La situation internationale22/12/19801980Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1980/12/81.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

La situation internationale

En ce mois de novembre 1980, les relations entre les deux grandes puissances apparaissent plus tendues qu'en novembre 1979.

Ce ne sont pas les déclarations belliqueuses du nouveau président des États-Unis qui sont en cause. La politique de l'impérialisme américain ne se détermine pas en fonction des aléas d'une élection. La substitution de Reagan à Carter n'a pas, en elle-même, la moindre conséquence sur les rapports que les États-Unis entendent maintenir avec le bloc soviétique.

L'intervention soviétique en Afghanistan a été suivie d'un coup de frein sur les négociations SALT sur la limitation des armements et d'un certain nombre de gestes de la part des États-Unis, les uns purement symboliques (boycott des Jeux Olympiques), d'autres qui l'étaient un peu moins (embargo sur les ventes de blé à l'URSS) exprimant cependant tous une détérioration des relations.

Mais ce n'est pas, jusqu'à présent, le retour à la guerre froide. Il est question de reprendre les négociations SALT. Les États-Unis participent, aux côtés de l'URSS, à la conférence de Madrid. Le gouvernement américain ne met pas son veto aux crédits accordés aux pays de l'Est. L'impérialisme américain s'en tient encore à l'attitude qui consiste à préserver un certain climat de négociations et d'accords avec l'Union Soviétique dont cette dernière a toujours été partisan pour sa part.

Si l'aggravation de la crise rend nécessaire cependant, du point de vue des intérêts des entreprises capitalistes américaines, une relance massive des dépenses militaires et de la course aux armements, on pourrait revenir très rapidement aux déclarations belliqueuses. L'actuelle tension entre les deux blocs pourra se révéler alors avoir été le début d'une détérioration durable.

Bien que l'antagonisme entre l'impérialisme américain et la bureaucratie soviétique demeure la donnée fondamentale de la situation internationale depuis la Deuxième Guerre mondiale, bien que chacune des deux grandes puissances cherche plus ou moins systématiquement à exploiter sur le plan diplomatique les difficultés de l'autre, elles se reconnaissent en même temps mutuellement le droit d'opprimer, de réprimer et de massacrer les peuples dans leurs zones de domination respectives.

En intervenant militairement en Afghanistan, la bureaucratie russe avait pour objectif de consolider sa mainmise sur un pays virtuellement dans sa zone d'influence depuis plusieurs années. Ses troupes ont pris directement en main le maintien de l'ordre face à la guérilla musulmane après avoir fait assassiner un chef d'État manifestement incapable de parvenir à ce but pour le remplacer par un autre.

La bureaucratie russe avait escompté et obtenu l'absence de toute réaction sérieuse à son intervention de la part de l'impérialisme américain. Sans même supposer une consultation mutuelle préalable - qui ne peut pas être exclue - l'impérialisme américain ne voyait pas d'un mauvais oeil que les troupes soviétiques empêchent l'accession au pouvoir d'une rébellion, réactionnaire et religieuse sans doute, mais aussi nationaliste et, comme telle, susceptible de bouleverser l'équilibre politique dans une région secouée déjà par les événements iraniens. La guerre de répression menée par l'armée russe dans un pays musulman a en outre permis aux États-Unis, englués dans l'affaire iranienne, de ne plus passer pour les seuls adversaires aux yeux de l'opinion publique nationaliste musulmane, et donc d'améliorer un peu leurs positions diplomatiques dans la région, ainsi que les positions politiques des régimes les plus ouvertement à leur service.

Après un an d'intervention qui a tout d'une guerre coloniale, les troupes soviétiques ne sont pas venues à bout de la résistance nationaliste. Pour la première fois, la bureaucratie a affaire à un foyer de résistance militaire durable à l'intérieur de sa zone d'influence. La simple prolongation de cette situation pourrait avoir des conséquences à la fois à l'intérieur de l'URSS et sur les relations de cette dernière avec les États-Unis.

