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Le socialisme de Shylock
C'est bien la marque de notre époque où le seul visage que l'on connaisse de l'humanisme socialiste soit le cynisme stalinien que le marché proposé par Castro aux Américains, 500 tracteurs ou bulldozer contre 1 200 anti-fidélistes prisonniers, ait pu paraître génial et positif à ceux qui ont loué la sagesse de Castro. Pourtant dans le combat que mène le peuple cubain à la recherche d'une vie plus décente, ce marché, loin d'être « rentable », est plus qu'une erreur. Ou ces « bandits dangereux » qui ont été capturés alors qu'ils voulaient renverser le régime castriste sont restés avec les mêmes convictions que primitivement et dans ce cas c'est se redonner volontairement 1200 futurs adversaires qui auront l'expérience en plus, ou ce n'est pas le cas et alors c'est criminel.
Il est vrai que Castro s'est défendu de proposer cela comme un « échange ». Il demanderait que les tracteurs soient considérés simplement comme une « indemnisation ». S'il a eu besoin de se démarquer en paroles, c'est que le marchandage est par trop honteux, surtout en ce moment où la presse retransmet le procès Eichmann et par la même occasion fait connaître les sombres marchandages dont les Juifs furent l'objet (le plus connu étant celui de 10 000 camions contre un million de Juifs).
La proposition de Castro n'a pu paraître tant soit peu faisable que parce que en ce monde capitaliste tout s'achète, tout se vend, que ce soit la vie ou l'honneur et que la morale générale est celle du marchand de tapis. La liberté et la dignité dont on bourre nos livres de morale ne sont que marchandises à bon marché et c'est pourquoi un homme pour un demi-bulldozer a pu paraître un bon prix. Mais pour un socialiste, en aucun cas un tel échange ne peut venir à l'esprit.
Quand la guerre civile fait rage, les nécessités du combat peuvent amener les troupes révolutionnaires à fusiller les prisonniers. Personne n'aurait pensé à reprocher à Castro d'avoir fusillé des anti-fidélistes s'il avait été acculé à le faire dans le combat. Mais en dehors de ce cas-là le problème est de gagner à sa cause ceux qui sont enrôlés par l'adversaire.
Mao-Tsé-Toung n'aurait jamais gagné la guerre et les troupes nationalistes ne se seraient jamais rendues comme elles l'ont fait, si elles avaient su qu'elles seraient ou fusillées ou échangées à Chang-Kai-Chek contre de l'aspirine ou du coton.
Castro a montré que son comportement n'était pas celui d'un socialiste, et a fait une erreur contre le peuple cubain : les masses populaires qui entrent en lutte dans les pays sous-développés le font pour conquérir leur dignité d'hommes et non pour se déshumaniser un peu plus. Par ce geste, Castro contribue à les démobiliser, à leur ôter des raisons de se battre.