Algérie - révolte contre le système politique et aspirations sociales19/10/20192019Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2019/10/161.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Algérie - révolte contre le système politique et aspirations sociales

Ce cercle Léon Trotsky est consacré à la situation en Algérie. C’est presque une date symbolique puisque, le 17 octobre, a été commémoré le 17 octobre 1961, ce jour où la police parisienne a massacré des Algériens qui manifestaient pour l’indépendance. Lutte ouvrière s’est associée bien sûr à cette manifestation pour que ces exactions ne tombent pas dans l’oubli.

À la fin de l’année 2018, le quatrième mandat du président Abdelaziz Bouteflika arrivait son terme. Au pouvoir depuis vingt ans, il était devenu impotent et muet depuis 2013, suite à un AVC. La nouvelle génération n’avait jamais entendu le son de sa voix, et l’avait surnommé « la momie ». Pourtant, certains envisageaient la prolongation de ce quatrième mandat et le report des élections prévues pour le 18 avril 2019. Cette option fut abandonnée et les élections furent maintenues.

Le 9 février, à Alger au cours d’une cérémonie retransmise en direct à la télévision, les partis de l’alliance présidentielle, le FLN et le RND, lançaient la campagne de Bouteflika. En l’absence de ce dernier, des milliers de personnes, censées être ses partisans, s’inclinèrent devant son immense portrait placé à côté de tout un gratin de dirigeants.

Cette annonce et sa mise en scène provoquèrent stupéfaction et dégoût !

Quelques jours plus tard, à Khenchala dans les Aurès, des milliers de personnes se rassemblèrent devant la mairie pour protester contre la décision du maire de parrainer la candidature de Bouteflika. Les manifestants décrochèrent le portrait géant du président. Même scène à Annaba, le jour suivant, où son portrait était cassé et piétiné. Le 16 février, une manifestation d’ampleur eut lieu à Kherrata, contre le pouvoir et le cinquième mandat.

Sur les réseaux sociaux, un appel à manifester était lancé pour le vendredi 22 février, après la prière. À Alger, ce jour-là, alors que les forces de police étaient présentes en nombre, des dizaines de milliers de jeunes bravèrent l’interdiction. L’immense portrait de Bouteflika accroché près de la Grande poste était à son tour arraché.

Depuis le 22 février, l’Algérie vit au rythme d’un mouvement populaire, le plus important depuis son indépendance. Des millions de personnes sont descendues dans la rue, pour dire Non à un cinquième mandat de Bouteflika ! Le 2 avril, face à la pression populaire, Bouteflika démissionnait. C’était trop peu et trop tard. Le mouvement populaire s’est transformé par la suite en un mouvement contre tout le système. Le peuple algérien demande des comptes à ses représentants qu’il accuse, à juste titre, d’avoir pillé les richesses du pays et multiplié les marques de mépris à son égard.

Il estime qu’on lui a volé son indépendance, et que les sacrifices consentis lors de la guerre d’indépendance ont été détournés et utilisés au profit d’une minorité. Aussi réclame-t-il une « seconde indépendance ».

Dès les premiers mois du mouvement, les aspirations démocratiques se sont exprimées avec force. Et si les aspirations sociales sont restées à l’arrière-plan, elles ne demandent aujourd’hui qu’à s’exprimer.

En France, le gouvernement, qui avait été prompt à déclarer illégitime le gouvernement de Maduro au Venezuela, apporte son soutien au régime autoritaire algérien.

Eh bien, notre solidarité va aux classes populaires, aux travailleurs en lutte depuis huit mois, qui refusent un ravalement de façade démocratique et aspirent à changer le système !

Notre solidarité va à ceux qui résistent à un régime qui aujourd’hui multiplie les arrestations, use de menaces et d’intimidations pour les faire rentrer dans le rang !

Avant d’évoquer le mouvement en cours et ses perspectives, pour éclairer le présent et comprendre cette révolte contre le système politique qui régit l’Algérie, nous allons revenir sur le passé proche et lointain de l’Algérie indépendante.

Il est nécessaire de revenir sur ce passé, car la France et l’Algérie sont liées par mille liens. En France, ce serait le cas de sept millions de personnes. Ces liens sont le fruit d’une longue histoire commune, une histoire écrite dans le sang, celui de la conquête coloniale, de la colonisation et de la guerre d’indépendance et dans le sang versé en France par les soldats algériens lors des deux conflits mondiaux.

Cette histoire est aussi le fruit des multiples liens, amicaux et familiaux, nés des contacts entre les deux peuples. Des liens noués dans les usines, les chantiers, dans les syndicats où de nombreux travailleurs algériens découvrirent les idées d’émancipation et de lutte de classe. Fuyant la misère née de la colonisation, des vagues de travailleurs et de paysans pauvres ont traversé la Méditerranée et se sont installées ici depuis plusieurs générations. Les paysans­ pauvres ont été remplacés aujourd’hui par des étudiants, des chômeurs diplômés, des travailleurs plus qualifiés, des ingénieurs et par des milliers de médecins, sans lesquels les hôpitaux ne fonctionneraient pas.

Lors d’une visite à Alger en décembre 2017, Macron a renvoyé avec dédain un jeune homme qui l’interpellait sur ce passé colonial : « Tout ça c’est du passé, ne venez pas m’embrouiller avec ça, il faut regarder l’avenir. » Eh bien non, ce n’est pas du passé, car ce passé continue de peser sur l’avenir !

Depuis 1962, la dépendance économique de l’Algérie vis-à-vis des capitalistes et des banques françaises n’a jamais cessé. Et si la France n’est plus la seule puissance impérialiste à faire des affaires en Algérie, des multinationales françaises comme Lafarge, Sanofi, Total ou Renault continuent à y prospérer. Alors, oui, la bourgeoisie française et son État ont une responsabilité écrasante dans l’histoire de l’Algérie, mais aussi dans son présent.

Cent trente-deux ans de colonisation

La conquête coloniale s’est faite au prix de massacres de population et de destructions. Résistant farouchement au vol de leurs terres, les populations n’ont pu, malgré leur courage, faire face à la puissance de feu de l’armée française. La société algérienne en fut bouleversée, détruite. Le nombre d’habitants recula de près d’un tiers. La population fut spoliée et humiliée.

Par la suite, pour s’assurer la possession du pays, l’État français encouragea l’implantation de colonies de peuplement. Ce fut l’époque où déjà des pauvres traversaient la Méditerranée en quête d’une vie meilleure. Mais c’était dans l’autre sens ! L’Algérie a accueilli des centaines de milliers de pauvres originaires de France, d’Italie, d’Espagne et de Malte. Pour la plupart d’entre eux, la fortune qu’on leur avait fait miroiter se révéla être un mirage. Mais si on compare leurs conditions de vie à celles des populations locales, les petits colons faisaient figure de privilégiés.

L’Algérie ne devint un eldorado que pour une toute petite minorité de grands colons capitalistes qui s’étaient emparés des terres les plus fertiles. La vigne, le blé, les oranges et le tabac, cultivés dans leurs immenses domaines par les fellahs, et destinés à la métropole, firent leur fortune.

Aujourd’hui, des intellectuels et des politiciens répandent l’idée que la colonisation aurait eu aussi une valeur civilisatrice et de développement. Ils invoquent les routes, les réseaux d’eau potable, les voies de chemin de fer, les écoles et même les hôpitaux, « laissés par la France », comme ils disent. Mais ces infrastructures répondaient avant tout aux besoins des colons et des industriels de la métropole, pas à ceux des Algériens, que les colons appelaient alors « indigènes » ou « musulmans ».

En 1830, quand les troupes françaises débarquèrent à Alger, elles découvrirent une population urbaine, relativement instruite, beaucoup d’hommes savaient lire et compter. À la veille de l’indépendance, 95 % des Algériens étaient analphabètes et privés de tout droit. C’était cela la mission civilisatrice ?

Cette oppression donna naissance à un mouvement nationaliste qui tenta de desserrer l’étau colonial. En vain. En 1936, le gouvernement de Front populaire réprima les manifestations d’Algériens qui osaient demander le droit de vote. Le 8 mai 1945, dans le Constantinois, la répression fut plus féroce et systématique encore contre ceux qui avaient osé réclamer l’indépendance en défilant avec un drapeau algérien. Des dizaines de milliers d’Algériens furent exécutés, bombardés, au moment où en Europe on célébrait la paix.

Le 1er novembre 1954, le Front de libération nationale, le FLN, lançait la guerre de libération du pays, encouragé par la défaite de l’armée française en Indochine. Après cette défaite, il n’était pas question pour l’état-major français d’accepter une Algérie indépendante. L’usage du napalm, la généralisation de la torture, le déplacement et le regroupement des populations dans des camps firent de cette guerre une période d’une violence inouïe. Sur une population algérienne estimée à 8 millions, on comptabilisa près de 500 000 morts. Le nombre de victimes fut donc, en proportion, supérieur à celui de la Première Guerre mondiale en France. Les attentats aveugles menés par l’OAS dans les derniers mois de la guerre furent particulièrement meurtriers et poussèrent un million d’Européens qui étaient installés en Algérie depuis des générations à fuir le pays.

Le 5 juillet 1962, après sept ans et six mois de guerre et au prix de lourds sacrifices, le peuple algérien accédait à l’indépendance. Des foules en liesse envahirent les rues d’Alger et de toutes les villes du pays. Dans un pays exsangue et meurtri, les espoirs de tout un peuple étaient immenses.

Eh bien il y a trois mois, le vendredi 5 juillet 2019, des millions d’Algériens célébraient le 57e anniversaire de l’indépendance du pays en manifestant pour réclamer une « seconde indépendance ».

57 ans plus tard, c’est donc la désillusion et la révolte contre le système politique mis en place à l’issue de cette guerre de libération. Des millions d’Algériens réclament le départ d’un système et la fin de la corruption. Ils reprochent aux dignitaires du FLN d’avoir trahi les espoirs qui étaient ceux du peuple au lendemain de l’indépendance.

Djamila Bouhired, arrêtée à 21 ans, torturée par l’armée française et devenue l’un des symboles de la guerre de libération, a rejoint les rangs des manifestants dès le 1er mars. Comme nombre d’entre eux, elle conteste avec vigueur la légitimité historique du clan qui s’est imposé au pouvoir en 1962 et ne l’a pas lâché depuis.

