Face aux ravages de la mondialisation capitaliste l’impasse du souverainisme11/06/20162016Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2016/06/147.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Face aux ravages de la mondialisation capitaliste l’impasse du souverainisme

Introduction

            Chômage de masse dans les pays développés ; destruction méthodique des lois sociales ; exploitation féroce de centaines de millions de travailleurs dans les pays dits « émergents » ; financiarisation toujours plus grande de l'économie mondiale ; destruction des ressources naturelles, du climat et menaces multiples sur la santé humaine…

            Tous ces ravages bien réels de l'économie capitaliste en crise sont attribués par divers courants politiques à ce qu'il est convenu de nommer « la mondialisation». C'est l'un des terrains d'agitation de l'extrême-droite qui rabâche que tous les problèmes viennent de l'Europe, du « mondialisme » et qu'il faut fermer les frontières. Mais c'est aussi celui d'une partie de la gauche. Même si celle-ci parle en général de «mondialisation capitaliste », c'est la mondialisation qu'elle combat. Le « patriotisme économique » et la « démondialisation » furent revendiqués par Arnaud Montebourg, ministre du « redressement productif », au début du quinquennat de Hollande. Cette agitation de bateleur de foire n'aura pas masqué longtemps l'impuissance et la servilité de Montebourg et de Hollande face à la volonté de PSA ou Mittal de fermer des usines. Jean-Luc Mélenchon qui ne cesse de prôner la défense de la « souveraineté nationale » et propose de « remplacer l’idéologie du libre-échange par un protectionnisme solidaire », n'est pas en reste.

            Les idées altermondialistes sont aussi à la base des raisonnements d'économistes qui se veulent progressistes. Elles influencent des militants politiques ou syndicaux qui se disent de gauche ou des jeunes révoltés qui cherchent à comprendre les ressorts de la société.

            Pour ces courants, les organismes supranationaux comme le Fonds monétaire international, l'Organisation mondiale du commerce ou, pire encore à leurs yeux, l'Union européenne et la Banque centrale européenne, sont les agents de la mondialisation. Ils regrettent que les États nationaux aient perdu tout ou partie de leur pouvoir au profit de ces organismes non élus et directement soumis à ce qu'ils appellent le « lobbying des firmes multinationales ». Les traités instaurant des zones de libre-échange entre des États ou des groupes d’État, comme le Tafta actuellement négocié entre les États-Unis et l'Union européenne, sont pour eux, la quintessence de cette emprise des multinationales sur les États nationaux.

            Des économistes effrayés par la folie de leur système, comme Joseph Stiglitz ou Thomas Piketty, des syndicalistes en poste à l'Organisation internationale du travail, comme l'ex-secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, voudraient opposer une « gouvernance mondiale » à la « gouvernance des marchés ». Ils réclament une réforme des institutions internationales, la Banque mondiale, le FMI, l'OMC ou... l'OIT.

            D'autres défendent la démondialisation et le « retour à l’État-nation ». Si le souverainisme a longtemps été – et reste encore -  le marqueur d'une fraction de la droite et de l'extrême droite rejetant le mondialisme au nom de la patrie éternelle sinon de la race, autrement dit une perspective clairement réactionnaire, le souverainisme est aujourd'hui revendiqué par des courants ou des intellectuels qui se posent en adversaires de l'économie capitaliste. Ainsi, Frédéric Lordon, l'un des initiateurs de Nuit debout, défend « une vision de gauche de la souveraineté nationale » en précisant « qu'il ne faut pas la laisser à l'extrême droite ». C'est aussi la thèse d'Aurélien Bernier, journaliste au Monde Diplomatique, qui explique dans un livre intitulé La gauche radicale et ses tabous, que si le Front de gauche perd des voix face au Front national, c'est qu'il manque de clarté sur « le libre-échange, l'Union européenne et la souveraineté nationale »

            En réalité la frontière entre le « souverainisme de gauche » et le « souverainisme de droite » est si floue que certains, comme Jacques Sapir, l'ont franchie, passant du Front de gauche à Debout la France !

            Le mouvement ouvrier naissant considérait que les intérêts des travailleurs allaient dans le sens de l'abolition des barrières nationales et du déploiement à l'échelle internationale des forces productives. Tout en dénonçant les ravages provoqués par la destruction des économies naturelles ou artisanales sous les coups de boutoir du capitalisme en pleine expansion, il avait décelé que ce développement, de toute façon inexorable, renforçait socialement le prolétariat, seule classe sociale en situation de mettre en place une forme de production et de répartition des richesses supérieure au capitalisme.

            Deux siècles plus tard, alors que le capitalisme est devenu sénile, alors que les partis socialistes puis communistes, intégrés à la société bourgeoise, ont distillé le nationalisme et remplacé la lutte de classe par la défense des valeurs « républicaines », le souverainisme et la démondialisation de l'économie passent désormais, aux yeux de bien des militants, des jeunes ou des travailleurs politisés, pour des notions progressistes. C'est un terrible recul !

             Quelles conclusions les marxistes ont-ils tirées de l'évolution du capitalisme ? En quoi les États nationaux, bien loin d'avoir perdu tout pouvoir, restent-ils des appareils qui défendent les intérêts de la bourgeoisie ? Pourquoi le souverainisme sur le terrain politique et la démondialisation sur celui de l'économie, même baptisés « de gauche », sont-ils des impasses réactionnaires ? Quelle alternative à la mondialisation de l'économie capitaliste ? Comment mettre les formidables forces productives disponibles au service de l'ensemble de l'humanité ? C'est à ces questions qu'est consacré cet exposé du cercle Léon Trotsky.

La mondialisation consubstantielle au capitalisme

            Quand un iPhone est assemblé par un ouvrier d'une des usines du taïwanais Foxconn, installées en Chine, l'écran tactile et ses composantes sont fabriqués au Japon, le processeur vient de Corée du Sud, l'appareil photo, le processeur et le récepteur GPS d'Allemagne, le Blue Tooth des États-Unis. Il y a plus de vingt fournisseurs répartis sur trois continents. Chaque élément est lui-même fabriqué avec des composants extraits ou produits dans divers lieux de la planète, des mines de coltan du Congo jusqu'à l'acier russe. La fabrication de chaque iPhone résulte du travail combiné de dizaines de milliers d'ingénieurs, d'employés, d'ouvriers, dont certains, dans les mines ou sur les chaînes de montage, sont sous-payés, exploités dix à douze heures par jour dans des conditions ignobles. Au total, la distance parcourue  par l'ensemble des pièces d'un iPhone est de 800 000 kilomètres, vingt fois la circonférence de la terre !

            A bien des égards, l'iPhone symbolise le meilleur et le pire du fonctionnement de l'économie capitaliste. Le pire car, conçu et produit pour rapporter le maximum de profit à la firme Apple, il résulte de l'exploitation du travail humain, du développement inégal, de pollutions et de gâchis multiples. Mais le meilleur aussi car l'iPhone est le produit du génie créatif humain rendu possible par une division internationale du travail maximale, l'autre nom de la mondialisation.

            Cette division internationale du travail est aujourd'hui si poussée, l'entrelacement entre les multiples étapes de la production si serré, qu'aucun retour en arrière n'est possible sans devoir se passer de la quasi-totalité des objets manufacturés que nous utilisons quotidiennement.

            Si la société est entraînée dans une impasse de plus en plus insoutenable et dangereuse, ce n'est pas à cause de la circulation incessante des hommes ou des produits, ce n’est pas à cause de la mise en commun des cerveaux à l'échelle de la planète, mais parce que les formidables moyens de production que l'humanité a développés sont entièrement sous le contrôle des seuls capitalistes maîtres de toute l'économie et qui se livrent une concurrence acharnée.

            Enlever ces moyens de production à la bourgeoisie, les mettre en commun pour les utiliser au service de toute la société, c'est la perspective que défendaient les premiers militants communistes dont le programme fut  génialement condensé dans le Manifeste communiste, rédigé en 1847 par Marx et Engels. Le Manifeste constatait que le capitalisme, fruit d'une première phase de la mondialisation, l'accélérait formidablement en retour. Il constatait surtout que le capitalisme, en se développant, créait les bases économiques d'une société nouvelle où les besoins de tous pourraient être satisfaits, sans qu'une classe exploitée  soit contrainte de produire toutes les richesses dont seule une minorité de possédants peut jouir. On ne peut comprendre en quoi la démondialisation, le protectionnisme et le souverainisme sont des chimères réactionnaires sans revenir sur tout le développement historique du capitalisme.

Une mondialisation précoce

            Depuis l'ouverture des voies maritimes atlantiques par les marchands européens, à la fin du 15ème siècle, le capitalisme n'a cessé de déborder son berceau d'origine comme il n'a cessé de soumettre les contrées, les peuples et les sociétés qu'il trouvait sur son chemin. L'ouverture de nouvelles routes commerciales fut rapidement suivie du pillage de l'Amérique, des premières phases de colonisation avec l'installation de grandes plantations aux Caraïbes puis en Amérique du Nord. L'exploitation du sucre ou du coton entraîna la traite de Noirs, la généralisation du commerce triangulaire et la soumission des côtes africaines. Le commerce de l'or et des épices fit la fortune des marchands et des banquiers hollandais qui installèrent des comptoirs tout autour du globe, soumirent les Indes dites orientales et initièrent le commerce avec le Japon et la Chine. Ils furent supplantés par les marchands britanniques qui poursuivirent la mise en coupe réglée des Indes, de l'Afrique, de l'Asie. Ils s'installèrent sur les cinq continents, transformant les comptoirs maritimes en villes, conquérant sauvagement - mais toujours au nom de la civilisation et du christianisme - les arrière-pays pour en faire des colonies. Les Britanniques ruinèrent l'industrie textile indienne en exportant en Inde les cotonnades tissées industriellement dans les usines anglaises. Ils forcèrent les portes de la Chine avec leurs canonnières, l'obligeant à acheter l'opium qu'ils cultivaient en Inde en échange du thé ou de la soie.

            Entre temps, les richesses accumulées en Europe du Nord par les premiers siècles de pillage, de commerce inégal, de trafics en tous genres et surtout d'exploitation du travail humain, s'étaient transformées en capitaux qui cherchaient des débouchés. Quand l'invention de la machine à vapeur et des premières machines outils révolutionna la production des marchandises, ces capitaux s'investirent en masse dans la nouvelle industrie. Celle-ci supplanta les vieilles manufactures, ruina les artisans et se mit à produire à si grande échelle que le marché local puis national fut rapidement trop étroit. Pour écouler sa production, la grande industrie avait besoin du marché mondial. En retour le marché mondial accéléra le développement de la navigation, des voies de chemins de fer, fournissant de nouveaux clients et de nouveaux débouchés à l'industrie, décuplant les capitaux et renforçant sans cesse la bourgeoisie.