Malgré sa puissance, l'URSS demeure un pays économiquement arriéré. La population soviétique, dont l'approvisionnement même en produits de première nécessité est déjà difficilement et irrégulièrement assuré en temps ordinaire, payera inévitablement la guerre d'Afghanistan par une dégradation de ses conditions d'existence. Par ailleurs, la prolongation de la guerre conduirait inéluctablement à ce que toute forme d'opposition - dans les minorités nationales musulmanes de l'URSS en premier lieu, mais aussi dans le reste de la population - soit encore plus méticuleusement prévenue et férocement réprimée. Elle conduirait à ce que les éléments les plus ouvertement réactionnaires, les plus militaristes, les plus chauvins donnent le ton à tous les niveaux de la société et de l'appareil d'État ; à ce que la population soit encore plus durement embrigadée y compris dans sa vie quotidienne.

Un peuple qui en opprime un autre n'est jamais libre. Les peuples de l'URSS, déjà durement opprimés par la bureaucratie, le seront encore plus.

Jusqu'à présent, les États-Unis ont laissé les mains entièrement libres à la bureaucratie russe en Afghanistan. Ils ont évité de donner un appui politique ostensible à la résistance afghane, comme ils évitent apparemment de lui livrer des armes. Mais la prolongation et à plus forte raison une intensification éventuelle de la guerre en Afghanistan, pourrait entraîner une modification de l'attitude des États-Unis et les inciter par exemple à approvisionner en armement les maquis afghans. Outre le besoin d'avoir l'air de faire quelque chose devant sa propre opinion publique, le gouvernement américain pourrait être tenté de redorer son blason au détriment d'une URSS enlisée, en apparaissant comme l'allié de la population afghane dans sa lutte contre l'envahisseur russe.

La capacité de résistance du peuple vietnamien avait contraint en son temps l'impérialisme américain à abandonner la politique du containment au profit d'une autre politique internationale dont l'un des aspects marquants est précisément de chercher à désamorcer les foyers de tensions par négociation entre les USA et l'URSS, plutôt que de se mener la guerre par peuples interposés. Il n'est pas exclu que la capacité de résistance d'un autre peuple, celui d'Afghanistan, soit l'occasion sinon la cause d'un nouveau retournement de la politique internationale américaine. Tant il est vrai que si les deux grandes puissances, par delà tous leurs changements en matière de politique internationale, sont en accord depuis la Deuxième Guerre mondiale pour maintenir le statu quo, les luttes des peuples sous leur domination remettent sans cesse ce statu quo en cause, et parfois même, remettent en cause la manière de le maintenir.

 

L'Iran et l'instabilité du Moyen-orient

Durant l'année écoulée, l'impérialisme a continué à se conduire avec une extrême prudence dans les points chauds de sa propre zone d'influence.

A l'égard du nouveau régime d'Iran en particulier, il s'en est tenu aux pressions économiques, aux actions diplomatiques, mais en évitant soigneusement d'avoir l'air d'intervenir militairement, même lorsque Carter a tenté une action ponctuelle pour la libération des otages.

La situation en Iran ne peut pourtant pas ne pas être au centre des préoccupations des dirigeants américains dans une région dont l'importance stratégique est capitale, à la fois du fait de la proximité de l'URSS et de par le pétrole. Mais l'impérialisme américain a toutes les raisons de craindre en cas d'intervention militaire directe de ne pas venir à bout de l'Iran rapidement et de déclencher une réaction populaire dans tout le Moyen-Orient.

En outre, bien que le régime de Khomeiny ait pris brutalement ses distances avec les États-Unis, il reste également hostile à l'URSS. L'impérialisme américain semble vouloir éviter toute action susceptible d'amener l'Iran à se tourner vers l'URSS. L'existence à l'intérieur même du pays de forces politiques partisanes d'une « normalisation » des relations avec les États-Unis, le maintien surtout d'une armée dont la hiérarchie est fortement liée à l'impérialisme américain, donne de toute façon à ce dernier des atouts pour infléchir la politique du régime.

La hiérarchie religieuse portée au pouvoir par le soulèvement populaire contre le Shah conserve ses traits originaux : un mélange de nationalisme sourcilleux, de démagogie égalitaire à l'égard des déshérités et, en même temps, d'obscurantisme religieux, de pratiques sociales réactionnaires.

