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États-Unis - Avortement et droits des femmes, cibles des réactionnaires
La liberté d'avortement, qui fut gagnée il y a vingt ans aux États-Unis, continue à être érodée et attaquée. Et il y a une réelle menace que ces deux décennies se terminent par un retour au vieil et barbare état de choses, la plupart des femmes se voyant refuser la possibilité d'un avortement légal et contraintes de recourir aux faiseuses d'anges ou de tenter d'avorter elles-mêmes.
Les restrictions à la liberté d'avortement
Cet été, la Cour suprême des États-Unis, la plus haute instance judiciaire du pays, a fait un nouveau pas important en arrière en acceptant la loi sur le contrôle de l'avortement de l'État de Pennsylvanie.
D'un côté, la cour a repoussé l'un des "contrôles" de ladite loi, la nécessité pour une femme mariée d'avoir la permission du mari pour subir un avortement. La cour a estimé que cela constituait une "entrave excessive" pour la femme. Mais la cour a confirmé le reste de la loi qui, si elle n'interdit pas directement l'avortement, multiplie les obstacles devant une femme qui cherche à avorter. Parmi ces obstacles il y a la nécessité pour une mineure (en-dessous de 18 ans) cherchant à se faire avorter, d'avoir d'abord la permission écrite de ses parents ; ou alors d'un tribunal. La forcer à aller au tribunal, y affronter un juge et d'autres personnes (et peut-être parmi celles-ci un voisin) vise à la faire se sentir coupable. De plus, il y a toujours la crainte que l'affaire reste dans son dossier.
La loi institue aussi un délai de 24 heures après que tout a été arrangé, avant de procéder à l'avortement. Et le médecin est obligé de faire un cours à la femme, y compris avec documents écrits à l'appui, sur le développement du foetus et les alternatives à l'avortement.
Le délai peut certes sembler court. Mais dans certaines régions du pays, il faut déjà faire des centaines de kilomètres pour trouver une clinique où l'on pratique l'avortement. Ce délai rajoute donc la nécessité de prendre une chambre dans un motel ou un voyage supplémentaire. Et une décision déjà difficile pour une femme est rendue encore plus pénible par la nécessité imposée d'avoir à regarder des photos de foetus avortés.
C'est la première fois que les tribunaux, en confirmant le délai de 24 heures, permettent aux États de mettre des restrictions à l'avortement sans autre justification légale que la volonté de restreindre l'avortement lui-même. Les restrictions dans le passé avaient toujours été justifiées par quelque raison secondaire, en général financière. Dans certains États, par exemple, les hôpitaux qui dépendent des fonds publics ne peuvent pas pratiquer d'avortements.
Maintenant les gouvernements de pas moins de 26 États s'apprêtent à suivre l'exemple de la Pennsylvanie. Et il y a d'autres États, comme la Louisiane, l'Utah et le territoire de Guam, qui ont déjà passé des lois qui interdisent tout avortement, sauf en cas de danger pour la vie de la femme ou de viol. Il ne leur manque plus que le feu vert de la Cour suprême pour que ces lois soient appliquées.
Cela exigerait que la Cour suprême revienne sur sa décision de 1973, dite Roe contre Wade, qui reconnaissait à une femme le droit fondamental d'avorter. On s'en est rapproché cet été. En acceptant la loi de Pennsylvanie, la Cour suprême a cependant confirmé la décision de 1973... mais par une voix de majorité seulement.
Un des acquis des années 60
La liberté de l'avortement a été gagnée avec tout un tas d'autres acquis sociaux par les mouvements des années 60. Le mouvement pour les droits civiques, le mouvement noir, le mouvement anti-guerre et le mouvement des femmes ont élargi les droits et les libertés, de même que les protections sociales existantes. Ils ont aussi forcé le gouvernement à instituer de nouvelles protections, telles que Medicaid et Medicare (des soins gratuits pour les personnes âgées ou sans ressource). Et ils ont supprimé la peine de mort, en tout cas pour quelques années.
Dans les années qui ont conduit à la décision de 1973, avec la montée des mouvements sociaux, la question de l'avortement commença à être posée, y compris par la bourgeoisie. Des médecins imposèrent à la très conservatrice Association Médicale Américaine d'abandonner sa position s'opposant à la liberté de l'avortement. Plusieurs États adoptèrent des lois qui permirent l'avortement. Des lois qui furent l'oeuvre aussi bien de politiciens républicains que démocrates. C'est en Californie, à la fin des années 60, que la loi la plus libérale sur la liberté de l'avortement fut imposée. Un parlement démocrate la vota, et un gouverneur républicain de droite nommé Ronald Reagan la signa.
Alors que les mouvements sociaux atteignaient leur apogée à la fin des années 60 et au début des années 70, la pression s'accrut sur la Cour suprême. Selon les attendus de la décision Roe contre Wade, rédigés par Harry Blackmun, un juge nommé par Richard Nixon, une femme avait la liberté d'avorter sur la base de ses droits constitutionnels à la vie privée.