Des manifestants brandissent les portraits de celles et ceux qu’ils estiment être les vrais héros de la guerre de libération nationale. Les débats sont vifs. Pourquoi en est-on arrivé là ? Pourquoi le peuple a-t-il été dépossédé de tous ses droits ? Pourquoi est-on un peuple pauvre dans un pays qui possède des richesses ? Certains arborent des pancartes avec le portrait de Mohamed Boudiaf, un des fondateurs du FLN, écarté du pouvoir par ses rivaux dès 1962. D’autres arborent celui de Larbi Ben M’Hidi, autre fondateur du FLN, assassiné par l’armée française, ou celui de Ben Badis, chef du mouvement se réclamant des oulémas, les docteurs de la foi musulmane. Mais si ces dirigeants avaient pu accéder au pouvoir, le nouvel État aurait-il eu un autre visage ?

Le FLN

Les dirigeants historiques du FLN algérien, qui avaient eu le courage à la Toussaint 1954 d’engager la guerre contre la domination coloniale, prétendaient répondre aux aspirations de tout un peuple à vivre libre et à sortir de la misère. Mais, malgré leur discours socialisant, ils ne visaient pas à l’émancipation sociale des classes opprimées. Leur ambition était de construire un État national sans sortir du cadre bourgeois. S’ils se sont appuyés sur les masses populaires, ils ont tout fait pour empêcher qu’elles contrôlent leur lutte et discutent de ses objectifs.

Parés de la légitimité de ceux qui avaient engagé le combat en premier, les dirigeants du FLN ont imposé le rassemblement en son sein de tous les courants du nationalisme algérien. Tous ceux qui n’acceptaient pas de se rallier étaient qualifiés de traîtres, bons à abattre.

C’est ainsi que l’organisation rivale du FLN, le MNA de Messali Hadj, la figure historique du nationalisme algérien dès les années 1930, a été liquidée par l’assassinat de ses militants en Algérie mais aussi en France, où son influence était prépondérante parmi les centaines de milliers de travailleurs algériens. Pour autant, les méthodes du MNA n’avaient rien à envier à celles du FLN. Le Parti communiste algérien, qui avait renoncé depuis longtemps à défendre une politique indépendante pour les travailleurs, qu’ils soient algériens ou d’origine européenne, fit le choix de se dissoudre au sein du FLN.

Entre les exactions de l’armée française et la politique du FLN, la population devait choisir, sous peine de répression de la part de ceux qui se présentaient comme les libérateurs. Mais au fur et à mesure de la guerre et de ses conséquences désastreuses pour la population, celle-ci s’est sentie de plus en plus du côté du FLN, dont les dirigeants gagnèrent en popularité.

De crainte de se couper de leur base, des courants modérés le rejoignirent. Ce fut le cas par exemple en 1955 du mouvement religieux inspiré par les oulémas.

Les formes d’action choisies, comme les attentats urbains ou la guérilla dans les campagnes, impliquaient une obéissance aveugle qui excluait toute forme de démocratie. Les gêneurs ou les contestataires furent liquidés.

Le système mis en place à l’indépendance

En 1962, lors de l’indépendance, une lutte s’engagea pour la prise du pouvoir laissé vacant par l’administration coloniale. Cette lutte opposait d’un côté le GPRA, gouvernement provisoire de la république algérienne, soutenu par les maquis de l’intérieur, et de l’autre l’armée des frontières, basée au Maroc, et qui n’avait pas participé aux combats menés par les maquis de l’intérieur.

Avant même l’indépendance, le chef de l’armée des frontières, Boumédiène, avait tenté de s’imposer à la tête de l’ALN, l’Armée de libération nationale dont il dépendait officiellement. Il envoya un jeune capitaine, un certain Abdelaziz Bouteflika, démarcher les chefs historiques emprisonnés en France pour obtenir leur ralliement. Seul Ahmed Ben Bella accepta d’apporter sa légitimité à Boumédiène.

Au lendemain de l’indépendance, l’affrontement politique entre les deux clans tourna à l’affrontement militaire sanglant. Écœurée de ces combats fratricides, la population manifesta au cri de « Sept ans ça suffit ! »

L’armée des frontières l’emporta sur les maquis de l’intérieur. Après un simulacre électoral, l’ALN, désormais aux mains de Boumédiène, fit de Ben Bella le premier président de la nouvelle République algérienne.

L’armée devenait la colonne vertébrale du système. Pour s’imposer, son chef Boumédiène jouait des rivalités entre les clans. Parmi les hommes qui l’entouraient à l’époque, on trouve des hommes qui continuent à faire l’actualité.

Parmi eux, Khaled Nezzar fut à l’origine du coup d’État de 1992 et a eu, nous le verrons, une responsabilité écrasante dans le chaos de la décennie noire. Médiène, dit Toufik, a été patron de la Sécurité militaire sous cinq présidents, de 1990 à 2015, et Gaïd Salah est l’actuel chef de l’armée.

Si jusqu’à nos jours tous ces clans ont rivalisé pour s’attribuer les postes donnant accès aux richesses du pays, ils se sont toujours bien entendus pour opprimer le peuple.

En effet, dès 1962, le nouveau régime qui se donnait pour nom République algérienne démocratique et populaire étouffa toute expression démocratique, en particulier celle qui émanait des travailleurs et des classes populaires.

Ben Bella mit au pas le FLN et écarta deux de ses chefs historiques et rivaux potentiels : Boudiaf et Aït Ahmed. Le premier créa dans l’émigration le PRS (Parti de la révolution socialiste). Quant à Aït Ahmed, il fonda le FFS (Front des forces socialistes). Si leur statut d’opposants leur vaut aujourd’hui, a posteriori, une certaine popularité, ils n’étaient guère différents de Ben Bella. Aucun d’eux par exemple n’a rechigné à éliminer physiquement le MNA.

Ben Bella liquida la fédération de France, plus indépendante, et mit également au pas l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens), le syndicat lié au FLN. En effet ce syndicat avait été rejoint par des militants du Parti communiste porteurs d’une certaine conscience de classe, et ces derniers pouvaient devenir le pôle d’une contestation ouvrière.

Ben Bella, qui avait supprimé tout ce qui aurait pu devenir un pôle d’opposition, fut éliminé à son tour par Boumédiène en 1965. Après ce coup d’État, Boumédiène allait rester à la tête du pays pendant quatorze ans.

L’ère Boumédiène

Malgré ces méthodes politiques expéditives, après 132 ans de colonisation, le nouvel État algérien créé en 1962 symbolisait la fierté d’avoir vaincu la puissance française et d’avoir mis fin à l’humiliation coloniale. Aujourd’hui encore, en Algérie, parmi les travailleurs les plus anciens, il existe une certaine nostalgie de la période Boumédiène.

C’est l’époque où Boumédiène décida, le 24 février 1971, la nationalisation du gaz et du pétrole, ainsi que la prise de contrôle de 51 % des actifs des compa­gnies pétrolières françaises.

Il créa également la Sonatrach, la société nationale chargée de l’exploitation du pétrole et du gaz. C’était une revanche après les concessions imposées par l’impérialisme français lors des accords d’Evian, par lesquels celui-ci avait imposé de conserver la haute main sur l’exploitation des ressources pétrolières et minières du Sahara.

C’est l’époque où, forts des ressources en hydrocarbures, les chefs du FLN prétendaient développer le pays grâce à des accords de coopération avec l’Union soviétique ou la Yougoslavie de Tito.

C’est aussi l’époque où l’État se lançait dans l’industrialisation du pays. L’économie de l’Algérie, qui avait été déformée par plus d’un siècle de dépendance coloniale, ne pouvait guère compter sur l’action d’une bourgeoisie nationale rachitique. Aussi, pour financer et construire les nouvelles installations, l’État emprunta des capitaux auprès des banques françaises ou des grands groupes industriels comme Alsthom.

D’énormes complexes industriels, sidérurgiques, pétrochimiques, surgirent de terre, avec des entreprises de 10 000 à 20 000 salariés. Comme le complexe sidérurgique d’El Hadjar à Annaba, ou la SNVI (Société nationale de véhicules industriels), autour d’une ancienne usine Berliet basée à Rouïba à l’est d’Alger.

Cela eut pour conséquence de faire surgir une classe ouvrière jeune et concentrée.

Dans un monde dominé par un impérialisme hostile à ce que des pays pauvres échappent à sa domination, Boumédiène cultivait le nationalisme et s’appuyait sur les sentiments populaires.

Encadrés par l’UGTA, sans qu’aucun parti ne leur offre une perspective politique opposée à celle du FLN et des nationalistes, les travailleurs consentirent à des efforts immenses. Après l’oppression coloniale, ils aspiraient à sortir leur pays de l’état de sous-développement dans lequel l’avait laissé la France. Dans l’ensemble, ils adhéraient au nationalisme économique du pouvoir. Ils considéraient ces entreprises nationales comme les leurs, et beaucoup en étaient fiers.

Loin de rompre les liens de dépendance avec la France, ces projets enrichirent les grands groupes français, les banques, comme le Crédit lyonnais ou la BNP, mais aussi Bouygues, Creusot-Loire ou Air-Liquide. La France était le premier fournisseur de l’Algérie, place qu’elle a conservée jusqu’en 2015.

Ces chantiers absorbaient près de 40 % des ressources du pays, et c’est la population qui fit les frais d’une austérité sans fin. La vie restait très difficile, la pauvreté ne disparaissait pas, surtout dans les campagnes. Dans l’impossibilité de nourrir leur famille, de nombreux paysans s’installèrent dans les bidonvilles des grandes villes algériennes, tandis que d’autres émigrèrent. Mais tous pouvaient enfin envoyer leurs enfants à l’école et espéraient pour eux un meilleur avenir. C’était une grande source d’espoir et de fierté, mais qui ne pouvait faire oublier le quotidien.

Pour asseoir son pouvoir et faire oublier les difficultés sociales, le régime exploita la fibre anti-impérialiste du peuple algérien.

Il offrit asile et assistance aux opposants et exilés du monde entier en butte à l’oppression coloniale et impérialiste. Des militants sud-africains de l’ANC aux Panthères noires, en passant par les Palestiniens de l’OLP, beaucoup trouvèrent refuge à Alger, surnommée alors la Mecque des révolutionnaires. Si cette aide était la bienvenue pour les militants qui en bénéficiaient, elle visait avant tout, dans un contexte de guerre froide, à renforcer la position diplomatique de l’État algérien sur la scène internationale.

