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Grande-Bretagne - Grande propriété capitaliste et héritage féodal
La révolution bourgeoise d'abord puis le développement du marché mondial ont transformé l'organisation économique, sociale, juridique et politique des pays qui forment aujourd'hui l'Europe occidentale. Néanmoins chacun de ces pays conserve des traits particuliers hérités de son histoire antérieure. C'est le cas par exemple de la monarchie, qui survit dans un certain nombre de pays européens et qui, malgré un caractère essentiellement symbolique, n'en joue pas moins encore aujourd'hui un rôle stabilisateur au profit des institutions de la démocratie bourgeoise.
En Grande-Bretagne, et plus particulièrement en Ecosse qui conserva un système juridique distinct après l'union avec l'Angleterre en 1707 , les formes juridiques et sociales de la propriété foncière continuent à porter les marques du passé. C'est ainsi que la grande propriété foncière continue à jouer un rôle important dans la richesse et le poids social de la bourgeoisie, rôle hors de proportion avec la contribution de la terre l'économie du pays.
Un secret bien gardé
Mesurer de façon précise le poids social de la propriété foncière en Grande-Bretagne et surtout son degré de concentration est très difficile. Car la propriété foncière y est l'un des secrets les mieux gardés, plus jalousement encore que la propriété des actions par exemple, pour laquelle les désordres boursiers du passé ont imposé au moins un certain degré de réglementation.
Ainsi n'existe-t-il aucun registre des propriétaires fonciers couvrant l'ensemble du pays. A Londres, il y a bien l'Office du Registre Foncier de la Reine, qui recense toutes les propriétés de l'agglomération. Mais celui-ci n'est pas accessible au public. Seuls les officiers de justice chargés de la cession d'une propriété y ont accès, et encore seulement pour ce qui concerne la propriété en question. En Ecosse, il existe un registre foncier ouvert au public à Edimbourg le "Registre des Sasines". Mais si ce registre recense la plupart des titres de propriétés susceptibles de figurer dans une succession depuis le XVIIe siècle, il est pratiquement inutilisable pour obtenir des informations sur les biens d'un particulier ou le véritable propriétaire d'un grand domaine.
A ce jour, seuls deux recensements officiels de la propriété foncière ont été effectués : l'un en 1086, lorsque le premier roi normand Guillaume 1er chercha à évaluer les impôts qu'il pourrait extorquer à son nouveau royaume, et l'autre en 1873 ! Depuis cette date, plus rien. Toutefois, le gouvernement travailliste de la fin des années 1970 créa une Commission Royale sur la répartition des revenus et du patrimoine, la Commission Diamond. Avant d'être dissoute par Thatcher en 1979, cette commission put établir que la concentration de la propriété foncière en Grande-Bretagne était la plus élevée d'Europe occidentale.
C'est dans la manière dont la bourgeoisie anglaise s'est emparée du pouvoir politique au XVIIe siècle que cette concentration de la propriété foncière britannique trouve son origine.
Angleterre : la révolution inachevée
Comme en France, c'est la révolution bourgeoise qui abolit la propriété foncière féodale en Angleterre et au Pays de Galles, mais dans un contexte très différent.
En France, au XVIIIe siècle, ce contexte fut celui d'une mobilisation révolutionnaire des masses pauvres. Non seulement tous les titres de noblesse furent abolis mais l'aristocratie fut privée de tout droit sur la terre et son expropriation fut réalisée par la paysannerie pauvre.
En Angleterre, en revanche, cette mobilisation révolutionnaire fit défaut. L'abolition du système foncier féodal ne s'était produite qu'en 1660, bien après la phase radicale de la révolution, sur la base d'une alliance entre les propriétaires féodaux et la bourgeoisie naissante. Le Parlement décréta l'abolition des titres de propriété féodaux sur tout le territoire, retirant par là même à la royauté tout droit sur la terre. Mais les propriétaires féodaux ne furent pas privés de leurs terres : ils en restèrent au contraire les seuls propriétaires, au sens moderne du mot, tandis que la situation des paysans indépendants, qui avaient fourni le gros des troupes de l'armée révolutionnaire de Cromwell, resta tout aussi précaire qu'auparavant.