            La bourgeoisie a commencé par unifier en nations des contrées longtemps morcelées et isolées sous l'égide d'une multitude de féodaux. Elle a créé,  au Royaume-Uni et en France d'abord, avec du retard en Allemagne, à une toute autre échelle aux États-Unis, un marché national unifié par des règles fiscales et des droits de douanes communs, utilisant la même monnaie, les mêmes poids et mesures, le tout garanti par les forces coercitives d'un État national. Mais ces marchés nationaux à peine achevés, pas encore consolidés, la bourgeoisie a eu besoin de l'arène du marché mondial pour prélever ses matières premières, vendre ses marchandises, investir ses capitaux, doubler ses concurrents.

            Le niveau atteint par les forces productives, c'est-à-dire la puissance et la productivité des machines, la parcellisation des processus de production, les multiples origines des matières premières ou des produits semi-finis intermédiaires, l'ensemble des moyens de communications et de transports pour relier ces éléments, rendait impossible tout retour vers l'isolement et le particularisme.

            C'est ce que constataient Marx et Engels : «Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations ». Ils ajoutaient : « au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. (…) A la place des anciens besoins satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. »

            Ces lignes du Manifeste, écrites en 1847, étaient largement une anticipation. Mais une vingtaine d'années plus tard,  la mondialisation de l'économie capitaliste s'accélérait.

            Entre 1850 et 1913, le commerce international a été multiplié par dix.  On importait déjà, en Europe occidentale, du blé de Russie, du coton d’Amérique, de l’agneau de Nouvelle-Zélande, etc. Vers 1870, la Grande-Bretagne importait 60 % de sa nourriture tandis que les États-Unis exportaient 100 millions de tonnes de blé. Dans de nombreuses régions du monde, on faisait appel aux mains-d’œuvre indienne et chinoise, moins chères et abondantes : pour la construction des chemins de fer américains ou kényans; dans les plantations sucrières des Antilles ou de l’Océan indien ; dans les mines du Transvaal en Afrique du Sud. Entre 1848 et 1875, plus de neuf millions d’Européens ont émigré vers l’Amérique.

            Outre les hommes et les marchandises, la circulation des capitaux explosa au tournant des 19e et 20e siècles. Un nombre restreint de firmes, dans la sidérurgie, l'électricité ou encore le pétrole, se partagèrent le monde pour construire des chemins de fer ou des centrales électriques, des puits de pétrole ou des oléoducs. Elles s'appuyaient sur quelques grandes banques qui leur fournissaient les capitaux et contrôlaient leurs conseils d'administration. Le capital bancaire et le capital industriel avaient  fusionné pour donner naissance, dès cette époque, à une « oligarchie financière ». Si la majorité des capitaux se dirigeait vers les colonies,  surtout britanniques, les banques prêtaient, déjà, avec des taux d'usuriers, aux États « en développement » de l'époque comme la Russie, la Turquie ou l’Argentine. Ces prêts, pour construire des lignes de train ou d'autres infrastructures, étaient conditionnés à l'achat de matériel aux pays prêteurs.

            Autant dire que la mondialisation de l'économie, y compris dans ses aspects financiers, n'est pas un phénomène nouveau. Elle est même consubstantielle au capitalisme.

Une exploitation mondialisée

            Ce processus d'accumulation initiale du capital s'était réalisé sur l'exploitation féroce de millions de paysans chassés de leurs terres, d'Amérindiens exterminés par les maladies ou les armes, d'esclaves africains enchaînés dans les plantations américaines, d'artisans ruinés en Europe, en Inde ou ailleurs, de prolétaires, hommes, femmes et enfants, contraints par la faim à vendre leur force de travail dans les bagnes industriels. Ce que Marx résuma en écrivant : « Le capital est venu au monde en suant le sang et la boue par tous les pores de sa peau »

            Par la suite, l'économie capitaliste a supplanté les économies naturelles ou la petite production paysanne partout sur la planète, en envoyant des aventuriers et des soldats suivis des marchands et des prêtres, avides de pillage, bornés, hypocrites et brutaux. Ces « civilisateurs » ont anéanti d’anciennes civilisations, détruit des valeurs culturelles dont dépendaient le sort de millions d’hommes, répandu la famine et la mortalité endémique, battu, vendu, torturé des millions d'êtres humains…

            Tout en dénonçant cette barbarie, Marx, Engels et leurs successeurs ne se sont pas apitoyés sur le passé. Ils n'ont pas cherché à faire tourner la roue de l'histoire à l'envers pour revenir au féodalisme et aux particularismes locaux.

            Derrière les formes nouvelles d'oppressions engendrées par le capitalisme, derrière les multiples contradictions et les crises qui rythmaient, déjà, cette économie de marché, ils ont vu la possibilité de mettre en œuvre les machines et les usines développées par le capitalisme naissant, de façon à satisfaire les besoins de tous. Pour eux, c’était sur les bases posées par la révolution industrielle qu’une société communiste pouvait être bâtie. Le changement fondamental de la société ne pouvait résulter, à leur époque, que de l’accroissement de la productivité, dont la concentration et la mondialisation étaient des facteurs essentiels.

            Et pour cela, ils comptaient sur une force sociale nouvelle, produit du développement du capitalisme lui-même, le prolétariat. Ces ouvriers anglais ou irlandais, contraints de vendre leur force de travail 16 à 18 heures par jour dans des bagnes industriels immondes, étaient les nouveaux esclaves salariés.  Pour les militants socialistes, les prolétaires n'étaient pas seulement des opprimés contraints de vendre leur force de travail en se pliant à la loi de l'offre et la demande. Ils représentaient une force sociale potentiellement révolutionnaire que tout opposait à la bourgeoisie, qui n'avait rien à gagner au maintien de la propriété privée des moyens de production et qui se renforçait au fur et à mesure que le capitalisme s'étendait sur la planète. Pour reprendre les mots du Manifeste, « la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs ».           

La formation du prolétariat international

            Les perspectives que les premiers socialistes proposaient à ces « fossoyeurs » du capitalisme étaient de s'unir entre eux par delà  les frontières. « Les prolétaires n’ont pas de patrie », disaient les militants de l’Association internationale des travailleurs fondée en 1864, une organisation qui cherchait justement à lutter contre l’utilisation, par la bourgeoisie, des travailleurs d’un pays contre ceux d’un autre.

            Quelques décennies plus tard,  Rosa Luxembourg résumait ainsi le premier siècle d'expansion de l'industrie capitaliste : « Depuis que l'industrie moderne a fait son apparition en Angleterre, l'économie mondiale capitaliste s'est vraiment élevée sur les souffrances et les convulsions de l'humanité entière. (...) Par la vapeur et l'électricité, par le feu et l'épée, elle a pénétré dans les contrées les plus reculées, elle a fait tomber toutes les murailles de Chine et, au travers des crises mondiales et des catastrophes collectives périodiques, elle a créé la solidarité économique de l'humanité prolétarienne actuelle.

            Le prolétariat italien qui, chassé par le capitalisme de sa patrie, émigre en Argentine ou au Canada, y trouve un nouveau joug capitaliste tout prêt, importé des États-Unis ou d’Angleterre. Et le prolétaire allemand qui reste chez lui dépend, pour le meilleur et pour le pire, du développement de la production et du commerce dans le monde entier. Trouvera-t-il ou non du travail ? Son salaire suffira-t-il pour rassasier femme et enfants ? Sera-t-il condamné plusieurs jours par semaine à des loisirs forcés ou à l'enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C'est une oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux États-Unis, selon la moisson de blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d'or ou de diamant en Afrique, selon les troubles révolutionnaires au Brésil, les conflits douaniers, les troubles diplomatiques et les guerres sur les cinq continents. »[1]

            Si l'on remplace le prolétaire italien par le travailleur détaché polonais, la récolte du coton par le cours du pétrole, la moisson de blé en Russie par la demande d'acier chinoise, ces lignes écrites il y a plus d'un siècle, décrivent parfaitement les aléas du marché mondial et leurs répercussions sur la vie des travailleurs, aujourd'hui, en France ou en Allemagne.

            Mais Rosa Luxembourg n'en tirait pas comme conclusion qu'il fallait rompre avec la mondialisation et refermer les frontières pour protéger le marché national. Elle soulignait un aspect fondamental du prolétariat : tous ses membres sont reliés par les mille aléas d'un marché capitaliste aveugle et anarchique. Ils forment une seule et même classe à l'échelle de la planète.

            Le mouvement ouvrier rejetait le protectionnisme, par internationalisme mais aussi parce qu’il augmentait le coût de la vie pour les ouvriers. La Fédération du textile de la CGT débattit par exemple en 1905 des tarifs douaniers. Elle décida que le syndicalisme devait rester neutre sur cette question car « le seul véritable terrain de lutte est celui de la lutte des classes ». Elle ajoutait : « le protectionnisme, c’est le nationalisme, il mène à la guerre et à la misère pour tous ». Les militants ouvriers s'opposaient vigoureusement aux restrictions à l’immigration. Ainsi le socialiste Bracke écrivait-il en juillet 1907 dans l'Humanité : « C’est un danger de considérer la classe ouvrière d’un pays comme ayant un privilège ; [c'est un danger] de fermer, par exemple, l’entrée des syndicats aux immigrants et de leur interdire l’accès à certaines professions. »

            La perspective des militants révolutionnaires de cette époque n'était ni de proposer une « bonne politique » à la bourgeoisie ni de  s'opposer à ce qu'elle investisse des capitaux à l'étranger. C'était de la combattre. C'était de permettre au prolétariat, à l'échelle nationale puis à l'échelle internationale, de s'unir et de s'organiser politiquement pour contester le pouvoir à la bourgeoisie et prendre le contrôle de la société. Quand la bourgeoisie française, allemande ou britannique investissait dans d'immenses usines neuves à Petrograd ou dans des puits de pétrole à Bakou, elle permettait la concentration d'un jeune prolétariat. Au bout du compte, ces investissements allaient rendre possible l'explosion révolutionnaire de 1905 puis de 1917 ! 

            Rosa Luxembourg s'élevait explicitement contre le protectionnisme et  le souverainisme distillés, à l'époque, par la bourgeoisie. Elle écrivait : « Rien n'est plus frappant aujourd'hui, rien n'a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les peuples, par les poteaux-frontières, les barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres[2]. »

Des États nationaux au service de la bourgeoisie

            C'est en effet l'une des contradictions de la bourgeoisie. D'un côté elle a  réalisé à un haut degré « l'interdépendance universelle des nations », elle a intégré chaque village de la planète au vaste marché mondial. De l'autre, elle s'est formée dans le cadre d'un marché national en s'appuyant sur la force d'un État national.

