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Houphouët-mouton

Monsieur Houphouët-Boigny, président de la république de Côte-d'Ivoire, est venu le 7 juin en visite « officielle » à Paris, c'est-à-dire qu'il a eu droit notamment à la réception à Orly, à l'Arc de Triomphe, à la soirée traditionnelle à l'opéra, et surtout à la conférence de presse.

Député à l'Assemblée Nationale en 1946, grand conseiller de l'AOF en 1947, puis depuis 1951 ministre dans les différents gouvernements français qui se sont succédé, Houphouët-Boigny connaît bien ces messieurs les gouvernementaux, c'est cependant en « visite officielle » qu'il a été reçu afin de lui permettre, en tant que président d'un État africain devenu « indépendant » après le référendum de juin 1960, de prôner officiellement sa politique de « coopération loyale avec l'Occident ».

C'est ainsi que le jeudi, il faisait une longue conférence de presse où, distinguant le rêve de la réalité, le souhaitable du possible, il se faisait le champion du réalisme. Le réalisable étant d'après lui la construction effective de chaque État, le rêve étant l'unité africaine avec un État central. Et au nom de ce réalisme, il défend la collaboration avec l'impérialisme, en occurrence le français, lequel seul est à même d'apporter quelque chose aux pays sous-développés puisque seul il a les capitaux, seul il est riche et ce ne sont pas des pays aussi pauvres ou plus pauvres que le sien qui pourrait s'être mutuellement d'une aide quelconque.

En cette « semaine de la faim » organisée par le Comité français pour la campagne mondiale contre la faim, semaine durant laquelle on s'adresse à la charité publique pour envoyer des vivres et des techniciens agricoles dans ces pays, afin de faire fructifier notamment 400 millions d'hectares dans les forêts d'Afrique et d'Amérique latine, ce réalisme ne manquait pas de piquant.

Car depuis plus d'un demi-siècle le capitalisme des pays « développés » ne se survit sous forme d'impérialisme que par la mise en coupe réglée des deux tiers du monde qu'il exploite en empêchant son propre développement économique. Le capitalisme soumet les pays colonisés, se procure des matières premières (à bon marché, la main-d'oeuvre n'étant pas ou peu payée), organise des cultures industrielles comme le coton en AEF, l'arachide au Sénégal, le tabac en Guinée et au Dahomey ou en recherchant la production des produits stratégiques (transformation de l'huile de palme en carburant diesel en Côte-d'Ivoire) au détriment des cultures vivrières et paralyse tout développement industriel.

Houphouët-Boigny s'est vanté que le cacao et le café soient à 95 % et 90 % propriété ivoirienne (il est vrai que lors de la conférence de presse, il a dû se reprendre ayant d'abord dit 35 %). Si la présence de quelques riches ivoiriens lui permet de dire que les plantations appartiennent au pays, ce sont les grandes compagnies telles la SAFA qui ont réduit les cultivateurs africains à une condition misérable, les entraînant dans une prolétarisation et une misère qu'ils ne connaissaient pas dans l'économie tribale. Et ce paysan ivoirien qui cultive le cacao ou le tabac est tenaillé par la faim tel son frère du Cameroun, du Congo ou du Niger. En effet les ressources à citer pour la côte d'Ivoire sont le cacao : 100 000 tonnes par an, le café : 80 000 tonnes par an, bois tropicaux, latex, tabac, production caractéristiques des pays colonisés, mais peu ou pas de produits alimentaires qui doivent être importées au prix fort.

Pour assurer le développement des pays sous-développés, il faudrait des investissements très importants. D'après l'ONU il faudrait, et c'est certainement sous-estimé, pour doubler en 35 ans le niveau de vie des 1 600 millions d'hommes qui ont faim (et doubler un tel niveau de vie, c'est multiplier zéro par deux), au moins 35 millions de dollars dès la première année, dépenses annuelles qui s'élèveraient progressivement pour atteindre à la fin de la période une somme de 250 à 300 millions de dollars.

Cela devrait représenter 14 % du revenu national de l'ensemble des pays avancés. Ce besoin de capitaux permet à Houphouët-le-réaliste de dire : voyez, il nous faut des capitaux, donc je vais les chercher là où il y en a ; même si l'on m'en donne peu ce sera mieux que rien.

Or pour parler de plus riche que la France, le budget total que les États-Unis entendent consacrer à l'aide « au tiers-monde » s'élèvera pour les cinq prochaines années à moins de neuf milliards de dollars.

C'est le développement même de l'impérialisme qui a maintenu les deux tiers du monde en état de sous-industrialisation et de sous-développement. Ces deux aspects, métropole accumulant la richesse et pays coloniaux la misère, sont aussi inséparables que les deux pôles d'un aimant ou les deux bouts d'un même bâton. La collaboration des pays sous-développés avec l'impérialisme a existé avant qu'Houphouët-Boigny soit né. Elle a abouti à la situation actuelle. Prôner sous prétexte de réalisme la continuation de cette « collaboration » c'est prôner le statu quo, c'est prôner la continuation de l'exploitation, c'est « africaniser » la domination impérialiste mais la maintenir.

D'ailleurs depuis cinquante ans, les plans pour aider au développement de ces pays sont périodiquement soulevés par ces mêmes impérialistes qui font semblant de s'intéresser à ce problème, soit pour s'assurer des appuis politiques leur permettant de mieux assurer leur exploitation, soit pour se donner des moyens de mieux faire fonctionner leur économie. C'est ainsi que Dillon, secrétaire américain au Trésor, a promis devant la commission étrangère que 80 % de l'aide à l'étranger seraient dépensés aux États-Unis, ou que dans le cadre de l'organisation de la production du marché commun, M. Levy directeur des industries diverses et des textiles au ministère de l'Industrie, a eu une pensée généreuse pour les pays sous-développés. Il propose que les industries textiles ne nécessitant que « des investissements peu coûteux, des techniciens peu nombreux, des moyens énergétiques faibles » soient laissés aux pays sous-développés, tandis que les pays européens « développeraient leur production de textiles artificiels et synthétiques qui nécessitent davantage d'investissements et de main-d'oeuvre » ( Monde du 7.6. 61).

Mais si les largesses de la métropole ont permis à Houphouët-Boigny d'avoir une Cadillac de Président de la République, c'est parce que des masses de colonisés ont rêvé tout haut, ont rêvé bien fort à en faire trembler l'impérialisme français qui, plutôt que de tout perdre, a fait quelques concessions politiques. Car, ces concessions, ce n'est pas une « politique réaliste » qui les a obtenues. L'Houphouët qui parcourait les plantations en 1947 en appelant ses concitoyens à exiger des grandes compagnies commerciales de meilleures conditions de vie, et qui adjoignait à son nom le surnom de « BOIGNY=BÉLIER » le savait. Mais le socialisme est maintenant réalisé pour lui et il préfère ne plus rêver.

Cependant, ceux qui ont rêvé pourraient bien rêver encore.

Le jour n'est peut-être pas éloigné où nous reverrons Monsieur Houphouët-Bélier-Mouton en France où l'impérialisme reconnaissant envers ses vieux serviteurs, lui offrira peut-être une place de gardien à l'ex-musée de la France d'Outre-Mer,

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