Ce régime qui se voulait moderne et progressiste était en réalité profondément conservateur et antidémocratique. Ni les droits démocratiques, ni l’émancipation sociale, ni l’émancipation des femmes n’étaient à l’ordre du jour.

Les droits démocratiques étaient bafoués. Le droit de grève n’était pas reconnu, pas plus que la liberté de presse ou d’association. Le sort réservé aux opposants était l’exil, la clandestinité ou la prison. Même le Parti communiste, qui avait pourtant fait allégeance au FLN durant la guerre de libération, demeura interdit. Cela ne l’empêcha pas de soutenir le régime

Avec comme devise « l’islam ma religion, l’arabe ma langue, l’Algérie ma patrie », le pouvoir forgeait et imposait une identité algérienne unique, restrictive et rétrograde, loin de l’histoire et de la réalité du pays.

En décrétant l’islam religion d’État, Ben Bella répondait aux exigences des oulémas. Il offrait une place de choix aux forces réactionnaires qui préparaient le terrain à des forces plus réactionnaires encore.

Les femmes furent les premières à en faire les frais. Durant la guerre d’indépendance, onze mille d’entre elles avaient rejoint les rangs du FLN en tant que combattantes. Elles furent beaucoup plus nombreuses encore, même si cela n’a jamais été comptabilisé, à permettre aux maquisards de survivre par leur soutien logistique, les soins qu’elles apportaient ou les informations qu’elles transmettaient. Mais, à l’indépendance, elles furent reléguées dans leur cuisine.

Affirmer « l’arabe est ma langue », c’était nier la complexité du pays, nier les langues populaires et marginaliser sa composante berbérophone. La fraction instruite et alphabétisée du pays, qu’elle soit berbérophone ou arabophone, l’était en grande partie en français. Quant à la composante arabophone, elle s’exprimait dans un arabe populaire, l’algérien. Sous prétexte d’arabiser l’éducation, et faute d’enseignants arabophones, les dirigeants algériens en firent venir d’Égypte et de Syrie, formés dans les écoles coraniques, et souvent liés aux Frères musulmans. Ils enseignaient un arabe classique, différent de la langue parlée par les Algériens. Cette politique a contribué, dès les années 1970, à renforcer le poids des islamistes dans toute la société. Le pouvoir les tolérait et les utilisait pour contrebalancer les idées de gauche influentes dans les universités. Peu à peu, les islamistes utilisèrent le réseau des mosquées pour étendre leur influence.

Après la mort de Boumédiène, le nationalisme et la politique industrielle du régime avaient montré leurs limites, le pays n’était pas sorti du sous-développement. Par le biais de son endettement et des échanges commerciaux, il était toujours soumis au pillage de ses ressources par les pays impérialistes. Alors qu’une fraction importante des richesses pétrolières et gazières finissait dans les poches des grands groupes capitalistes, surtout français, une part non négligeable atterrissait dans celles de nouveaux riches et de dignitaires du régime. La déception grandissait au sein de la population.

Crise de succession, Chadli arrive au pouvoir

La succession de Boumédiène provoqua une crise au sommet du pouvoir. Aucun homme n’arrivant à faire le consensus, il fallut soixante-dix-sept jours pour que l’état-major choisisse Chadli Benjedid, en tant qu’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. Il présida aux destinées du pays pendant plus d’une décennie. Celle-ci s’ouvrit avec le printemps berbère de 1980.

En 1980, l’interdiction d’une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle déclencha un mouvement de révolte qui dura plus d’une année. La seule réponse du pouvoir aux revendications identitaires et culturelles fut la répression. Celle-ci fit 130 morts et entraîna l’arrestation massive des militants qui défendaient la culture berbère.

Par contre, le régime favorisa les islamistes, qui se montrèrent plus offensifs avec l’arrivée au pouvoir des ayatollahs en Iran. Les mosquées qui poussaient comme des champignons, construites par l’État ou des notables, se firent l’écho de leur propagande. Sous leur pression, en 1984, un nouveau Code de la famille fut institué : les femmes étaient condamnées à être des mineures à vie, dépendantes de la signature de leur père ou mari pour de nombreux actes administratifs. Ce code est toujours en vigueur.

En 1985, les cours du pétrole chutèrent brutalement et durablement. Comme plus de 95 % des devises provenaient des exportations d’hydrocarbures, le pays se retrouva au bord de l’asphyxie, privé de 40 % de ses recettes. Les banques n’en exigèrent pas moins le remboursement de la dette. En 1988, les trois quarts des exportations étaient consacrées exclusivement au remboursement des intérêts.

Pour rembourser ses créances, l’État algérien au bord de la faillite imposa des sacrifices à la population. Il réduisit de façon drastique les importations d’aliments, de médicaments ou de pièces détachées pour l’industrie. La pénurie de produits de première nécessité se généralisa. Les prix flambèrent mais les salaires étaient gelés. L’État réduisit les moyens attribués aux services publics, et supprima les aides aux classes pauvres. Le chômage s’aggravait. Mais les classes populaires n’acceptaient plus les sacrifices qu’on leur imposait.

De la révolte de 1988 à l’ouverture politique

En 1988, ce fut l’explosion. Tout partit d’une grève pour les salaires des 9 000 ouvriers de la SNVI, qui s’étendit aux autres entreprises de l’immense zone industrielle de Rouïba près d’Alger. La police réprima les grévistes. Les lycéens de la ville voisine, où vivaient de nombreux travailleurs, appelèrent à la grève et protestèrent contre cette répression. Le 5 octobre, au centre d’Alger, la jeunesse lycéenne fut rejointe par les chômeurs et tous ceux que le régime excédait.

Ce fut le début d’une révolte qui se généralisa aux grandes villes du pays et qui dura près d’une semaine. Les symboles du pouvoir furent pris d’assaut : commissariats, sièges du FLN. La colère visait aussi les privilégiés du régime vivant dans le luxe et les affairistes enrichis par la spéculation. L’état de siège fut déclaré et l’armée déploya ses blindés. La répression aurait fait alors entre 500 et 1 000 morts. Dans les jours qui suivirent, le pouvoir procéda à des arrestations massives tandis que la police recourait à la torture.

Après vingt-six ans de pouvoir sans partage, les dirigeants du FLN apparaissaient complètement discrédités. Pour la nouvelle génération de travailleurs qui n’avaient pas connu la période de la guerre d’indépendance, les cadres du FLN formaient une caste de privilégiés qu’ils vomissaient.

Face à l’indignation provoquée par la répression sanglante d’octobre 1988, le président Chadli Benjedid finit par faire le choix de libéraliser la vie politique.

Il annonça une nouvelle Constitution reconnaissant la séparation de l’armée et du FLN, la liberté d’expression, le multipartisme, ainsi que le droit de grève dans le secteur public. Il s’agissait d’un recul du pouvoir sans précédent, inimaginable sans la mobilisation populaire. La nouvelle Constitution fut massivement approuvée par référendum en février 1989. C’en était fini du régime du parti unique en vigueur depuis 1962. Un vent de liberté soufflait sur le pays. Les journaux se multiplièrent et des partis politiques interdits furent légalisés. Parmi eux on peut citer :

- le Front des forces socialistes (FFS), jusque-là interdit, d’Aït Ahmed, qui était implanté en Kabylie et à Alger.

- le Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA) de Ben Bella, emprisonné par Boumédiène durant quatorze ans, qui s’est ensuite exilé en Suisse d’où il revint en 1990.

- le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), héritier du Parti communiste algérien et soutien permanent du régime dans l’ombre duquel il s’est maintenu.

À ces partis anciens s’ajoutèrent de nouvelles organisations comme :

- le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Sadi, implanté en Kabylie et qui revendiquait l’héritage du mouvement culturel berbère de 1980. Il prônait la laïcité, la séparation de l’Église et de l’État.

- le Parti des travailleurs (PT) de Louisa Hanoune, lié au courant trotskyste dit lambertiste, courant dont sont issus en France le POI et le POID.

- le Parti socialiste des travailleurs (PST), qui se revendiquait aussi du trotskysme, lié à l’époque à la LCR et au Secrétariat unifié de la IVe Internationale et aujourd’hui au NPA.

- enfin, un parti en plein essor, le Front islamique du salut (FIS), dirigé par Abassi Madani et Ali Belhadj, qui voulait présenter l’islam comme la solution aux problèmes politiques et sociaux.

Au total, plus de 50 partis virent le jour.

La montée des islamistes

Face à un État défaillant, les mosquées organisaient de plus en plus la vie sociale, prenant le relais des pouvoirs publics, au travers d’associations caritatives, de l’aide aux devoirs jusqu’aux secours aux victimes des tremblements de terre. Les islamistes pesaient dans la vie sociale et politique. Ils se voulaient les champions de la lutte contre l’alcool, contre la « dissolution des mœurs », contre l’influence de la culture occidentale et l’athéisme. Ils fustigeaient le communisme, assimilé à l’économie étatisée mise en place sous Boumédiène et accusée de tous les maux.

La petite bourgeoisie paupérisée et une partie de la bourgeoisie qui aspirait à plus de libéralisme apportaient leur soutien à un parti capable, selon elles, de faire régner l’ordre propice à leurs affaires. Le FIS recruta ses troupes parmi les jeunes, diplômés ou non, des jeunes amers contre le régime qui les avait marginalisés et ne leur assurait aucun avenir.

Le FIS apparut comme un parti intègre, en contact avec les couches populaires, soucieux de leurs difficultés, mais aussi comme un parti radical, prêt à en découdre avec un pouvoir qui venait de réprimer la jeunesse. Il devint en quelques mois un parti de masse, candidat au pouvoir, et donc un concurrent sérieux et menaçant pour le FLN.

Il remporta son premier grand succès électoral lors des élections municipales de juin 1990. Dans certaines villes, il recueillit de 40 à 70 % des suffrages. Il gagna 850 municipalités, dont Alger, Oran, Constantine et la quasi-totalité des grandes villes.

Cependant, l’influence du FIS était moindre dans la classe ouvrière des grandes entreprises. Dans ces années 1990-1991, il échoua dans sa tentative d’y implanter le Syndicat islamiste du travail. Ce syndicat s’opposait aux grèves, à la lutte de classe, et prônait la collaboration avec les patrons. Les travailleurs en firent l’expérience lorsque les nouveaux élus du FIS brisèrent la grève des éboueurs à Alger.

