Iran : face à une dictature obscurantiste, élément de l’ordre impérialiste

La révolte qui secoue l’Iran depuis l’assassinat de Mahsa Amini par la police des mœurs, le 16 septembre 2022, impressionne par la détermination et l’engagement des femmes et des hommes qui l’animent. Elle frappe par le très jeune âge de ceux qui se révoltent.

Désormais des dizaines de milliers de femmes sortent sans voile et tiennent tête à ceux qui les agressent. Le 3 février encore, comme chaque vendredi, une nouvelle manifestation a eu lieu à Zahedan, la capitale du Baloutchistan. Depuis cinq mois, les manifestations étant dispersées dans la plupart des autres villes, des rassemblements ont été improvisés, des locaux de la police attaqués. Ces actions se terminent par des charges policières meurtrières, des exécutions en pleine rue et des arrestations massives. Mais des femmes et des hommes recommencent les jours suivants. Les quelque 20 000 arrestations, les 500 morts, les dizaines de condamnations à mort pour avoir simplement manifesté, les exécutions publiques de quatre jeunes, tous des travailleurs, ont renforcé la rage contre la République islamique.

La jeunesse est en première ligne, mais elle est soutenue par tout un peuple : par les classes populaires, privées de viande, d’œufs et de tant d’autres produits de base, à cause de l’inflation et de la spéculation ; par les travailleurs, en particulier ceux du pétrole et du gaz, de la métallurgie, des transports, de l’enseignement, qui ont multiplié les grèves ces dernières années pour obtenir augmentations de salaire ou titularisation des précaires ; par la petite bourgeoisie, appauvrie par la crise et privée d’avenir du fait de l’embargo américain ; par les milieux intellectuels, artistiques ou sportifs, qui dénoncent aujourd’hui ce régime « tueur d’enfants ». L’enjeu a dépassé la liberté des femmes et même la liberté tout court, c’est le système lui-même qui est contesté.

Ce mouvement de contestation n’est pas le premier en Iran. Dans les cinq dernières années, deux révoltes ont éclaté contre le pouvoir. La dictature et ses sbires les ont étouffées en déployant une répression impitoyable. À chaque fois les dirigeants occidentaux l’ont dénoncée du bout des lèvres, car ils ne veulent surtout pas que ce régime soit renversé par une révolution populaire.

La révolte actuelle est plus profonde que les précédentes. Elle l’est par sa durée, parce qu’elle touche toutes les couches sociales du pays et parce que la rupture entre la société et les dirigeants de la République islamique semble irrémédiable. Va-t-elle trouver les voies et le courage de rebondir malgré la répression ? Finira-t-elle par faire tomber cette dictature obscurantiste et antiouvrière ? Nous ne pouvons évidemment que l’espérer !

Mais il ne suffit pas aux opprimés de renverser une dictature pour changer leur sort. La population iranienne l’a cruellement expérimenté à ses dépens : le régime des mollahs, aujourd’hui haï, est arrivé au pouvoir en s’appuyant, en 1978-1979, sur la révolte de tout un peuple contre la dictature pro-américaine du chah d’Iran. Né en prétendant défendre les pauvres contre les riches et en exploitant les sentiments anti-impérialistes de la population, ce régime est plus que jamais le défenseur sanglant des privilégiés iraniens. Il est aussi, de fait, un gardien de l’ordre mondial.

Pour qu’il en soit autrement, la seule voie est que la classe des travailleurs prenne consciemment la tête de la révolte, avec sa propre organisation et ses propres objectifs politiques. Dans cette puissance régionale qu’est l’Iran, avec ses 87 millions d’habitants, sa longue histoire de révoltes sociales, son industrie développée et sa classe ouvrière combative, une telle perspective n’est pas une chimère : c’est un programme !

Sous la tutelle impérialiste

L’histoire moderne de l’Iran a de nombreux points communs avec celle de pays comme la Turquie, l’Égypte, la Chine ou l’Inde : les rapports sociaux établis au cours des siècles précédents ont été bouleversés par l’expansion du capitalisme au 19ͤ siècle. À la recherche de matières premières, et de marchés pour placer marchandises et capitaux, la bourgeoisie occidentale est venue concurrencer les anciennes classes privilégiées, grands propriétaires terriens, riches commerçants, hauts fonctionnaires. Par les armes et par des traités inégaux, ces pays ont été ouverts de force aux marchandises et aux capitaux occidentaux. C’était le début de l’impérialisme.

La Grande-Bretagne a été la première puissance à prendre pied en Perse, comme se nommait l’Iran jusqu’en 1934, concurrencée au nord par la Russie tsariste. Les capitalistes britanniques arrachèrent au roi (le chah, en persan) de multiples concessions, agricoles, minières, bancaires, en échange de redevances bien faibles.

Cette mise sous tutelle déclencha des révoltes qui prirent des formes variées, y compris des insurrections armées. La première fut déclenchée en 1891 par la concession exclusive du commerce du tabac au britannique Imperial Tobacco, ce qui ruinait producteurs et commerçants locaux. Entre 1905 et 1911, le pays a été secoué par un mouvement visant à arracher au chah une Constitution et la création d’un Parlement, le premier au Moyen-Orient. Cette contestation, encouragée par la révolution russe de 1905, a coalisé contre la vieille monarchie toutes les classes qui subissaient les méfaits des concessions aux puissances étrangères.

Elle fut dirigée par deux forces politiques hostiles au chah pour des raisons différentes, sinon opposées. D’un côté, une large partie du clergé chiite, emmené par ses théologiens les plus influents, les ayatollahs, a mobilisé la population par le canal de ses mollahs, de ses mosquées et de ses écoles coraniques. Le clergé représentait le point de vue des classes qui se sentaient menacées par la concurrence des capitalistes occidentaux, en particulier les commerçants. De l’autre côté, des intellectuels, fils de notables, propriétaires ou grands marchands, nourris des idées de la Révolution française, ayant découvert en Europe les idées libérales, démocrates, parfois socialistes, voulaient moderniser l’Iran. Eux espéraient que la bourgeoisie iranienne pourrait trouver sa place dans l’économie mondiale sans être subordonnée à l’impérialisme.

Mais une telle voie était fermée. Les bourgeoisies qui émergeaient dans les pays colonisés ou semi-colonisés arrivaient trop tard. En 1907, la Grande-Bretagne et la Russie tsariste signaient un traité pour se partager les zones d’influence en Iran. Dès 1908, les Britanniques avaient mis la main sur le pétrole du Khouzestan. Ils créèrent la compagnie pétrolière anglo-perse (Anglo-Iranian Oil Company – AIOC) ancêtre de British Petroleum, qui rafla pour des décennies la part du lion des profits pétroliers. Les Britanniques avaient réussi à corrompre certains députés du nouveau Parlement, avant que celui-ci ne soit dispersé en 1911. Le chah et la monarchie sortaient de cette période un peu plus affaiblis, le pays un peu plus contrôlé par les Britanniques et les Russes, avant que la Première Guerre mondiale ne donne à ces derniers un prétexte pour l’occuper militairement.

Durant ces années, l’ouverture de puits de pétrole, de mines, de voies de chemin de fer, et des premières industries textiles avaient donné naissance à une classe ouvrière iranienne. Des travailleurs avaient émigré sur les champs de pétrole de Bakou, dans l’Azerbaïdjan voisin, exploités par des sociétés russes contrôlées par Rothschild et Nobel. Ils y rencontrèrent des militants ouvriers du Parti social-démocrate russe. Ce prolétariat, encore très embryonnaire, était relié à la paysannerie, dont il venait, mais aussi au prolétariat international par l’organisation capitaliste elle-même. Contrairement aux commerçants, aux propriétaires terriens, aux bourgeois nationaux, la classe ouvrière n’avait rien à sauvegarder de l’ancien régime et rien à espérer du capitalisme.

Pour cette raison, elle représentait une force révolutionnaire, comme le montra la révolution dans la Russie voisine. En février 1917, le vieil Empire russe tombait, portant au pouvoir une coalition de toutes les classes. En octobre 1917, grâce à la politique défendue par le Parti bolchevique, le prolétariat, allié à la paysannerie, prenait tout le pouvoir à travers les soviets qu’il avait construits.

L’impact de la Révolution russe

La Révolution russe allait ébranler l’Iran comme le reste du monde. L’enthousiasme qu’elle y souleva et les liens établis entre les militants bolcheviques du Caucase et les militants ouvriers d’Iran permirent la naissance d’un premier Parti communiste. Selon les mots de Sultan Zadé, militant bolchevique perso-arménien, un des artisans de la fondation du nouveau parti en juin 1920 : « Le congrès ne brilla pas par la présence des intellectuels », mais « il regroupait 48 délégués ouvriers et paysans qui représentaient 5 000 à 6 000 militants disséminés dans le pays. » Ces militants avaient fait naître des syndicats qui organisaient alors plusieurs dizaines de milliers d’adhérents.

Dans les centres pétroliers, dans les villes qui commençaient à s’industrialiser, les militants communistes subissaient la répression menée par les agents britanniques : arrestations, déportations en Inde et parfois exécutions sommaires. Dans ces conditions, Sultan Zadé écrivait : « Le Parti communiste ne peut pas être un parti de masse, mais il s’efforce de rallier les éléments les plus conscients de la classe paysanne, des ouvriers et des manœuvres. »

La révolution russe, en ébranlant l’ordre impérialiste, avait donné de l’espoir non seulement aux militants du mouvement ouvrier, mais aussi aux mouvements nationalistes des pays dominés. En mai 1920, les aléas de la guerre civile russe amenèrent les troupes de l’Armée rouge jusqu’à Rasht, dans le nord de l’Iran. Elles y appuyèrent les Jangalis, un mouvement de guérilla nationaliste hostile au chah, au tsar russe et aux forces britanniques, en les encourageant à proclamer une république soviétique du Guilan.

Le tout jeune Parti communiste iranien, sans direction aguerrie, oscilla entre participer à cette « république soviétique », qui contestait le chah mais respectait les propriétaires terriens locaux, et en prendre le contrôle pour lancer, par en haut, une politique d’expropriation. Il fit les deux successivement.