La politique de la droite
Immédiatement après la décision de la Cour, la liberté accordée aux femmes rencontra l'opposition de la hiérarchie de l'Église catholique, qui s'est toujours vigoureusement opposée à l'avortement. Dans un premier temps, cependant, cette opposition n'alla pas bien loin.
Mais au milieu des années 70, comme les mouvements sociaux étaient sur leur fin, la droite, qui était sur la défensive depuis longtemps, commença à rencontrer moins de résistance. La scène s'ouvrit pour les groupes d'extrême droite de chrétiens évangélistes qui jouèrent sur les craintes et les préjugés d'une minorité qui se faisait de plus en plus entendre. Certains de ces évangélistes, comme Pat Robertson et Jerry Falwell avaient d'énormes ressources à leur disposition, leurs propres émissions télévisées, et même leurs propres stations de télévision. Ils se saisirent de la question de l'avortement.
Les partis républicain et démocrate se mirent immédiatement à encourager et courtiser les sentiments de droite et d'extrême droite. Toute la classe politique commença à mettre en avant une série d'idées réactionnaires qui visaient aussi bien à en finir avec les droits fondamentaux des femmes, qu'à renforcer les attitudes racistes contre les Noirs et les immigrés, les superstitions religieuses, l'intolérance, etc.
En 1977, le Congrès contrôlé par les Démocrates passa l'amendement Hyde qui supprimait aux femmes sans ressources la possibilité des avortements gratuits grâce à Medicaid ou dans les cliniques dépendant des fonds fédéraux. Cette loi fut signée par le démocrate Jimmy Carter. L'essentiel de l'argumentation fut de dire que les contribuables ne devaient pas subventionner les péchés de toutes ces femmes qui dépendaient déjà de l'assistance publique. Les fonds de Medicaid proviennent à la fois du gouvernement fédéral et de celui des États, et au fil des années les gouvernements de la plupart de ceux-ci suivirent l'exemple de celui-là et supprimèrent les fonds attribués à Medicaid pour l'avortement.
En 1980, le même Ronald Reagan qui avait signé la loi libérale de Californie, se présenta à la présidence. Et avec lui George Bush, qui avait été un des députés partisans de la liberté de l'avortement au Congrès de la fin des années 60. Jusqu'en 1979, Bush était au conseil d'administration du Planning Familial, une organisation sans but lucratif qui, avec des fonds du gouvernement ou des entreprises, gérait des cliniques qui, dans tout le pays, dispensaient des moyens contraceptifs et aidaient à organiser des avortements.
Reagan et Bush n'en continuèrent pas moins sur la voie prise par Carter et les Démocrates. Ils apportèrent le soutien de la Maison Blanche aux forces anti-avortement avec tous les moyens que cela voulait dire, depuis de nouvelles possibilités pour faire entendre leur propagande jusqu'à la promulgation de nouveaux règlements. L'administration Reagan se fit un point d'honneur de placer des opposants à l'avortement dans les positions-clés des ministères de la Justice et de la Santé. Cela devint un critère pour être nommé juge.
Reagan et plus tard Bush usèrent de leur pouvoir à la tête de l'exécutif pour rendre l'avortement plus difficile aux femmes. En 1987, Reagan décréta que les fonds fédéraux seraient supprimés à toute clinique dans laquelle les médecins et les infirmières discuteraient des possibilités d'avorter, ou donneraient des renseignements aux femmes sur les endroits où elles pourraient avorter. Cela fut ensuite confirmé par la Cour suprême, qui dit que puisque le gouvernement payait, il avait le droit de limiter ce que ses employés avaient le droit de dire.
Sous l'administration Bush, la "pilule abortive", RU-286, en vente en France et dans d'autres pays, qui rend certainement l'avortement plus facile, fut interdite, non pour des raisons médicales, mais purement politiques. Dans une affaire qui a servi de test cet été, une femme enceinte est revenue de France avec lesdites pilules. Elles furent confisquées par les douanes. L'affaire alla jusqu'à la Cour suprême, qui maintint la décision de l'administration par 7 voix contre 2.
Durant les deux dernières années, la volonté de l'administration Bush de plaire au mouvement anti-avortement s'est traduite aux dépens de la recherche scientifique. Bush a décrété que les expériences médicales ne pouvaient pas utiliser des tissus pris sur des foetus avortés, quels que soient les espoirs qu'il pouvait y avoir que cela contribue au traitement ou même à la guérison des maladies d'Alzheimer, de Parkinson ou autres. Ce qui a amené à une quasi-paralysie des recherches dans cette direction aux États-Unis.
Toutes ces dernières années, les Démocrates comme les Républicains ont soutenu les attaques contre la liberté d'avortement. La loi de Pennsylvanie fut parrainée et signée par un gouverneur démocrate "modéré", et elle fut votée par un parlement contrôlé par les Démocrates. Le gouverneur du Kansas qui a signé une loi similaire est aussi un Démocrate. Le principal homme de loi qui a travaillé sur des douzaines d'affaires à faire annuler la décision de 1973 est un Démocrate libéral. Divers maires qui ont accueilli les campagnes anti-avortement dans leurs villes, tel que celui de Buffalo, sont aussi des Démocrates.