Aucune force politique ne chercha à offrir une perspective aux travailleurs et aux plus pauvres. Parmi les partis qui se réclamaient de la classe ouvrière, que ce soit le PST, le PT ou le PAGS, qui avait lui une certaine implantation dans les grandes entreprises, aucun n’avait les cadres, l’influence et le crédit nécessaires, voire la politique leur permettant de représenter les aspirations sociales qui avaient surgi dans le mouvement de 1988.

La victoire du FIS divisa les partis dits démocratiques. Le FFS et le PT étaient pour la poursuite du processus électoral, alors que le RCD et le PAGS se rangèrent du côté des militaires contre le FIS. Le drame est que ni les uns ni les autres ne réussirent à contester au FIS et aux islamistes leur influence auprès de la population pauvre et des travailleurs. Dans ce contexte, le régime tenta d’exploiter l’inquiétude suscitée par la montée du FIS pour faire oublier les années de dictature, en prétendant être le seul à pouvoir contrecarrer les islamistes.

Le coup d’État militaire de 1992 - La décennie noire

Les manifestations des islamistes qui suivirent leur victoire aux municipales de 1990 furent réprimées, l’état de siège fut proclamé pour quatre mois. C’était le retour de l’armée sur la scène politique après les émeutes de 1988. Les élections législatives furent reportées au 26 décembre 1991. Ce fut un raz de marée islamiste. Dès le premier tour, le FIS était certain de disposer de la majorité absolue. Mais il n’y eut jamais de second tour !

Si Chadli Benjedid et le FLN étaient prêts à composer un gouvernement de coalition avec le FIS, l’armée ne l’accepta pas. La conquête des municipalités des grandes villes par le FIS lui donnait déjà accès à d’énormes ressources financières et matérielles. Cela en faisait un sérieux appareil concurrent. Dès lors, il n’était pas question pour l’état-major de l’armée de le laisser accéder au pouvoir. Chadli fut contraint à la démission. Le FIS fut interdit et ses dirigeants arrêtés.

Le chef de l’armée Nezzar habilla ce coup d’Etat militaire d’une façade civile appelée Haut comité d’État, qu’il tenta de légitimer en faisant appel à un chef historique du FLN, opposant de la première heure : Mohamed Boudiaf, en exil au Maroc. Six mois après son retour, Boudiaf était assassiné. La façade civile du pouvoir s’effondrait. Le processus de démocratisation commencé­ trois ans plus tôt virait au cauchemar pour les classes populaires. Le FIS ne mena pas seulement la lutte sur le terrain politique. Il s’engagea dans un combat militaire, créant l’Armée islamique du salut et des maquis dans plusieurs régions du pays. Avec la fin de la fin de la guerre en Afghanistan, cette armée bénéficia du retour de milliers d’Algériens qui y étaient partis combattre l’intervention militaire russe. Ces ancêtres des djihadistes actuels, rompus aux combats, servirent ainsi de cadres aux groupes islamiques armés.

C’était le début d’une sale guerre : la population fut prise en étau entre la pression réactionnaire des intégristes et celle des militaires.

Au nom de l’éradication des islamistes, les militaires eurent le soutien d’une partie des démocrates du RCD et du PAGS, qui apportèrent ainsi leur caution à une armée qui commettait les pires exactions.

Les méthodes terroristes des islamistes, leurs intimidations, le racket, les viols et les massacres de civils leur firent perdre une partie du crédit qu’ils avaient su gagner.

Mais, pour les méthodes, l’armée ne fut pas en reste. Avec le soutien total de la France, qui ne souhaitait pas avoir un régime à l’iranienne à une heure d’avion de Marseille, l’armée algérienne rééditait les méthodes utilisées par l’armée française pendant la guerre d’indépendance : infiltration des GIA (les groupes islamiques armés), création de faux maquis. Inquiet de l’influence des islamistes dans les rangs de l’armée et des forces de police, l’état-major procéda à des purges et organisa des assassinats de policiers et de soldats, pour motiver ses propres troupes aux sales tâches qui les attendaient.

Dans son livre intitulé La sale guerre, le jeune officier Habib Souaïdia, membre des troupes spéciales chargées de mener la répression, raconte comment­ « l’essentiel de la répression n’était pas dirigé contre les groupes armés mais contre les civils (…) et des milliers de jeunes, qui étaient des militants ou des sympathisants du FIS, mais qui n’étaient pas dans la lutte armée, ont été arrêtés, torturés et envoyés dans des camps au sud du Sahara ». Il poursuit « Sous couvert de lutte contre les terroristes, des officiers rançonnaient eux-mêmes directement les commerçants et la population. » Ce témoignage se termine toutefois par un espoir : « Un jour, dit-il, ce pouvoir corrompu devra faire face à la colère de la population. »

Durant cette décennie noire, l’armée réoccupa le devant de la scène. L’état-major était divisé entre ceux qui étaient partisans d’une réconciliation avec les islamistes et ceux qui prônait leur éradication. En 1993, il finit par mettre en avant le général Zéroual.

En 1995, Zeroual adopta une loi de la « clémence » qui amnistia 5 000 membres de groupes armés repentis. Les islamistes dits modérés purent créer le MSP, le Mouvement de la société pour la paix, parti proche des Frères musulmans.

Cela ne mit pas un terme à la guerre et aux massacres, à l’image de celui perpétré dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, à Bentalha, dans la banlieue d’Alger, où 400 personnes furent froidement exécutées, sans qu’on sache si c’était par l’armée ou par les groupes islamiques. Entre 100 000 et 200 000 personnes auraient péri durant cette sale guerre.

Le terrorisme au service de la guerre sociale

Durant cette décennie, le terrorisme, avec son état d’urgence et la restriction des libertés, a été utilisé par le pouvoir pour imposer une guerre sociale sans merci contre la classe ouvrière et la population.

Sous la pression du FMI, un plan d’ajustement structurel pour rembourser la dette plongea la population dans la pauvreté. Il s’est traduit par la dévaluation du dinar, un gel des salaires, et l’arrêt des subventions aux produits de première nécessité. En trois ans, le pouvoir d’achat s’est effondré de 80 %.

Une partie des terres des grands domaines nationaux furent privatisées ainsi que de nombreuses entreprises publiques. Plus de mille d’entre elles mirent la clé sous la porte. Au total 500 000 travailleurs perdirent leur emploi, gonflant un chômage qui atteignit presque 30 % de la population active.

Mais cette décennie n’a pas été noire pour tout le monde : les affaires n’ont jamais cessé pour la bourgeoisie algérienne, et plus encore pour les grands groupes étrangers. L’ouverture aux capitaux étrangers s’accélérait, et notamment la mainmise des compagnies internationales américaines et françaises sur le pétrole.

En octobre 1998, l’état-major conclut un accord avec l’Armée islamique du salut. Après dix ans de crise politique, les généraux, contestés non seulement par les islamistes mais aussi par toute une partie de la population, firent le choix de passer au second plan.

Une nouvelle fois, l’armée chercha un paravent civil derrière lequel s’abriter, un paravent doté d’une certaine légitimité historique et qui ne soit pas compromis par la gestion récente du pays. Ce fut Abdelaziz Bouteflika. Sous Boumédiène, il avait été à 25 ans le plus jeune ministre de l’Algérie indépendante, au ministère des Affaires étrangères. À la mort de ce dernier, il avait été accusé de détournement de fonds et écarté du pouvoir et était parti en Suisse et aux Émirats s’occuper de sa fortune.

L’armée s’éclipse au profit de Bouteflika

En 1999, candidat unique, Bouteflika emporta haut la main l’élection présidentielle. En effet, face à la fraude électorale qui s’annonçait, ses concurrents se retirèrent à la veille du scrutin. Au fil du temps, Bouteflika réussit cependant à affermir son pouvoir et devint le point d’équilibre de toutes les forces opposées.

Avec la Concorde civile en 1999, complétée par la Charte pour la paix et la réconciliation en 2005, 18 000 combattants de l’Armée islamique du salut furent amnistiés en échange de leur reddition. Ils purent quitter tranquillement les maquis. L’État les aida même à retourner à la vie civile en leur apportant un soutien matériel et financier. Les crimes étaient effacés, ceux de l’armée étaient amnistiés. La loi interdit de chercher les coupables des crimes. Ainsi, les victimes pouvaient voir leur bourreau circuler en toute impunité.

Cela sanctionnait la défaite politique du FIS dans la guerre civile, mais aussi une forme de compromis politique entre le régime militaire et les islamistes.

Après toutes ces années de terreur, la population approuva massivement la Charte lors d’un référendum qui renforça Bouteflika.

Au bout du compte, celui-ci apparaissait comme l’homme qui avait ramené la paix et mis un terme à la guerre civile. Il pouvait se prévaloir d’une double légitimité : celle de la guerre d’indépendance et celle de la victoire sur les groupes armés islamistes.

Au nom de la stabilité du pays, Bouteflika trouva le soutien de la plupart des partis qui, des démocrates du RCD aux islamistes du MSP, et au Parti des travailleurs, entrèrent dans son jeu politique.

Au tournant des années 2000, le pouvoir claironnait la fin de la tutelle du FMI et la fin du terrorisme. Mais la décennie noire et ses traumatismes ont marqué durablement les esprits de ceux qui l’ont vécue.

Si la dette du pays avait été absorbée, le coût social était gigantesque. 30 % des Algériens vivaient en dessous du seuil de pauvreté avec moins de deux dollars par jour. La colère longtemps contenue avec la guerre civile éclata en Kabylie en 2001.

2001, le printemps noir en Kabylie

En 2001, la Kabylie fut le théâtre d’une contestation d’ampleur dont les motifs n’étaient pas régionalistes. La mort d’un jeune lycéen, criblé de balles dans les locaux d’une gendarmerie, fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres. La jeunesse, qui n’avait rien connu d’autre que la terreur quotidienne et les privations, se révolta contre l’ordre établi.

Pendant près d’une année la Kabylie vécut au rythme des marches, des grèves et des sit-in. Les forces de gendarmerie réprimèrent ces actions, en particulier la grande marche du 14 juin 2001, où des centaines de milliers de personnes marchèrent sur Alger. Au total, la répression fit 128 morts. Face à un mouvement qui leur avait échappé, les tentatives du RCD et du FFS, qui avaient pourtant un ancrage local, de se placer en porte-parole des révoltés furent vaines. Le FFS accusait les jeunes d’être manipulés par le système ; quant au RCD, avec la présence de ministres au gouvernement, il était complè­te­ment discrédité. Le siège et les locaux de ces deux partis furent saccagés. Après bien des rebondissements et des trahisons, la révolte resta limitée à la seule Kabylie et se solda par un échec. Seule concession : le berbère fut reconnu langue nationale, et les brigades de gendarmerie qui avaient réprimé se retirèrent de la région.