Quand vint la réaction post-révolutionnaire, avec l'arrivée au pouvoir du roi Guillaume III en 1688 (ce que les historiens appellent la "Glorieuse Révolution"), les nouveaux propriétaires terriens, ainsi que toute une caste de marchands et de juristes qui avaient leurs entrées dans les allées du pouvoir, se lancèrent à l'assaut des meilleures terres. Un siècle plus tard, Marx décrivit dans Le Capital, la brutalité de ce processus d'accumulation du capital :
"La "Glorieuse Révolution" amena au pouvoir avec Guillaume III, prince d'Orange, faiseurs d'argent, nobles terriens et capitalistes roturiers. Ils inaugurèrent l'ère nouvelle par un gaspillage vraiment colossal du trésor public. Les domaines de l'État que l'on n'avait pillés jusque-là qu'avec modestie, dans des limites conformes aux bienséances, furent alors extorqués de vive force au roi parvenu comme pots-de-vin dus à ses anciens complices, ou vendus à des prix dérisoires, ou enfin, sans formalité aucune, simplement annexés à des propriétés privées. Tout cela à découvert, bruyamment, effrontément, au mépris même des semblants de légalité. Cette appropriation frauduleuse du domaine public et le pillage des biens ecclésiastiques, voilà, si l'on en excepte ceux que la révolution républicaine [c'est-à-dire la phase radicale de la révolution bourgeoise en Angleterre, sous Cromwell LdC] jeta dans la circulation, la base sur laquelle repose la puissance domaniale de l'oligarchie anglaise actuelle. Les bourgeois capitalistes favorisèrent l'opération dans le but de faire de la terre un article de commerce, d'augmenter leur approvisionnement de prolétaires campagnards, d'étendre le champ de la grande agriculture, etc. Du reste, la nouvelle aristocratie foncière était l'alliée naturelle de la nouvelle bancocratie, de la haute finance fraîche éclose et des gros manufacturiers, alors fauteurs du système protectionniste."
Ce vol à grande échelle, en même temps que la brutale appropriation privée d'une partie des terres communales, dont vivait une grande partie des paysans pauvres, donnèrent naissance à d'immenses domaines. Il en résulta une grande agriculture organisée sur une base capitaliste, visant non seulement l'ensemble du marché national, mais même celui de l'exportation vers l'Europe. Les paysans indépendants furent incapables de résister à une telle concurrence, et ceux qui tentèrent de résister furent balayés. En moins d'un siècle, ils furent ruinés, leurs terres reprises par les grands propriétaires terriens, confiées à des métayers ou mises en location. A partir de cette période, la population rurale se trouva divisée entre une caste de propriétaires terriens et une couche de paysans qui leur étaient assujettis par divers types de baux baux qui leur imposaient toutes sortes d'obligations assez semblables à celles dont les vassaux avaient été redevables vis-à-vis de leur seigneur, au Moyen-Age. Mais cette fois, c'était au nom de la propriété capitaliste.
Ecosse : la révolution importée
En Ecosse, le processus fut différent, d'abord du fait de l'absence de révolution bourgeoise, mais aussi parce que le système féodal n'y avait jamais été aussi développé qu'en Angleterre.
Le système féodal y fut en effet importé d'Angleterre et greffé sur des formes sociales plus anciennes, qui faisaient de la terre la propriété collective du clan. Dans les Highlands, la partie nord de l'Ecosse, le système des clans était même sans doute encore prédominant au moment où éclata la révolution bourgeoise en Angleterre.
Paradoxalement néanmoins, ce fut la monarchie anglaise qui, avant même la révolution bourgeoise, ébranla le mélange de relations féodales et claniques qui existait en Ecosse. En 1603, la royauté anglaise étendit son autorité à l'Ecosse. Cette autorité, placée artificiellement au-dessus de celle des chefs de clans, commença à modifier les rapports sociaux existants. L'obligation de défendre le chef de clan par les armes (contre les autres clans) fut remplacée par le devoir de lui payer une sorte d'impôt ou de loyer, alors que la terre, qui avait jusque-là fait office de récompense en échange de loyaux services militaires, se transforma progressivement en marchandise qu'il devint possible d'acheter, de vendre et de transmettre par voie de succession.
Ainsi, en grande partie indépendamment du processus qui se déroulait à la même époque en Angleterre, la combinaison écossaise de rapports sociaux féodaux et claniques évolua dans la même direction, bien que beaucoup plus lentement, à la mesure de l'arriération et de l'isolement de l'économie écossaise. D'autant que la petite bourgeoisie écossaise, concentrée dans les villes du sud de l'Ecosse, s'intéressait bien plus au riche marché anglais et au commerce colonial qu'aux vastes territoires arriérés du nord. Mais surtout, à défaut de révolution sociale comparable à la révolution anglaise, les titres de propriété féodaux ne furent même pas formellement abolis en Ecosse. Les anciennes formes de propriété évoluèrent progressivement vers les nouvelles, le nouveau contenu capitaliste conservant une enveloppe féodale.