            La formation des nations a incontestablement représenté un progrès historique dans la mesure où ces nations s'opposaient au morcellement et au particularisme féodaux et contribuait au développement des forces productives. La lutte pour la « souveraineté de la nation » fut l'un des combats de la classe bourgeoise ascendante contre les privilèges de la noblesse et la souveraineté exclusives des rois ou des empereurs.

            Si les marchands et les armateurs britanniques ont pu dominer les océans dès le 18ème siècle, contrôler le commerce mondial et implanter partout des colonies, c'est parce depuis au moins la révolution anglaise de 1640, ils pouvaient compter sur l’État britannique. Celui-ci a pratiqué une politique douanière favorable au négoce international, favorisé, par la législation, le développement d'un marché intérieur unifié. Il a surtout bâti, entretenu et armé une marine puissante capable de protéger les intérêts des commerçants britanniques et de leur ouvrir les marchés fermés.

            Cette lutte de la bourgeoisie pour prendre le contrôle de l’État, pour l'unité et la souveraineté « nationales » n'était pas terminée quand le prolétariat apparut et commença à défendre ses propres intérêts de classe. Marx et Engels ne restèrent pas neutres dans les combats politiques ou les guerres qui opposaient la bourgeoisie industrielle montante et les vieilles classes dominantes. Ils soutinrent tout ce qui accélérait le développement des forces productives et réduisait le morcellement territorial. Ils étaient favorables à l'unité allemande comme à la victoire de la bourgeoisie nord- américaine dans la guerre de Sécession.

            Mais en même temps, ces nations unifiées, leurs appareils d’État et leur représentation nationale, étaient contrôlées par la bourgeoisie. La politique menée par les gouvernements, les lois votées par le Parlement reflétaient l'évolution des rapports de force entre les diverses classes dominantes. En Grande-Bretagne, les industriels de Manchester en développement ou les banquiers de la City s'opposaient souvent aux propriétaires terriens ou aux planteurs des Caraïbes. L’État était le lieu d'arbitrage des conflits d'intérêts entre ces différentes fractions bourgeoises au gré de l'évolution des rapports de force. Ainsi après un conflit aigu entre les propriétaires terriens, partisans du protectionnisme, qui refusaient l'importation du blé américain et les industriels, en plein essor et sans concurrents, qui réclamaient au contraire le libre-échange, la Grande-Bretagne devint en 1846  et pour des décennies la championne du libre-échange[3].

            En France, il a fallu les immenses bouleversements de la révolution française, stabilisés par Napoléon Bonaparte, pour que la bourgeoisie dispose d'un appareil d’État à sa main. Napoléon créa ou consolida une multitude d'institutions et d'appareils, les préfets, l'inspection des finances, les contrôleurs des impôts, les grands corps d'ingénieurs, la Banque de France, tous au service de la bourgeoisie. A la chute de l'empire, l'armée, la police, la justice étaient devenues des instruments à son service. Ces appareils lui permirent de conquérir des colonies et des marchés, de soumettre des concurrents étrangers, de garantir sa propriété sur les moyens de production, de disposer d'une myriade de commandes publiques et... de réprimer les révoltes sociales.

            Comme en Grande-Bretagne, il y eut  des luttes entre les différentes fractions des classes possédantes pour le contrôle de cet appareil d’État. Dans cette rivalité, la bourgeoisie ne cessa jamais de présenter ses intérêts propres comme ceux de toute la « nation ». Au nom de la « souveraineté populaire » la bourgeoisie républicaine envoya les prolétaires sur les barricades en juillet 1830 puis en février 1848 et leur confisqua le pouvoir. Quatre mois plus tard, en juin 1848, la garde et l'armée « nationales » mitraillaient les ouvriers parisiens ! L'un des premiers combats politiques des ouvriers fut de distinguer leurs intérêts de ceux de la bourgeoisie, même quand celle-ci  était encore progressiste. Le mouvement ouvrier a appris à ses dépens que les mots « peuple » et « nation » camouflaient des antagonismes de classe.

            A l'exception de la Commune de Paris, toutes les révolutions politiques du 19ème siècle, dirigées par telle ou telle fraction de la bourgeoisie perfectionnèrent cette machine d’État sans jamais la briser. Les régimes se succédèrent. Les républiques remplacèrent les monarchies et les empires. Les républiques changèrent de numéro et de constitution. Mais la grande bourgeoisie, financière ou industrielle, garda toujours le contrôle de l'appareil d’État.

            Tous ces régimes restaient au service des de Wendel, des Périer ou des Peugeot. La Banque de France, dont les souverainistes déplorent aujourd'hui la disparition, fut créée par Bonaparte pour réguler et garantir le Franc. Elle fut administrée jusqu'en 1936 par un représentant des deux cents premiers actionnaires, ce qui fit naître l'expression «les deux cents familles », parmi lesquelles les Seillière, ancêtres de l'ancien dirigeant du Medef.

            Autant dire que la « souveraineté nationale » a perdu depuis longtemps tout caractère progressiste. La « souveraineté nationale », c'est le contrôle de la nation par la grande bourgeoisie. C'est la souveraineté des capitalistes sur l'appareil d’État. Il n'y a pas une nation « de gauche » et une nation de « droite » comme certains souverainistes le prétendent aujourd'hui, mais un seul État bourgeois qui échappe totalement au contrôle des classes populaires, même quand elles exercent leur droit de vote. Au fur et à mesure que le capital bancaire et le capital industriel fusionnaient et se concentraient, au fur et à mesure que d'immenses groupes hégémoniques dans leurs secteurs respectifs se formaient et se partageaient le marché mondial, les États nationaux devenaient leurs instruments pour conquérir espace vital et nouvelles parts de marché.

L'impérialisme, un stade « suprême » en décomposition…

            La domination de quatre pays, la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et les États-Unis, sur l'économie mondiale à la fin du 19ème siècle, reposait sur la puissance de leurs États. La longue avance technologique britannique ne suffisait plus à lui garantir marchés et sources de matières premières. La concurrence entre ces groupements de capitalistes rendait vitale l'existence d’un État fort, doté d’une diplomatie, d'une marine et d’une armée pour imposer les intérêts de chacun dans l'arène de l'économie mondialisée. La puissance économique était directement liée à la puissance politique. Les gouvernements des États-Unis protégeaient, pour le compte de leurs industriels, leur immense marché intérieur en pratiquant le protectionnisme et intervenaient militairement, de Cuba au Mexique, pour garantir « l'Amérique aux Américains ».

            Les États européens se livraient à une course armée pour se tailler des empires coloniaux ou imposer leurs capitaux et leurs marchandises aux États semi-colonisés. La bourgeoisie allemande ayant tardé à disposer d'un État puissant et unifié, n'a pas pu se tailler un empire colonial assez vaste. Elle étouffait dans un hinterland trop étroit pour lui permettre d'écouler marchandises et capitaux ou pour accéder aux matières premières. Elle n'avait d'autre choix que de remettre en cause le partage du monde établi par ces concurrentes. Contrairement à ce que défendaient les réformistes de l'époque, il ne s'agissait pas là d'une orientation politique, d'un choix fait par des politiciens bourgeois va t-en guerre, mais d'une évolution profonde du capitalisme, ce que Lénine appela « l'impérialisme ».

            Cette rivalité entre les trois principales puissances impérialistes européennes, défendant chacune les intérêts de ses  capitalistes, conduisit directement à la barbarie de la première guerre mondiale. Comme l'écrivait Trotsky en octobre 1914 : « Au cœur de la guerre actuelle, il y a le soulèvement des forces productives générées par le capitalisme contre leur exploitation dans le cadre de l’État national ».

            A cette contradiction entre le caractère international de l'économie et la base nationale du développement de la bourgeoisie, s'ajoutait une contradiction encore plus fondamentale. C'est la contradiction entre la propriété privée des moyens de production et le caractère social, c'est-à-dire collectif, de leur mise en œuvre.

            Avant même la fin du 19ème siècle, le développement du capitalisme avait donné naissance à un nombre réduit de firmes géantes. On ne parlait pas encore de « multinationales » mais de trusts, de cartels ou de monopoles. Beaucoup de ces trusts dominent toujours leur secteur, à l'instar de General Electric, Siemens, Bayer et bien d'autres qui ont simplement changé de nom comme la Standard Oil. Ces groupes se sont développés par dessus les frontières. Par biens des aspects, ils ont rationalisé et socialisé des pans entiers de la production à l’échelle de la planète. Mais ils l’ont fait dans le cadre de la propriété privée des moyens de productions, pour combler les intérêts immédiats de leurs actionnaires, conservant et en entretenant toutes les divisions de la société. S'ils ont établi des filiales dans  des dizaines de pays, absorbé des concurrents, ils n’ont aboli ni les frontières ni le morcellement national ni même la concurrence et les gâchis qui l'accompagne.

            Énumérant, en 1916, dans sa brochure « l'impérialisme, stade suprême du capitalisme », les caractéristiques de ces entreprises géantes qui « organisent méthodiquement, en tenant un compte exact d’une foule de renseignements, l’acheminement des deux tiers ou des trois quarts des matières premières » et dont « un centre unique a la haute main sur toutes les phases successives de la production de toute une variété de produits », Lénine concluait : « quand la répartition de ces produits se fait d’après un plan unique parmi des dizaines et des centaines de millions de consommateurs (…) alors il devient évident que nous sommes en présence d’une socialisation de la production »

            Ainsi à l'aube du 20° siècle, le niveau atteint par les forces productives à l'échelle mondiale exigeait d'organiser la production et la distribution des richesses de façon socialisée, de façon rationnelle et planifiée. Ce qui était encore une anticipation du temps de Marx était devenu un fait. C'est pour cela que Lénine parlait du « stade suprême » du capitalisme. Mais la socialisation complète de l'économie ne pouvait se faire qu'en expropriant la bourgeoisie, c'est-à-dire en lui enlevant la propriété sur les moyens de production pour les mettre en commun. Pour cela, il fallait lui enlever le pouvoir politique, c'est-à-dire renverser les appareils d’État qui garantissent et défendent cette propriété. Autrement dit, il fallait une révolution sociale. Pour Lénine comme pour Marx et Engels avant lui, la seule force sociale capable de réaliser cela était la classe ouvrière. Comme l'écrivit Rosa Luxembourg en pleine guerre mondiale, il n'y avait que deux voies : soit le passage au socialisme, soit la plongée dans la barbarie.