De leur côté, les bolcheviks étaient très conscients que les militants communistes des pays opprimés dans lesquels le prolétariat était encore faible, comme l’Iran, devaient avoir une tactique particulière. Au même moment, ils réunissaient à Moscou le congrès de l’Internationale communiste puis, à Bakou, celui des peuples de l’Orient, auquel participèrent 2 000 délégués orientaux dont 190 Iraniens.

L’Internationale encourageait les militants communistes de l’Orient à soutenir les mouvements nationaux démocratiques bourgeois, dans les colonies et les semi-colonies. Pour elle, tout ce qui pouvait contribuer à affaiblir les grandes puissances impérialistes aiderait la révolution internationale en plein essor. Mais l’Internationale refusait que les Partis communistes fusionnent avec ces mouvements nationalistes. Elle insistait pour que soit maintenue l’indépendance du mouvement prolétarien, « même quand il n’avait encore qu’une forme embryonnaire », car le prolétariat devait aussi se préparer à disputer, tôt ou tard, la direction de la révolution à la bourgeoisie nationale. L’Internationale insistait sur « la nécessité de lutter contre la tendance à parer des couleurs du communisme les courants de libération démocratique bourgeois des pays dominés ». Elle soulevait encore un autre point : « la nécessité de lutter contre le clergé et les autres éléments réactionnaires qui ont de l’influence dans les pays colonisés ».

Les militants communistes d’Iran n’eurent pas le temps de mettre en œuvre cette politique. Dès juillet 1921, les Britanniques reprirent le contrôle du Guilan et de l’Iran en général. Pour en finir avec l’agitation sociale et nationaliste, ils organisèrent un coup d’État, en s’appuyant sur le colonel Reza Khan. Celui-ci traqua les Jangalis comme les militants communistes. Il réduisit les prérogatives des mollahs, ce qui renforça leur hostilité à la monarchie. Reza Khan, qui se proclama chah d’Iran sous le nom Reza Pahlavi, se voulait moderniste, à l’image du nationaliste turc Mustafa Kemal, qui consolidait alors son pouvoir dans la Turquie voisine. La dictature du premier Pahlavi n’empêcha pas les grèves des travailleurs dans les ports, les mines, les transports. Mais le conseil central des syndicats fut dissous et le Parti communiste, tout juste fondé, disparut.

De la tutelle britannique à celle des États-Unis, l’échec de Mossadegh

Ce n’est que vingt ans plus tard, en 1941, qu’un parti communiste se reconstitua, sous le nom de parti Toudeh, le Parti des masses. L’URSS de Staline et la Grande-Bretagne venaient d’occuper l’Iran, dans le cadre de la Deuxième Guerre mondiale. L’Union soviétique de 1941 n’avait plus rien à voir avec celle de 1920. Staline et une large couche de bureaucrates avaient usurpé le pouvoir, exterminé les révolutionnaires et étaient devenus les meilleurs défenseurs de l’ordre impérialiste. Dans les pays dominés, ils avaient mis les Partis communistes à la remorque des mouvements nationalistes. En Iran, sous le slogan « Indépendance, liberté et progrès », le Toudeh mena une politique d’union nationale et s’implanta notamment parmi les officiers de l’armée.

Pour autant, grâce aux militants ouvriers qui avaient traversé les deux décennies précédentes, le parti Toudeh acquit un grand crédit parmi les travailleurs. En 1946, il reconstitua la centrale syndicale, qui regroupait plus de 180 syndicats. Mais il utilisa ce crédit pour enchaîner les travailleurs derrière la petite bourgeoisie nationaliste. Quand des grèves éclatèrent, entre 1944 et 1946 dans la région pétrolifère du Khouzestan, il mit tout son poids pour les enrayer. À l’inverse, dans les régions azérie et kurde, au nord du pays, il se fit l’agent de Staline, qui lorgnait sur ces régions, en poussant à la proclamation de républiques autonomes, qui disparurent dès le retrait de l’armée soviétique en 1946.

En avril 1951, Mohammad Mossadegh, grand propriétaire, formé en Europe, plusieurs fois ministre, fondateur du Front national, un regroupement des politiciens bourgeois libéraux, fut nommé Premier ministre par le chah. Le point principal du programme de Mossadegh était la nationalisation de la compagnie pétrolière britannique AIOC. Cette décision déclencha un bras de fer avec l’impérialisme et une crise politique qui mobilisa pendant deux ans les classes populaires avec des grèves, des manifestations et même une insurrection.

Mossadegh était un bourgeois respectueux de l’ordre social. Mais, à l’image d’un Nasser en Égypte qui allait nationaliser le canal de Suez en 1956, le nationaliste Mossadegh voulait qu’une plus grande part des revenus du pétrole reviennent à la bourgeoisie iranienne. Pour cela, il était prêt à mobiliser le pays, mais seulement jusqu’à un certain point.

En riposte à la nationalisation de l’AIOC, le gouvernement britannique décréta un sévère embargo – déjà ! – qui fut appliqué par toutes les autres puissances. Ce blocus empêcha le gouvernement iranien de vendre son pétrole, provoquant une crise économique, amplifiée par la spéculation des grands commerçants. Le chah et les sommets de la monarchie iranienne, dont les chefs de l’armée, ne voulaient pas affronter l’impérialisme britannique et se préparaient à reculer.

Dans un premier temps, Mossadegh tenta de les faire changer d’avis en mobilisant les classes populaires. En juillet 1952, il annonça sa démission. Pour le peuple iranien, celle-ci signifiait l’arrêt de la nationalisation du pétrole. La population de Téhéran ne l’accepta pas. Elle descendit dans la rue et affronta l’armée et ses tanks pendant plusieurs journées. Cette réaction montre combien le sentiment d’humiliation nationale peut constituer un puissant ressort.

Jusque-là, le Toudeh avait refusé de soutenir Mossadegh en disant : « Les grands nous volent et Mossadegh n’est qu’un bourgeois. » La formule n’était pas fausse, mais les réserves du Toudeh n’avaient rien à voir avec les intérêts des classes populaires. Elles étaient motivées par ceux de Staline, qui cherchait à obtenir une concession pétrolière au nord de l’Iran, ce que Mossadegh refusait. Devant l’élan populaire, le Toudeh changea de position et appela à la grève générale conjointement avec le Front national et une fraction du clergé chiite. Le chah recula et rappela Mossadegh comme Premier ministre.

Mais l’impérialisme ne céda rien. La crise économique s’aggrava, provoquant des grèves et des émeutes de la faim. Menacé de renvoi, Mossadegh ne chercha plus à mobiliser les classes populaires. Au contraire, il interdit les grèves, avec la complicité du Toudeh. Continuer à mobiliser les masses, aller jusqu’à la chute de la monarchie, c’était prendre le risque de fracturer l’armée, dont des pans entiers étaient pourtant prêts à rompre avec le chah.

Les nationalistes iraniens, qu’ils soient libéraux, comme ceux du Front national de Mossadegh, ou staliniens, comme ceux du Toudeh, ne voulaient ni briser l’armée ni prendre le pouvoir en s’appuyant sur un soulèvement populaire.

La crise se termina par un coup d’État, organisé conjointement par le MI6, les services secrets britanniques, et la CIA, ceux des USA, en août 1953 pour renverser Mossadegh. Les États-Unis avaient relayé la Grande-Bretagne comme gendarme dans la région. La rente pétrolière fut en partie renégociée, mais au profit des compagnies américaines.

Le renversement de Mossadegh augmenta les sentiments anti-impérialistes en Iran. Il montrait en même temps les limites des nationalistes bourgeois libéraux, incapables de se faire respecter des impérialistes car ils craignaient de s’appuyer sur les masses. Au fond, c’est d’elles dont ils avaient le plus peur. Le Front national comme le Toudeh furent durablement discrédités, en plus d’être interdits et réprimés.

Le chah, un dictateur au service de l’impérialisme américain

Le chah, remis en selle par la CIA, exerça une dictature féroce, appuyée sur une police politique de sinistre réputation, la Savak. Signalons au passage que le fondateur de cette police adepte de la torture avait été formé à Saint-Cyr et Saumur. C’est l’école française de la terreur d’État ! En parallèle, le régime se voulait moderne, progressiste sur les questions de société : droit de vote des femmes, interdiction du voile et même du port de la barbe pour les hommes.

Au début des années 1960, sous la pression des États-Unis, le chah annonça diverses réformes baptisées « révolution blanche ». La principale concernait les campagnes, où des millions de paysans n’avaient ni terre ni droits. La réforme agraire du chah favorisa l’émergence de grandes fermes capitalistes mécanisées. Une partie des terres des propriétaires terriens furent rachetées en échange d’actions d’entreprises publiques. Le clergé, dont les fondations caritatives possédaient de vastes domaines, s’estima lésé. Quant aux petits paysans ils furent chassés des campagnes car, si la réforme les autorisait à acheter des parcelles, ils n’avaient aucun argent pour les payer.

En quelques années, des millions de paysans partirent vers les villes. Ainsi, entre 1960 et 1980, la population de Téhéran passa de 1,5 million d’habitants à 5 ou 6 millions. Le sud de la capitale se couvrit d’immenses bidonvilles, dont les habitants survivaient, sans eau courante, sans électricité, sans accès aux soins. À l’inverse, les quartiers riches du nord de la capitale n’avaient rien à envier à ceux de Neuilly ou autres quartiers cossus des capitales occidentales. La modernité était réservée aux classes privilégiées, gavées de la rente pétrolière, et à une petite bourgeoisie intellectuelle qui profitait des réformes. Pour les masses pauvres, le régime du chah était une dictature des riches dont les mesures de progrès étaient imposées à coups de trique.

La modernisation à marche forcée de l’Iran s’est accompagnée d’un développement industriel, inégal, laissant des régions entières dans le sous-­développement, mais qui a fait émerger un véritable prolétariat. À la veille de la profonde explosion sociale de 1978-1979, l’industrie comptait 2,5 millions d’ouvriers. Outre le secteur pétrolier, de grandes usines métallurgiques se sont développées. Dans les années 1970, des constructeurs automobiles européens, dont Peugeot et Renault, associés avec des bourgeois iraniens, ont construit des usines employant des dizaines de milliers d’ouvriers. Ces travailleurs étaient mal payés, mais avaient un salaire régulier. Cela tranchait avec le sort de la majorité des « déshérités », les mostazafin en persan, ces millions de pauvres chassés des campagnes, survivant avec de petits boulots. Il tranchait avec celui des millions de travailleurs du bâtiment, du commerce et de tous ceux, jardiniers, cuisiniers, agents de services, porteurs de bagages, qui assuraient le train de vie des riches, subissant des conditions de vie et de travail infâmes.