Mais une fois ce processus enclenché, il pénétra les coins les plus reculés de l'Ecosse, jusque dans les Highlands, et on assista, avec plus d'un siècle de retard, à une concentration de la propriété foncière encore plus brutale qu'en Angleterre. Dans un article écrit en 1853, dans lequel il s'attaquait à l'hypocrisie de la duchesse de Sutherland une aristocrate écossaise qui affichait une opposition vertueuse à l'esclavage en Amérique , Marx décrivit la façon dont cette même duchesse avait transformé son domaine des Highlands en exploitation capitaliste :
"Ce ne fut qu'à partir de 1811 que la véritable et ultime usurpation fut décrétée la transformation par la force de la propriété du clan en propriété privée du chef de clan, au sens moderne du terme. (...) Lorsque la duchesse de Sutherland hérita de ces propriétés (...) la population en était déjà réduite à 15 000 individus. La chère duchesse jeta son dévolu sur une réforme économique radicale et décida de transformer toute la région en prairies à moutons. Entre 1814 et 1820, ces 15 000 habitants soit environt 3 000 familles furent systématiquement évincés et exterminés. Tous leurs villages furent détruits et brûlés et leurs champs transformés en pâturages. Des soldats anglais furent engagés pour cette opération et en vinrent aux coups avec les autochtones. Une vieille femme fut brûlée vive dans l'incendie de la hutte qu'elle refusait de quitter. Ainsi la chère duchesse s'appropria-t-elle 794 000 acres [environ 321 000 hectares] de terres qui avaient appartenu au clan depuis des temps immémoriaux. Dans sa générosité exubérante, elle alloua aux autochtones expulsés quelque 6 000 acres [2 430 hectares] soit deux acres par famille [0,8 hectares]. Ces 6 000 acres avaient été laissés en friche jusqu'alors et ne rapportaient rien à leur propriétaire. La duchesse poussa la générosité jusqu'à les vendre pour un prix moyen de 2s 6d l'acre aux membres du clan qui, pendant des siècles, avait versé son sang pour sa famille. Puis elle divisa la totalité de la terre du clan, qu'elle s'était ainsi appropriée sans y avoir le moindre droit, en 29 fermes à moutons, chacune habitée par une seule famille, en général d'ouvriers agricoles anglais ; et en 1821, les 15 000 Gaëls avaient déjà été remplacés par 131 000 moutons."
A l'issue de cette période, au milieu du XIXe siècle, 1 500 propriétaires terriens possédaient 90 % des terres écossaises. Ils en avaient transformé une grande partie en élevage de moutons ou en réserves de gibier, qu'ils géraient comme des entreprises capitalistes pour le compte des classes aisées d'Edimbourg et de Glasgow. Quant à la population rurale, elle était réduite à fort peu de choses. Ceux qui n'étaient pas allés grossir la masse croissante des miséreux de Glasgow avaient émigré vers l'Angleterre, l'Irlande ou les Amériques.
La grande propriété foncière aujourd'hui
Bien des choses ont changé, bien sûr, aussi bien en Ecosse qu'en Angleterre, depuis que les processus décrits ci-dessus ont été menés à leur terme. En particulier la démarcation entre capitalistes fonciers et capitalistes industriels ou financiers s'est faite de plus en plus floue avec le temps. Les grands agrariens ont été, par exemple, les premiers bénéficiaires du développement du chemin de fer, grâce aux rentes que leur a assurées l'exploitation de voies traversant leurs terres. Et, comme bien souvent ces rentes leur étaient versées sous forme de participation au capital, beaucoup ont ainsi fait leur entrée dans les milieux de la finance. Le même processus a permis aux grands propriétaires fonciers de vivre aux crochets des nouvelles industries qui se sont développées au XIXe siècle, en prélevant leur dîme sur le terrain occupé par les usines, les ports ou les mines. Seule sans doute l'énorme supériorité de l'essor industriel anglais en Europe a pu empêcher ce parasitisme de paralyser le capitalisme industriel naissant.
Ce qui a relativement peu changé en revanche, c'est le degré de concentration de la propriété foncière. Car même si les estimations contemporaines sur la propriété foncière dans son ensemble restent floues, elles en donnent quand même une idée.
Ainsi, à la fin des années soixante-dix, la Commission Diamond déjà citée estimait que 81 % des terres en Angleterre, au Pays de Galles et en Ecosse étaient propriété privée. Parmi ces terres détenues à titre privé, 91 % étaient entre les mains des 8 % les plus riches de la population (alors que ces mêmes 8 % possédaient "seulement" 40 % de la richesse nationale totale). Par ailleurs, les domaines aristocratiques encore intacts (que leurs propriétaires appartiennent encore à l'aristocratie ou non) continuaient à englober 53 % de toutes les terres privées, alors que les grandes propriétés de plus de 2 000 hectares étaient concentrées entre les mains de moins de 200 familles.
En ce qui concerne l'Ecosse, on dispose de chiffres plus récents grâce à de laborieuses compilations effectuées dans le labyrinthe du "Registre des Sasines". En 1995, les propriétés de plus de 2 000 hectares englobaient 53 % des terres privées en Ecosse. Mais la taille des très grandes propriétés y était bien plus importante qu'en Angleterre : on y comptait 66 propriétés d'une surface égale ou supérieure à 12 000 hectares.