L’Algérie et les printemps arabes

En 2011, l’Algérie est restée en dehors de la vague de contestation des printemps arabes.

Contrairement à ses voisins égyptien et tunisien, l’Algérie a été relativement épargnée par les retombées de la crise économique mondiale de 2008. Le pays vivait une embellie financière qui reposait en grande partie sur les cours élevés du pétrole et du gaz, dont il est le sixième exportateur mondial. Le baril de pétrole, qui valait autour de 25 dollars en 2000, atteignit un pic de 147 dollars en 2008. La rente pétrolière permit à l’État algérien de se constituer une réserve de change d’un montant équivalent à 180 milliards de dollars en 2011.

Cette rente pétrolière a donné au régime les moyens de faire face à la contestation populaire. Car, si le printemps arabe n’a pas débouché sur une contestation politique du régime algérien, il a cependant exacerbé la contestation sociale durant toute l’année 2011. Encouragées par la révolte dans les pays arabes, et conscientes que le régime disposait d’une manne pétrolière considérable, toutes les catégories de travailleurs entrèrent en lutte pour améliorer leurs conditions de vie. Dans toutes les régions, grèves, émeutes, manifestations et sit-in se succédaient pour défendre l’emploi, les salaires, le logement, l’accès à l’eau ou à l’électricité. Dans le secteur public, les travailleurs arrachèrent des augmentations de salaire conséquentes, de l’ordre de 10 à 50 %, rétroactives sur trois ans. Même les retraités virent leurs pensions revalorisées de 15 à 30 %.

À une jeunesse fortement touchée par le chômage, le gouvernement offrit des crédits bancaires. De nombreux jeunes purent ainsi s’acheter une voiture pour faire le taxi, ou un véhicule utilitaire pour se faire transporteurs-livreurs. D’autres se lancèrent dans le commerce. Des dizaines de milliers de jeunes diplômés trouvèrent un travail dans le cadre du pré-emploi. Ce dispositif permet aux entreprises de les embaucher pour une durée de cinq ans, en échange de mesures fiscales très avantageuses pour leur patron.

L’État continua sa politique de grands travaux. Les chantiers fleurirent un peu partout : chantiers de construction du tramway et du métro à Alger, chantier pour la construction d’une autoroute reliant l’Est à l’Ouest, construction de stations d’épuration, d’usines de dessalement d’eau de mer, de la plus grande mosquée d’Afrique... et surtout construction de logements.

Finalement, le régime algérien s’en sortait bien. Bouteflika, épargné par la vague de dégagisme, avait réussi à désamorcer la contestation sociale. Il cultivait un certain paternalisme et jouissait d’une certaine popularité. Il pouvait se vanter aussi d’avoir domestiqué les islamistes. Bouteflika les avait associés au pouvoir et leur permit d’accéder à la mangeoire en leur attribuant le contrôle de certaines filières d’importation. La petite bourgeoisie commerçante et terrienne, clientèle du courant islamiste, dont les affaires se portaient bien, se rallia au régime.

Pour tenter d’étouffer toute contestation, le spectre de la décennie noire et des guerres consécutives au printemps arabe, en Libye, en Syrie et au Yémen, était brandi par le pouvoir, tout comme la menace d’une intervention étrangère. « C’est nous ou le chaos ! » Ce chantage, le pouvoir en usa et abusa.

Une candidature qui déclenche la révolte

En février 2019, ce chantage n’a plus fonctionné auprès des jeunes de moins de 25 ans, qui représentent près de la moitié de la population. Oui, c’est la jeunesse qui a été aux avant-postes du mouvement populaire. En partie organisée autour des clubs de supporters, celle des quartiers populaires a été un des fers de lance de la contestation.

Depuis plus d’un an, les chants des supporters dénonçaient le mépris du pouvoir et l’absence d’avenir qui s’offre à elle. Comme le disait l’un d’eux : « On a voulu nous éloigner de la politique en nous enfermant dans les stades, et c’est là qu’on s’est politisés. »

La casa d’El Mouradia, chant des supporters de l’Union sportive de la Medina d’Alger, est devenu un des hymnes de la révolte. Il s’inspire de la série La Casa de Papel, El Mouradia étant le palais présidentiel. C’est le bouleversant cri de colère et de désespoir d’une jeunesse qui évoque la drogue, ses « vies perdues » et le dégoût que lui inspirent le système et les mandats de Bouteflika.

Il dit : « Le premier mandat, disons qu’il est passé, on nous a dupés avec la décennie noire… Au bout du deuxième, c’est devenu clair, l’histoire de la casa d’El Mouradia. Au troisième, le pays s’est amaigri, dévoré par les intérêts privés. Au quatrième, la poupée est morte, mais l’affaire suit son cours. » Et il se conclut par (c’était en 2018) « Le cinquième va suivre, entre eux l’affaire est conclue. »

Oui, l’affaire semblait conclue. Les tenants du régime aspiraient tous au statu quo. Bouteflika avait permis au pouvoir de surmonter bien des crises. Grâce aux réserves de change, la chute importante des prix du pétrole survenue en 2014 au début de son quatrième mandat n’avait pas provoqué une situation catastrophique comparable à celle du Venezuela. Bouteflika avait été un facteur de stabilité pendant vingt ans. Alors, faute de trouver un candidat qui fasse le consensus entre les différents clans au pouvoir, pourquoi ne pas le reconduire cinq années de plus ?

Mais voilà, cette candidature déclencha la colère. Aveuglés par leur mépris de classe et leur avidité, les dirigeants du pays ont ignoré les sentiments populaires, oubliant qu’une dignité piétinée peut-être un puissant facteur de révolte.

Ils ont été sourds à la colère qui s’exprimait dans les stades, et qui faisait écho à toutes les colères jusque-là étouffées.

Car, si cette révolte a surpris tout le monde, elle était pourtant prévisible, tant les colères multiples s’étaient accumulées.

La mal-vie : cette expression résume le quotidien des classes populaires, qui s’est dégradé avec la détérioration des services publics. Plus de 300 000 postes y ont été supprimés depuis 2016, alors que la population a augmenté d’un million d’habitants par an. Les écoles sont surchargées, les services de ramassage des ordures sont dépassés. Le système de santé est à l’abandon, les personnels de santé doivent travailler dans des conditions lamentables et pour des salaires de misère. La santé gratuite est un lointain souvenir de l’époque Boumédiène et, faute d’argent, nombreux sont ceux qui renoncent aux soins médicaux et dentaires. Ce n’est pas un problème pour les riches, qui peuvent se soigner à l’étranger.

Malgré des sentiments religieux très partagés, de nombreux Algériens ont été choqués que Bouteflika dépense trois milliards de dollars pour construire la troisième plus grande mosquée au monde, alors que la capitale n’est pas équipée en hôpitaux dignes de ce nom.

La jeunesse, de plus en plus formée et éduquée, est confrontée à la précarité, à un chômage de masse et à des salaires de misère. Le salaire minimum est de 18 000 dinars, soit 130 euros au cours officiel ; au cours réel cela représente 90 euros. Et encore, de nombreux travailleurs, en particulier des femmes, sont payés bien en dessous de cette somme.

À cette mal-vie s’ajoute l’absence de liberté sur le plan des mœurs, dans une société où le poids de la religion fait régner toutes sortes d’interdits, qui pèsent en particulier sur les femmes.

Le pouvoir y est pour beaucoup, lui qui a imposé des cours de religion dès l’école primaire et qui n’a pas abrogé le Code de la famille. Les relations hors mariage entre hommes et femmes non mariés sont illicites. L’avortement est interdit et bien des médecins exigent des femmes un livret de famille pour leur délivrer un moyen contraceptif. À l’hôtel, un couple doit présenter un livret de famille sous peine d’être refoulé. Là aussi, la jeunesse dorée des beaux quartiers a les moyens, avec son argent et ses relations, de contourner tous ces interdits.

Les multiples marques de mépris ont aussi alimenté la colère. Celles du Premier ministre Ouyahia sont significatives : il n’avait pas hésité à qualifier de « traîtres à la nation », les harragas, ces jeunes qui traversent la Méditerranée dans des embarcations de fortune. Des centaines d’entre eux se sont noyés, et ceux qui ont été repêchés par les autorités ont été condamnés à des peines de prison.

Pour imposer son plan d’austérité, il a dit, avec toute l’arrogance dont il était capable : « Affame ton chien, il te suivra ! » Et enfin, face aux protestations qui s’exprimèrent suite à l’augmentation des produits laitiers, il a déclaré : « Le peuple peut bien se passer de yaourt. »

Mais, en juin dernier, des Algériens lui ont rendu la monnaie de sa pièce : ils étaient un certain nombre à lui réserver un comité d’accueil à la prison où il était incarcéré, pour lui lancer des pots de yaourt !

L’épidémie de choléra qui a sévi dans plusieurs villes en 2018, vingt-deux ans après les derniers cas recensés, a été un choc. Un habitant témoigne : « Après l’annonce de l’épidémie, nous nous sommes sentis humiliés. » Le gouvernement est resté quinze jours à minimiser l’étendue de la contagion, sans annoncer aucune mesure. En visite à l’hôpital de Blida où étaient soignés des malades, le préfet, manifestement ignorant de la manière dont se transmet la maladie, n’est pas rentré dans le bâtiment : il est resté à l’extérieur, loin derrière la grille, pour parler à une patiente. Il a même a ordonné aux soignants de ne surtout pas ouvrir les portes, de peur d’être contaminé ! La vidéo de cette scène a été partagée de façon virale sur les réseaux sociaux. Suite aux protestations qu’elle a suscitées, le préfet a été limogé.

Un système au service des classes dominantes

Si les travailleurs et les classes populaires payent durement la crise, la bourgeoisie, elle, a continué à prospérer. L’Algérie de Bouteflika, avec sa rente pétrolière de 1 000 milliards de dollars en quinze ans, a été un coffre-fort à ciel ouvert où les privilégiés se sont allègrement servis, concédant quelques miettes aux classes populaires. L’État a été la vache à lait du patronat algérien et des multinationales.

