers d’identité. À l’indépendance du pays, intervenue à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le « pacte national » passé entre les chefs des principales confessions prolongea le système confessionnel et notamment la prépondérance des chefs de la communauté chrétienne. La présidence de la République revenait à un chrétien maronite, le poste de Premier ministre à un musulman sunnite, et celui de président de l’Assemblée nationale à un musulman chiite, tandis que les sièges de député étaient répartis en fonction de l’importance théorique des différentes communautés, estimée d’après un recensement qui n’allait plus être renouvelé. Les Libanais, qu’ils soient croyants ou non, se retrouvaient enchaînés à leur « communauté » déclarée et à ses chefs censés la représenter. Les mariages, comme toutes les affaires familiales, restaient régis par les autorités des dix-huit communautés religieuses officiellement reconnues dans le pays. Pour contourner l’interdiction des mariages interconfessionnels, les couples doivent encore aller se marier à Chypre, à condition bien sûr d’en avoir les moyens.
Ainsi, en coupant le Liban de la Syrie et aussi en opposant les communautés libanaises entre elles, l’impérialisme français put diviser pour régner, instituer son contrôle sur sa colonie et le prolonger après l’indépendance. La bourgeoisie chrétienne maronite vit ses affaires prospérer. Grâce à son port et à la présence des grandes banques françaises, Beyrouth devint la principale place financière et commerciale de la région. Les entreprises françaises en firent leur porte d’entrée au Moyen-Orient.
Avec l’exploitation des gisements de pétrole d’Irak et des monarchies du Golfe, la région devint essentielle pour l’économie mondiale. Longtemps, les émirs du pétrole et toute une couche de nouveaux riches placèrent leur argent dans les banques du Liban. Le secret bancaire contribuait à faire du pays un paradis fiscal, propice à toutes les transactions licites et illicites. Surnommé alors « la Suisse du Moyen-Orient », le Liban comparé à ses voisins apparaissait comme un refuge stable pour les grands bourgeois et leurs fortunes.
Après l’accession des pays arabes à l’indépendance, la pression des puissances impérialistes ne diminua pas pour autant, en particulier contre les régimes nationalistes d’Irak, de Syrie ou d’Égypte qui tentaient d’échapper à leur emprise. L’après-Deuxième Guerre mondiale vit l’influence de la France et de la Grande-Bretagne décliner au profit de celle des États-Unis. Ceux-ci devinrent les maîtres du jeu et s’attachèrent l’alliance indéfectible d’un État nouveau venu, Israël. Soutenu par l’impérialisme, celui-ci put mener et remporter ses guerres successives contre les États arabes et mater la résistance du peuple palestinien. Le Liban n’allait pas rester à l’écart de ces conflits.
La guerre civile de 1975-1990 et la fragmentation du pays
Au début des années 1970, les masses pauvres libanaises n’acceptaient plus les inégalités sociales et le mépris des classes dirigeantes. Leurs luttes trouvaient un encouragement dans la révolte des Palestiniens chassés de leurs terres par Israël et qui s’étaient réfugiés au Liban. L’irruption des masses pauvres libanaises et palestiniennes sur la scène sociale et politique fit naître l’espoir d’un changement profond. Les manifestations succédèrent aux grèves ouvrières, rencontrant la sympathie des populations des pays arabes voisins. Ni l’impérialisme, ni les dirigeants israéliens, ni ceux des États arabes ne pouvaient cependant tolérer une situation pouvant déboucher sur une révolte des masses dans toute la région. Quant aux dirigeants palestiniens, il n’était pas question pour eux de prendre la tête d’une lutte à la mesure des espoirs soulevés par celle de leur propre peuple. Leur objectif se limitait à la création d’un État palestinien. Comptant pour cela sur l’appui des dirigeants arabes, ils tenaient à se montrer des dirigeants fiables et respectueux de l’ordre social.
En avril 1975, le parti fasciste chrétien des Kataeb (les Phalanges) déclencha l’affrontement avec les Palestiniens et les masses libanaises qui s’en sentaient solidaires. Ce fut le début d’une guerre entre le parti d’extrême droite chrétien et ceux qu’on appela les « islamo-progressistes ». En 1976, la Syrie intervint au Liban pour empêcher une victoire de ces derniers sur l’extrême droite chrétienne, laissant celle-ci massacrer les Palestiniens du camp d’el-Zaatar. Le régime d’Hafez el-Assad tenait ainsi à se montrer le garant de l’ordre impérialiste, et en même temps un interlocuteur incontournable pour les autres puissances.