            La guerre impérialiste provoqua une formidable vague révolutionnaire en Europe, une vague qui « ébranla le monde » et faillit emporter le vieil ordre bourgeois, ouvrant  la voie à une réorganisation socialiste de l'économie. Le prolétariat, entraînant la paysannerie et les opprimés de l'ancien empire tsariste, réussit à prendre puis à conserver le pouvoir en Russie. Mais en Allemagne, en Europe centrale, en Chine, où pourtant des révolutions ouvrières éclatèrent dans les années 1920, rendant plausibles, concrètes, les perspectives communistes, les révolutions échouèrent. Faute d'une direction politique éprouvée, trahi par les dirigeants socialistes puis par la bureaucratie stalinienne naissante, le prolétariat de ces pays ne parvint pas à renverser la bourgeoisie.

            L'échec de cette vague révolutionnaire engendrée par la première guerre mondiale permit à la bourgeoisie de conserver le pouvoir, prolongeant ainsi la domination de l'impérialiste sur la planète. Pour toute une nouvelle période historique, faute du passage au socialisme, c'était la barbarie qui prenait le dessus. L'humanité allait chèrement payer ces échecs et la trahison des partis socialistes.

D'une guerre mondiale à l'autre

            Le morcellement national de l'économie a été aggravé par la première guerre mondiale. L'Europe redécoupée à Versailles par les vainqueurs était encore plus morcelée qu'en 1914. L'appareil productif européen était usé, les monnaies fortement dévaluées, les États endettés et les classes populaires appauvries. Ces contradictions provoquèrent une nouvelle crise mondiale de l'économie déclenchée par le krach de 1929. Cette crise plongea des millions de travailleurs dans « une misère biologique »[4]  et eut de multiples conséquences politiques. Elle exacerba le protectionnisme de chaque puissance impérialiste, l'interventionnisme des États sous forme de grands travaux ou de commandes militaires, le repli sur des empires coloniaux surexploités. Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, les puissances impérialistes privées d'espace vital, l'Allemagne, l'Italie et le Japon, allaient se mettre en ordre de marche - avec les méthodes du nazisme, du fascisme et du militarisme - pour contester l'ancien partage du monde favorable à leurs concurrents. Cela déboucha sur la deuxième guerre mondiale avec ses destructions matérielles incommensurables, la mort de dizaines de millions d'hommes et de femmes et des souffrances inouïes.

            Durant toute cette période, chaque État continua à défendre les intérêts de ses propres capitalistes, en s'adaptant au cadre et aux conditions nouvelles imposées par la guerre. Il est significatif qu'au moment où la France perdait sa souveraineté nationale, son territoire étant occupé par les armées allemandes et son économie subordonnée à l'industrie de guerre nazie, l'appareil d’État français, lui, resta intact. Son rôle était désormais de faciliter les affaires des capitalistes français auprès des autorités allemandes, de permettre à Lafarge de vendre son ciment pour le mur de l'atlantique, à Louis Renault ou Marius Berliet de vendre leurs camions. Il était aussi de préserver l'empire colonial face à l'appétit allemand mais plus encore celui de la Grande-Bretagne. Comme le déclarait le conseil d'administration de Lafarge : « Après les jours tragiques de 1940 qui virent la France terrassée et vaincue (...), la vie continue et notre devoir à tous est de travailler (...). Si nous savons nous grouper autour du maréchal et nous consacrer à notre tâche, l’avenir nous appartient ». Les « sentiments nationaux » de la bourgeoisie ont toujours été ceux de ses coffre-forts !

            Quand, quelques temps plus tard, les rapports de force sur les champs de bataille tournèrent à l'avantage du camp anglo-américain allié à l'Union soviétique de Staline, cette même bourgeoisie se mit  à soutenir la résistance gaulliste. Pour ne pas être traités en vaincus et perdre à la fin de la guerre de juteux contrats, les patrons français avaient besoin que leur État soit reconnu par les alliés. Au nom de la restauration de la « souveraineté nationale », les classes populaires devaient oublier leurs souffrances et l'enrichissement éhonté du patronat sous l'occupation. Toutes les classes devaient s'unir derrière De Gaulle et le Conseil national de la Résistance. Restaurer la « souveraineté nationale », c'était, de nouveau, préserver l'appareil d’État.

L'intervention des États au service de la bourgeoisie

            Après la barbarie de la guerre, l'hécatombe humaine, les milliers de villes méthodiquement détruites, les principales infrastructures anéanties, l'économie ne pouvait pas redémarrer par la vertu de la libre entreprise. Dans ce contexte de pénurie généralisée, où les monnaies, à l'exception du dollar, avaient perdu toute valeur, partout les États prirent en charge la reconstruction des forces productives annihilées par la guerre. Ils intervinrent systématiquement pour réguler la circulation des marchandises et des capitaux, soumise à des autorisations gouvernementales et à des droits de douane élevés.

            A cause de cet interventionnisme étatique, les économistes parlent de « l’État-providence ». De leur côté, les altermondialistes, les souverainistes, de nombreux syndicalistes, nourris par la version de l'histoire forgée par le PCF, effarés par les attaques actuelles portées contre les droits et le niveau de vie des travailleurs, présentent cette période comme un véritable âge d'or du capitalisme. Ils ont construit un véritable mythe selon lequel il y aurait eu alors, sous l'égide de l’État régulateur, un « compromis »[5] entre les capitalistes et les travailleurs ; compromis ouvrant la voie à une période sans chômage avec des droits sociaux élevés et une hausse continue des salaires réels. C'est la période des « trente glorieuses » qu'ils opposent à la période actuelle de dérégulation et de globalisation financière.

            Mais si l’État fut « providentiel » dans les années d'après-guerre, ce fut  d'abord pour la bourgeoisie. En France, mais aussi en Grande Bretagne et dans d'autres pays, l’État nationalisa des industries entières, les mines de charbon, l'électricité, le gaz ou le transport ferroviaire ou aérien. Non seulement les anciens propriétaires ont été indemnisés mais avec ces nationalisations, l'État réalisa lui-même les lourds investissements indispensables que les capitalistes ne voulaient ou ne pouvaient pas faire. En nationalisant les banques, y compris la Banque de France ou la Banque d'Angleterre, les États permirent à la bourgeoisie de trouver des financements pour relancer ses affaires. Dans les années suivantes, par le biais des commandes publiques pour construire des barrages, des autoroutes, des réseaux téléphoniques ou des centrales nucléaires, ce sont les Wendel, Schlumberger ou autres Bouygues qui se sont enrichis.

            Quant à l'autre volet de « l’État providence », la mise en place dans plusieurs pays de systèmes collectifs d'assurance maladie ou de retraite, garantis par l’État, il ne s’agissait  pas non plus de mesures socialistes. Évidemment, alors qu'aujourd'hui ces systèmes collectifs sont méthodiquement démantelés pour offrir un débouché aux assurances privées, que l'accès aux soins est de plus en plus restreint pour la population, il faut bien sûr défendre tout ce qu'il y a de positif pour les travailleurs dans les systèmes de retraites ou d'assurances maladie. Quoi  qu'en dise aujourd'hui le PCF, la mise en place de ces systèmes collectifs a permis au patronat de limiter les salaires versés aux travailleurs dont une partie était ainsi mutualisée et différée dans le temps. D'un point de vue politique, ils ont été la contrepartie de l'union nationale que les dirigeants politiques de la bourgeoisie ont impulsée dans de nombreux pays pour remettre les appareils d’État en ordre de marche ; pour éviter la vague révolutionnaire qui les hantait depuis 1917 ; pour faire accepter aux travailleurs de « suer le burnous » pour reconstruire le pays, de gagner « la bataille du charbon », en leur promettant, pour l'avenir, « des jours heureux ». Il est significatif que cette politique fut conduite dans toute l'Europe, avec des gouvernements aux couleurs variées.

            Il faut rappeler qu'en France, au moment même où le ministre communiste Ambroise Croizat mettait en place la Sécurité sociale, le dirigeant du PCF, Maurice Thorez, ministre d’État du général de Gaulle, répétait que « la grève est l'arme des trusts » et mettait tout son poids pour restaurer « une seule police, une seule armée, un seul État ». Le même État n'allait pas tarder à tirer sur les mineurs en grève et à démarrer les sales guerres coloniales contre les Indochinois, les Malgaches, les Camerounais ou les Algériens… L’État que le PCF avait contribué à rétablir, c'était l'appareil répressif au service de la bourgeoisie française.

            Pour les travailleurs, ces années furent d'abord des années de privations, de pénurie de logements, des semaines de travail de 6 jours. Si le niveau de vie augmenta, lentement, c'est grâce au plein emploi et à la baisse massive du prix des équipements électroménagers ou automobiles. Des années 1950 aux années 1970, l'absence du chômage et la relative pénurie de main-d’œuvre mettaient les travailleurs en situation d'obtenir, individuellement et collectivement, des augmentations de salaires. Elles leur permirent d'obtenir des emplois stables avec des contrats de travail durables et d'arracher des lois un peu plus protectrices. Mais ces progrès dans la condition ouvrière ne résultaient  ni d'un « compromis » ni d'un choix idéologique des représentants politiques de la bourgeoisie. Ils résultaient de la loi de l'offre et de la demande qui vaut pour toutes les marchandises, y compris la force de travail. Ils résultaient d'une amélioration temporaire du rapport de force en faveur des travailleurs face à la bourgeoisie.

            Cette période ne fut finalement qu'une courte parenthèse, à l'échelle d'une génération, avant le retour inéluctable de la crise, au milieu des années 1970, quand le marché solvable commença à se contracter et que les industriels virent baisser leurs taux de profits. La crise prit diverses formes successives avant de déboucher sur une véritable récession économique avec le retour du chômage de masse. Dans les décennies suivantes, pour rétablir leur taux de profits et augmenter sans cesse la productivité, les capitalistes allaient licencier, aggraver l'exploitation, baisser la masse salariale et généraliser la précarité au point qu'aujourd'hui celle-ci est en passe de redevenir la règle et le CDI l'exception. Dans cette guerre de classe contre les travailleurs, la bourgeoisie a tout naturellement trouvé le soutien zélé de tous les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir. Les économistes ont théorisé après coup la nécessité de ces attaques, au nom du « libéralisme ».