L’Iran des années 1970 était devenu un pays majoritairement urbain. La paysannerie avait donné naissance à un prolétariat dont toute une fraction était concentrée, au cœur de l’économie. C’était aussi une poudrière sociale.

L’opposition politique au chah

Les réformes du chah renforcèrent l’opposition du clergé. Celui-ci n’était pas homogène politiquement et il ne formait pas un appareil centralisé. Mais il était lié à la bourgeoisie commerçante, hostile au chah. La réforme agraire lésait les fondations religieuses. En outre, le droit de vote et de divorce accordé aux femmes ou l’interdiction du port du voile dans les lieux publics heurtaient les positions patriarcales des mollahs.

Rouhollah Khomeini, un ayatollah très politique, prit la tête des opposants à la « révolution blanche ». Il chercha à mobiliser les pauvres en transformant leur haine justifiée des riches et du luxe de la cour en haine des idées modernes et progressistes. En juin 1963, il appela à une marche quasi insurrectionnelle à Téhéran. Khomeini fut arrêté puis exilé en Irak. Depuis son exil, il tissa sa toile, transmettant analyses et perspectives politiques à ses affidés dans le pays. Les partisans de Khomeini recrutaient dans les universités et dans les quartiers populaires. Les déshérités des bidonvilles trouvaient du soutien matériel et du réconfort moral dans les mosquées, ce qui renforçait l’influence des mollahs dans les milieux pauvres. Avec ses membres répartis dans tout le pays, le clergé formait, de fait, un réseau militant de plusieurs centaines de milliers de personnes.

Les partis de l’opposition politique, eux, subissaient durement la répression. Du côté des bourgeois libéraux, le Front national de Mossadegh était interdit, même si ses membres restaient dans les allées du pouvoir. Du côté des nationalistes staliniens, les militants du Toudeh étaient traqués et emprisonnés, la plupart de leurs cadres en exil. D’autres partis avaient été formés dans les années 1960-1970 par des étudiants révoltés par la dictature et le sort des masses pauvres. Plusieurs s’inspiraient de Mao, Castro ou Guevara, dont ils avaient suivi la lutte contre la mainmise impérialiste. Ces militants visaient à établir, par les méthodes de la guérilla, un gouvernement national affranchi de l’impérialisme. Deux de ces partis, aux méthodes assez proches, ont eu une audience réelle en Iran.

Les Fedayins du Peuple formèrent des groupes armés clandestins, assassinant des militaires, des dignitaires du régime, attaquant des banques occidentales. Ces militants, qui ne manquaient pas de courage, menèrent cette politique pendant cinq ou six ans, malgré une répression impitoyable. Ceux qui tombaient étaient remplacés par des nouveaux, tant le régime du chah suscitait la rage dans la jeunesse intellectuelle. Un autre groupe, les Modjahidines du peuple, mena une politique identique, en s’appuyant sur la même jeunesse urbaine et intellectuelle. Mais les Modjahedines, eux, se revendiquaient de l’islam, qu’ils interprétaient comme la religion des pauvres. Ils avaient en quelque sorte fusionné l’islam et le nationalisme dans sa version maoïste.

En dehors de ces deux partis, parfois issus de leurs rangs après des scissions, d’autres militants, dits de la troisième voie parce qu’ils rejetaient le maoïsme et le stalinisme, se revendiquaient des idées communistes et de la classe ouvrière. Très peu nombreux, ils étaient, comme tous les militants, traqués par la police.

La montée révolutionnaire de 1978-1979

Vers 1975, la crise de l’économie capitaliste toucha l’Iran. L’envolée du cours du pétrole avait rempli les caisses des grands bourgeois proches du chah. L’afflux des pétrodollars avait provoqué une inflation massive et une spéculation immobilière débridée. Le chah passait des commandes aux marchands d’armes américains. C’est à cette époque que le programme nucléaire iranien fut lancé, pour le plus grand bonheur des industriels français. En parallèle, les pauvres des bidonvilles étaient chassés pour construire des immeubles de rapport. Les travailleurs subissaient le chômage et la vie chère. Quant aux commerçants, accusés de faire monter les prix, ils n’acceptaient pas les mesures de blocage imposées par le régime. La seule réponse du chah était la répression. En 1978, quelque 30 000 prisonniers politiques, toutes tendances confondues, croupissaient dans les prisons.

L’étincelle éclata le 8 janvier 1978, provoquée par la répression des étudiants en théologie qui manifestaient pour soutenir Khomeini. Les tirs de la police déclenchèrent une vague de manifestations. Chacune entraîna une répression meurtrière, qui alimentait de nouvelles manifestations, destructions ciblées, insurrections. Ces manifestations rassemblaient des foules immenses venues de toutes les classes, mais d’abord des quartiers pauvres.

Durant l’année 1978, au fil des semaines, la répression allait crescendo. En septembre, à la fin du ramadan, Khomeini appela des centaines de milliers de personnes à prier dans les rues de Téhéran en criant : « Frères soldats, ne tirez pas sur vos frères. » Mais les frères soldats restaient sous la coupe de leurs officiers. Le 8 septembre 1978, resté comme le Vendredi noir, une bataille opposa à Téhéran la foule sans armes aux blindés de l’armée. Celle-ci fit plusieurs milliers de morts mais cela n’arrêta pas la vague.

Ceux qui sont apparus alors comme les plus déterminés, les plus conséquents avec une claire conscience de leur but, étaient les islamistes de Khomeini. Dans les mosquées, ils disposaient de la liberté de réunion. Elles devinrent, dans cette période de politisation accélérée, des centres d’organisation et de diffusion des consignes. Relayé par ses mollahs, fort du soutien des commerçants, des étudiants islamistes, Khomeini commençait à recruter aussi, parmi les voyous des quartiers pauvres, des bandes de nervis armés de gourdins et de couteaux, embryons des futurs Gardiens de la révolution, les Pasdarans. Il mettait ainsi en place, autour des mosquées, ses propres comités et milices. Il avait su s’implanter parmi les masses pauvres des villes. Tout cela lui donnait un avantage.

Les mollahs pro-Khomeini étaient cependant absents des grandes usines, de l’industrie pétrolière, des mines, des transports et des entreprises en général. Après le Vendredi noir, des grèves éclatèrent dans tous les secteurs décisifs. Les grévistes exigeaient l’abolition de la censure, la dissolution de la Savak, le renvoi de ses agents dans les entreprises, la libération des prisonniers politiques. Ces grèves, en paralysant la machine économique du pays, allaient donner le coup de grâce au régime du chah.

Les ouvriers créèrent des conseils dans les usines. C’était une réponse à la répression. Ainsi, un ouvrier d’Abadan, la capitale du Khouzestan pétrolifère placée en état de siège par l’armée, racontait : « C’est l’armée qui nous a forcés à nous organiser et même à nous armer. Nous écoutons Khomeini et nous lisons les tracts des Modjahedines. » La classe ouvrière faisait preuve d’initiative et d’une grande combativité. Elle avait une taille et un poids social qui auraient pu lui permettre d’entraîner derrière elle les pauvres des villes et de prendre la tête de l’explosion sociale en cours.

Mais, pour jouer ce rôle, il aurait fallu qu’elle réalise que Khomeini, non seulement ne représentait pas ses intérêts, mais qu’il était un ennemi mortel pour les exploités. Il aurait fallu que la classe ouvrière se batte consciemment pour disputer le pouvoir aux islamistes, qu’elle transforme les conseils ouvriers, qu’elle avait créés pour se défendre, en un véritable embryon de pouvoir ouvrier. Tout cela ne pouvait pas se faire sans qu’existe un parti révolutionnaire, suffisamment implanté, comme le Parti bolchevique, qui avait milité durant toute l’année 1917, contre tous les autres partis, pour que les soviets prennent tout le pouvoir. Il n’y eut pas un tel parti en Iran.

Au contraire, sous couvert de l’unité contre le chah, de l’anti-impérialisme et de l’immense popularité de Khomeini, les principaux partis d’opposition, des bourgeois libéraux au Toudeh, en passant par les Modjahedines et les Fedayins, défilèrent derrière son portrait. Ils n’anticipèrent pas la dictature des islamistes, dont les objectifs étaient pourtant scandés partout : « Le seul parti est le parti d’Allah. » Par opportunisme, certains présentaient Khomeini comme le leader naturel, voire « le phare du peuple » selon une expression du Toudeh. Les Fedayins, eux, ne prenaient pas au sérieux les islamistes, qu’ils jugeaient incapables de prendre la tête d’un soulèvement à la fois populaire et nationaliste. Cela ne rentrait pas dans leur schéma.

Khomeini ne cachait pourtant pas son hostilité vis-à-vis des partis de gauche. Alors en exil en France, sous la protection intéressée de Giscard d’Estaing, il déclarait : « Nous ne collaborerons pas avec des marxistes, même pour renverser le chah. […] Nous sommes opposés à leur idéologie. »

En janvier 1979, les États-Unis exfiltrèrent le chah et laissèrent Khomeini prendre le pouvoir. La transition fut négociée avec les généraux iraniens, car Khomeini ne voulait ni briser l’appareil d’État ni tenir son pouvoir de la rue. Pourtant, sans qu’il l’ait voulu, une insurrection populaire éclata à Téhéran les 9, 10 et 11 février 1979. Craignant que l’armée s’oppose à Khomeini, la population prit les armes et le contrôle des casernes, avec parfois la participation des Fedayins et des Modjahedines. Dès le 12 février, Khomeini demanda à la radio de « ramener les armes pour qu’elles ne tombent pas aux mains des ennemis de l’islam ». Pour s’en assurer, il mobilisa dans les quartiers tous ses réseaux et ses bandes armées de plus en plus nombreuses. Au cours de ces journées, l’état-major annonça que l’armée resterait neutre, ce qui signifiait son ralliement à Khomeini.