Une autre façon de se faire une idée de la concentration de la propriété foncière est de dépouiller l'enquête publiée chaque année par l'hebdomadaire Sunday Times, enquête qui recense les 1000 plus grosses fortunes de Grande-Bretagne. Dans son édition de 1999, 155 des noms cités tiennent leur richesse d'une activité principalement liée à la propriété foncière (rurale et urbaine) contre 142 d'une activité principalement industrielle (ce sont bien sûr la finance, les médias et les services qui occupent la plus grosse place). Parmi ces 155 propriétaires fonciers, 49 possèdent au moins 1 200 hectares de terres rurales, et souvent beaucoup plus, et tous sauf cinq sont des aristocrates (il est vrai que certains de ces "aristocrates" ont sans doute acheté leur titre dans les années vingt). Ensemble, ces 49 individus possèdent près de 600 000 hectares de terres, soit près de quatre fois la superficie de l'agglomération du Grand Londres !
Propriété foncière et grand capital
Le fait que la grande propriété foncière relève du domaine du grand capital peut être illustré par deux exemples. Le duc de Buccleuch, ancien député conservateur de 1960 à 1973, est depuis 1970 le plus grand propriétaire foncier du pays, et même d'Europe. Il possède 105 000 hectares, mais également 4 500 hectares dans le Northamptonshire, riche région du centre de l'Angleterre. Il a plus d'un millier de salariés permanents sur ses terres (un effectif énorme pour le secteur agricole), possède 16 000 têtes de bétail et vend chaque année 50 000 tonnes de bois.
Le duc de Westminster, véritable héritier de "sang bleu" s'il en est, figure au quatrième rang de la liste du Sunday Times. Il "pèse" 17,5 milliards de francs à lui tout seul. Ses actifs fonciers comprennent 40 500 hectares en Ecosse, 6 100 hectares dans le Cheshire (centre-ouest de l'Angleterre) et 5 700 hectares au nord du Pays de Galles, sans parler de ses propriétés à l'étranger, évaluées à quelque 3 milliards de francs. Tout cela, et bien d'autres actifs encore, est géré de la manière la plus bourgeoise du monde, par une société holding, Grosvenor Estates, dont le duc détient 100 % des parts.
Qu'ils soient de souche aristocratique ou non, la plupart des grands propriétaires terriens sont avant tout des capitalistes tout ce qu'il y a de plus "plébéiens" dans leur façon de s'enrichir. Pour son domaine de 10 500 hectares dans le Suffolk (centre-est de l'Angleterre), le comte d'Iveagh s'est vanté d'avoir reçu un "joli chèque avec six zéros" (sept zéros en francs), au titre de la Politique Agricole Commune Européenne. De quoi rappeler en passant que ce sont justement ces grands agrariens qui sont les principaux bénéficiaires des aides agricoles toujours proportionnelles à la surface des terres ou au nombre de têtes de bétail. Dans le cas de la Grande-Bretagne, ce sont en particulier eux qui ont bénéficié des quelque 40 milliards de francs de compensation distribués aux éleveurs de bovins, suite à la crise de la "vache folle".
Et pourtant ces grands propriétaires ne sont certainement pas dans le besoin. Et en particulier pas ce comte d'Iveagh, chef de la puissante famille Guinness, qui non seulement produit la prestigieuse bière du même nom mais contrôle un véritable empire dans l'agro-alimentaire.
Bien d'autres grands noms de l'aristocratie et de la grande propriété foncière se retrouvent dans le Who's Who du grand capital. Certains se sont lancés dans la finance, comme partenaires du marché des assurances Lloyd's. D'autres sont dans les médias, comme le vicomte Cowdray, qui dirige l'empire médiatique du groupe Pearson (propriétaire, en particulier, du quotidien d'affaires Financial Times). D'autres sont dans des secteurs liés directement ou indirectement à l'agriculture, comme Lord Vestey, dont le Vestey Group est l'un des grands noms du transport maritime et de l'industrie alimentaire.
Mais parmi les très grands agrariens, on trouve aussi quelques noms qui n'ont plus rien d'aristocratique. Hans Rausing, par exemple, propriétaire du groupe d'emballage Tetra-Laval et l'homme le plus riche de Grande-Bretagne, a acheté il y a peu 19 000 hectares de terres en Ecosse. Et la famille Fleming, qui contrôle la banque d'affaires Robert Fleming, a également acquis récemment 36 000 hectares de terres, aussi en Ecosse.