La guerre civile n’en continua pas moins, mais son sens politique et social s’effaça rapidement, laissant place à l’affrontement des diverses milices constituées sur des bases confessionnelles. Pendant quinze ans, jusqu’en 1990, le Liban allait devenir l’arène d’un affrontement entre les différentes factions, elles-mêmes soutenues, armées et financées par des puissances rivales dont chacune entendait défendre ses intérêts dans la région.
En 1982, Israël occupa le sud du Liban et y créa une armée à sa solde. En réaction, un nouveau parti chiite surgit sur la scène politique et militaire : le Hezbollah (le parti de Dieu), soutenu par le nouveau pouvoir des ayatollahs d’Iran. La guerre civile ne prit fin qu’après 1989, lorsque sous l’égide des puissances occidentales et de l’Arabie saoudite furent signés les accords de Taëf, censés déboucher sur le désarmement des milices et le départ des troupes israéliennes et syriennes du Liban. Les combats cessèrent, mais les accords ne furent jamais vraiment appliqués : ni la Syrie ni Israël ne quittèrent alors le pays, et les différentes milices conservèrent leurs armes.
La guerre avait fait plus de 200 000 morts, mais le régime politique qui l’avait fait éclater allait rester formellement en place. Les dirigeants des différentes communautés passèrent un compromis consacrant l’éclatement du pays suivant les clivages confessionnels. Ils bénéficièrent de l’effondrement de l’État libanais et du délabrement économique. Les capitaux avaient fui les banques, la livre libanaise s’était effondrée, mais bien des spéculateurs s’étaient enrichis. Fortes des devises envoyées par leurs bailleurs, l’Iran ou les monarchies du Golfe, les milices avaient mené de front la guerre et les affaires. Les seigneurs de guerre, qu’ils fussent chrétiens, chiites ou sunnites, en sortaient tous renforcés militairement et financièrement. Au prix de massacres et de destructions sans nombre, ils s’étaient taillé des fiefs qu’ils comptaient bien faire fructifier. La reconstruction du pays et la poursuite des tensions géopolitiques allaient leur en donner l’occasion.
La reconstruction
Rafic Hariri fut l’artisan de la reconstruction. Issu d’une famille sunnite modeste, il avait décidé dans les années 1970 de fuir la guerre civile et de s’installer en Arabie saoudite où, devenu promoteur immobilier, il gagna la confiance des dirigeants. Devenu leur homme à tout faire, jusqu’à la fourniture de prostituées de luxe aux émirs, il prit la nationalité saoudienne et eut accès à leur fortune. Il put étendre ses activités à la banque, l’immobilier, l’industrie, la téléphonie mobile, les médias et devint milliardaire. Durant la guerre civile, il prit soin de financer toutes les milices. Par la suite, en tant que Premier ministre de 1992 à 1998, puis de 2002 à 2004, il s’assura la coopération des chefs communautaires en leur confiant la gestion des différentes caisses et services publics. C’était ouvrir la voie à une véritable curée. La régie des tabacs, la caisse de sécurité sociale, le secteur de la téléphonie, la compagnie d’électricité nationale, la compagnie des eaux,… rien n’échappa plus au contrôle des différents chefs de clan.
Ainsi Nabih Berri, leader du mouvement chiite Amal, actuel président du Parlement, se vit confier la Caisse du Sud, chargée d’indemniser les victimes de l’occupation israélienne. La Caisse des déplacés échut à Walid Joumblatt, chef de la communauté druze. Rafic Hariri, devenu chef de file de la communauté sunnite, se réserva le Conseil pour le développement et la reconstruction (CDR), chargé de réhabiliter les infrastructures. Il se soucia peu des besoins des classes populaires en transport, santé et électricité. Solidere, sa société immobilière, obtint sans difficulté le marché d’une reconstruction à la mesure de cet affairiste sans scrupule. À côté de quartiers dévastés, le centre-ville de Beyrouth fut transformé en un centre d’affaires ultramoderne ne laissant aucune place aux couches populaires.