La République islamique, une dictature réactionnaire, antiouvrière et garante de l’ordre social

Le pouvoir de Khomeini et des mollahs n’était ni consolidé ni sans partage. Il agit à toute allure pour écarter les cadres de l’appareil d’État, juges, officiers, hauts fonctionnaires qui refusaient de se plier au nouveau régime ; pour marginaliser ses alliés libéraux, démocrates ou militants de gauche, qui l’avaient aidé à renverser le chah mais furent progressivement transformés en opposants, avant d’être pourchassés ; et pour réprimer les minorités nationales ou religieuses revendiquant leur autonomie.

Les officiers les plus liés au chah étaient partis avec lui, d’autres furent écartés, mais l’armée assura la continuité de l’appareil d’État. Une armée parallèle, fidèle au nouveau régime, les Pasdarans, fut constituée. La Savak fut remplacée par la Savama, qui recycla les méthodes de l’ancienne police et bon nombre de ses membres. Elle se doubla des Bassidjis, recrutés dans la population pauvre, parmi les chômeurs qui trouvèrent là un emploi, mais aussi parmi les voyous, pour encadrer les quartiers, traquer les opposants.

L’urgence du nouveau gouvernement était de stopper l’élan révolutionnaire qui suscitait trop d’espoirs chez les opprimés. Pour cela, Khomeini voulait montrer sans délai le sens qu’il entendait donner à la révolution en cours : installer un régime basé sur une idéologie islamiste particulièrement réactionnaire.

Les islamistes désormais au pouvoir visèrent d’abord les femmes. Dès le 7 mars, le port du tchador devint obligatoire. On le voit, le contrôle de la vie des femmes, facteur déclenchant de la révolte actuelle, est un marqueur du régime depuis sa naissance. Le 8 mars, quelque 50 000 femmes défilèrent tête nue à Téhéran contre cette obligation. Elles furent attaquées par des islamistes. Quelques mois plus tôt, nombre d’entre elles avaient dénoncé la politique du chah qui voulait interdire le port du voile et acclamé Khomeini comme opposant numéro un. En mai, une première femme était fouettée en public.

En s’en prenant aux femmes, et d’abord à celles de la petite bourgeoisie urbaine, Khomeini s’en prenait aux milieux progressistes et libéraux, qui l’avaient aidé à faire tomber le chah, pour installer ses hommes au pouvoir. Il flattait la religiosité des pauvres, les dressait contre la liberté des mœurs et les idées occidentales, pour mieux leur faire accepter leur maintien dans la misère. Dès le 30 mars, il organisa un référendum pour faire approuver la proclamation de la République islamique d’Iran. Les libéraux, le Toudeh et la gauche, à l’exception des Fedayins et des partis kurdes, militèrent activement pour le « oui ».

Khomeini visa la classe ouvrière, parce qu’elle représentait une force et qu’elle avait mis en place des organisations qu’il ne contrôlait pas. En février, il déclarait : « Ceux qui imaginent que la révolution continue se trompent. » En mai : « Ceux qui incitent les ouvriers à continuer à faire grève sont coupables de trahison. » En août : « Toute personne qui entrave l’activité ou incite à la grève sera passible de 2 à 15 ans de prison. » Le droit de grève fut pratiquement supprimé. Le gouvernement nomma des directeurs islamistes dans les entreprises, pour remplacer ceux qui avaient été chassés par les travailleurs. Progressivement, les conseils d’usine furent islamisés, les syndicats traqués et remplacés par des conseils islamistes du travail très officiels. Cela ne se fit pas sans réaction. Mais beaucoup de travailleurs gardaient des illusions sur ce que le nouveau pouvoir allait leur apporter, d’autant que personne dans l’opposition ne les avait préparés à cette reprise en main.

En août, les Pasdarans réprimaient dans le sang les combattants autonomistes kurdes. Le siège de Mahabad, la capitale kurde, fit 600 morts. Sunnites, et non pas chiites, disposant de partis que le chah n’avait pas réussi à démanteler, les Kurdes n’entendaient pas se soumettre au pouvoir des mollahs pro-Khomeini. Le Parti démocratique du Kurdistan iranien fut interdit. Le fondateur du Komala, parti d’extrême gauche kurde, fut assassiné. D’autres minorités, Arabes, Azéris ou Baloutches, allaient être réprimées.

Dans les campagnes, les paysans qui avaient occupé des terres furent réprimés, les Pasdarans rendant la terre aux propriétaires. Dès le mois d’août, les organisations de gauche et d’extrême gauche furent traquées, les locaux des Fedayins et des Modjahedines, attaqués. En janvier 1980, les partisans de l’ayatollah Madari, opposé à l’orientation de Khomeini, étaient fusillés à Tabriz.

En quelques mois, une chape réactionnaire se referma sur l’Iran. Sous couvert de la République islamique, avec ses lois, son Parlement, des élections régulières, Khomeini avait remplacé la dictature du chah par la sienne. La profonde révolte populaire avait accouché d’une nouvelle dictature, parce que les exploités n’avaient pas trouvé une direction politique leur permettant de prendre eux-mêmes le pouvoir.

Les riches familles les plus liées au chah rejoignirent leurs comptes en banque aux États-Unis, en Europe ou dans les Émirats arabes. Leurs entreprises, déjà liées à l’État, furent nationalisées. Mais le nouveau régime défendait la propriété privée et les intérêts de la fraction de la bourgeoisie iranienne qui voulait défendre sa place face à la pression de l’impérialisme. Dans les années suivantes, cette bourgeoisie allait fusionner avec les nouveaux dignitaires de l’État, qu’ils soient laïcs ou religieux, qu’ils soient des parvenus enrichis grâce à leurs postes ou issus de riches familles.

Mais, contrairement à la monarchie, qui ne s’appuyait que sur la petite couche de bourgeois dits compradores, ceux dont les intérêts étaient liés aux impérialistes, la République islamique avait acquis une base sociale qui allait lui permettre de tenir pendant plus de quarante ans, malgré les contestations intérieures et les pressions de l’impérialisme. Elle n’a pas seulement offert un emploi et du pouvoir à des centaines de milliers de pauvres enrôlés dans les Bassidjis ou les Pasdarans. En chassant le chah et ses parrains occidentaux, en faisant vibrer la corde du nationalisme, les islamistes de Khomeini ont réussi à faire ressentir un sentiment de fierté à des millions de déshérités.

Ils ont réussi là où les bourgeois libéraux de Mossadegh avaient échoué. Ils ont su se servir des masses pour abattre le chah et la fraction de la bourgeoisie la plus liée à l’impérialisme, tout en se donnant les moyens de contrôler les exploités avec leurs appareils réactionnaires. Leur révolution nationale s’est faite en installant une dictature aussi féroce qu’obscurantiste. Mais, s’ils ont restauré une certaine souveraineté nationale, ils ne pouvaient pas soustraire le pays à la pression de l’impérialisme.

Nationalisme et anti-impérialisme exacerbés

La réaction des États-Unis arriva un an après l’instauration du nouveau régime. Elle fut accélérée par l’occupation de l’ambassade américaine, en novembre 1979, par des étudiants islamistes qui voulaient obtenir l’extradition du chah et de sa fortune. En avril 1980, les États-Unis prirent des sanctions économiques. Ils encouragèrent Saddam Hussein, le dirigeant irakien, alors grand ami des Occidentaux et notamment de la France, à déclarer la guerre à l’Iran.

Comme toutes les guerres à leurs débuts, l’invasion déclenchée par Saddam Hussein suscita en Iran un profond réflexe patriotique. Les volontaires affluèrent, y compris des militants du Toudeh, des Modjahedines, des Fedayins. Khomeini mit sur pied, à côté de l’armée officielle, une armée des volontaires, encadrée par les Gardiens de la révolution. C’était une armée des pauvres, des jeunes envoyés à l’abattoir, mais qui joua au début un rôle moral important.

Cette guerre dura huit ans, de 1980 à 1988, et fut une véritable boucherie : un million de morts et d’énormes souffrances pour les populations des deux pays. Des centaines de milliers d’hommes furent gazés ou mutilés. Les habitants des régions frontalières furent déplacés. C’était des régions industrielles, dont les installations furent durablement détruites. Cette guerre a marqué le pays et achevé de façonner les institutions de la République islamique.

Elle permit au régime de militariser toute la vie sociale, d’achever l’épuration dans l’appareil d’État et de réduire l’opposition au silence. Le 20 juin 1981, Bani Sadr, premier président de la République islamique, un ancien partisan de Mossadegh passé à Khomeini, fut écarté. Au même moment, les Modjahedines se retournèrent contre Khomeini, avant d’être traqués ou de s’enfuir en Irak, où ils poursuivirent le combat militaire au côté de Saddam Hussein. Des milliers d’opposants politiques, encore libres ou en prison, furent alors exécutés. Les membres du parti Toudeh, pourtant dociles au régime, n’échappèrent pas aux arrestations et aux exécutions sommaires, quelques mois plus tard, en 1983. En 1988, la fin de la guerre approchant, le régime fit exécuter 10 000 à 20 000 prisonniers politiques. Le procureur de Téhéran de cette époque était un certain Ebrahim Raïssi, l’actuel président de la République islamique. Ce n’est pas pour rien qu’il est surnommé « le boucher de Téhéran ».

Jamais à court de cynisme, les puissances occidentales ont maintenu un équilibre entre les deux pays, leurs marchands d’armes vendant aux deux camps. Les États-Unis eux-mêmes armèrent l’Iran, comme le révéla le scandale de l’Irangate en 1986. Ils ne voulaient pas laisser Saddam Hussein, pas assez soumis à leurs yeux, prendre trop de poids. En 1990, après la guerre contre l’Iran, mal traité par ses parrains, Saddam Hussein voulut se payer lui-même en occupant le Koweit. Cette remise en cause de frontières tracées à Paris ou Londres par les anciennes puissances coloniales valut au peuple irakien un déluge de fer et de feu, une destruction méthodique de toutes ses infrastructures et un recul de la société de plusieurs décennies.

Pour défendre coûte que coûte leur domination sur la région, les États-Unis ont mené, depuis plus de quarante ans, de l’Afghanistan à la Syrie en passant par l’Iran et l’Irak, une politique criminelle et cynique. Ils semèrent la division en jouant un régime contre un autre. Ils alternèrent blocus, bombardements, occupations militaires, retraits, installations de régimes fantoches, soutien aux islamistes puis guerre aux djihadistes. Chacune de leurs interventions alimente les divisions et la haine au sein des populations, sème le chaos et prépare l’épisode de barbarie suivant.