Il existe en effet une excellente raison pour les familles de la grande bourgeoisie qui ne savent que faire de leurs liquidités, pour acheter de très vastes propriétés, et notamment en Ecosse, où la faible densité de peuplement réduit d'autant les risques de conflit avec la population locale. Cette raison, c'est la fraude fiscale. La terre est en effet l'un des nombreux instruments qui permettent de cacher d'importantes sommes d'argent aux yeux du fisc, du fait du secret qui entoure les transactions foncières. Elle a en outre l'avantage de donner droit à d'importantes exonérations d'impôts, en raison de prétendus investissements censément destinés à améliorer l'agriculture ou l'environnement toutes choses que le fisc a bien du mal à contrôler, si tant est qu'il en ait la volonté, ce dont on peut douter. Qui plus est, le foncier est encore aujourd'hui le principal moyen d'échapper complètement aux droits de succession, et cela de la façon la plus légale du monde ce qui, en soi, donne une mesure du poids que conservent les grands agrariens dans les allées du pouvoir.
Les seigneurs de Londres
Nulle part le caractère anachronique et réactionnaire de la grande propriété foncière n'apparaît de façon plus visible qu'à Londres, où la moindre parcelle de terrain est propriété privée, sauf une partie de l'emprise des services publics (voies de chemins de fer, une partie des rues, réservoirs de gaz, etc.). Et encore, il est fréquent que le secteur public doive louer des locaux ou des terrains à des propriétaires privés c'est le cas par exemple de la plupart des ministères et d'une bonne partie des hôpitaux.
Une étude publiée en 1986 donne une idée de la situation à Londres. Par exemple, l'essentiel de la fortune du duc de Westminster, déjà mentionné, provient des 300 "acres dorés" (120 hectares) dans les quartiers les plus riches de Londres que sont Mayfair et Belgravia. Une poignée de familles aristocratiques ont elles aussi leur "domaine" au centre de la capitale les Howard de Walden, Grosvenors, Portmans, Cadogans, Russells, Bedfords et quelques autres, sans oublier le prince Charles, qui possède à titre personnel 18 hectares au sud de la Tamise, y compris le fameux terrain de cricket d'Oval.
Bien entendu, parmi ces grands propriétaires, il y a la reine elle-même. Mais exception faite de quelques hectares le long de la Tamise, qu'elle possède à titre personnel, tous ses autres actifs sont entre les mains d'une institution le "Domaine de la Couronne" qui verse à l'État l'intégralité de ses bénéfices en échange de la liste civile versée par l'État à la reine et à ses proches. Détail qui ne manque pas d'ironie, la tour grandiose dans laquelle le parti travailliste a installé son siège peu avant son arrivée au pouvoir, ce symbole du "Nouveau Travaillisme" de Tony Blair, est elle aussi propriété du "Domaine de la Couronne".
Enfin, au nombre des grands propriétaires du centre de Londres, il y a également l'Eglise anglicane, et pas seulement au travers de l'emprise des lieux de culte. La société des "Commis de l'Eglise" possède et gère plusieurs dizaines d'hectares dans la capitale, en particulier dans le quartier des affaires de la City. Dans les années soixante, l'Eglise, dont les biens étaient essentiellement résidentiels, s'est lancée dans la promotion immobilière et les immeubles d'affaires. Cela s'est traduit à l'époque par l'éviction de milliers de locataires modestes qui avaient bénéficié jusque-là des loyers relativement bas pratiqués par l'Eglise.
Néanmoins, ce sont surtout de grandes entreprises qui possèdent le gros de ce qui rapporte le plus, c'est-à-dire les immeubles d'affaires et les propriétés commerciales. En valeur, les deux plus gros propriétaires de Londres sont des compagnies d'assurances (la Prudential et Legal & General), suivies de trois administrateurs de biens dont Land Securities, le numéro un mondial dans cette branche, dont les deux principaux actionnaires sont la Prudential, encore, et Lord Samuel. A elle seule Land Securities gère près de 800 000 m2 de bureaux et de propriétés commerciales à Londres.
En tout, c'est donc tout au plus une vingtaine de grands propriétaires qui se partage la quasi-totalité du centre de Londres, et d'ailleurs d'une bonne partie des quartiers qui l'entourent. Autant dire que de tels propriétaires ont les moyens de résister à toutes les pressions, que ce soit de la part des municipalités ou même de l'État, sans parler bien sûr de celle des résidents. Les historiens du métro londonien expliquent par exemple que le tracé sinueux des lignes de métro les plus anciennes, tient en grande partie aux innombrables embûches juridiques dressées par les propriétaires aristocratiques dont il fallait traverser les "domaines".
C'est aussi pour cela que les réglementations drastiques en matière d'urbanisation introduites après la Seconde Guerre mondiale sont restées pour l'essentiel lettre morte, ou plus exactement, qu'elles ont été adaptées au coup par coup par les pouvoirs publics aux interlocuteurs auxquels ils avaient affaire.