Incapable d'améliorer concrètement le sort des classes populaires qui l'avaient portée au pouvoir, elle spécule sur les sentiments nationalistes, en particulier anti-américains, pour conserver la large assise populaire qu'elle avait conquise en incarnant la révolte contre le Shah. Malgré cette assise, et même si la répression continue à s'exercer moins par les appareils traditionnels que par l'intermédiaire de milices encadrées par des mollahs, le régime est une dictature anti-ouvrière.

La guerre entre l'Iran et l'Irak illustre l'instabilité de ce Moyen-Orient où les antagonismes entre États nationaux ont été portés à l'exacerbation, à la fois par les régimes pour lesquels le nationalisme virulent est un moyen de gouvernement contre leur propre peuple, et par l'impérialisme pour qui jouer les États nationaux les uns contre les autres est un moyen traditionnel de préserver ses intérêts.

L'Irak avait saisi l'occasion créée par l'isolement international de l'Iran pour, d'une part, satisfaire des revendications territoriales et pour, d'autre part, poser sa candidature au rôle de gardien de l'ordre à l'échelle de la région, rôle assumé naguère précisément par l'Iran du Shah.

L'impérialisme n'aurait pas vu d'un mauvais oeil une démonstration de force de l'Irak - bien que ce dernier ait été lié dans le passé à l'URSS - dans la mesure où une telle démonstration aurait pu affaiblir le régime Khomeiny et renforcer par contre le rôle de l'armée dans la société iranienne. Cette démonstration de force n'a cependant pas eu lieu. Les troupes irakiennes, après quelques succès initiaux, piétinent. La prolongation de l'état de guerre, en menaçant les approvisionnements pétroliers de l'Occident, est désormais une gêne pour l'impérialisme.

 

L'Afrique : continent explosif

Au Zimbabwe, ex-Rhodésie, autre point chaud pendant longtemps, l'impérialisme anglo-américain est parvenu à assurer, sans secousses majeures, la transition du régime ségrégationniste de Ian Smith, appuyé sur la seule petite minorité blanche privilégiée, à un régime prétendant incarner l'ensemble de la population, c'est-à-dire surtout sa majorité africaine.

Il aura fallu à la population africaine de longues années de lutte armée pour que la minorité blanche décide de composer avec les organisations nationalistes africaines et pour que les puissances impérialistes voient dans l'accession au gouvernement des dirigeants de ces organisations un moyen de désamorcer une explosion de colère des masses noires.

Mais la substitution de Mugabe à lan Smith, même si elle marque la fin de la domination politique ouverte et exclusive de la minorité blanche, n'aura pas changé grand-chose au sort des masses noires. Elles restent toujours déshéritées et exploitées au profit de grands trusts du cuivre, du chrome ou du manganèse, dont le pouvoir ne dépend nullement du pouvoir politique de la minorité blanche. De surcroît, la ségrégation elle-même demeure, même si ses aspects politiques sont passés à l'arrière-plan par rapport à ses fondements sociaux et économiques. La minorité blanche garde l'essentiel de ses privilèges économiques. Et pour l'instant, elle garde également l'instrument pour les préserver, dans la mesure où l'armée du nouveau Zimbabwe est pour l'essentiel la même que celle de l'ancienne Rhodésie. « L'africanisation » de cette armée - qui fut forgée précisément dans la guerre contre le mouvement nationaliste - par l'intégration des troupes de guérilla aura surtout servi à encadrer, ou à disperser et disloquer ces derniers.

L'attitude souple de l'impérialisme à l'égard du mouvement nationaliste noir en Zimbabwe n'implique cependant nullement une attitude semblable dans le cas de l'Afrique du Sud.

L'Afrique du Sud présente un intérêt exceptionnel à la fois par sa position stratégique sur la route maritime joignant l'Atlantique à l'océan Indien, et surtout, par son quasi-monopole dans la production d'un certain nombre de matières premières rares, en premier lieu de l'or. L'impérialisme ne veut en aucun cas avoir affaire à un régime nationaliste noir, susceptible de marchander ses richesses, de s'en servir comme moyen de pression politique sur le camp occidental et susceptible même le cas échéant de basculer dans le camp soviétique.