Ce cynisme sans limite des puissances impérialistes permet au régime des ayatollahs d’entretenir le sentiment que l’Iran est une citadelle assiégée qu’il faut défendre coûte que coûte. Ils s’en servent pour justifier auprès de la population la traque de leurs opposants.

La République islamique, élément de l’ordre impérialiste au Moyen-Orient

Pourtant, malgré l’hostilité affichée entre l’Iran et les États-Unis, le premier fustigeant « le grand Satan » et les seconds « l’axe du mal », les deux savent trouver des terrains d’entente. Le paradoxe n’est qu’apparent.

L’anti-impérialisme des chefs de la République islamique traduit surtout leur volonté que les capitalistes dominants les laissent accéder à la mangeoire. Dès le départ, Khomeini était prêt à s’accorder avec les États-Unis. De leur côté, les États-Unis se posent en champions des idées de progrès et de la démocratie. Mais ce pays, dont le président ne peut pas prononcer un discours sans invoquer dieu, laisse croupir 2 millions de personnes dans ses prisons, dont 3 000 condamnés à mort. Les États-Unis ne sont pas plus gênés par la barbarie de l’Iranien Khamenei que par celle du Saoudien Mohamed ben Salman ou, dans le passé, du Chilien Pinochet, tous deux ses indéfectibles alliés.

La politique des États-Unis au Moyen-Orient est un constant jeu d’équilibre entre les puissances régionales, chacune jouant son jeu dans le chaos engendré par les interventions impérialistes successives. Par sa taille, ses capacités industrielles et militaires, l’Iran est une puissance comparable à la Turquie, à Israël ou à l’Arabie saoudite. Il a des frontières maritimes et terrestres avec quinze États, dont l’Irak, la Turquie, l’Afghanistan, le Pakistan, trois pays issus de l’Union soviétique, et tous les États ou micro-États pétroliers du golfe Arabo-Persique. Il entretient des relations avec ces différents voisins. Les Émirats arabes unis fournissent ainsi 32 % des importations iraniennes et l’Iran partage avec le Qatar l’un des plus grands gisements gaziers au monde.

L’Iran intervient militairement, par l’intermédiaire des Pasdarans ou des milices locales qu’ils arment, en Irak, en Syrie, au Liban ou à Gaza, pour soutenir des gouvernements et des partis amis. Le budget militaire de l’Iran s’approche des 30 milliards de dollars, dont le corps des Gardiens de la révolution reçoit la part du lion. L’Iran a ainsi un budget militaire comparable à celui d’Israël, le quatorzième ou le quinzième au monde. Tout cela en fait un régime non subordonné à l’impérialisme, que celui-ci n’a de cesse d’affaiblir.

D’un autre côté, les États-Unis savent que la dictature iranienne joue un rôle de gendarme, à l’intérieur pour réprimer les révoltes sociales, mais aussi à l’extérieur pour participer à la stabilisation de la région. Ainsi, derrière la confrontation, les occasions de collaboration entre les États-Unis et l’Iran ont donc été nombreuses. Pour ne prendre que cet exemple : en Irak, au milieu des années 2000, ils se sont entendus pour installer un gouvernement confessionnel appuyé sur les partis chiites et leurs milices. En 2014, après que la politique américaine eut engendré la guerre civile en Irak et fait surgir Daesh, l’Iran et les États-Unis ont co-parrainé la force al-Hashd al Shaabi, regroupant des dizaines de milliers de miliciens chiites, pour reprendre Mossoul et d’autres territoires irakiens à Daesh.

Tout cela explique la passivité des gouvernements occidentaux devant la répression en cours en Iran. Elle démontre leur inquiétude devant la possibilité que ce régime, trop insoumis mais qui participe au maintien de l’ordre, soit renversé par une révolte populaire. Elle démontre leur complicité de fait avec les Pasdarans et les ayatollahs.

Une puissance économique régionale

Au cours de toutes ces années, l’Iran a continué à se développer. Selon les statistiques de la Banque mondiale, pour 87 millions d’habitants, il y a aujourd’hui 28 millions de salariés, dont 8 millions dans l’industrie, concentrés dans le pétrole, la sidérurgie, la construction automobile ou mécanique, le textile ou l’aviation militaire, celle qui fabrique les fameux drones vendus à Poutine, mais dont on vient d’apprendre que 60 % des pièces seraient américaines.

Cette industrie est largement contrôlée par les chefs des Pasdarans, actifs ou retraités, et par les nombreuses institutions religieuses. La plus riche est la fondation Mostazafan, ce qui signifie « les déshérités ». Elle est la seconde entreprise du pays, après la Compagnie nationale iranienne du pétrole. Créée en 1979 pour regrouper les biens confisqués des proches du chah, elle a des participations dans presque tous les secteurs économiques. La plus grande sucrerie du pays, celle d’Haft Tappeh, et les milliers d’hectares de canne à sucre qui en dépendent, appartient au président du Conseil des gardiens de la Constitution.

La holding Khatam al-Anbiya et ses quelque 800 sociétés appartiennent, elles, aux Pasdarans. Elle a le quasi-monopole des grands chantiers du BTP. Les Pasdarans ont la mainmise sur l’import-export, sur la production d’armements et sur la manne du pétrole. L’Iran en est le quatrième producteur mondial et dispose de la deuxième réserve de gaz naturel. Depuis 2004, le gisement de gaz de South Pars, partagé entre le Qatar et l’Iran, dans le golfe Persique, a été mis en exploitation. Cette région est devenue un des plus grands sites industriels au monde, avec 28 raffineries, 25 usines chimiques, des terminaux gaziers et une immense concentration ouvrière. Cette richesse pétrolière et gazière a attiré les compagnies européennes comme Total ou ENI, mais aussi le russe GazProm.

Jusqu’en 2011, PSA et Renault se partageaient 40 % du marché automobile iranien. Pour contourner les sanctions, PSA, Mercedes, Kia s’étaient associés à des constructeurs locaux, comme Iran Khodro ou Saïpa, pour produire sur place leurs véhicules.

Les tribulations de l’accord sur le nucléaire

Cela explique pourquoi les gouvernements européens ont été des chauds partisans de l’accord sur le nucléaire signé à Vienne en 2015 entre Hassan Rohani, alors président, et les grandes puissances. Cet accord, discuté pendant douze ans, officialisait un réchauffement des relations entre ces puissances et la République islamique. En échange de la levée des sanctions économiques, le gouvernement iranien avait accepté un contrôle très sévère de ses installations nucléaires civiles.

L’embargo américain était une entrave pour les capitalistes européens. Ils s’y soumettaient parce qu’ils utilisent le dollar, la monnaie des échanges internationaux, et qu’ils ne veulent pas être exclus du marché américain. Pour avoir violé les embargos contre l’Iran et Cuba, la BNP Paribas avait été condamnée en 2014 à verser 7 milliards de dollars aux États-Unis.

Pour les couches populaires, les embargos se sont toujours traduits par de multiples pénuries, par des pièces détachées manquantes pour les réparations des machines, des usines qui ferment, les prix qui grimpent et le chômage de masse. La signature de l’accord de Vienne avait soulevé des espoirs dans la population, espoirs entretenus par le « réformateur » Rohani, qui en faisait un argument politique face à ses adversaires dits « conservateurs ». Mais la levée des sanctions n’a pas mis un terme aux pénuries, ni fourni les emplois attendus. Si les embargos des Occidentaux pèsent depuis des décennies sur la population iranienne, ils ne font que s’ajouter à la corruption et aux multiples privilèges des dignitaires du régime. Les retombées économiques de la levée des sanctions, les rentrées pétrolières et les nouveaux contrats signés avec des firmes occidentales ont été accaparés par ces dignitaires.

Cet accord n’aura pas tenu longtemps. En mai 2018, Trump le dénonçait. Il se faisait ainsi le porte-parole des compagnies pétrolières ou gazières américaines, vent debout contre la reprise des exportations iraniennes. En rétablissant les sanctions, il ne visait pas seulement l’Iran, mais aussi les firmes européennes, principales bénéficiaires des nouveaux contrats. Malgré ses cris d’orfraie contre la décision américaine, l’Union européenne s’est alignée. Le retrait de Total, Air France et British Airways a accéléré le retrait des capitaux étrangers et la pénurie de devises.

L’annonce de Trump a provoqué un effondrement de l’économie iranienne. Les spéculateurs, nationaux ou internationaux, ont provoqué la chute du rial, la monnaie iranienne. L’inflation annuelle officielle dépasse aujourd’hui les 50 %. Les pénuries ont de nouveau frappé le pays. La production industrielle a chuté, jetant de nouvelles fractions de travailleurs au chômage. Les classes populaires ont payé les conséquences de cette décision américaine. La petite bourgeoisie, qui avait placé beaucoup d’espoirs dans cette réouverture économique et commençait à en profiter, a plongé dans la crise.

Mais toute une fraction de la bourgeoisie iranienne, elle, s’est gavée, en profitant de son accès à des dollars échangés au taux de change officiel, fixé par l’État, pour acheter des marchandises à l’étranger et les revendre au prix fort sur le marché intérieur. Cette fois-ci, la propagande du régime visant à détourner toute la colère des classes populaires vers les États-Unis ne marchait plus. Sur les marchés de Téhéran, on pouvait entendre : « Les mollahs ont envoyé leurs enfants aux États-Unis et au Canada, et ils nous appauvrissent un peu plus tous les jours. »

Une population éduquée qui s’enfonce dans la crise

Malgré les sanctions américaines, malgré tous les aspects obscurantistes du régime, la société iranienne s’est modernisée depuis la chute du chah. La population est aujourd’hui urbaine à 70 %. Elle est jeune et éduquée. La scolarisation est générale et le taux d’alphabétisation dépasse les 85 %. Il y a 4 ou 5 millions d’étudiants.

Paradoxe de l’Iran : les femmes subissent une ségrégation officielle dans tous les lieux publics. Elles sont exclues de nombreux emplois et doivent être chaperonnées par leurs mari, père ou frères pour de multiples actes. Elles peuvent être mariées dès l’âge de 13 ans. Leurs droits sont réduits dans de nombreux domaines, en particulier lors d’un divorce ou d’un héritage. Et, en même temps, elles accèdent à l’université à l’égal des hommes. La ségrégation des femmes a obligé le régime à former des enseignantes, des femmes médecins, des infirmières... Le taux de fécondité dans le pays est passé de six enfants par femme à la fin des années 1980 à moins de deux dans les années 2000. Cela a été rendu possible par la diffusion de la contraception. La chape de plomb des mollahs n’a pas empêché l’évolution de la société.