En effet, il n'est pas rare dans les banlieues ouvrières que les occupants d'un pavillon soient contraints de démolir la cabane de jardin ou la véranda qu'ils ont construites, faute d'avoir obtenu toutes les autorisations voulues des services municipaux. Mais lorsque les services d'urbanisme traitent avec la Prudential, Land Securities, les Portmans, sans même parler de la reine, ils savent plier l'échine. Même lorsqu'il s'agit de la rénovation ou de l'aménagement de quartiers entiers, il n'y a pas de plan directeur qui tienne. Car en face des pouvoirs publics, il n'y a qu'un, deux ou trois interlocuteurs, rarement plus, qui possèdent, directement ou indirectement, chaque mètre carré du quartier en question, et assez de propriétés ailleurs pour se livrer au chantage en menaçant de faire capoter d'autres projets en cours. On ne compte plus les exemples de ces parties de bras de fer où les grands propriétaires ont imposé leurs diktats à l'État, invariablement au détriment de milliers de résidents, chassés pour faire place à des centres commerciaux ou immeubles d'affaires bien plus profitables que le logement social.
C'est ainsi que les dispositions introduites en 1947, qui prévoyaient le maintien d'une proportion significative de logements sociaux au centre de Londres, pour ceux qui y travaillaient, ont été ignorées, transformant les transports en commun en cauchemar quotidien pour des millions de salariés, et cela avant même que le manque chronique d'investissements vienne aggraver la situation. Et il ne faut pas s'étonner non plus si, malgré ces réglementations, Londres offre l'image d'une ville où les règles les plus élémentaires de l'urbanisme moderne sont souvent ignorées au profit d'un chaos généralisé dont le seul "mérite" est de procurer des profits rapides aux grands propriétaires.
Des capitalistes "féodaux" anglais...
Un facteur aggrave la situation, les formes juridiques de la propriété. La révolution anglaise n'ayant pas terminé son oeuvre, les anciens rapports de propriété sont restés en partie en vigueur.
Pour chaque propriété, notamment dans les zones urbanisées anciennes, il y a une pyramide de baux. Au sommet de la pyramide, on trouve le propriétaire foncier qui est, au regard du droit, l'unique propriétaire. Entre celui-ci et le, ou les utilisateurs effectifs de la propriété, il y a un ou plusieurs étages intermédiaires - jusqu'à une demi-douzaine ou plus dans les secteurs les plus riches de Londres, par exemple. Le propriétaire en titre vend un bail sur sa propriété à un individu, un sous-propriétaire en quelque sorte, qui forme le niveau 1, lequel fait de même avec un ou plusieurs individus formant le niveau 2, lesquels font de même à leur tour, entraînant la formation d'un troisième niveau, et ainsi de suite.
Chaque intermédiaire prélève un loyer sur les intermédiaires du niveau inférieur mais exerce également un contrôle sur ce que ceux-ci peuvent faire de la propriété. Et tout est sujet à paiement. Si un sous-propriétaire veut effectuer un ravalement ou installer un ascenseur, il lui faut non seulement obtenir l'autorisation de tous les niveaux supérieurs de la pyramide, mais également se soumettre aux conditions qu'ils exigent qu'il s'agisse d'une somme forfaitaire, d'une augmentation de loyer, voire d'une réduction de la durée des baux.
Les baux sont d'une durée très variable. Certains peuvent être de quelques années, voire de quelques mois, mais c'est un phénomène relativement récent. Dans la plupart des cas, les baux ont une durée comprise entre 20 et 122 ans, voire parfois 200 ans et plus. Ainsi, une partie des baux du "Domaine de la Couronne" à Londres, qui avaient été passés sous la reine Victoria pour 122 ans, viennent à échéance au début de l'an 2000, ce qui n'est pas sans causer bien des remous et mouvements spéculatifs dans les beaux quartiers.
Du fait du secret impénétrable qui entoure la propriété immobilière et foncière, il est souvent très difficile, voire impossible de reconstituer la totalité de la pyramide associée à une propriété. Un tel système ne peut que se traduire par une totale dilution des responsabilités.
Mais même si l'on parvient à remonter la pyramide des baux, on se heurte alors au chantage des grands propriétaires ou sous-propriétaires. Pendant des décennies, les grands propriétaires ont laissé des quartiers résidentiels entiers se détériorer parce que leurs sous-locataires immédiats (en général d'autres grands propriétaires) refusaient toute révision des loyers fixes prévus par les baux de longue durée. Et ils ont bloqué les tentatives des résidents de rénover leurs logements en exigeant en retour des hausses de loyers qui, une fois répercutées à tous les niveaux, devenaient exorbitantes pour les résidents en bas de la pyramide. C'est ce qui explique la multiplication des taudis et des logements inhabitables dans les centre-ville, à Londres comme dans la plupart des grandes villes. Il fallut les émeutes de 1980-1981, pour que Thatcher finisse par inciter les propriétaires fonciers à faire quelque chose en leur offrant des subventions publiques. Mais par la même occasion, elle mit fin à la réglementation des loyers pour les locataires en bas de la pyramide, ceux qui n'avaient aucun droit, ce qui contribua à accélérer l'expulsion des locataires modestes du centre et de la périphérie des grandes villes.