L'impérialisme a tout intérêt à soutenir inconditionnellement le régime raciste minoritaire qui, entouré d'États noirs, menacé en permanence par la révolte de la majorité noire de la population, gouvernant par une dictature odieuse, est entièrement dépendant de ses bonnes relations avec les puissances impérialistes. Malgré quelques gestes aussi sporadiques que dérisoires (boycott sportif, déclarations contre l'apartheid, etc), l'impérialisme est entièrement derrière le gouvernement de Prétoria. L'Afrique du Sud poursuit donc une politique qui consiste à consolider territorialement l'apartheid, en créant dans les régions les plus déshéritées du pays une multitude de pseudo-États noirs « indépendants », destinés à être de simples fournisseurs de main-d'oeuvre, et à garder toutes les richesses minières et toutes les bonnes terres à la disposition d'un grand État dont seuls les Blancs seront les citoyens.

Le continent africain reste, dans son ensemble, une zone d'instabilité permanente.

Pour l'instant les changements fréquents affectent surtout les milieux dirigeants, militaires contre civils, militaires entre eux, et se limitent à des coups d'État ou des révolutions de palais. Parfois, comme au Tchad, la lutte entre factions pour le contrôle de l'État se prolonge et conduit à la dislocation de l'État en plusieurs appareils armés rivaux. Au Sahara occidental, l'organisation nationaliste sahraouie Polisario continue à mener une lutte armée contre la mainmise du Maroc sur le pays.

Le caractère limité de la plupart des changements, circonscrits aux milieux dirigeants, suffit déjà pour modifier sans cesse les équilibres politiques de l'ordre impérialiste et faire de l'Afrique un des principaux théâtres de la lutte d'influence entre l'URSS et l'impérialisme, représenté ici surtout par les anciennes puissances coloniales, la France notamment. Mais la misère sans fin de la population, la férocité des dictatures, la servilité de la plupart d'entre elles à l'égard de l'impérialisme, accumulent les matériaux d'une explosion qui, cette fois, pourrait mettre en branle de larges masses populaires.

 

L'impérialisme, l'Amérique latine et la Chine

Le coup d'État militaire en Bolivie, comme de façon moins brutale, la chute électorale du gouvernement dit progressiste de la Jamaïque, indiquent tous les deux une évolution à droite en Amérique latine. Cette évolution, dans le sens à la fois d'un durcissement à l'intérieur et d'une attitude plus ouvertement pro-US en politique extérieure, se poursuit depuis plusieurs années.

L'impérialisme américain, qui considère l'Amérique latine comme sa chasse gardée, ne s'est, en réalité, jamais départi même en période dite de détente d'une attitude interventionniste dans cette région du monde, même si cette attitude ne prend plus, en général depuis la Deuxième Guerre mondiale, la forme d'une intervention militaire directe. Les États-Unis ont une multitude de moyens à leur disposition contre des régimes ayant l'air de prendre leurs distances : des simples pressions financières jusqu'à l'appui plus ou moins ouvert à des putschs militaires.

Au cours de la toute dernière période, seuls le Nicaragua et, à une échelle minuscule, l'île de Grenade, ont procédé à des changements de régime n'ayant pas l'aval des États-Unis. Les deux régimes en question mènent une politique prudente, cherchant à composer avec l'impérialisme américain. Même dans ces conditions, ils ne sont nullement à l'abri d'une intervention américaine directe ou indirecte, pour peu que la situation tant intérieure à ces pays qu'internationale, s'y prête.

Les États-Unis continuent à accorder leur soutien politique, financier et en armement à la junte militaire de Salvador, le régime le plus sérieusement menacé à l'heure actuelle par une guérilla en Amérique centrale.

L'Extrême-Orient a été marqué cette année par une certaine stabilité. La Chine continue dans la voie engagée depuis la réconciliation spectaculaire entre Mao et Nixon. Son évolution reste marquée sur le plan politique par le rapprochement du bloc occidental, par une hostilité systématique envers l'URSS, par l'aspiration au rôle de gardien de l'ordre dans le Sud-Est asiatique. Sur le plan économique elle est caractérisée par une certaine ouverture devant les marchandises et les capitaux des puissances impérialistes, du Japon en premier lieu.