Bien avant la révolte actuelle, des femmes, surtout dans la petite bourgeoisie, ont refusé les diktats vestimentaires ou moraux qui leur étaient imposés. On se souvient de Vida Mohaved, cette jeune femme debout sur une armoire électrique, brandissant symboliquement son voile au bout d’un bâton en 2017, imitée par des centaines d’autres.

Malgré ce niveau d’éducation, des centaines de milliers de jeunes sortent diplômés, sans trouver d’emploi. Selon les statistiques officielles, qui ignorent beaucoup de pauvres exclus de tout recensement, quatre chômeurs sur dix ont un diplôme universitaire ; un jeune sur quatre est au chômage. Sans relations ou sans se soumettre aux mafias liées au pouvoir, il est difficile de trouver un emploi. Et c’est encore pire pour les femmes : seule une femme sur cinq dispose d’un emploi salarié. Cela alimente l’hostilité au régime de la jeunesse de toutes les classes, privée de liberté et d’avenir.

Malgré la propagande du régime, qui entretient depuis quarante ans le mythe selon lequel il serait attentif au sort des déshérités, les classes populaires restent pauvres. Les travailleurs des grandes entreprises et des administrations, dont l’emploi est stable, ont des salaires bien trop faibles pour faire vivre leur famille. Ils doivent se battre en permanence pour toucher leur paie, leurs primes, pour ne pas être volés. Comme l’écrivaient fin décembre les employés d’un palais de justice, en grève : « On est payés en rials, nos frais sont en dollars. » Avec de si petits salaires et une inflation supérieure à 50 %, il est impossible de vivre avec un seul travail, il faut cumuler deux, voire trois activités.

Les bidonvilles n’ont pas disparu. Des millions de personnes, dont certaines venues d’Afghanistan, vivent de petits boulots, de la vente à la sauvette, de mendicité ou de prostitution. Plus de deux millions d’enfants seraient au travail. Ils sont parfois étrangers, comme le dit le régime en guise d’excuse. Comme si l’exploitation d’enfants afghans ou pakistanais était moins choquante. En réalité, ce sont des enfants pauvres ou abandonnés, toujours plus nombreux, qui tombent sous la coupe des réseaux de trafiquants de drogue, autre fléau majeur du pays et indicateur des tares de la société. Il y a plusieurs millions de drogués en Iran, plaque tournante du trafic mondial d’opium.

L’embargo américain, la pandémie de Covid 19 dans un pays privé des vaccins et médicaments occidentaux, la crise générale de l’économie mondiale et toutes les prévarications des privilégiés du régime, ont plongé des millions de personnes dans la misère. En dix ans, le niveau de vie moyen de la population iranienne a été réduit de 25 %.

Une classe dirigeante privilégiée et corrompue

Les souffrances de la population iranienne tranchent avec le train de vie des dignitaires du régime. Leurs privilèges sont partout et jurent avec les discours moralisateurs sans cesse affichés. Les fils des mollahs circulent dans des voitures de luxe, quand les classes populaires s’entassent dans des transports publics saturés. L’adultère est puni de la lapidation, mais des mollahs se font payer pour valider des mariages temporaires servant à camoufler la prostitution. Dans les files d’attente devant les magasins, l’opinion que ceux qui dirigent – ministres, hauts fonctionnaires, religieux – sont des voleurs s’exprime ouvertement depuis des années. La population pauvre ne supporte plus leurs avantages, leurs passe-droits, leur clientélisme. Certains dirigeants du secteur public ont des salaires supérieurs à 50 000 euros par mois, quand celui d’un fonctionnaire ne dépasse pas 350 euros.

Les privilégiés du régime, unis pour défendre la République islamique face aux pressions impérialistes et pour garder leurs privilèges face à la population, sont divisés en fractions concurrentes pour piller les richesses du pays.

Le véritable homme fort du pays est le Guide de la révolution, Ali Khamenei, qui a été élu à vie il y a trente-trois ans par une Assemblée des experts – experts supposés en matière en matière de religion – pour succéder à Khomeini. C’est lui qui a la main sur les nominations aux postes clés de l’appareil d’État. La Constitution impose la prédominance du religieux sur le politique, ce qui confère à l’ensemble du clergé chiite un poids considérable dans l’État, la société et l’économie. L’État « classique » demeure, avec ses différents ministères. Il est dirigé par un président, élu au suffrage direct, qui compose avec un Parlement, lui aussi élu. Dans les deux cas, les candidats doivent être validés par le Conseil des gardiens de la Constitution. À tous les étages, certains élus sont des religieux, d’autres des laïcs. Un troisième appareil est les Pasdarans, armée parallèle qui dispose de corps d’élite pour réprimer à l’intérieur et pour intervenir à l’extérieur. Les Pasdarans ont une puissance politique et économique qu’ils n’entendent perdre sous aucun prétexte.

Les termes de réformateurs, conservateurs, ultraconservateurs sont trompeurs. Plus que des divergences idéologiques, ce qui sépare ces différentes cliques, c’est leur rivalité pour accéder au pouvoir. Ainsi Ali Larijani, le principal réformateur, écarté des dernières élections présidentielles en 2021, appartient à une riche famille de notables. Haut gradé des Pasdarans, il a longtemps été un conservateur proche de Khamenei. Sa disgrâce l’a transformé en réformateur. L’ancien président Rohani, salué par les Occidentaux pour avoir signé l’accord sur le nucléaire, apparaît comme un réformateur. Il avait derrière lui la fraction de la bourgeoisie iranienne qui souhaite normaliser ses relations avec les grandes puissances. Mais le même Rohani a inauguré son deuxième mandat, durant l’hiver 2017-18, en réprimant férocement les révoltes contre la cherté de la vie. Sous le réformateur Rohani, le nombre d’exécutions capitales a dépassé tous les records, plus de 1 000 pour la seule année 2015.

De la révolte de 2009 à celle de 2019

Les rivalités entre ces différentes cliques ont des répercussions sur la société iranienne. Comme tous les politiciens du monde, ceux d’Iran cherchent à présenter leurs propres intérêts comme ceux de toute la société. Les coups bas qu’ils se portent ont déclenché plusieurs fois des crises sociales ou politiques qui leur ont échappé.

Ainsi, en 2009, les accusations de fraude pour assurer la réélection du conservateur Ahmadinejad, face au réformateur Moussavi, ont déclenché une révolte. Moussavi avait dragué la jeunesse diplômée, les minorités opprimées, la petite bourgeoisie urbaine qui aspire au mode de vie des pays occidentaux. La répression brutale des opposants a mis un terme à ce mouvement. Cette année-là, le régime avait encore réussi à faire défiler des dizaines de milliers de pauvres pour le soutenir. Les classes populaires ne s’étaient pas mobilisées derrière les réformateurs et la petite bourgeoisie.

Ce fut l’inverse à l’hiver 2017-2018. Quelques semaines après sa réélection, Rohani, qui se parait des couleurs réformatrices, annonçait la baisse de 50 % des subventions sur l’essence et de multiples produits de première nécessité, le blé, le sucre, les œufs, qui remplacent la viande chez les pauvres. Jouant les amis des pauvres, les conservateurs ont fait une campagne contre Rohani. En rétorsion, celui-ci a fait publier les détails du projet de budget de l’État pour l’année à venir. Des millions de gens ont ainsi découvert à la télévision que les fondations religieuses recevaient 40 % de ce budget pour leur fonctionnement, sans le moindre contrôle et sans payer le moindre impôt. Ces révélations, ajoutées à l’inaction et à l’incurie du pouvoir lors du meurtrier tremblement de terre de Kermanshah en novembre 2017, ont déclenché la colère.

Partie de Machhad, au nord-est du pays, la révolte s’est étendue à des dizaines de villes. Le soir après le travail, des salariés, des chômeurs, des jeunes se sont rassemblés sans mot d’ordre ni organisation pour crier leur colère. Ils faisaient brûler leurs factures de gaz ou d’eau pour signifier qu’ils ne voulaient pas verser un centime à l’État. Les manifestants s’en sont pris à tous les dignitaires du régime, toutes factions confondues. Les slogans « Mort au dictateur » ou « Khameini suceur de sang » faisaient leur apparition. Pour la première fois depuis 1979, les classes pauvres se révoltaient ouvertement contre le régime qui prétendait les représenter. Dépassées par la contestation, toutes les factions ont serré les rangs pour l’étouffer dans le sang. À l’inverse de 2009, la petite bourgeoisie intellectuelle ne s’est pas mobilisée. Quelques jours plus tard, les Pasdarans annonçaient « la fin de la sédition ».

De leur côté, les dirigeants occidentaux étaient soulagés que « l’ordre règne à Téhéran ». Pendant cette révolte de 2018, Macron avait appelé Rohani pour lui conseiller de restaurer le dialogue, autrement dit de reprendre le contrôle. Trump, malgré ses diatribes, a repoussé de 120 jours la restauration des sanctions économiques. Mais l’ordre n’a pas régné longtemps : en novembre 2019, une nouvelle révolte éclatait contre l’augmentation du prix du carburant et des produits de première nécessité. De nouveau, les manifestants s’en sont pris aux dignitaires du régime, aux institutions religieuses, aux locaux des Bassidjis. Et de nouveau le régime a noyé la révolte dans le sang en quelques jours. Selon l’agence Reuters, 1 500 personnes auraient été abattues dans la rue.

Une classe ouvrière combative

Depuis 2009, les luttes n’ont jamais cessé. Des salariés se sont battus pour toucher leur salaire, sauver leurs emplois ou obtenir leur titularisation ; des petits producteurs ont dénoncé les voleurs d’eau, industriels ou gros propriétaires terriens qui détournent des rivières jusqu’à les assécher ; des petits épargnants, ruinés par la faillite de nombreuses banques locales, supposées garanties par l’État, ont manifesté pour récupérer leurs économies.

Des grèves ont touché le pétrole, les transports, la production sucrière, les usines de tracteurs, la métallurgie ou l’enseignement. C’étaient des grèves économiques pour des augmentations de salaire, des embauches, contre la précarité. Mais, dans un pays où les syndicats indépendants sont réprimés, où la police du régime a des agents à l’intérieur des entreprises, les grèves deviennent vite politiques.