La dérégulation financière, conséquence de la crise

            En même temps qu'ils menaient leur offensive contre les travailleurs pour rétablir puis augmenter leurs taux de profits, les capitalistes réduisirent considérablement leurs investissements dans la production. Ils cherchèrent donc de nouveaux débouchés pour leurs capitaux. Ils commencèrent par prêter aux pays sous-développés avec des taux d'usure, les poussant dans les filets d'une dette sans fin que les classes populaires continuent de payer de multiples façons. Ils se lancèrent dans la spéculation financière ou boursière qui prit des formes multiples et variées, au gré des bulles, des crises bancaires ou des krachs boursiers.

            Pour répondre aux exigences de leurs capitalistes, les États allaient abattre une à une les réglementations financières instaurées après la grande crise de 1929. En une décennie, à partir du milieu des années 1980, la plupart des cloisonnements en vigueur entre les différents secteurs financiers, celui des monnaies, des obligations, des actions, les marchés à terme sur les matières premières, les assurances, etc. ont été supprimés pour créer un marché financier mondial quasiment unique. Aujourd'hui, les différentes places financières sont interconnectées et, en jouant sur les décalages horaires, on peut acheter et vendre 24 heures sur 24. En 2012, les opérations financières internationales étaient cent fois plus nombreuses que celles liées au commerce des biens et des services.

            La frontière entre le capital industriel et le capital bancaire, ténue depuis toujours, est désormais totalement abolie. Les grands groupes industriels partagent leur activité entre la finance et l'industrie. Ils disposent de leurs propres fonds spéculatifs, parfois de leur banque. Un « investisseur » qui cherche le meilleur rendement peut passer d'une action en euro à une obligation en dollar, revendre ses actions de Bouygues pour acheter de la dette grecque ou une option d'achat sur une cargaison de pétrole ou de blé, option qu'il aura revendue avant même que le cargo ait atteint son port de destination, sans parler des multiples produits dérivés, comme les fameux subprimes déclencheurs de la crise de 2008. La masse astronomique de capitaux disponibles sur les divers marchés financiers de la planète, du fait de la politique de création monétaire débridée pratiquée par toutes les banques centrales, amplifie tous les mouvements spéculatifs.

            Les banquiers eux-mêmes finissent par s'en effrayer, comme Patrick Artus, chef économiste chez Natixis, qui écrit dans un livre intitulé « La folie des banques centrales » : « Plus la liquidité mondiale est abondante, plus ces mouvements sont violents puisque la taille des capitaux qui peuvent migrer d'une classe d'actifs à d'autres est, elle aussi, de plus en plus considérabl  ». Quand les détenteurs de capitaux décident de retirer leurs avoirs d'entreprises chinoises ou brésiliennes dont les taux de profits sont en baisse, ces centaines de milliards de dollars se déplacent en quelques heures, provoquant la fermeture d'usines, l'effondrement des monnaies, le chômage et  l'inflation pour la population.

            Toute cette politique de déréglementation lancée au début des années 1980, résulta d'un consensus, à l'échelle internationale, entre les États et les capitalistes. Ce n'est pas par idéologie que les vautours du FMI et de la Banque mondiale imposèrent aux populations des pays surendettés, des privatisations massives, la fin des subventions pour les produits de première nécessité ou l'ouverture de tous les services publics aux firmes privées occidentales. Ces deux institutions, mises en place dans la période d'après-guerre fortement régulée, devinrent les agents de la privatisation à marche forcée des services publics, de la fin des denrées subventionnées dans les pays surendettés, de la baisse des impôts. Ce n'était pas la victoire idéologique des « Chicago boys », les économistes ultra-libéraux de l'école de Chicago, mais une exigence impérative du capitalisme en crise. Une exigence du même type que celle qui avait poussé, entre 1870 et 1900, les pays capitalistes à la course aux colonies et à la politique impérialiste. Il y eut à l'époque des intellectuels pour théoriser  les « bienfaits civilisateurs » de la colonisation, comme il y en a aujourd'hui pour théoriser  les vertus du libéralisme. Mais les racines de l'impérialisme étaient dans les lois du développement économique.

            Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne sont présentés par les altermondialistes comme les artisans de cette politique « néolibérale ». Mais en France, au même moment, c'était le « socialiste » Mitterrand qui mettait les mêmes réformes en œuvre, pendant que le « socialiste » Jacques Delors présidait la Commission européenne et que le français Michel Camdessus, nommé par Mitterrand, présidait le FMI. Et tous leurs successeurs, d'Obama à Sarkozy et Hollande, n'ont cessé de satisfaire les exigences de la finance. Ce n'est ni par lâcheté, ni par idéologie mais parce que le capitalisme atteint de sénilité ne peut pas plus se passer de la finance qu'un drogué de sa came.           

Les multinationales et le libre-échange généralisé

            En même temps, que tous les gouvernements déréglementaient la finance, ils modifiaient les lois nationales pour faciliter les investissements directs de firmes étrangères dans l'industrie. Ils leur ouvraient des secteurs économiques longtemps protégés comme les transports, l'énergie, la distribution de l'eau, la téléphonie, contrôlés jusque là soit par des sociétés publiques soit par des entreprises nationales.

            L'un des résultats de ces mesures fut l'augmentation spectaculaire du nombre d'entreprises dites « multinationales » ou « transnationales », c'est à dire, selon une définition de l'ONU, une entreprise qui réalise plus du quart de sa production dans des filiales implantées dans au moins six pays différents. Selon les chiffres de l'OIT, il y aurait aujourd'hui 50 000 multinationales contre 7 000 vers 1980. Si l'on prend en compte les participations croisées au sein de ces multinationales, moins de 800 sociétés contrôlent 80 % de celles-ci.

            L'immense majorité de ces firmes ont leur berceau dans les pays développés où elles réalisent d'ailleurs plus de 80 % de leurs investissements car c'est là que vivent l'essentiel de leurs clients. Le Japon, les États-Unis et l'Europe concentrent toujours à eux seuls la majorité de la production et des échanges mondiaux.

            Ces sociétés ne sont pas désincarnées. Elles appartiennent à des capitalistes en chair et en os. Ce sont les héritiers des vieilles dynasties bourgeoises, les de Wendel, les Bettencourt, les Agnelli. Ce sont de nouveaux capitalistes qui ont émergé plus récemment comme Bill Gates ou Amancio Ortega, fondateur de Zara. Comme l'écrit le journal Les Échos qui consacre un article ce week-end à la famille Peugeot : « la majorité des entreprises privées allemandes, italiennes ou françaises sont contrôlées par des familles. Celles-ci règnent sur le tiers des plus grandes firmes cotées aux États-Unis. ». On est bien loin du règne obscur des fonds de pensions. Ces groupes géants emploient directement 200 millions de salariés dans le monde et avec la sous-traitance, près d'un travailleur sur cinq de la planète travaillerait pour une multinationale ! Le géant de la distribution américain, Wal-Mart, propriété de la famille Walton, est le premier employeur au monde avec 2,1 millions de salariés.

            Ces firmes géantes ont incontestablement un poids économique supérieur à nombre d'États. Le chiffre d'affaire cumulé des dix premières multinationales dépasse les PIB de l'Inde et du Brésil réunis. En 2013, Apple avait une capitalisation boursière équivalente au budget de la France, un peu moins de 500 milliards de dollars. Le chiffre d'affaire d'Exxon Mobil est égal au PIB de la Norvège, celui de Toyota, au PIB de la Grèce.

            Comme par le passé, ces groupes forment des alliances pour vendre leur production à des prix bien supérieurs au marché dit libre. Ils font des cartels pour réduire artificiellement la production, d'aluminium, de pétrole ou d'autres matières premières en contournant les lois anti-dumping de nombreux pays supposées interdire de telles pratiques. Les grands groupes de la pharmacie, de la téléphonie ou de l'automobile, concurrents acharnés pour se partager les marchés, s'unissent pour imposer les normes sanitaires ou environnementales qui les arrangent. Ces alliances changent au gré des rapports de force et des calculs de leurs actionnaires.

            Ces firmes multinationales peuvent jouer un État contre un autre pour obtenir les meilleurs avantages, les impôts les plus bas, des crédits impôts recherche ou des pôles de compétitivité, les obligations sociales les moins contraignantes ou encore des commandes publiques. Elles déplacent, comme Netflix, leurs sièges sociaux d'un pays à l'autre pour bénéficier du meilleur taux de TVA ou des impôts les plus faibles. Elles s'adaptent au gré des modifications des lois. C'est ce que déclarait Jeffrey Immelt, le pdg de General Electric, au printemps 2014 lors de l'épisode du rachat d'Alstom par General Electric : « Nous intervenons dans 170 pays différents, chaque pays a ses spécificités et ses difficultés. Nous nous adaptons à chaque situation ».  C'était une façon tranquille de dire qu'avec un chiffre d’affaire de quelques 100 milliards d’euros et plus de 300 000 salariés dans le monde, GE était plus puissant que la plupart des États dans lequel il a des filiales. Le cinéma de Montebourg  sur « la vigilance patriotique » du gouvernement était destiné à la population et aux électeurs. Montebourg et Hollande, en bon serviteurs de la bourgeoisie, savaient parfaitement que le rachat ou  la vente de telle ou telle filiale, chez Alstom, General Electric ou ailleurs, relève de la seule prérogative des actionnaires. Car au-dessus de la souveraineté des États, il y a la souveraineté de ces grandes firmes dont les États ne sont que les agents.

Les États, instruments privilégiés de leurs firmes

            Le caractère multinational de ces grandes firmes, le fait qu'elles réalisent, comme Total, la majorité de leur chiffre d'affaire à l'étranger plutôt que dans leurs pays d'origine, ne les empêchent pas de conserver de multiples relations privilégiées avec le pays au sein duquel elles se sont développées. N'en déplaise aux souverainistes qui déplorent « l'affaiblissement des États face aux firmes multinationales », l’État reste le garant en dernier ressort de leurs intérêts. C’est lui qui réinjecte par exemple des milliards dans les périodes de crise, comme tous les États le firent pour leurs constructeurs automobiles en 2008, ou lorsqu’il faut moderniser les installations sans que les actionnaires  déboursent un centime.

            Ces liens passent par de multiples canaux. Les dirigeants politiques sont liés, socialement, humainement, intellectuellement, à la bourgeoisie de leur pays. Dans tous les pays, pour accéder au pouvoir, les grands partis, de droite ou de gauche, sont financés, d'une façon ou d'une autre, par la bourgeoisie. Ils doivent avoir le soutien des grands médias qui, en France, sont la propriété des Bolloré, Bouygues, Dassault et compagnie, pas de Thyssen ou Agnelli.