Au premier rang de ces multinationales, on trouve les compagnies pétrolières, comme Total ou Shell, qui ont aujourd’hui des vues sur les immenses gisements de gaz de schiste. Des forages ont recommencé, malgré leur arrêt en 2017 suite à la mobilisation des habitants des oasis, des éleveurs et des exploitants des palmeraies, qui craignent la pollution d’une des plus grandes nappes souterraines au monde.

C’est le carburant bon marché qui a fait de l’Algérie un des principaux marchés automobiles du continent. Tous les grands groupes comme Nissan, Renault, Hyundai, ont pu s’y implanter à condition de faire du montage sur place. Au nom de la création d’emplois industriels, toutes sortes d’avantages leur ont été attribuées. Les grands groupes en ont profité, ainsi que leurs relais locaux. Ainsi Rachid Tahkout est devenu grâce à ses relations avec Bouteflika l’intermédiaire incontournable de Hyundai en Algérie.

Tahkout faisait venir des voitures complètement montées et, en fait de montage sur place, il ne restait plus que les roues à monter. Il se moquait du montage automobile et des emplois industriels, seul comptait le montant des commissions qui allaient dans sa poche.

Avec une rente pétrolière qui battait des records, les importations ont explosé. Mais il est impossible d’avoir accès aux circuits d’importation sans arroser des hommes haut placés.

Pour financer les pots-de-vin et s‘assurer des marges conséquentes, les intermédiaires pratiquent une surfacturation de l’ordre de 10 à 20 % du coût des marchandises. On estime que, chaque année, plus de deux milliards de dollars de commissions quittent le pays pour aller dans des comptes en Suisse. Cela correspond à la construction de quatre grands hôpitaux modernes.

Des fortunes colossales se sont édifiées dans l’import-export, ou plutôt dans l’import-import, comme le disent avec humour les Algériens, car si les containers arrivent pleins, ils repartent souvent vides.

Ali Haddad, l’ex-patron des patrons, classé dans le top 5 des personnalités les plus riches d’Algérie, a fait fortune grâce aux liens personnels qu’il entretenait avec Bouteflika. Il a obtenu des marchés publics : la construction de routes et de lignes de chemin de fer, la distribution des véhicules Toyota et l’assemblage des camions Astra. Il possède plusieurs quotidiens, ainsi que les chaînes de TV.

Même le milliardaire Issad Rebrab, patron du groupe Cevital, autrefois professeur de comptabilité, ne serait pas devenu la première fortune d’Algérie sans les monopoles que ses amis au pouvoir lui ont attribués sur les importations de produits de grande consommation, le rond à béton, puis le sucre et l’huile. Grâce à cela, il a pu étendre ses activités dans d’autres secteurs et dans le monde entier.

Une bourgeoisie plus nombreuse et plus riche a émergé en Algérie, qui doit son enrichissement à sa position d’intermédiaire dans le commerce avec les puissances impérialistes et aux liens entretenus avec des ministres, des hauts fonctionnaires, des officiers de haut rang.

La corruption

Cet enrichissement rapide s’est accompagné de nombreux scandales de corruption qui ont éclaté à la faveur de règlements de comptes entre clans rivaux. Aussi un des slogans les plus repris des manifestants est « Vous avez pillé le pays, bande de voleurs ! »

Le scandale de la construction de l’autoroute Est-Ouest qui relie Oran à Constantine figure en bonne position. Ce projet, d’un montant initial de 4 milliards de dollars, a coûté au final 18 milliards. De multiples intermédiaires ont été arrosés, et l’islamiste Amar Ghoul, membre du MSP et ministre des Travaux publics de 2002 à 2013, est accusé d’avoir empoché un quart des pots-de-vin.

En tant qu’ancien ministre de l’Énergie et ex-président de la Sonatrach (la société nationale des hydrocarbures), Chakib Khelil avait son mot à dire sur toutes les transactions conclues avec les grandes compagnies internationales. Selon les Panama papers, il aurait détourné 1,5 milliard de dollars. Le mandat d’arrêt international émis contre lui en 2014 a été annulé pour vice de forme, le juge qui avait instruit l’affaire a été muté et le procureur général limogé. L’impunité dont bénéficiaient tous ces hommes n’a fait que rajouter l’écœurement à la révolte.

Mais le patronat n’en a jamais assez. Ses profits, il les réalise avant tout sur l’exploitation des travailleurs. Il prêche l’austérité et la fermeté face à des travailleurs qu’il traite de fainéants et de parasites et qu’il accuse de mettre l’économie en péril.

Il convoite l’argent que l’État consacre aux dépenses sociales, à la santé et aux retraites. Il voudrait que l’État revienne sur la gratuité en matière d’éducation, et que cessent les subventions aux produits de large consommation comme le pain, la farine, le lait, l’huile et le sucre, ou encore la construction et la distribution de logements sociaux. Les patrons ont baptisé avec haine « primes à l’émeute » toutes ces concessions faites sous la pression des classes populaires.

La loi de finances de 2018 s’est attaquée aux retraites des travailleurs. Une mobilisation des travailleurs du secteur public avait contraint le gouvernement à reporter son application. Dans celle de 2019 était annoncée une démolition du Code du travail, pourtant si peu respecté par les patrons. Le gouvernement attendait avril 2019 et la réélection de Bouteflika pour en révéler le contenu et passer à l’offensive.

C’est dans ce contexte qu’est intervenue l’annonce de la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat.

Mars-avril 2019 : un mouvement de masse

Cette annonce a fait l’unanimité contre elle. Dans des cortèges impressionnants réunissant des millions de personnes, elle a réussi à fédérer toutes les générations, toutes les catégories sociales, dans toutes les régions du pays. Le pacifisme des manifestations, l’ambiance fraternelle qui y régnait, les consignes d’appel au civisme des manifestants, relayés et respectés par tous, ont été pour beaucoup dans le succès des manifestations.

Les femmes occupent une place grandissante dans l’espace public, dont elles avaient été chassées durant la décennie noire. Si aujourd’hui seules 20 % d’entre elles ont un travail, les plus jeunes, qui aspirent à plus d’indépendance, ont massivement investi les universités, et elles ont été très nombreuses à contribuer au dynamisme des manifestations étudiantes du mardi. Mais les femmes les plus conscientes savent qu’elles doivent rester vigilantes face à un conservatisme qui n’a toujours pas disparu à leur égard.

Aussi, face à tous ceux qui veulent les faire taire, on ne que peut saluer leur courage et leur apporter tout notre soutien. Car, en Algérie comme ailleurs, il n’y aura pas d’émancipation sans émancipation de la femme !

Oui, toutes les colères enfouies jusque-là sont ressorties. Celles des personnes handicapées livrées à elles-mêmes, des défenseurs de l’outarde houbara, un grand oiseau protégé du Sahara, que les princes du Golfe venaient chasser l’hiver sous la protection de Bouteflika. C’est aussi la colère des architectes qui se retrouvent au chômage avec l’arrêt des grands chantiers, des chercheurs, des employés communaux, des pompiers, des étudiants, des enseignants, des retraités de l’armée maltraités par le pouvoir, des avocats, des huissiers, des agriculteurs et ouvriers agricoles, des familles des victimes de la guerre civile qui veulent que les bourreaux soient enfin jugés. Chaque jour, durant les mois de mars et avril, à Alger, la place de la Grande poste, lieu de rendez-vous de toutes ces colères, n’a pas désempli.

Dans les manifestations, tous les hommes du système étaient conspués, les plus détestés étant le frère du président, Saïd Bouteflika, et Ouyahia, alors Premier ministre. Celui-ci a bien tenté de dissuader les manifestants en brandissant la menace de la guerre civile : « On offre des roses aux policiers, c’est beau ! Mais vous savez, en Syrie aussi ça a commencé avec des roses. » Et les manifestants lui ont répondu : Pacifique ! Signifiant que la violence n’était pas de leur côté.

Haddad le patron des patrons, les partis au pouvoir, le FLN et le RND eux aussi ont été aussi conspués. Tous les leaders des partis dits d’opposition, des islamistes aux démocrates, ont été éjectés des manifestations. Ils se sont tous discrédités par leur soutien direct ou indirect à Bouteflika. Méfiants et distants du mouvement à son déclenchement, ils ont tenté de prendre le train en marche. Même Louisa Hanoune, la secrétaire du Parti des travailleurs, a été éjectée, elle a été huée et conspuée en raison de sa proximité avec le pouvoir.

De nombreuses pancartes et slogans visaient aussi Sidi Saïd, le dirigeant de l’UGTA, détesté des travailleurs pour le soutien total qu’il a apporté au régime. L’an dernier par exemple, lors d’une grève qui s’est généralisée dans l’éducation, suite à la décision de la ministre de radier 22 000 enseignants, il les avait accusés de vouloir déstabiliser le pays.

Les travailleurs dans la mobilisation

Malgré des syndicats corrompus, la mobilisation a touché les entreprises. Il n’est pas facile de savoir ce qui s’y est passé et ce qui s’y passe, car la presse en a très peu parlé. Les journalistes, eux-mêmes mobilisés contre la censure, étaient souvent plus prompts à couvrir les rassemblements d’avocats qu’à rendre compte des grèves d’ouvrières du textile ou d’ouvriers du pétrole. Ce qui est sûr c’est que les travailleurs ont participé massivement aux marches du vendredi. Comme ils ont contribué, en mars et avril, au succès des grèves générales répétées dans le secteur public suite aux appels lancés sur les réseaux sociaux.

À des degrés divers, enseignants, postiers, employés du gaz, travailleurs des ports, employés des diverses administrations ont répondu à un moment ou un autre à ces appels, et à ceux plus ponctuels de syndicats corporatistes. Certaines villes de province, comme Béjaïa ou Bouïra, ont été traversées par des cortèges massifs de travailleurs contre le cinquième mandat. Dans la grande zone industrielle de Rouïba à l’est d’Alger, les travailleurs de la SNVI ont réussi à faire débrayer de nombreuses autres entreprises de la zone, y compris du privé comme Pepsi, Coca-Cola, LU. De nombreux travailleurs ont exigé le départ de Sidi Saïd, le dirigeant de l’UGTA.