Si les syndicats sont réprimés, des militants en ont parfois créé ou recréé. Ils ont mis en place des comités de grève pour organiser leurs luttes. Ainsi, les 6 000 travailleurs de la sucrerie de Haft Tappeh dans le Khouzestan ont créé en 2007 le Syndicat des travailleurs de cette sucrerie. Depuis, ils n’ont cessé de se battre contre la privatisation de l’usine, contre sa fermeture, pour le renvoi du directeur, pour le paiement de leurs salaires, pour la libération de leurs porte-parole emprisonnés, pour la renationalisation. Les militants de ce syndicat, comme Ismaïl Bakhshi, les avocats ou les journalistes qui les soutiennent, comme Sepideh Qoliyan, ont été tabassés, arrêtés, condamnés à des années de prison pour « complot contre l’État » ou « mise en danger de la sécurité nationale ».

À plusieurs reprises le syndicat Vahed des transports publics de Téhéran a déclenché des grèves, entraînant systématiquement des arrestations. Reza Shahabi, un de ces responsables, a été condamné en 2012 à six ans de prison pour « diffusion de propagande contre le système » et « inimitié envers Dieu ». Dix ans plus tard, Reza Shahabi est toujours en prison, sa vie menacée suite aux mauvais traitements. Malgré la répression, ces syndicats illégaux existent toujours. Le régime s’acharne sur leurs militants, parce qu’ils sont connus et pourraient jouer un rôle dans les révoltes actuelles et futures.

À l’été 2020, une partie des 10 000 ouvriers du site gazier de South Pars, au sud du pays, a fait grève pour dénoncer les conditions de travail et de logement inhumaines, par 50 °C. L’été suivant, ils recommençaient pour la titularisation des précaires sous-payés, travaillant sur les 70 sites de cet immense complexe. Le Comité des travailleurs de la sous-traitance pétrolière, élu pour organiser la lutte, écrivait : « Les vis sont serrées par nos mains et les tuyaux sont soudés avec notre sueur. Restez chez vous, et voyons si l’échafaudage se dresse tout seul ! » Eh bien ils ont vu ! Contraint par la nécessité de faire rentrer l’argent du gaz, Rohani a commencé par licencier, avant de céder, du moins en paroles, aux revendications des grévistes. Comme l’avait reconnu un connaisseur, l’ancien président conservateur Ahmadinejad : « Avec les énormes ressources dont dispose le ministère du Pétrole, il n’est pas difficile de répondre à ces demandes. »

À l’automne 2021, ce fut au tour des enseignants des écoles primaires de se mettre en grève pour leurs salaires. Frappés de plein fouet par l’inflation, appauvris, des dizaines de milliers d’enseignants se sont organisés eux aussi dans un Conseil de coordination des enseignants. Le régime a brisé le mouvement en arrêtant plusieurs militants en vue. Certains ont été libérés après une grève de la faim, d’autres sont toujours emprisonnés.

Ces grèves, nombreuses, dans des secteurs importants, montrent la combativité des travailleurs en Iran. L’existence de syndicats semi-clandestins et de comités de grève montre la capacité des travailleurs à s’organiser, même sans une direction politique. Cela nous conforte dans notre conviction, héritée du marxisme et des expériences du passé, que la classe ouvrière a la capacité de prendre le pouvoir.

La révolte démarrée en septembre 2022

C’est dans ce contexte que la révolte actuelle a éclaté. L’assassinat de Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, a libéré la rage accumulée dans de nombreuses couches sociales.

Des dizaines de milliers de jeunes femmes ont décidé de braver la police en brûlant leur voile et circulent désormais tête nue, à Téhéran, Ispahan et dans d’autres villes. Des lycéennes dévoilées ont fait des doigts d’honneur aux portraits des Guides de la révolution qui trônent dans toutes les salles de classe. Plusieurs sont mortes pour avoir refusé de suivre leurs directrices dans des manifestations de soutien au régime. Même des écoliers découpent ces portraits dans leurs manuels scolaires et sont sévèrement punis pour cela. Des jeunes de 13 ou 14 ans s’engagent dans la lutte et sont réprimés comme des adultes.

La jeunesse est le fer de lance de la révolte. Dans les premières semaines, des étudiants ont cessé les cours, détruit les cloisons qui séparaient le réfectoire des filles de celui des garçons, occupé leurs universités, avant d’en être délogés manu militari. Comme en témoigne la profession des jeunes condamnés, ouvrier, vendeur, livreur, chômeur, la contestation ne s’est pas cantonnée à la petite bourgeoisie. Des jeunes de tous les milieux, unis par la même absence d’avenir, y participent, attaquent des bâtiments officiels, affrontent la police, bousculent des mollahs dans la rue, occupent le soir des places pour allumer des feux de joie ou lancer les slogans de la contestation, « Mort au dictateur » étant autant repris que « Femme, vie, liberté ». Ces jeunes savent qu’ils risquent de mourir en sortant dans la rue, mais leur courage est plus fort que la peur.

La révolte de la jeunesse a trouvé le soutien de classes sociales diverses qui ont chacune leurs raisons de ne plus supporter la République islamique. Elle a aussi trouvé un écho parmi toutes les minorités nationales du pays, les Kurdes, Baloutches, Arabes, Azéris, Turkmènes et d’autres encore, dont plusieurs sont opprimées ou discriminées. Ce large soutien est un indicateur de la profondeur de la contestation.

Celle-ci n’a pas de caractère ethnique ou régionaliste, comme l’affirme la propagande du régime en présentant les manifestants kurdes, la région d’origine de Mahsa Amini, comme des séparatistes. Si la contestation est forte au Kurdistan, s’exprimant dans des manifestations de masse et des affrontements insurrectionnels contre les Pasdarans, c’est que cette région n’a cessé d’être discriminée depuis 1979. L’opposition au régime y est plus forte et mieux organisée. Cela tient à l’existence d’organisations politiques, repliées dans l’Irak voisin ou dans des pays plus lointains, et bénéficiant de forts relais au Kurdistan. En déployant les chars au Kurdistan, le régime n’a pas réussi à enfoncer un coin entre les Kurdes et les autres Iraniens qui scandaient : « Du Kurdistan à Téhéran, je me sacrifierai pour l’Iran. » Les manifestants kurdes, qui ont fourni le plus grand contingent de morts et de blessés, ont été célébrés comme des héros dans le pays

Dans une autre région pauvre, où la population est sunnite, le Baloutchistan, aux frontières du Pakistan et de l’Afghanistan, des manifestations de rue ont encore lieu tous les vendredis, après la prière. À la protestation contre l’assassinat de Mahsa Amini s’est ajoutée la colère après le viol et le meurtre d’une Baloutche de 15 ans par le chef de la police du port de Chabahar. La protection dont a bénéficié le violeur illustre le mépris des autorités vis-à-vis de la population pauvre de cette région. Au Baloutchistan, les manifestations se poursuivent chaque vendredi.

La révolte s’est propagée dans la petite bourgeoisie urbaine, qui ne supporte plus les mœurs de la théocratie, son hypocrisie et la fermeture du pays. Des personnalités sportives, artistiques, culturelles ont marqué leur soutien à la contestation, utilisant leurs réseaux pour la relayer, en Iran et à l’extérieur. Plusieurs l’ont payé de leur arrestation, comme le chanteur Shervin Hajipour, qui a composé la chanson Baraye (Pour... en persan), qui égrène la liste de tous les interdits de cette dictature et qui est devenue virale. Comme aussi le rappeur Toomaj Saheli, toujours en prison, qui risque une condamnation à mort. Des centaines de médecins prennent les mêmes risques pour soigner, voire opérer les manifestants gravement blessés mais qui fuient les hôpitaux surveillés et infiltrés par la police.

À la différence de 2009, les classes populaires, frappées par la flambée des prix et les pénuries, se retrouvent elles aussi dans la révolte. Le slogan « Pauvreté, corruption, vie chère, on va jusqu’au renversement » a été très repris. Contrairement à de précédentes contestations, le pouvoir a du mal à organiser des contre-manifestations pro-régime en mobilisant les classes populaires. La façon dont la défaite de l’équipe nationale de football face aux États-Unis, lors de la Coupe du monde au Qatar, a été fêtée jusque au fin fond du pays, en dit long tant sur le discrédit du régime que sur l’usure de ses slogans antiaméricains.

À deux reprises, en octobre et en décembre, des appels à la grève générale, ont été lancés sur les réseaux sociaux ou par la distribution de flyers anonymes. Cette grève a pris diverses formes, comme la fermeture des magasins dans une cinquantaine de villes, y compris dans le Grand Bazar de Téhéran. Car, si les gros commerçants sont proches des sommets du régime, des centaines de milliers de plus petits subissent la spéculation sur les prix et le racket des Pasdarans, qui contrôlent l’import-export. Ceux-là ont beaucoup de griefs contre les privilégiés du pouvoir. Pour minimiser le soutien du Bazar à la révolte, les porte-parole du régime ont invoqué des menaces de boycott ou d’incendie des boutiques, qu’auraient lancées les contestataires. Même si c’était vrai, la trouille des commerçants en dit long sur la pression populaire qu’ils ressentent et sur le soutien que trouve la révolte parmi la population.

L’attitude de la classe ouvrière

À ce jour, les appels à la grève générale pour soutenir la révolte n’ont pas été suivis dans les grandes entreprises et les administrations. La classe ouvrière n’a pas, ou pas encore, engagé sa puissance sociale contre le régime, comme elle avait fini par le faire en 1978. Plusieurs raisons expliquent cet attentisme. Il y a bien sûr le risque de perdre son emploi, dans un pays ravagé par l’inflation et le chômage, où les grandes entreprises sont contrôlées par des dignitaires du régime. Mais il y a surtout l’absence d’une direction politique qui apparaîtrait comme une alternative au régime haï. Pour basculer complètement dans la contestation, il faut que les travailleurs pensent que le régime peut tomber et être remplacé par un régime meilleur.