            Les diplomates et les dirigeants politiques se transforment en agents commerciaux pour ces grands groupes à chaque visite dans un pays dit émergent. Le ministre français de la défense est chargé de vendre des Rafales à l’Égypte ou au Qatar, des sous-marins à l'Australie pendant que celui des affaires étrangères accélère la vente d'avions Airbus à l'Iran et l'installation d'une usine de locomotives Alstom au Kazakhstan. Laurent Fabius, qui était ministre du commerce extérieur en plus d'être aux Affaires étrangères, déclarait sans détour en 2013 : "Le Quai d’Orsay doit être la maison des entreprises." La guerre économique n'étant jamais loin de la guerre tout court, la plupart des interventions militaires des puissances impérialistes ont pour but de défendre le pré carré de leurs industriels, l'accès aux minerais, au pétrole et la priorité pour leurs capitalistes dans les marchés de reconstruction après la guerre.

            Si la rivalité entre les différents impérialismes ne se traduit pas -actuellement - par une guerre ouverte, c'est parce que la suprématie incontestée des États-Unis contraint ses concurrents, en particulier européens, à ramasser les miettes. Le budget militaire des États-Unis, de loin le plus élevé du monde, permet aux forces armées américaines de mener dans la durée plusieurs interventions militaires en même temps. Les États-Unis ont une influence prépondérante depuis l'origine sur les institutions internationales comme le FMI, la Banque mondiale mais aussi l'ONU. Leur monnaie, le dollar, reste impliquée dans 80 % des transactions internationales. Toutes les grandes modifications intervenues dans le fonctionnement de la finance mondiale depuis 30 ans ont été décidées aux États-Unis. Les États-Unis fixent les règles du jeu, les normes dans l'industrie, attirent les meilleurs scientifiques de la planète, ce qui permet aux firmes américaines de déposer l'essentiel des brevets sur les innovations décisives. Tout cela contribue directement au fait que le tiers des 500 premières multinationales, réparties dans la plupart des domaines, sont américaines.

            Les États, et en premier lieu les États-Unis, sont donc plus que jamais le bras armé de leurs grands groupes.

Le Tafta et autres accords de libre échange

            Le bras de fer entre les grandes firmes et, derrière elles, entre les États qui défendent leurs intérêts, s'exprime depuis quelques décennies à travers les accords de libre échange signés entre des pays ou groupes de pays.

            Le courant altermondialiste s'était beaucoup agité, à la fin des années 1990, lors des manifestations contre l'Organisation mondiale du commerce, l'OMC qui remplaça en janvier 1995 l'ancienne structure internationale régissant depuis l'après-guerre les tarifs douaniers et la réglementation commerciale entre les États. Nombre des accords négociés dans le cadre de l'OMC ne sont au bout du compte pas ratifiés par les États - moins de 10 % des sujets abordés lors des négociations de Doha, en 2001, sont aujourd'hui ratifiés. Et quand ils le sont, ils ne font qu'entériner les rapports de force déjà existants. Si les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni estiment que les intérêts de leurs trusts sont bafoués, ils refusent de signer et ils appliquent les normes et droits de douane qu'ils veulent. Malgré la période de « libre-échange généralisé » dans laquelle nous vivons, les échanges ne sont ni libres ni équitables mais régis par la loi de la jungle du capitalisme. Le Mexique, le Canada et les États-Unis appartiennent à la même zone de libre-échange, l'Alena, mais le Mexique y est entré de façon subordonnée.

            Les discussions actuelles autour du Tafta, le Traité de libre échange transatlantique, entre les États-Unis et l'Union européenne provoquent les foudres des souverainistes. Pensez donc, les États-Unis pourraient être autorisés à vendre du poulet au chlore en Europe ! Par réciprocité, Findus sera peut-être autorisé à vendre à New-York ses lasagnes à la viande de cheval… Plus sérieusement, les opposants au Tafta dénoncent la mise en place d'un tribunal d'arbitrage privé qui pourrait exiger, de la part des États signataires, le paiement de fortes indemnités en cas de changement de législations ou de règles sanitaires défavorables à leurs intérêts. Une fois encore ils dénoncent « la perte de souveraineté nationale ».

            De tels tribunaux existent déjà, y compris en Europe. Depuis la décision du gouvernement Merkel de fermer les centrales nucléaires allemandes en 2011, la société suédoise Vattenfall réclame 4,7 milliards d'euros au gouvernement allemand en s'appuyant sur les dispositions de la Charte européenne de l’énergie signée en 1994. Cette charte, comme tous les accords de libre échange, avait été signée en toute connaissance de cause par des États non pas victimes mais acteurs de ces décisions. Ces tribunaux arbitraux, conçus pour contourner, en cas de litiges, les milliers de pages des règlements qui régissent le commerce international, n'ont en fait aucun pouvoir de coercition. En dernier ressort, ce qui est déterminant, c'est la puissance de l’État auquel les firmes sont adossées.

            Et cela marche dans les deux sens. Quand une grande firme, comme la Société générale ou Volkswagen, viole un accord ou une loi, les États-Unis sont en situation de lui faire payer des amendes de plusieurs dizaines de milliards de dollars, ce qui n'est certainement pas le cas de la Côte d'Ivoire ou de l’Uruguay. Il en va au niveau international comme à l'échelle d'un pays : Total a infiniment plus de moyens face à la justice que les habitants de Toulouse qui ont perdu leurs fenêtres et parfois leur vie, lors de l'explosion d'AZF !

            Pour l'instant le gouvernement américain, qui refuse d'ouvrir ses marchés publics aux capitalistes européens, est le meilleur opposant au Tafta. Les négociations sont actuellement suspendues et, campagne électorale oblige, Donald Trump comme Hillary Clinton se sont déclarés hostiles à ce traité, tout comme Hollande et Valls, d'ailleurs. Mais à la fin, les uns et les autres feront ce que les plus puissants et les plus influents des capitalistes de leur pays leur demanderont de faire. Les classes populaires n'ont rien de bon à attendre de ces traités – le caractère secret des négociations suffit à le montrer. Mais croire que les normes de « nos » multinationales sont meilleures que celles de leurs concurrents, est une illusion dangereuse. C'est le pouvoir des unes et des autres sur toute l'économie qu'il faut contester.

Les délocalisations… et leurs limites

            Le libre-échange généralisé auquel s'ajoutent la baisse des coûts des transports, l'effondrement du prix des télécommunications et l'extension du réseau Internet à une grande partie de la planète, est rendu responsable des suppressions massives d'emplois et du chômage de masse dans les pays capitalistes développés.

            C'est ce que répètent nombre de politiciens, de gauche ou de droite, qui dédouanent ainsi les responsabilités des capitalistes français ; des souverainistes ou des altermondialistes qui réclament des mesures protectionnistes et la « relocalisation » de la production ; des syndicalistes qui dénoncent le dumping social et exigent une « bonne politique industrielle ». Mais c'est aussi le ressenti de bien des travailleurs à qui l'on rabâche « qu'ils coûtent trop cher », « qu'il y a trop de charges en France » et surtout qui voient leurs usines fermer , les emplois disparaître et qui n'entendent que les discours précédents. Mais la réalité économique est bien plus nuancée et la réponse politique n'est ni le protectionnisme ni le repli national proposés par les uns ou par les autres.

            Quand une firme installe une nouvelle usine dans un pays, c'est avant tout pour y vendre ses produits. Parmi les multiples facteurs qui déterminent le choix d'implantation d'un groupe étranger dans un pays, il y a la taille du marché, le réseau des fournisseurs et des sous-traitants, la qualité des infrastructures, la qualification et la disponibilité du personnel et ensuite seulement le niveau des salaires et les diverses mesures d'attractivité proposées par les gouvernements ou les collectivités locales.

            Si les constructeurs automobiles mondiaux ont installé des usines en Chine, ce n'est pas pour ramener les voitures en Europe et aux États-Unis mais pour les vendre aux 100 à 200 millions de Chinois suffisamment solvables pour en acheter. Quand Toyota a construit en 1999 une usine à Onnaing près de Valenciennes, c'est qu'il visait le marché européen. La région du Nord-Pas-de-Calais est proche du Benelux, de la Ruhr industrielle, de la Grande-Bretagne. C'est une région très industrialisée avec de multiples sous-traitants mais aussi un fort taux de chômage qui contraint des milliers d'ouvriers qualifiés à accepter de dures conditions de travail avec des bas salaires. Alors, la Yaris produite sur les chaînes de montage d'Onnaing avec des travailleurs aux multiples origines est-elle une voiture française ? européenne ? japonaise ? Elle est incontestablement mondiale ! Et plus incontestablement encore, elle produit des profits pour les grands actionnaires de Toyota qui peuvent être de n'importe quelle nationalité.

            Il existe de véritables délocalisations, c'est-à-dire le transfert de tout ou partie d'une production vers un pays où les salaires et les coûts de production sont plus bas, pour la ramener ensuite vers le marché visé. C'est le cas dans le textile et l'électroménager dont les productions sont transportées depuis l'Asie sur des porte-conteneurs géants. C'est vrai de multiples sous-ensembles qui composent les produits assemblés en Europe ou aux États-Unis. Cela touche les constructeurs automobiles qui ont implanté des usines de montage au Mexique pour le marché américain, plus récemment en Europe de l'Est, au Maghreb ou en Turquie pour celui d'Europe de l'Ouest. Cela concerne encore les centres d'appels téléphoniques, les services informatiques, certains services comptables, la recherche et le développement.

            Mesurer l'impact des délocalisations sur l'emploi n'est pas simple tant les créations et les suppressions d'emplois sont permanentes, tant les processus de production, avec la sous-traitance, les transferts d'une filiale à l'autre au sein d'un même groupe sont complexes. En outre, l'ampleur des délocalisations varie selon la conjoncture économique. Selon l'Insee entre 1995 et 2001, période de l'expansion industrielle en Chine, les délocalisations auraient été responsables de 10 à 20 % des suppressions d'emplois. Pendant la période 2009-2011, au plus fort de la crise, les délocalisations auraient provoqué la suppression de 20 000 emplois directs dans l'industrie soit moins de 1 % de l'emploi industriel[6].

            Même s'il faut relativiser la fiabilité de ces chiffres, cela signifie avant tout que les centaines de milliers d'emplois supprimés dans cette même période l'ont été pour de tout autres raisons que les délocalisations. Outre les licenciements économiques pour cause de baisse des ventes en pleine crise, la principale raison a été, et reste, l'augmentation de la productivité, les hausses de cadences, la réduction des pauses, les réorganisations des ateliers, la polyvalence, le recours aux heures supplémentaires, etc. Dans l'industrie automobile où les salaires représentent moins de 10 % du coût d'une voiture, ces gains de productivité, réalisés en usant les travailleurs, en multipliant les troubles musculo-squelettiques, ont été spectaculaires. Tous ceux qui braquent les projecteurs sur les seules délocalisations ou sur le libre-échange généralisé cherchent à cacher cette réalité. Mais la rapacité des capitalistes ne disparaîtra ni en rétablissant les droits de douane ni en renforçant les frontières.