Mais cette évolution demeure lente. Elle est limitée sur le plan politique par la volonté de la Chine de ne pas aliéner ses intérêts nationaux, qui ne coïncident pas avec ceux de l'impérialisme, et par le souci parallèle de l'impérialisme américain de ne pas compromettre ses relations avec l'URSS. Sur le plan économique, l'évolution vers le rapprochement est limitée par la pauvreté de la Chine, la faiblesse du pouvoir d'achat de sa population, qui en fait un marché éventuel d'un intérêt modeste pour les capitalistes occidentaux, même à supposer que l'État chinois veuille leur faciliter la tâche.

Quant à la situation intérieure chinoise, l'heure est à la dénonciation de la période de la révolution culturelle, de son ascétisme affiché, de sa mise au pas de la population. Le régime encourage aujourd'hui au contraire l'initiative privée et la réussite individuelle ; il fait les louanges du marché, du commerce et de la rentabilité.

Pour les commentateurs occidentaux, pour qui les libertés commencent avec celle d'acheter et de vendre, il y a là assurément un changement prometteur dans le sens de la libéralisation. Mais même la liberté d'acheter et de vendre est limitée par la pauvreté des larges masses ouvrières et paysannes d'un côté, et par la pénurie des biens à commercialiser de l'autre.

Il est douteux que le changement de ligne du parti en matière économique et politique affecte réellement la vie quotidienne des ouvriers et des paysans. La libéralisation vantée par les commentateurs occidentaux depuis que la Chine est devenue un peu plus pro-occidentale, semble se limiter pour l'essentiel au droit reconnu aux privilégiés de la société chinoise - hauts cadres de l'industrie et de la politique, intellectuels d'un certain rang, bourgeois anciens et nouveaux - de jouir plus librement de leurs privilèges.

 

La révolte des travailleurs polonais

La zone dominée par l'Union Soviétique a été marquée cette année par la révolte des travailleurs en Pologne. Au-delà des revendications économiques d'origine - arrêt des hausses de prix, augmentations de salaires - la mobilisation ample et durable de la classe ouvrière polonaise est devenue un fait politique majeur. Elle a créé au sein de la classe ouvrière et dans l'ensemble du pays un degré de liberté inconcevable dans ces dictatures que sont les Démocraties Populaires. Elle a fait tomber, comme en passant, l'équipe dirigeante en place. Elle a modifié le paysage politique du pays. Elle a imposé une puissante organisation syndicale qui n'est pas l'émanation du régime. Elle a amené jusqu'à présent à composition la bureaucratie soviétique.

C'est la bureaucratie soviétique qui constitue la menace principale et la plus immédiate envers le mouvement des travailleurs polonais. La bureaucratie russe avait montré à plusieurs reprises dans le passé, en Allemagne de l'Est, en Hongrie, en Pologne, qu'elle est prête à assumer directement, par l'intermédiaire de ses propres troupes, le maintien de l'ordre dans son glacis, comme elle est prête à faire donner ses troupes simplement pour prévenir qu'un pays de ce glacis échappe à sa mainmise.

Tout en essayant de peser sur l'évolution des choses par ses menaces directes, ou par celle de ses acolytes d'Allemagne de l'Est ou de Tchécoslovaquie, la bureaucratie russe a tout de même préféré éviter d'intervenir jusqu'à présent directement. Ce n'est certainement pas parce qu'elle a changé de politique à l'égard de son glacis. Mais le risque de se trouver face à toute une population prête à se battre, alors même qu'une partie de ses troupes est déjà bloquée en Afghanistan, est une raison suffisante pour l'inciter à résoudre en souplesse les problèmes que lui pose la situation créée par les travailleurs polonais et, en tous les cas, pour retarder une intervention éventuelle.

Indépendamment des menaces permanentes que fait peser la bureaucratie soviétique, le mouvement des ouvriers polonais a des limites dues à son orientation politique et à ses perspectives.

La direction qui s'est imposée au cours du mouvement, Lech Walesa en particulier, se réclame ouvertement d'idées politiques nationalistes, cléricales et réactionnaires. Elle trouve son modèle politique dans le souvenir de feu le maréchal-dictateur Pilsudski et ses mentors dans l'intelligentsia catholique, voire en la personne du cardinal Wiszinsky.