Cela ne veut pas dire que les travailleurs restent l’arme au pied. Le syndicat de Haft Tappeh a apporté son soutien au « peuple opprimé du Kurdistan » et exigé « la libération des prisonniers politiques ». Lors de la grève générale d’octobre, les travailleurs du complexe gazier de South Pars ont fait grève et ont manifesté. Malgré les arrestations et les licenciements par centaines, certains se sont remis en grève en décembre, mais sur des revendications locales.

Selon les vidéos postées sur les réseaux sociaux, des dizaines de milliers de travailleurs ont fait grève entre octobre et décembre. Ils se sont battus pour des revendications économiques, sans formuler de slogans directement hostiles au régime. Ainsi, les 15 et 16 novembre, une majorité des 14 000 métallurgistes de l’Esfahan Steel Company, à Ispahan, se sont rassemblés en rangs serrés devant leur usine. Les travailleurs et les travailleuses de l’automobile ont fait grève chez l’équipementier Crouse, le plus grand d’Iran, associé à Faurecia. Malgré les menaces contre leurs meneurs, les 1 300 ouvriers des aciéries du Guilan ont fait grève. En décembre, les travailleurs du métro de Téhéran ont fait deux jours de grève pour toucher leur salaire d’octobre.

Cette liste, basée sur les informations qui nous sont parvenues, n’est pas exhaustive. Elle indique que la contestation menée par la jeunesse encourage les travailleurs à se battre.

La politique du régime

Menacé, le régime des ayatollahs a répondu comme il le fait depuis des décennies : en mobilisant ses multiples troupes de répression, police, Bassidjis, Pasdarans, armée, ses innombrables indicateurs infiltrés partout, et tout l’arsenal juridique qu’il a inventé pour éliminer ses opposants. Les forces de répression étant paraît-il épuisées, et peut-être pour certaines démoralisées, les Pasdarans auraient rapatrié des troupes depuis la Syrie ou l’Irak. En réprimant large, des milieux populaires jusqu’à des personnalités issues des classes privilégiées, Khamenei et ses proches veulent montrer à la population comme aux différentes factions du régime qu’ils ne céderont rien.

Comme d’habitude, le régime a tenté d’accuser les ennemis extérieurs et les traîtres de l’intérieur. En octobre, après un attentat perpétré par Daesh contre un sanctuaire chiite de Chiraz, qui a fait 15 morts, Raïssi s’est appuyé sur l’émotion pour organiser des manifestations pro-régime. Mais cela prend de moins en moins. Il tente aussi de monter les classes populaires, prises à la gorge par la hausse des prix, contre les contestataires présentés comme responsables du chaos économique. Pour cela, Raïssi entretient ce chaos. Depuis septembre, la monnaie iranienne a encore perdu la moitié de sa valeur et les prix ont augmenté de 50 %. Le gouvernement refuse de vendre des dollars pour soutenir le rial, comme il le fait régulièrement. Rien n’indique que ce calcul cynique fonctionne, mais il aggrave un peu plus la souffrance de la population.

C’est encore la politique du pire qu’a menée Raïssi en envoyant l’armée assiéger le Kurdistan iranien et bombarder le Kurdistan irakien. Il a pris le risque de déclencher un engrenage militaire avec les milices kurdes présentes en Irak, et de transformer la révolte sociale contre le régime en une guerre civile entre milices, comme en Syrie après le Printemps arabe de 2011. La tentative a fait long feu.

Pendant que les ayatollahs répriment, les dirigeants occidentaux observent. Oh, ils ont fait des déclarations sur la liberté et le droit des femmes. Ils ont placé quelques officiels sur des listes rouges. Ils ont reçu quelques opposantes à la Maison-Blanche ou à l’Élysée. Mais ils ne font même pas le geste élémentaire d’accueillir sans condition tous ceux qui cherchent à fuir la dictature. Et la France est parmi les pays les plus fermés. Des Iraniens, comme d’autres, se voient déboutés du droit d’asile et menacés d’expulsion. Ces dernières années, il était plus facile pour un Iranien d’obtenir un visa pour les États-Unis de Trump que pour la France.

Encore une fois, si les dirigeants des puissances impérialistes cherchent à affaiblir la République islamique en imposant un embargo dont est victime la population iranienne, ils ne veulent surtout pas qu’elle soit renversée par une révolution populaire.

Quelle direction ? Quelle perspective ?

Comme tout le monde le constate, la révolte démarrée il y a bientôt cinq mois n’a pas de vraie direction politique. Elle a évidemment des organisateurs et de multiples relais. Si des actions dans la rue peuvent être improvisées, les attaques contre des bâtiments officiels, par exemple, ne s’improvisent pas. Les réseaux sociaux, même surveillés, jouent un rôle. Bien d’autres canaux par lesquels s’échangent les idées et se forgent les opinions existent, mais nous échappent.

On l’a vu, des militants tenaces et courageux, des collectifs, quelquefois des syndicats, organisent des travailleurs et des grèves dans les entreprises. Que défendent ces militants depuis septembre ? Existe-t-il, autour de ces entreprises ou des quartiers populaires, des comités de lutte, même embryonnaires ? Nous n’en savons rien. Depuis quarante ans, la répression systématique a empêché les organisations politiques de se maintenir en Iran. Génération après génération, les militants qui ont survécu à la prison ont été contraints à l’exil. Les partis d’opposition, liquidés par Khomeini, se sont parfois maintenus en exil, mais ils ont perdu leurs relais en Iran. Les manifestants d’aujourd’hui, nés sous la République islamique, n’ont connu que l’histoire écrite par le régime.

Même si la répression réussissait, cette fois encore, à étouffer la révolte, celle-ci repartira à un moment ou à un autre, encore plus forte, tant est profonde la coupure entre le régime et la population. Mais si la contestation s’approfondit, qui en prendra la tête ? Avec quelles perspectives et quels changements pour les opprimés ?

En Iran aujourd’hui, comme en Tunisie ou en Égypte en 2011 ou, plus récemment, lors des révoltes en Algérie, au Soudan, au Sri Lanka, au Kazakhstan, la jeunesse et les exploités ont prouvé leur courage et leur combativité. Mais à chaque fois, quand ces révoltes n’ont pas été écrasées, elles ont été canalisées au profit de généraux qui se sont démarqués opportunément du dictateur en place, ou de politiciens oppositionnels qui se sont appuyés sur la contestation pour prendre le pouvoir. Les têtes au sommet de l’État ont parfois changé, mais pas le sort des exploités.

En Iran, les candidats à ce rôle ne manqueront pas. Le slogan « Ni chah ni ayatollah » a retenti à Téhéran, et hier encore à Zahedan, mais cela n’empêche pas le fils du chah d’être à la manœuvre depuis son exil new-yorkais. Le 13 janvier, il a demandé une procuration aux opposants pour être leur porte-parole, et des personnalités en exil se sont empressées de lancer une pétition en ligne intitulée « Le prince Reza Pahlavi est mon représentant ».

D’autres politiciens pourraient être propulsés, parmi telle ou telle faction du régime dont on ignore les manœuvres, ou parmi les démocrates ou les libéraux en exil, éventuellement cornaqués par les services occidentaux. Et l’option d’un coup d’État militaire mené par un officier des Pasdarans, pour repeindre la façade du régime, renvoyer mollahs et ayatollahs dans l’ombre, n’est pas à exclure.

La chute de la République islamique serait évidemment un immense soulagement pour des millions d’Iraniens, et particulièrement d’Iraniennes. Mais si elle ne subit qu’un simple ravalement, ou si elle est remplacée par un nouveau régime qui respecte l’ordre social, avec ses profondes inégalités, et se soumet à la domination impérialiste, les classes populaires continueront à subir la vie chère, les pénuries, le chômage et la misère. Et, pour leur faire accepter leur sort, un tel régime ne pourra être qu’une dictature féroce.

Les libertés démocratiques, le droit de se réunir, de vivre à sa guise, de s’exprimer comme on veut, autant d’aspirations élémentaires, se heurtent à un mur en Iran, comme dans tous les pays dominés par l’impérialisme. Elles étaient déjà impossible à l’époque des révolutions anti­coloniales, dans les années 1950-1960, quand l’économie capitaliste mondiale était en développement. Elles le sont encore plus dans cette période de crise économique aiguë, alors que la rivalité entre les capitalistes pour se partager la plus-value intensifie partout la guerre de classe contre les travailleurs, conduit à la guerre tout court et amène au pouvoir des régimes autoritaires, y compris dans les vieilles puissances impérialistes.

Les révolutions du passé, proche ou lointain, en Iran comme ailleurs, l’ont montré : le sort des exploités ne peut pas changer en profondeur tant que durera la domination de la bourgeoisie sur le monde. Mais cette domination n’est pas une fatalité. Elle repose sur l’exploitation de centaines de millions de travailleurs partout dans le monde. Ces travailleurs ont été concentrés pour les besoins du capital. Ils sont reliés entre eux par les mille liens de la production et de l’économie capitalistes. Ils contribuent, ensemble, à générer les profits des grands bourgeois. Les travailleurs d’Iran, ceux du golfe Persique voisin, du Moyen-Orient, d’Asie centrale, comme les travailleurs des métropoles impérialistes, ne forment qu’une seule et même classe ouvrière internationale.

Cette classe ouvrière mondiale est au cœur du fonctionnement de l’économie. Elle n’a rien à sauvegarder dans le maintien du capitalisme. Elle n’a pas d’intérêt national à défendre. Et on le voit encore aujourd’hui en Iran : la classe ouvrière sait faire surgir de ses rangs, malgré la dictature, des militants capables de l’aider à s’organiser et à combattre l’exploitation. Pour toutes ces raisons, elle représente un levier, une force sociale puissante pour renverser l’impérialisme et les régimes hideux qu’il engendre partout dans le monde. Cette conviction est à la base des idées communistes révolutionnaires depuis Marx et Engels.

Ce qui manque aujourd’hui à la classe des travailleurs pour que ces idées deviennent son programme de combat, c’est la conscience de sa force, la conscience du rôle fondamental qu’elle peut jouer pour entraîner derrière elle tous les opprimés et réorganiser la société sur de tout autres bases. Cette conscience ne peut être incarnée que par des femmes et des hommes, militants de la classe ouvrière et regroupés dans un parti mondial de la révolution. Un tel parti était l’objectif de l’Internationale communiste, fondée il y a un siècle dans la foulée de la Révolution russe, avant qu’elle soit dévoyée par le stalinisme. Cet objectif est plus que jamais à l’ordre du jour.

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