La mondialisation de l'exploitation

            Ce qui n'a cessé d'augmenter, non pas du fait de la mondialisation, mais du fait de la recherche permanente de profit, c'est l'exploitation des travailleurs partout dans le monde. La loi de la jungle d'une économie capitaliste en crise, phagocytée par la finance, pousse la bourgeoisie à restructurer en permanence, à racheter et vendre des usines partout dans le monde, à supprimer des emplois, intensifier la productivité, aggraver partout l’exploitation pour réduire ses coûts de production. Elle a mis la planète en coupe réglée, pompant la plus-value créée par les travailleurs des métropoles impérialistes comme des pays émergents, tous reliés par le même processus de production.

            Les inégalités n'ont cessé de se creuser au cours des quarante dernières années, entre les pays et entre les classes sociales. Moins de 70 milliardaires concentrent autant de richesse que trois  milliards d'êtres humains et quelques dizaines de milliers de grandes fortunes accaparent l'essentiel. Selon les chiffres de l'OIT, plus de deux  millions de travailleurs décèdent chaque année du fait d'un accident ou d'une maladie professionnelle. C'est plus que les victimes annuelles de toutes les guerres réunies ! Et ces chiffres ne tiennent pas compte de tous ceux qui disparaissent sans laisser de trace par exemple au fond des mines africaines. L'exploitation accrue des uns s'accompagnent, partout dans le monde, du chômage forcé des autres. Il y a quelque 200 millions de chômeurs recensés dans le monde, sans compter les centaines de millions de travailleurs informels qui échappent aux statistiques[7].

            Pour tirer les salaires vers les bas, les patrons cherchent constamment à opposer les travailleurs les uns aux autres. Ils n'hésitent pas à opposer les travailleurs d'Europe ou d'Amérique à  ceux de l'Asie ou de l'Afrique, ceux de France ou d'Allemagne à  ceux d'Europe de l'Est. Mais ils opposent aussi ceux en CDI aux intérimaires, ceux qui sont qualifiés à ceux qui ne le sont pas, les hommes aux femmes, les autochtones aux étrangers. Et si on les laisse faire, ils opposeront bientôt, au sein d'une même branche voire du même groupe, les salariés qui auront accepté de travailler plus longtemps et de baisser leur salaire à ceux qui refusent leur chantage permanent. 

            Pour ne plus subir la loi de la jungle du marché capitaliste, les travailleurs doivent s'unir, opposer au patronat leur organisation de classe au-delà de leur entreprise, de leur branche, y compris par de-là les frontières.

Une socialisation toujours plus grande de la production

            La mondialisation capitaliste, c'est avant tout l'interdépendance généralisée de tous les pays, la complexification des processus de production et leur segmentation en un nombre toujours plus grand de lieux de production.

            J'ai donné l'exemple de l'iPhone au début de cet exposé. Mais cette parcellisation de la production n'est pas l'apanage de l'électronique assemblée en Chine. Elle vaut pour quasiment toutes les marchandises. L'Airbus A380, assemblé à Toulouse et qui nous est vendu comme le fleuron de la technologie industrielle européenne sinon française, comporte trois millions de pièces détachées issues de 77 pays différents… Deux éléments aussi fondamentaux que les réacteurs et les pneumatiques viennent des États-Unis, la patrie du concurrent Boeing. Quant au Boeing 747, il comporte lui aussi plus de trois  millions de pièces issues de 33 pays différents, y compris la France qui fournit en particulier les trains d’atterrissage.

            Cet exemple démontre l'absurdité de prétendre vouloir « produire français » ou « acheter français ». Sauf à vouloir se priver des avions ou du téléphone, mais en réalité de la totalité des produits manufacturés - y compris les marinières « made in France » dont le coton n'est pas produit en France, sans parler des machines qui permettent sa fabrication – la « démondialisation » est un slogan creux, aussi absurde que réactionnaire.

            La mondialisation a réalisé la socialisation de la production, entrevue par Marx il y a plus de 150 ans et déjà mûre du temps de Lénine. Et c'est un processus irréversible.

            La réponse aux ravages de l'économie capitaliste mondialisée ne peut pas être un impossible retour vers la petite production locale. Elle consiste  au contraire à avancer vers une étape supérieure : l'expropriation des quelques milliers de multinationales et des banques et la collectivisation de ces sociétés. La mondialisation est la base économique d'une société communiste. Les grands groupes industriels ou bancaires centralisent des outils de recensement, de prévisions, d'organisation, de rationalisation qu'il faudrait mettre au service de toute la société. En prenant le contrôle de ces groupes, les travailleurs pourraient satisfaire tous les besoins de l'humanité, nourrir, loger, instruire, soigner tous les êtres humains sans en condamner des centaines de millions à la malnutrition, aux maladies chroniques, au sous-développement et à la barbarie.

            Les firmes multinationales ont le monopole sur des pans entiers de la production, mais elles n'ont pas aboli la concurrence, qui renaît sans cesse et provoque des faillites, des restructurations, des rachats suivis de fermetures d'usines. Elles sont souvent plus puissantes que les États, mais elles n'ont aboli ni les frontières ni le morcellement national. C'est pourtant en raisonnant à l'échelle de la planète que l'on peut gérer de façon rationnelle l'économie, qu'on peut adapter les capacités de productions aux besoins de tous et satisfaire l'ensemble de ces besoins sans épuiser les ressources ni détruire la nature.

            Pour exproprier ces grands groupes, il faudra une révolution sociale. Pour faire cette révolution, il faut qu'agisse une force sociale puissante, présente dans le monde entier, ayant tout à gagner à renverser la dictature du capital sur la société. Une telle classe sociale existe, c'est le prolétariat international, renforcé numériquement par la mondialisation. Car l'un des effets de la mondialisation, c'est d’avoir relié des millions de travailleurs au sein du même processus.

            L'iPhone n'est pas seulement le symbole des excès de la mondialisation. Il montre que l'ouvrier chinois, le mineur du Congo qui extrait le coltran, l'un des multiples ouvriers, techniciens, ingénieurs de la planète qui participe à la production d'une de ses composantes, les marins philippins qui le transportent, l'employé qui l'expédie chez Amazon, forment un tout. Ils appartiennent à la même classe et ils ont fondamentalement les mêmes intérêts.

            Ce qu'il leur manque aujourd'hui, c'est la conscience d'avoir les mêmes intérêts par delà les frontières ; la conscience que leur classe sociale produit tout, fait tout fonctionner, qu'elle a les capacités de se soulever, de prendre la direction de la société pour la réorganiser sur de tout autres bases.           

L'impasse des idées souverainistes et protectionnistes

            Le principal danger que représentent les idées souverainistes, c'est justement qu'elles obscurcissent la conscience des opprimés en leur désignant des leurres et des boucs-émissaires plutôt que de les aider à comprendre les mécanismes réels de la société et de l'économie.

            Si certains des courants altermondialistes ou souverainistes dont nous discutons ce soir sont sincèrement inquiets par l'évolution de la société, sont révoltés par les ravages provoqués par le capitalisme, c'est la mondialisation qu'ils critiquent, pas le capitalisme. Pour eux, la division de la société en deux classes fondamentales antagonistes, l'existence d'un prolétariat international uni par les mille liens de la mondialisation capitaliste, renforcé numériquement par le développement des forces productives, n'existent pas. Au mieux, ils opposent une « oligarchie financière », impersonnelle et désincarnée, aux « peuples souverains ». Ils ne conçoivent les transformations qu'ils appellent de leurs vœux que par le haut, par un changement des institutions et finalement par l'intervention des États nationaux. Ils ne discutent jamais de la nature de classe de ces États. Quant à la perspective d'une intervention consciente de ceux qui produisent toutes les richesses pour prendre le pouvoir et changer la société, ils ne l'imaginent pas une seconde.

            Si de telles idées étaient seulement naïves, nous pourrions nous abstenir de les critiquer. Mais elles sont aussi nocives. En dénonçant « le libre-échange généralisé », « la financiarisation de l'économie », « les traités internationaux et les organisations supranationales », les souverainistes refusent de désigner les capitalistes en chair et en os, camouflés derrière les abstractions qu'ils dénoncent. Ce faisant, ils les dédouanent.

            Tous ceux, dirigeants syndicaux, responsables du PCF ou du Front de gauche, altermondialistes et souverainistes de diverses obédiences, qui présentent le protectionnisme comme un rempart contre le chômage, qui opposent la « démondialisation » à la mondialisation capitaliste, qui s'arc-boutent derrière des frontières et des États au nom de la « souveraineté nationale », entraînent les travailleurs dans une impasse réactionnaire. Ils portent une responsabilité directe dans la perte de repères politiques des classes populaires, dans le grave recul de la conscience de classe. Non seulement ils empêchent ceux qu'ils influencent - militants ouvriers ou jeunes révoltés qui s'éveillent à la politique - de comprendre les mécanismes réels de la société, mais ils distillent dans leurs têtes le poison du nationalisme. Opposer les pays les uns aux autres, c'est opposer les travailleurs les uns aux autres.

            Oh, certains d'entre eux, comme Jean-Luc Mélenchon ou Frédéric Lordon, revendiquent « une vision de gauche de la souveraineté nationale». Ils prétendent qu'il faut disputer la Nation à l'extrême droite et ils jouent sur les mots en expliquant, sans rire, qu'être « internationaliste », c'est être « inter-nationalistes ». En somme, ils réclament « l'Europe des nations » plutôt que « l'Europe des peuples » chère au Front national. Ils ont beau enrober leurs discours de citations de Jaurès, ils rendent, exactement comme les souverainistes « de droite », l'Union européenne, l'euro et la mondialisation responsables de tous les maux de la société indépendamment de la domination de la bourgeoisie.

L'Union européenne, bouc-émissaire de tous les souverainistes

            L'Union européenne et la zone euro cristallisent la haine de tous les souverainistes. Elle semble agir comme le chiffon rouge qui masque la pique tranchante du capital. A les entendre, de la loi travail aux pluies diluviennes, tout est de la faute de Bruxelles !