En février 2005, Rafic Hariri mourut dans un attentat dont la Syrie fut rendue responsable, ce qui obligea finalement celle-ci à évacuer son armée du Liban. Hariri laissait un pays avec une dette colossale. Il avait permis un pillage sans limite des caisses publiques, consacrant le pouvoir des clans des différentes communautés. Les réseaux caritatifs et associations d’entraide qu’ils contrôlent leur permettent d’encadrer la population, en particulier les plus pauvres, qui n’ont souvent pas d’autre choix que de s’adresser à eux. Ils peuvent accélérer l’accès aux soins, permettre une embauche dans l’administration, régler des problèmes administratifs ou avec la justice. Face à un État défaillant, le clientélisme et la corruption avaient plus que jamais gangrené les relations sociales. Elles allaient continuer de le faire avec les successeurs de Rafic Hariri et notamment avec son fils Saad, président du Conseil jusqu’à l’automne 2019.
Électricité du Liban (EDL), un symbole de la corruption
Le cas de l’entreprise nationale d’électricité, emblématique, montre les conséquences de cette mise en coupe réglée de l’État. Au début des années 1970, Électricité du Liban (EDL) produisait assez d’énergie pour approvisionner le territoire national et en revendre à la Syrie. Les raids et les bombardements israéliens durant la guerre civile, puis ceux répétés entre 1996 et 2000, enfin ceux de la guerre de 2006 d’Israël contre le Hezbollah, furent en partie responsables de la destruction des centrales et relais électriques. Dans le même temps, le piratage des lignes avec la complicité des milices se généralisa. Les déficits s’accumulaient, creusés par la corruption.
Les sommes considérables destinées à l’entretien des réseaux électriques furent dilapidées par les entreprises privées, elles-mêmes liées aux chefs de clan, qui décrochaient les contrats de maintenance. Le réseau existant n’étant plus entretenu, les capacités d’EDL à fournir du courant ne firent que décliner, alors que les besoins augmentaient. Cette défaillance fut exploitée par les vendeurs de générateurs électriques. Pour avoir du courant en continu, les entreprises et les particuliers qui en avaient les moyens n’eurent pas d’autre choix que de s’équiper et de s’abonner auprès de ce réseau informel, au chiffre d’affaires de deux milliards de dollars, libres de toute taxe. La population la plus pauvre ne pouvant assumer le coût de ces générateurs fut condamnée à supporter les coupures de courant du réseau officiel. Ainsi à Beyrouth, bien des habitants n’ont de l’électricité que deux heures par jour et certaines localités n’y ont plus accès du tout. Les milliers de vendeurs, installateurs et réparateurs de générateurs qui arrivent ainsi à nourrir leur famille ne voient évidemment pas d’un bon œil l’éventualité qu’EDL puisse redevenir performante.
Ceux qui ont nui au bon fonctionnement de l’entreprise sont les barons du système. Récemment, 500 millions de dollars destinés à la réforme du secteur de l’électricité ont fini dans les poches de hauts responsables, patrons et chefs politiques. La Banque mondiale estime que près de 40 % de la dette du pays (90 milliards de dollars) provient du gouffre que représente EDL.
La machine folle de l’endettement
En même temps qu’il livrait aux appétits des chefs communautaires les services publics essentiels à la population, Rafic Hariri voulait que le Liban redevienne « la Suisse du Moyen-Orient ». Ryad Salamé, nommé gouverneur de la Banque centrale du Liban, fut chargé de sauver le système bancaire. Prié d’attirer les investisseurs financiers de façon rapide et massive, il commença par imposer la parité fixe entre la livre libanaise et le dollar. Puis il mit en place des mécanismes financiers reposant sur des taux d’intérêt très élevés. Attirés par ces taux, les capitaux affluèrent dans les banques libanaises, en provenance des banques françaises et de tout le Moyen-Orient. Des patrons libanais du secteur productif liquidèrent leurs usines pour placer leur argent à la banque, la rente financière étant nettement plus avantageuse. Le tissu industriel du pays, déjà faible, en prit un coup. Ryad Salamé devint une star des milieux financiers, la profession lui décernant deux fois le titre de meilleur banquier de l’année, et aussi celui de meilleur banquier du Moyen-Orient. Mais il lui fallait en permanence emprunter pour pouvoir verser les intérêts promis et augmenter les taux de rémunération pour attirer les capitaux. Les taux d’intérêt purent aller de 6 % à 20 % suivant la fortune des déposants, et jusqu’à 40 % pour les bons du Trésor. La courbe des taux d’intérêts grimpa toujours plus haut à l’image des buildings ultramodernes construits dans la capitale. La course folle de l’endettement ne devait s’arrêter qu’au printemps 2020, lorsque la Banque centrale fut dans l’impossibilité de verser les intérêts. Avec ses 90 milliards de dollars, la dette de l’État désormais en faillite atteignait 170 % du PIB (produit intérieur brut).