L'action directe du mouvement anti-avortement
C'est avec l'aide d'une bonne part de la classe politique, que les fractions les plus combatives du mouvement anti-avortement furent encouragées à étendre leur activité.
A partir des années 80, ce mouvement a eu recours à l'intimidation : attaques contre les médecins et hôpitaux pratiquant des avortements, bombes et saccages des cliniques et des cabinets médicaux où ils avaient lieu. Inutile de dire que ces actions ne donnent lieu ni à des enquêtes ni à des poursuites bien vigoureuses de la part des autorités fédérales. Quand il y a des condamnations, ce sont toujours des sentences très légères. Autant pour la lutte de Bush et Reagan contre le "terrorisme" !
Les forces anti-avortement ne s'en prennent pas seulement aux médecins mais aussi à leurs familles. Leurs habitations sont saccagées. A l'école, leurs enfants sont appelés les enfants des tueurs de bébés. Le résultat est que beaucoup de médecins, d'hôpitaux et de cliniques ont tout simplement arrêté de pratiquer des avortements. L'avortement, en tant que pratique, n'est plus enseigné dans beaucoup de facultés de médecine. Dans beaucoup d'États, il n'y a plus qu'un seul médecin ou une seule clinique qui pratique aujourd'hui l'avortement. Pour pouvoir poursuivre ils doivent être constamment sur leurs gardes, prêts à se défendre.
Les forces anti-avortement essaient aussi d'intimider les femmes enceintes elles-mêmes. Elles mettent sur pied des fausses cliniques pour les femmes cherchant à se faire avorter. Elles s'inscrivent dans les annuaires téléphoniques comme pratiquant l'avortement. Quand les femmes arrivent, on les coince, on leur montre des films et des photos de foetus morts, on leur dit qu'elles iront en enfer pour toujours si elles ont un avortement, etc.
Les manifestations devant les cliniques n'ont pas pour seul dessein d'arrêter le fonctionnement de celles-ci mais d'empêcher les femmes d'y mettre les pieds. Les groupes anti-avortement prétendent calquer leur action sur les méthodes de non-violence de Martin Luther King.
Dans les deux dernières années, des groupes comme Opération Sauvetage, fondé par un ancien vendeur de voitures d'occasion, ou les Agneaux de Dieu, ont pris pour cibles les villes de moyenne importance, comme Wichita dans le Kansas, Fargo dans le Nord Dakota, Buffalo dans l'État de New York, où ils ont acheminé des centaines et parfois des milliers de personnes venant de tout le pays pour faire le siège des cliniques souvent pendant des mois. Avec ces manifestations, ils ont non seulement empêché des femmes de choisir l'avortement, ils ont aussi dominé l'actualité dans les médias et la vie de la cité, et attiré le soutien de certaines communautés.
Les forces pour la liberté de l'avortement
A aucun moment le mouvement anti-avortement n'a reflété les sentiments de la majorité de la population. Selon tous les sondages, plus de 60 % des gens ont toujours été contre la mise hors la loi de l'avortement.
Plusieurs groupes ont conduit la lutte pour la liberté de l'avortement : l'Organisation Nationale des Femmes, NOW, le Planning Familial et la Ligue Nationale d'Action pour la Liberté de l'Avortement, NARAL. Elles ont pu rassembler plus de monde dans de plus grandes manifestations que le mouvement anti-avortement. On a estimé leur manifestation à Washington, au printemps dernier, à 750 000 personnes venues de tout le pays. Ce fut une des plus grandes manifestations jamais tenue dans la capitale.
Les groupes pour la liberté de l'avortement ont organisé des gens pour défendre les cliniques attaquées par les militants anti-avortement. Et ils ont parfois organisé des contre-manifestations dans les villes où les militants anti-avortement manifestaient eux-mêmes.
Jusque-là les résultats ont été divers. A Wichita, les forces anti-avortement ont réussi à poursuivre leurs manifestations pendant des mois. A Buffalo, les réactions ont été beaucoup plus fortes contre Opération Sauvetage qui a été balayée relativement rapidement.
Les groupes pour la liberté de l'avortement mettent l'accent aujourd'hui sur la nécessité d'élire des Démocrates, en particulier des candidates. Mais la manière dont fut gagnée la liberté de l'avortement dans les années 60 - et en partie perdue dans les années 70 et 80 - montre que ce qui compte ce n'est pas tant les politiciens qui sont en place, que l'importance du mouvement. Quand celui-ci fut assez fort, les Républicains comme les Démocrates, les uns et les autres opposés à la liberté de l'avortement, ont soudain changé de position.
Ce qui se passera aujourd'hui dépendra de l'importance de la riposte. Les lois visant à restreindre les libertés ont été adoptées contre l'avis de la grande majorité des gens. Si le mouvement pour la liberté de l'avortement est prêt à s'appuyer sur ceux qui déjà sont d'accord avec lui et à en mobiliser ne serait-ce qu'une fraction, il aura certainement assez de forces pour repousser les attaques de la classe politique comme du mouvement anti-avortement.