            L'Union européenne est née pour tenter de résoudre la contradiction entre l'étroitesse des marchés nationaux et le haut niveau atteint par les forces productives. Mais ce besoin de développer des liens économiques sur un territoire plus large, a toujours été contradictoire avec les intérêts propres de chacune des bourgeoisies nationales qui conservent des liens intimes avec leur propre appareil d’État. La construction européenne a toujours été laborieuse, pleine de compromis permanents entre les intérêts nationaux de chaque bourgeoisie. N'en déplaise à la légende racontée dans les écoles, cette union n'a jamais rien eu à voir ni avec la paix ni avec l'amitié entre les peuples ni avec la démocratie. Dès le départ il fut question de gros sous, de rivalités commerciales, d'accès libre aux matières premières et aux marchés et surtout de rapports de forces. L'UE a toujours été dominée par les trois puissances impérialistes, la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne, appuyées sur l'Italie. Les élargissements successifs, en particulier vers l'Europe de l'Est, ont en fait renforcé cette domination. L'Union européenne est une union de brigands.

            L'un des rares progrès qu'avait réalisé cette Union, une relative liberté de circulation au sein de l'Espace Schengen, au moins pour les citoyens européens et les étrangers en situation régulière, a volé en éclat avec la crise des migrants et la démagogie xénophobe entretenue par tous les gouvernements en place. Je tiens au passage à dénoncer la responsabilité des dirigeants de cette Europe des barbelés, au cynisme sans borne, qui refoulent et laissent périr en Méditerranée, des hommes et des femmes qui fuient les guerres ou la misère dont ces mêmes dirigeants sont largement responsables. Comme si la riche Europe, avec ses 500 millions d’habitants, n'avait pas les moyens d’accueillir et de laisser s'installer dans le pays de leur choix quelques millions de migrants !

            Au fil du temps, au fil des crises, l'Union européenne est devenue un peu plus qu'une simple zone de libre échange. Les États membres ont créé une Commission et un parlement. Mais jusqu'au traité de Lisbonne de 2007, toutes les décisions européennes devaient être prises à l'unanimité des chefs d’États ou des ministres concernés. Depuis la mise en application de ce traité, le système de la majorité qualifiée donne à deux des trois puissances européennes un droit de veto sur toutes les décisions. C'est dire qu'aucune décision européenne n'a été prise sans le consentement de ces pays. Pour être appliquées dans un État, les lois votées au parlement européen comme les directives de la Commission, doivent être transposées nationalement. Les gouvernements ne transposent que les lois qui les arrangent.

            Avec l'euro, les États européens ont accepté de perdre la souveraineté sur leur monnaie dont ils ont transféré le contrôle à  la Banque centrale européenne. La BCE est la véritable bête noire des souverainistes. Ils dénoncent unanimement la perte de souveraineté de la Banque de France au profit de la BCE qu'ils accusent d'être soumise à l'Allemagne.

            Jean-Luc Mélenchon écrit par exemple : "La doctrine politique que l'Allemagne veut imposer partout" (…) "prétend séparer totalement l'économie de la décision des citoyens et faire de la monnaie une vache sacrée autorisée à brouter ce qu'il lui plaît", ajoutant sans rire "c'est la négation de l'identité républicaine de la France qui suppose le pouvoir sur toute chose du citoyen."[8]  Mais quel était donc « le pouvoir du citoyen » sur la Banque de France, dans les années 1970-80, quand l'inflation à deux chiffres ruinait le pouvoir d'achat des travailleurs et quand les dévaluations régulières renchérissaient les importations en particulier le pétrole ? Cela, Mélenchon s'en fiche !

            Frédéric Lordon reprend à son compte cette idée que la BCE est sous la coupe de l'Allemagne et que l'austérité imposée à toutes les populations européennes résulte de « l'ordolibéralisme allemand » auquel, pour le malheur de l'Europe, « la France a dit oui »[9]. Pour Lordon, si tout va mal, c'est parce que les fondateurs de l'euro ont inscrit dans les traités, la limitation de l'inflation, le maintien du déficit public en dessous de 3 % du PIB, celui de la dette publique en dessous de 60 % - autrement dit les fameux critères de Maastricht. C'est encore parce qu'ils ont accepté le contrôle des seuls marchés sur la politique de la BCE. Et pour lui la solution est « d'envoyer promener les traités » pour « revenir au national ».

            Il a peut-être échappé à Mélenchon et Lordon, obnubilés par leur germanophobie, qu'en 2009, pour renflouer les banques et verser des milliards d'aide à leurs industriels, la plupart des pays, y compris l'Allemagne, se sont assis sur les « critères de Maastricht ». Ils n'étaient plus à l'ordre du jour quand la survie de la bourgeoisie était en jeu. Si les mêmes dirigeants impérialistes ont été inflexibles, à partir de 2010, avec le peuple grec, ce n'est pas à cause de « l'ordolibéralisme allemand », ni à cause du « néolibéralisme » du FMI, mais parce qu'ils sont les huissiers du Crédit agricole, de la Société générale ou de la Deutsche Bank ; parce qu'ils voulaient montrer à tous les travailleurs d'Europe, qu'une dette ça se paie et qu'ils devaient accepter de se serrer la ceinture. Ils ont fait ce que les représentants du FMI, au nom des grandes banques occidentales, ont imposé bien des fois à la population du Mexique, d'Argentine ou de multiples pays d'Afrique étranglés par la dette, qu'elle soit en dollars ou en euro.

            En présentant les institutions européennes comme responsables de l'austérité et de toutes les attaques subies par les travailleurs, les souverainistes dédouanent la bourgeoisie française et tous les gouvernements successifs à son service. Ils prennent ainsi la suite des dirigeants du PCF qui ont bataillé en leur temps contre la mise en place de l'euro et multiplié les campagnes pour « produire français ». Quand un journal local du PCF écrit : « pour assurer l'indépendance de notre pays, il faut produire en France ce que nous consommons ici, faire travailler en priorité nos PME au lieu de les mettre en concurrence avec celles des pays à bas coût », c'est non seulement une absurdité au regard de ce qu'est l'économie capitaliste, mais cela entretient les préjugés nationalistes sur lesquels surfent tous les partis et d'abord le Front national. Parler de « l'indépendance du pays », c’est faire croire à l’existence d’un intérêt national commun aux travailleurs et aux propriétaires des entreprises, grandes ou petites ; c’est omettre l'opposition de classe entre les travailleurs et la bourgeoisie capitaliste ; c'est oublier ou cacher le fait que les premiers ne s’émanciperont réellement des seconds qu’en disposant eux-mêmes du pouvoir sur les moyens de production et sur le fruit de leur travail.

Renouer avec les perspectives communistes et l'internationalisme prolétarien

            Les idées souverainistes empêchent les travailleurs de comprendre les tenants et les aboutissants de leur exploitation. Elles entretiennent la dangereuse illusion qu'il existe un intérêt « national » dont l’État, tel un arbitre placé au-dessus des classes, assurerait la défense. Mais à l'échelle nationale, l’État est un appareil entièrement au service des principaux capitalistes tandis qu'à l'échelle internationale, une poignée de puissances impérialistes imposent leur ordre social, c'est-à-dire la défense des intérêts de quelques grands groupes dont la rivalité et l'avidité plongent la société vers le gouffre.

            Pour empêcher ces capitalistes de nuire, pour enrayer la course folle de leur économie vers l'abîme, il faut les exproprier et pour cela renverser les États qui les protègent. Le capitalisme a transformé la planète en une seule et unique entité économique où toutes les régions sont interdépendantes. Aux chimères souverainistes, il est vital d'opposer le communisme, c'est-à-dire la mise en commun des richesses de la société, des moyens de les produite et de les répartir. Il est vital de renouer avec l'internationalisme prolétarien, c'est-à-dire avec l'idée défendue par les premiers socialistes selon laquelle « les ouvriers n'ont pas de patrie ».

            Cet internationalisme n'est pas seulement un slogan. Il doit être une boussole et un programme. C'est au travers de leurs luttes, de la défense de leurs conditions d'existence, que les travailleurs apprendront qu'ils ont des intérêts de classe commun, par delà leur corporation, leur statut mais aussi par delà le pays où ils résident ; qu'ils ont, en face d'eux, une même classe bourgeoise à qui il faut arracher la propriété sur les moyens de production.

            La vie sociale et politique étant organisée à l'échelle des nations, les luttes et l'organisation des travailleurs passeront nécessairement par une étape nationale. « Il va sans  dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir d'abord avec sa propre bourgeoisie », écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste communiste. Mais cela ne peut être qu'une étape. Les grandes luttes du passé ont souvent été contagieuses, débordant les frontières pour mettre en branle de nouveaux contingents de travailleurs. C'est plus vrai encore des grandes révolutions qui ont ébranlé la société. Mais pour que les futures révolutions soient victorieuses et transforment définitivement la société, il est nécessaire de rebâtir une organisation internationale des travailleurs, un parti mondial de la révolution, avec des sections dans le maximum de pays. Le mouvement ouvrier a su en bâtir plusieurs fois dans le passé, il saura renaître pour recommencer. La tâche des révolutionnaires est de l'y aider.

[1]    Rosa Luxembourg – Introduction à l'économie politique - 1907

[2]    Idem

[3]    Au cours de ce conflit, la première grande organisation ouvrière, celle des chartistes, refusa toute unité d'action avec les patrons qui combattaient pour leurs propres revendications. Marx et Engels partageaient la même hostilité aux classes dominantes. Cependant, raisonnant sur l'avenir, se plaçant du point de vue du prolétariat en développement, ils ne se contentaient pas de renvoyer dos à dos la bourgeoisie industrielle et les propriétaires terriens, les libre-échangistes et les protectionnistes. Marx concluait ainsi, en janvier 1848, un « Discours sur le libre-échange » : « En général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange».

[4]    Selon une expression de Trotsky

[5]    Certains économistes parlent du « compromis fordiste » en référence à la propagande d'Henri Ford qui, dans les années 1920, prétendait verser à ses ouvriers des salaires leur permettant de s'acheter, fut-ce à crédit, une des Ford modèle T qu'il produisait à la chaîne selon les méthodes du taylorisme. De meilleurs salaires en échange d'une meilleure productivité et d'une forte baisse du prix des biens de consommation, voilà leur prétendu « compromis ». Frédéric Lordon écrit carrément dans La malfaçon : « Le régime d'accumulation fordien parvenait à contenir la violence économique à un niveau très inférieur à celui qu'a libéré le régime d'accumulation néolibérale.»

[6]    Deux études de l'Insee citées par Les Échos du 12 juin 2013 : « Délocalisations, l'Insee tord le cou aux idées reçues ».

[7]    Ces chiffres sont cités par Bernard Thibault dans La troisième guerre mondiale est sociale.

[8]    Le hareng de Bismarck, Jean-Luc Mélenchon

[9]    La Malfaçon, Frédéric Lordon

 

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