Entre 2006 et 2010, les banques avaient attiré 20 milliards de dollars, un record. Beyrouth était devenue une place refuge, servant notamment d’interface dans le commerce des armes. L’argent affluait d’Arabie saoudite. De son côté, l’Iran finançait et équipait les milices du Hezbollah. Lors de la guerre de 2006, elles avaient su contrer les assauts de l’armée israélienne, considérée comme la plus puissante du Moyen-Orient. La résistance acharnée du Hezbollah, comparée à celle d’une armée libanaise incapable de défendre le pays, contribua à le rendre très populaire auprès de toute la population, au-delà même de la communauté chiite.
À partir de 2014, la chute durable des prix du pétrole réduisit considérablement les ressources des deux bailleurs de fonds du Liban, l’Iran et l’Arabie saoudite. Le Liban subit les conséquences de la guerre en Syrie, exacerbée par les rivalités entre ces deux puissances régionales qui s’y affrontaient par milices interposées. L’Iran soutenait le régime de Bachar el-Assad et apportait des moyens matériels et financiers aux 7 000 combattants du Hezbollah libanais, engagés aux côtés de l’armée syrienne. L’Arabie saoudite soutenait des milices djihadistes. Elle cessa d’apporter son soutien à l’armée libanaise, craignant que les armes qu’elle fournissait ne finissent dans les mains du Hezbollah. Les tensions s’accrurent après l’élection de Trump aux États-Unis fin 2016. Le rétablissement des sanctions économiques contraignit l’Iran, pris à la gorge, à réduire les financements destinés au Hezbollah. Ainsi des sources financières importantes se tarissaient pour le Liban.
En 2018, face à la faillite qui menaçait le pays, le FMI (Fonds monétaire international) réunit à Paris ses principaux donateurs, lors de la conférence CEDRE. Elle déboucha sur la promesse d’investir plus de 10 milliards de dollars dans l’économie libanaise, conditionnée par la mise en place de réformes et d’un plan d’austérité drastique. Avec un gouvernement écartelé entre des forces politiques aux intérêts contradictoires, celui-ci ne put être appliqué et la faillite devenait inévitable.
Les prétentions de l’impérialisme français
Aujourd’hui, la population libanaise n’a rien à attendre du plan du FMI qui, pour tenter de rétablir l’équilibre financier, ne vise qu’à la faire payer encore plus. Elle n’a rien à attendre non plus d’un Macron qui s’est rendu deux fois au Liban en trois semaines, faisant mine de comprendre le mécontentement et la révolte populaires et de vouloir agir pour les soulager. À chaque visite, le président français a soigné sa mise en scène avec une visite du port détruit, des bains de foule auprès des habitants meurtris, une revue des troupes françaises chargées de l’aide humanitaire et en prime une visite à la grande chanteuse Fairouz pour afficher sa compréhension de l’âme libanaise ! Mais ces visites s’inscrivent dans la droite ligne des interventions de ses prédécesseurs à la tête de la France, quelle que soit leur couleur politique.
L’impérialisme français ne peut se désintéresser de ce qui se passe au Liban, une ancienne colonie qu’il considère toujours comme faisant partie de sa sphère d’influence. À ceux qui l’accusent d’ingérence, Macron a d’ailleurs répondu que s’il ne s’ingère pas, d’autres puissances le feront. Par sa posture et ses propos aux relents colonialistes, il affirme que la France entend bien continuer à compter dans la région. Le message est destiné aux chefs communautaires pour qu’ils forment d’urgence un gouvernement et appliquent les réformes exigées par le FMI. Mais il est aussi destiné aux puissances qui affichent des prétentions dans la région, de la Turquie à l’Iran.
La reconstruction du port de Beyrouth, vital pour l’économie de toute la région, est maintenant l’enjeu de rivalités. Qui remportera ce marché ? La Turquie peut compter sur des soutiens au sein de la communauté sunnite libanaise. La Chine, qui a des vues depuis longtemps sur le port de Tripoli au nord du Liban, entretient de bonnes relations avec le Hezbollah. Quant à Macron, il ne veut pas être écarté des négociations et veut offrir un marché à toutes les entreprises du BTP françaises qui pourraient participer à la reconstruction. À la faveur du chaos actuel et des tensions guerrières dans l’est de la méditerranée, le Liban est une fois de plus au cœur d’enjeux géostratégiques qui n’ont rien à voir avec les intérêts de la population.