Néanmoins, même le fait de faire ainsi le "ménage" par le vide n'a pas résolu le problème. L'inertie du système continue à entretenir les taudis. Là où il n'y a pas de profits immédiats et évidents à faire, l'appât des subsides d'État n'a pas suffi à ébranler la pyramide des baux. Chaque niveau de la pyramide se renvoie la balle dès qu'il s'agit de rénovation ou simplement d'entretien. Pour les avocats spécialisés, ces litiges tous azimuts constituent une véritable mine d'or, dont les résidents les plus modestes font invariablement les frais.
Il est vrai que, depuis 1967, une série de lois a donné la priorité aux occupants titulaires d'un bail pour obtenir son renouvellement, sous certaines conditions. Mais cela veut dire en fait racheter le bail une deuxième fois, et au "prix du marché". De ce fait, à Londres, ces lois ne favorisent guère les occupants modestes. Seule la petite bourgeoisie aisée a pu se payer le luxe d'en faire usage. Ce qui n'empêcha pas le duc de Westminster de déposer un recours contre ces lois auprès de la Cour européenne des Droits de l'Homme recours qu'il a quand même perdu.
Aujourd'hui où, du fait de la privatisation des logements sociaux dans les années quatre-vingt, la majorité des familles sont propriétaires de leur logement, ce système juridique constitue, à terme, une menace pour les conditions de vie de la classe ouvrière. En effet, d'après les chiffres officiels, environ deux millions de familles "propriétaires" de leur logement ne sont en fait propriétaires que d'un bail de quelques décennies, dans le meilleur des cas de 99 ans. Et bien qu'ayant payé ce que n'importe qui considérerait comme le prix de leur logement, elles doivent verser chaque année un loyer (en général assez faible, mais quand même) au véritable propriétaire et sont tenues à certaines contraintes à son égard (par exemple celle d'exécuter les travaux que celui-ci exige et d'obtenir son aval pour toute modification des lieux). La grande majorité de ces familles sont des familles modestes qui ont "accédé à la propriété", soit pour tirer parti des incitations fiscales des années quatre-vingt, soit, plus souvent encore, parce qu'elles n'avaient pas d'autre choix faute de logements sociaux disponibles ou de locations privées abordables. A l'issue de leur bail, ces familles, ou leurs descendants, se trouveront sans rien, contraintes de partir ou de racheter le logement familial comme si les vingt ou trente ans de traites déjà payées n'avaient jamais été versées !
... aux "féodaux" capitalistes écossais
En Ecosse, le même système pyramidal reste en place, reposant sur des baux (appelés feus dans le jargon juridique écossais, toujours imprégné d'un parfum féodal), avec pour résultat la même gabegie sociale et les même privilèges pour une petite minorité de grands propriétaires. Mais à la différence des baux anglais, les feus écossais sont souvent héréditaires au lieu d'être limités dans le temps. De sorte qu'il n'est pas rare qu'une famille ayant concédé un bail dans un lointain passé, et ayant négligé d'en exercer les prérogatives pendant plusieurs générations, réapparaisse un beau jour pour faire valoir ses droits vis-à-vis du titulaire du bail qui, de son côté, aura oublié depuis longtemps les contraintes qui y sont attachées.
Car les baux écossais ont conservé les caractéristiques de leurs ancêtres féodaux, voire claniques. Toute une série d'obligations ont survécu à travers les siècles, que les vassaux titulaires d'un bail (toujours suivant la terminologie juridique écossaise) doivent à leurs supérieurs. Il peut s'agir de restrictions concernant l'utilisation du terrain (aménagement, construction, voire choix du type de cultures ou même des espèces plantées), de l'obligation d'entretenir certaines installations pour le compte du supérieur ou encore de lui fournir du bois par exemple. Avec ces obligations, les propriétaires de très grands domaines, qui englobent en général des villages et des petites villes, peuvent réglementer de fait le mode de vie de tous les habitants.