Tout en étant convaincus que la priorité était de « dégager » le système, bien des travailleurs, encouragés par le Hirak (le mouvement en arabe), ont été amenés à poser leurs revendications. Localement, des grèves ont éclaté pour des augmentations de salaire, contre des sanctions, pour la « permanisation » des emplois, c’est-à-dire l’embauche à temps indéterminé. Elles ont visé aussi des directions autoritaires dont ils subissent le mépris quotidien et que les travailleurs considèrent comme la base du système. Des grèves, des sit-in ont été organisés dans un certain nombre d’entreprises pour dégager des bureaucrates locaux et exiger le renouvellement des comités de participation (CP, équivalents de nos comités d’entreprise) ou des sections syndicales soumises au directeur.

Dans certains endroits, des grèves ont duré parfois plusieurs semaines, comme celle de Sonelgaz, ou celle des travailleurs de Tosyali à Oran, où les 4 000 travailleurs ont entre autres obtenu l’embauche des contractuels.

En octobre 2018, une grève des 5 000 travailleurs de GTP (Grands travaux pétroliers) des sites pétroliers de Hassi Messaoud et Hasssi R’mel avait été très vite interrompue et interdite par l’armée. Mais, dans le contexte du Hirak, leur grève pour des hausses de salaire et l’embauche des contractuels a duré près de trois mois. La décision de la direction de fermer les bases de vie, privant les grévistes d’accès à la cantine, a provoqué un élan de solidarité de la population locale qui les a pris en charge. La direction a dû rouvrir les bases de vie et céder à leurs revendications.

En tout cas, à partir du 10 mars, les appels à la grève générale et à la désobéissance civile lancés sur les réseaux sociaux ont été largement suivis. Les rideaux des commerçants sont restés baissés, les transporteurs ont suivi le mouvement. Les trains étaient à l’arrêt. Les rues de nombreuses localités et quartier populaires ont été sillonnées par des cortèges de lycéens et même de collégiens qui reprenaient les mêmes slogans que leurs parents. Dans toutes les universités, des assemblées générales massives d’étudiants appelaient à rejoindre le mouvement.

Le lendemain, le 11 mars, Bouteflika renonçait à un cinquième mandat et annonçait le report des élections. Les manifestants, toujours plus nombreux, refusaient en bloc ce prolongement du quatrième mandat. Ouyahia, le Premier ministre détesté, était remplacé par Bedoui. « Tu prolonges le mandat, on prolonge le combat ! » ont répondu les manifestants.

Le 26 mars, pour trouver une issue à la crise politique, Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, bras droit de Bouteflika pendant quinze ans, lui retira son soutien. Il proposait d’activer l’article 102 de la Constitution permettant la destitution du président en cas d’empêchement. C’était déclarer Bouteflika inapte... six ans après qu’un AVC l’a rendu incapable de parler. La manœuvre était dénoncée massivement par des millions d’Algériens dans les manifestations du 29 mars. Le 2 avril, Bouteflika présentait sa démission. C’était trop tard, elle apparaissait comme un manœuvre de plus afin de préserver le système. « Qu’ils partent tous ! » est devenu le slogan des manifestants.

Gaïd Salah, le chef de l’armée, annonça une élection présidentielle le 4 juillet, mais les manifestants continuaient de rejeter les trois hommes, appelés les « 3 B », chargés d’assurer le pouvoir et de préparer la transition politique.

Opération mains propres et règlement de comptes

Pour imposer cette élection présidentielle, Gaïd Salah, qui est devenu le nouvel homme fort du régime, s’est lancé dans une vaste opération mains propres. Tel un Bonaparte, il s’est posé en sauveur et protecteur du mouvement, il s’est servi du mouvement populaire pour régler ses comptes et justifier l’arrestation de ses rivaux. Il comptait ainsi asseoir sa position d’arbitre au sein de l’appareil d’État et réduire le mouvement en se ralliant l’opinion populaire.

Il a offert la tête de ceux que les manifestants conspuaient, généraux, ministres et grands patrons. Parmi eux, trois hommes autrefois tout-puissants : Saïd Bouteflika, frère du président, accusé d’avoir en coulisse dirigé le pays, et les deux ex-généraux Tartag et Médiène dit Toufik, ex-patrons du service du renseignement militaire (DRS). Ils viennent d’écoper de quinze ans de prison. Même peine pour Louisa Hanoune, la secrétaire générale du PT, à qui il est reproché d’avoir participé à une réunion avec Saïd Bouteflika et Mediène.

La prison d’El Harrach à l’est d’Alger est devenue une prison VIP qui accueille deux ex-Premiers ministres, Sellal et Ouyahia, des ex-ministres, des grands patrons, tels que Haddad le patron des patrons, Tahkout, le patron de Hyundai, le PDG du groupe SOVAC, les patrons du groupe Condor, et Rebrab, le patron de Cevital.

Vu l’impunité dont ils ont bénéficié pendant des années, l’arrestation de tous ces dirigeants a évidemment réjoui l’opinion populaire, et Gaïd Salah a dû marquer des points auprès de toute une fraction de la population, qui voyait là enfin des actes. Mais cela n’a pas été suffisant. Faute de candidats osant se présenter, Gaïd Salah a dû renoncer à l’élection présidentielle prévue le 4 juillet.

Fin juin, à l’approche des vacances, alors que l’ampleur des manifestations semblait se réduire, Gaïd Salah pensa donner le coup de grâce en utilisant l’arme de la division. Il décréta l’interdiction du port du drapeau berbère dans les manifestations, donnant l’ordre d’arrêter tous les porteurs de ce drapeau. Mais cette manœuvre n’a pas eu l’effet escompté.

Les braises du mouvement n’étaient pas du tout en train de s’éteindre. Vendredi 4 juillet, jour anniversaire de l’indépendance du pays, des marées humaines ont envahi les rues de toutes les villes pour réclamer une seconde indépendance, qui ne pouvait se réduire à l’arrestation de quelques gros bonnets.

Ce même mois de juillet, le mouvement populaire a été galvanisé par la coupe d’Afrique des nations. La liesse populaire qui s’est exprimée à chaque victoire de l’équipe nationale exprimait aussi la joie et la fierté d’être un peuple qui avait relevé la tête.

Gaïd Salah échoue à endiguer le mouvement populaire

Début septembre, Gaïd Salah a frappé du poing sur la table. S’appuyant sur son opération mains propres, il affirmait avoir répondu aux exigences populaires et annonçait une élection présidentielle le 12 décembre.

Il a placé un ex-ministre de Bouteflika à la tête de l’autorité « indépendante » chargée de superviser les élections, ce qui nourrit le sentiment que le système se protège pour que rien ne change.

Depuis, décidé à en finir avec le mouvement, Gaïd Salah intimide, menace et réprime. Des personnalités politiques connues ont été arrêtées, tel Karim Tabbou, dirigeant de l’UDS, pour entreprise de démoralisation de l’armée. Des militants, des journalistes ont été arrêtés, et même un jeune capitaine de la marine marchande pour avoir posté une vidéo sur Youtube, où il dénonçait le monopole d’une société émiratie dans la gestion des ports algériens. À chaque manifestation, des arrestations arbitraires sont effectuées. Certains sont relâchés, d’autres sont incarcérés.

Rien qu’à la prison d’El Harrach à Alger, une centaine de personnes seraient en détention pour attroupement sans autorisation ou atteinte à l’intégrité du territoire. Comme le disait une manifestante « Vous pouvez nous arrêter tous ».

En effet, bien que des manifestations aient lieu chaque vendredi et mardi à Alger, la loi qui interdit d’y manifester n’a toujours pas été levée. Loi promulguée d’ailleurs par Ali Benflis, ex-Premier ministre de Bouteflika, candidat à la présidentielle du 12 décembre, qui avait été éjecté des manifestations de mars.

Manifester, circuler, se réunir, s’exprimer librement n’est toujours pas acquis. Le vendredi, l’accès au centre de la capitale est rendu difficile par la suppression totale des trains de banlieue et par les barrages de gendarmes qui refoulent les voitures de manifestants venus d’autres villes.

Pour imposer la tenue de l’élection présidentielle et pour justifier ces arrestations auprès de la population, Gaid Salah n’a pas hésité à affirmer que ces manifestants agissaient pour le compte de « la bande » et que c’est l’argent sale qui amplifie les manifestations.

Les aspirations sociales

Malgré ces restrictions, le mouvement se poursuit. La détermination et l’ampleur des dernières manifestations montrent que pour l’instant les menaces de répression ne fonctionnent pas. Le Hirak défie Gaïd Salah, car les espoirs de changement qui s’expriment depuis février sont très loin d’être satisfaits.

Rien n’a changé dans le quotidien des travailleurs et des classes populaires. Avec la crise qui s’aggrave, le chômage et l’inflation sont repartis de plus belle. Les comptes des entreprises dont les patrons ont été arrêtés ont été gelés, mettant un certain nombre d’entre elles à l’arrêt, et des centaines de PME qui en dépendent sont en faillite. La décision du gouvernement de limiter les importations met des entreprises en difficulté, elles ne peuvent plus importer de pièces détachées, de matières premières. L’emploi de dizaines de milliers de travailleurs est menacé. Dans de nombreuses entreprises publiques, des travailleurs sont grève parce qu’ils n’ont pas été payés depuis des mois.

Des émeutes, pour l’accès au logement, pour l’emploi, l’accès au gaz, se sont multipliées. En cette rentrée, l’annonce de deux nouvelles lois, celle sur les hydrocarbures et la loi de finances, a donné une nouvelle tournure à la contestation.

La nouvelle loi sur les hydrocarbures, qui fait la part belle aux grandes compagnies internationales, a été dénoncée lors des manifestations du vendredi 11 octobre. Deux jours plus tard, dimanche 13 octobre, répondant à un appel sur les réseaux sociaux, des milliers de personnes se sont rassemblées devant l’Assemblée populaire nationale, forçant les barrages de police pour crier « L’Algérie n’est pas à vendre », ou encore « Le peuple veut la chute du Parlement ». Ils refusent que ce gouvernement adopte des lois qui privent le pays de ses richesses.

Ce pouvoir fait d’un côté des cadeaux aux compagnies pétrolières internationales et de l’autre une loi de finances qui aggrave l’austérité. Il programme de multiples taxes destinées à réduire le déficit budgétaire. À l’augmentation de la TVA s’ajoutent celle de la taxe sur les produits importés, qui concerne une grande partie des produits de consommation, qui seront désormais inaccessibles, une taxe sur le tabac, les produits électroménagers et l’instauration d’une vignette automobile.