Les travailleurs et les classes populaires face à la crise
L’explosion du port de Beyrouth a frappé un pays durement touché par la crise économique mondiale. Si les classes populaires en subissent les conséquences sociales de manière aiguë, la petite et moyenne bourgeoisie qui bénéficiait jusque-là d’un niveau de vie relativement élevé pour la région, n’a pas été épargnée. Les commerçants, petits patrons, avocats et enseignants connaissent une paupérisation inédite, qui les a amenés à participer activement au mouvement de contestation qui a surgi l’automne dernier. Certains d’entre eux se sont faits les porte-parole de la colère face au spectacle d’une classe politique corrompue et d’un État défaillant. Déjà en 2015, la non-collecte des ordures avait donné lieu à un mouvement de protestation contre les dirigeants. Intitulé Vous puez !, il contenait les prémices de la révolte de 2019-2020. Il montrait aussi déjà que le système politique moyenâgeux basé sur les appartenances religieuses devient de plus en plus insupportable, en particulier au sein de la petite bourgeoisie.
À l’image des révoltes qui ont secoué l’Irak, l’Algérie où le Soudan, celle de 2019-2020 au Liban a mis en avant des slogans « dégagistes ». Le slogan visant le départ de tous les responsables : « Tous, ça veut dire tous », l’illustre. Après des années marquées par la guerre civile, les interventions militaires, l’occupation par des puissances étrangères, les déplacements de population, les bombardements et les massacres, les manifestants ont exprimé leur refus de continuer à subir les conséquences de cette situation et des luttes entre les clans qui ont fait main basse sur les richesses du pays et l’ont mené à la ruine. Cependant, quand ils évoquent la nécessité d’un changement politique radical, la plupart de leurs porte-parole se limitent à demander « un bon gouvernement, juste et non corrompu ». C’est toute la limite de cette protestation car ni au Liban ni ailleurs il n’y aura de gouvernement juste et honnête tant que l’impérialisme dominera la région en utilisant et en nourrissant des cliques politiciennes locales. Depuis l’automne 2019, cette impasse est manifeste et ce ne sont certes pas les promesses d’un Macron qui permettront d’en sortir.
La population libanaise est aujourd’hui placée face à une situation dramatique, dans un pays où se sont concentrées et accumulées une série de crises. À l’absurdité de la division du monde arabe s’est ajoutée celle d’une construction politique tout aussi absurde héritée du colonialisme français, sur laquelle se sont greffées les conséquences des crises et des guerres du Moyen-Orient, les pressions et les interventions militaires de l’impérialisme et des puissances régionales pour maintenir envers et contre tout un édifice extrêmement instable. Le maintien des divisions et des conflits entre États et entre communautés est indispensable à l’impérialisme et aux classes dirigeantes locales, non seulement pour s’approprier et se disputer leur part des richesses de la région, mais aussi pour tenir en respect les masses populaires et briser toutes leurs tentatives d’échapper à l’exploitation et à l’oppression. Le Liban offre un concentré de ces crises, mais le délabrement particulier de l’État et l’irresponsabilité des classes dirigeantes ne sont au fond qu’un cas extrême, la déclinaison locale d’une situation générale à l’époque de l’impérialisme décadent.
La crise financière elle-même, qui a fait éclater ces derniers mois toutes les contradictions sociales libanaises, n’est que le reflet d’une crise générale qui est celle du capitalisme financier, dans laquelle la recherche du profit peut n’avoir plus aucun rapport avec une activité productive et avec la satisfaction des besoins. Il est vrai que son impact est redoutable sur un édifice aussi fragile et marqué par les crises que l’est l’édifice libanais. Mais ce ne sont certes pas des tentatives de replâtrage de cet édifice qui peuvent offrir, aux masses populaires libanaises, des perspectives pour sortir de leur situation.
« Révolution » proclamait une banderole apparue sur la place des Martyrs, à Beyrouth, durant les jours de mobilisation du mois d’août. Oui, il faut une révolution, non seulement au Liban, mais dans tout le Moyen-Orient, pour balayer l’incroyable entrelacs de structures d’oppression, de conflits et de divisions que l’impérialisme et les classes dirigeantes sont arrivés à construire, mais qui aujourd’hui croule de tous côtés.
10 septembre 2020