Publié en décembre 1998 par la Commission des Lois écossaise commission chargée de soumettre des projets de réformes juridiques au gouvernement , le "Rapport sur l'abolition du système féodal" explique en quoi le système des baux écossais "a totalement dégénéré : alors qu'il constituait dans le passé un système vivant de propriété de la terre, avec ses bons et ses mauvais côtés, il est devenu pour de nombreux supérieurs une source d'argent facile. Les supérieurs qui n'ont plus aucun intérêt à faire appliquer les obligations attachées aux baux peuvent extorquer de l'argent à leurs vassaux en échange d'une dérogation à leurs obligations. Cette pratique s'est perpétuée, malgré le pouvoir du Tribunal Foncier qui a compétence pour modifier ou supprimer des obligations qui constitueraient une charge déraisonnable. (...) Dans un tel système, même des obligations qui n'ont manifestement aucune raison d'être donnent au supérieur un pouvoir de nuisance qui peut lui procurer des revenus considérables." Et le même rapport explique comment les supérieurs jouent sur les difficultés, incertitudes et retards liés à tout recours au Tribunal Foncier pour faire payer aux vassaux de fortes sommes, non seulement à titre de dédommagement pour une dispense que le Tribunal aurait de toute façon accordée, mais à titre de "récompense" pour avoir évité au vassal le recours au tribunal.
La conclusion du rapport n'est donc pas surprenante : les titres de supérieurs et les obligations qui s'y attachent doivent être abolis et les chaînes de baux doivent être réduites à leur dernier maillon, c'est-à-dire celui du vassal exploitant direct de la propriété, qu'il soit occupant ou qu'il y ait un locataire.
La nationalisation de la terre une nécessité
Les propositions de la Commission des Lois écossaise n'en prévoient pas moins un dédommagement en faveur de tous les bénéficiaires d'obligations que le temps n'a pas rendues sans objet, même si elles sont tombées en désuétude. Et comme le montant de ce dédommagement est fixé à vingt ans d'exercice de ces obligations, il peut se monter à des sommes considérables. La Commission n'a pas non plus envisagé de toucher aux grands domaines fonciers là où les agrariens exercent leurs droits de propriété de façon directe, ce qui est quand même le cas sur la plus grande partie de leurs domaines.
Mais même avec ces réserves, ces propositions sont infiniment plus radicales que celles émises récemment pour l'Angleterre et le Pays de Galles par le gouvernement de Tony Blair, propositions qui envisagent tout au plus de donner la possibilité aux co-propriétaires titulaires de baux dans un même immeuble de se grouper en société immobilière pour racheter la propriété de l'immeuble et de son terrain, même si le propriétaire s'y oppose mais au "prix du marché", bien sûr, ce qui exclut automatiquement les familles aux revenus modestes. Mais rien n'est prévu pour en finir avec le système aberrant des pyramides de baux, ni avec la mainmise des grands propriétaires sur de grandes villes comme Londres.
En fait, que ce soit en Ecosse ou en Angleterre, il n'est pas question pour Blair et les autorités en place de s'en prendre au parasitisme des propriétaires fonciers, quel qu'en soit le prix social et même économique. Au contraire, la moindre atteinte à leurs prérogatives doit faire l'objet d'une "compensation" comme si ces requins qui ont vécu aux dépens de la population depuis si longtemps n'avaient pas assez profité de la situation.
Ce serait plutôt à eux de dédommager la population laborieuse pour tous ces siècles de parasitisme, par la transformation de leurs gigantesques biens en propriété collective. Ce n'est pas seulement la "féodalité" qui appartient au passé, comme le clament aujourd'hui avec quelque démagogie les juristes écossais et les ministres de Blair, mais le capitalisme lui-même. Car aussi anachroniques que puissent apparaître aujourd'hui les aristocrates, leur chambre des Lords et leurs perruques de lin, il s'agit bel et bien de capitalistes.
En 1869, Marx écrivait déjà dans un mémorandum adressé à un syndicaliste anglais, membre de la direction de la Première Internationale : "le futur conduira à cette décision, que le sol ne peut être que la propriété nationale. (...) La nationalisation de la terre opèrera un changement complet dans les rapports entre le travail et le capital ; elle abolira, finalement, la forme capitaliste de la production, industrielle ou rurale. C'est alors que les distinctions et privilèges de classes disparaîtront, en même temps que la base économique sur laquelle ils reposent, et la société sera transformée en association de "producteurs". Vivre du travail des autres deviendra un souvenir du passé. Il n'y aura plus de gouvernement ni de pouvoir d'État distinct de la société elle-même. L'agriculture, les mines, les manufactures, en un mot toutes les branches de la production s'organiseront graduellement de la manière la plus efficace. La centralisation nationale des moyens de production deviendra la base naturelle d'une société formée par des associations de producteurs libres et égaux agissant consciemment suivant un plan commun et rationnel. Tel est le but vers lequel tend le grand mouvement économique du XIXe siècle."
Il n'y a rien dans ces mots qui ne soit toujours d'actualité aujourd'hui.