Les manifestants n’acceptent pas ces lois d’un gouvernement qu’ils rejettent comme illégitime. Gaïd Salah invoque le vide constitutionnel pour imposer sa présidentielle, mais on voit qu’il n’y a pas de vide du pouvoir. Le pouvoir est là et il n’attend pas l’élection présidentielle de décembre pour gérer les affaires de la bourgeoisie algérienne et répondre aux attentes des pays impérialistes. Il n’attend pas non plus pour s’attaquer aux classes populaires.

Un mouvement en quête de perspectives

Après huit mois, quel sera l’avenir du mouvement ? C’est un énorme mouvement populaire, qui a mis en branle des millions de femmes et d’hommes et qui a résisté à bien des manœuvres.

Cette révolte a du souffle, car elle est portée par une jeunesse nombreuse, dynamique, qui a su communiquer son enthousiasme et donner vie à un mouvement solidaire et fraternel. Cette jeunesse, qui avait le sentiment d’être un fardeau dans une société qui lui faisait peu de place, a su gagner le respect des plus anciens et leur redonner de la dignité.

Cette dignité retrouvée après toutes les humiliations subies, après tous les traumatismes de la décennie noire, leur a redonné confiance. C’est aussi un des moteurs de la contestation.

Ce mouvement populaire a mis un terme à des années de résignation et les masses algériennes ne veulent pas se laisser tromper par un simulacre de démocratie.

Toutes les couches de la société sont descendues dans la rue et ont exprimé des aspirations démocratiques, qui ont un contenu bien différent selon qu’on est un homme ou une femme, selon qu’on est avocat, journaliste, petit patron, médecin, chômeur ou travailleur. Ainsi les magistrats, qui manifestaient en mars pour un État de droit, obéissent aujourd’hui aux ordres de Gaïd Salah et envoient des manifestants en prison. Le journal Le Monde, qui a rendu compte de la manifestation contre la loi sur les hydrocarbures, rapporte les paroles d’une chef d’entreprise très en colère et qui dit avoir souffert, dans son activité, des restrictions d’importation instaurées par les autorités.

Mais, pour les travailleurs et les classes populaires, ces aspirations démocratiques signifient ne plus être écrasés et méprisés, pouvoir s’exprimer librement, avoir des droits, pouvoir nourrir sa famille, se soigner, avoir un logement et vivre dignement. Toutes ces aspirations, plus ou moins formulées, variables selon les catégories sociales, sont résumées dans l’expression « On veut une seconde indépendance ».

Cinquante-sept ans après la guerre d’indépendance, la victoire contre l’ancienne puissance coloniale représente encore une fierté. Pour les classes populaires, cette indépendance aurait dû servir à satisfaire ces aspirations, et non à porter des officiers au pouvoir.

Depuis le début, le mouvement est allé de rejet en rejet. Rejet du cinquième mandat, rejet de la prolongation du quatrième mandat, rejet des 3B, rejet de l’élection présidentielle du 4 juillet, et aujourd’hui rejet de celle du 12 décembre.

Pour autant cette révolte n’a ni vraie direction, ni objectifs politiques précis. Divers regroupements se sont constitués qui se présentent comme une alternative. Aucun d’entre eux n’est reconnu par le mouvement et ne peut prétendre parler en son nom.

Parmi ces regroupements, il y a la Dynamique de la société civile, qui regroupe des personnalités, des partis et des associations ; le Front du changement d’Ali Benflis ; ou encore les Forces de l’alternative démocratique, qui regroupent la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, trois syndicats de l’éducation et des partis qui sont sur le terrain de la laïcité et de la démocratie, le FFS, le RCD, le PT, le MDS (ex-PAGS) et le PST. L’avocat Bouchachi, qui a une certaine popularité, vient d’annoncer un autre regroupement pour trouver une issue à la crise politique.

Aucun de ces regroupements n’a pour l’instant réussi à apparaître comme une direction. Et s’ils sont en concurrence les uns avec les autres, les solutions qu’ils préconisent préservent les intérêts de la bourgeoisie algérienne et font fi des intérêts des classes populaires.

En 1988, le Front islamique du salut, qui apparaissait comme une force politique nouvelle, avait pu capter à son profit les fruits de la révolte populaire. Trente ans plus tard, même si la religiosité est importante, le mouvement n’a pas poussé dans le sens des partis islamistes. Après avoir envisagé de soutenir Ali Benflis le 12 décembre, la plupart de ceux-ci ont annoncé qu’ils y renonçaient et qu’ils ne se présenteraient pas. Le mouvement Badissia novembria, qui se revendique du mouvement des oulémas, cherche à apparaître mais à ce jour son succès est resté limité.

Jusqu’à présent, c’est Gaïd Salah, le chef de l’armée, qui a profité de cette crise politique. Il semble avoir le soutien d’une fraction de la population, qui est satisfaite que le clan Bouteflika ne soit plus aux affaires et souhaite un retour à la normale. Mais à son tour il est devenu la cible de ce mouvement qu’il n’a pas réussi à éteindre. Quant à l’armée, elle n’a pas fait pour l’instant le choix d’une répression à la soudanaise, mais c’est évidemment une menace qui plane sur le mouvement.

« Rappelez-vous qu’une demi-révolution est un suicide complet. Ne laissez pas l’armée confisquer les fruits de votre combat », a écrit un militant égyptien des droits de l’homme commentant les événements du Soudan. Comment éviter un scénario à l’égyptienne ? Comment trouver la voie pour permettre aux masses algériennes de satisfaire leurs aspirations ?

Le peuple algérien, comme ceux de tous les pays pauvres de la planète, subit une oppression venant d’un système qui n’est qu’un rouage de l’impérialisme. La satisfaction de ses aspirations ne sera possible que si une véritable révolution remet en cause cette domination impérialiste, une révolution qui aura besoin de la solidarité des autres pays de la région, à commencer par ceux du Maghreb et du monde arabe. Et c’est possible, car les peuples de ces pays subissent la même oppression, partagent les mêmes aspirations, et partout la situation est explosive.

En 1962, la solution nationaliste du FLN, l’indépendance nationale, n’a finalement pas mis un terme à cette oppression. Elle ne le pouvait pas. Quant à la solution islamiste prônée par le FIS, suivi des groupes terroristes islamistes des années 1990 (ancêtres des djihadistes), elle a débouché sur une tragédie.

En 2011, la démocratie parlementaire a été présentée comme la solution aux peuples arabes qui voulaient en finir avec la dictature politique et l’oppression sociale. Huit ans plus tard, ils se retrouvent dans une impasse.

Les interventions impérialistes ou celles de leurs alliés ont plongé la Libye, le Yémen et la Syrie dans le chaos. En Égypte, la dictature de Sissi, soutenu par les États-Unis et l’Arabie saoudite, n’a rien à envier à celle de son prédécesseur Moubarak. En Tunisie, la transition démocratique présentée en modèle s’accommode d’une dictature économique qui laisse des millions de gens dans la misère.

La classe ouvrière algérienne
doit renouer avec l’héritage du mouvement ouvrier

La solution ne peut venir que de la classe ouvrière. En Algérie, les dix millions d’ouvriers, employés, ingénieurs, dans le public et le privé, présents dans toutes les villes du pays, représentent une force potentielle considérable. La classe ouvrière algérienne est la seule classe qui peut offrir une perspective à l’ensemble des classes populaires. Il faut qu’elle trouve les moyens de se renforcer, de s’organiser et de représenter une alternative au pouvoir politique et à l’appareil d’État en place.

Elle est en effet la seule classe qui n’a à perdre que ses chaînes, qui n’a rien à défendre dans le système et qui peut donc mener jusqu’au bout la lutte contre l’exploitation capitaliste et le système de domination impérialiste.

Nous ne connaissons pas l’avenir de ce mouvement, nous n’avons pas la prétention de dire d’ici comment y intervenir. Mais nous pouvons essayer de comprendre ses possibles évolutions à la lumière de l’expérience des luttes passées de la classe ouvrière.

Les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs en Algérie sont ceux auxquels ont été confrontés les travailleurs dans le passé, durant la Commune de Paris ou la révolution russe de 1917.

Durant ces périodes, on a vu la classe ouvrière surgir comme une force distincte, s’organiser dans des comités, des soviets.

Cette forme d’organisation a été un levier formidable pour aller vers la prise du pouvoir, même si elle n’a rien de magique. En effet, en 1919, en Allemagne, les conseils ouvriers dirigés par des sociaux-démocrates bourgeois ont trahi la révolution. En Russie, c’est la présence du Parti bolchevique au sein des soviets qui a permis à la classe ouvrière de passer du rejet du tsarisme, puis du gouvernement provisoire, à la prise de conscience de ses propres objectifs : la conscience que, pour obtenir le pain, la terre, la paix, elle ne pouvait compter que sur elle-même et qu’elle devait s’emparer du pouvoir.

Spontanément, dès février 1917, la classe ouvrière russe avait été capable de s’armer. Armée, organisée au sein des soviets et guidée par le Parti bolchevique, elle a été capable de faire échec au coup d’État militaire du général Kornilov. Quand l’ordre social est menacé, il y a toujours l’ombre d’un général Kornilov qui plane.

En avoir conscience, se préparer à cette éventualité et avoir la capacité de s’armer, serait une nécessité pour les masses algériennes, si elles veulent éviter un scénario à l’égyptienne.

Jusqu’à présent, la classe ouvrière algérienne participe au mouvement sans pour autant avoir acquis une conscience de sa force et de ses intérêts en tant que classe distincte. Elle n’est pas apparue comme une force organisée. On ne peut que le constater, et on ne peut pas exclure non plus qu’elle finisse par le faire dans le cours des événements.

La classe ouvrière algérienne, pour faire face à ses tâches, a besoin de s’approprier les traditions, l’expérience des mouvements ouvriers révolutionnaires du passé. Ces traditions ne lui ont pas été transmises et ce n’est pas elle qui en est responsable. C’est toute une riche expérience qui ne lui est pas parvenue.

Ce que les travailleurs algériens ont reçu en héritage du mouvement ouvrier est venu tout au plus des partis communistes français et algérien, des partis staliniens qui avaient abandonné les idées de lutte de classe. Toute une génération de travailleurs n’a rien trouvé d’autre comme perspective politique que celle offerte pas les nationalistes.

Alors nous souhaitons, nous espérons que la mobilisation actuelle amène la classe ouvrière à renouer avec les traditions du mouvement révolutionnaire. Et, pour commencer, nous souhaitons qu’elle fasse naître en son sein des militants qui sachent renouer avec le communisme révolutionnaire.

Partager