Ces idées sont peut-être largement partagées par les travailleurs polonais. Peut-être sont-elles seulement acceptées, parce qu'elles sont celles d'un homme comme Walesa qui, ouvrier comme eux, militant courageux de longue date, a su gagner au cours de la lutte un capital de confiance considérable. Quoi qu'il en soit, Walesa, comme ceux qui l'entourent - on n'a pas vu, jusqu'à présent, de dirigeants porteurs d'autres idées se manifester - n'incarnent pas des idées et des perspectives politiques spécifiques à la classe ouvrière, mais des idéaux nationalistes petits-bourgeois. Même s'il représente aux yeux des travailleurs la lutte contre l'oppression, son programme politique n'est pas l'émancipation des travailleurs, mais la libération de la Pologne, c'est-à-dire des couches privilégiées polonaises, du joug russe.

Il va de soi que même si les travailleurs polonais se battent avec un programme qui ne va pas dans le sens de leur émancipation sociale, les révolutionnaires doivent être entièrement solidaires de leurs luttes.

Mais dans ce cas-là, les combats et les sacrifices des travailleurs polonais auront servi principalement à renforcer les forces centrifuges par rapport à Moscou, à l'intérieur même de l'appareil d'État polonais ou sur ses pourtours.

La situation en Pologne illustre pour l'instant les formidables possibilités de la classe ouvrière. Elle risque malheureusement d'illustrer comment cette force peut être canalisée, dénaturée, utilisée, par des forces nationalistes petites-bourgeoises, voire par l'Église pour renforcer leurs propres positions et rôle dans la société polonaise, et pour imposer à la bureaucratie soviétique un nouvel équilibre qui leur soit plus favorable.

Mais elle illustre aussi qu'en certaines circonstances une direction nouvelle peut surgir et acquérir rapidement une autorité dans la classe ouvrière. Cette direction nouvelle n'a pas été, en Pologne, une direction révolutionnaire prolétarienne. Mais peut-être l'occasion a-t-elle existé, et qu'elle aurait pu être saisie même par un nombre restreint de militants ouvriers révolutionnaires décidés, et qu'un parti révolutionnaire aurait pu naître de l'été polonais. Le drame, c'est que si les travailleurs étaient présents, c'est le courant révolutionnaire qui ne l'était pas.

De par le simple fait qu'il ait eu lieu, et quelle que soit la politique de ses dirigeants, le mouvement de révolte des ouvriers polonais a une portée politique dépassant les limites de la Pologne.

Une portée politique ressentie sans doute dans toutes les Démocraties Populaires et peut-être même en Union Soviétique. Dans les premières par son aspect national anti-russe sans doute. Mais aussi par ses aspects spécifiquement ouvriers, par ses revendications salariales, par sa conquête du droit de s'organiser. Dans une période où la classe ouvrière de l'ensemble des pays de l'Est subit une aggravation plus ou moins importante de ses conditions d'existence, la classe ouvrière polonaise constitue un exemple dangereux. Assez en tous les cas pour que les événements de Pologne suscitent des réactions indignées - et, parfois en même temps, des concessions inespérées à leurs propres travailleurs - parmi tous les dictateurs des pays de l'Est, même là où, comme en Roumanie, la direction se targue d'une certaine indépendance par rapport à Moscou. Mais cela ne traduit pas uniquement la pression de Moscou. Tous ces régimes peuvent, en certaines circonstances, utiliser des mouvements populaires, voire ceux de la classe ouvrière, pour acquérir une marge d'indépendance plus grande à l'égard du Kremlin mais, en dictatures anti-ouvrières qu'ils sont, ils se méfient en même temps des classes exploitées.

Le problème le plus grave du camp occidental demeure la crise économique.

L'Union Soviétique, par contre, se retrouve avec deux foyers de tension à l'intérieur de son propre camp. Les forces auxquelles elle est confrontée, aussi bien en Pologne qu'en Afghanistan, agissent, à des degrés divers et par des voies différentes, dans le sens de la rupture de ces pays avec l'URSS et du rapprochement avec le camp occidental.

 

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