Italie, septembre 1920 : l’occupation des usines

Ce texte est la traduction d’une brochure éditée en Italie en septembre 2020 par le groupe l’Internazionale (Union communiste internationaliste)[1]

Le mouvement socialiste

La diffusion des idées socialistes

L’histoire de l’origine des idées socialistes nous éloignerait des objectifs de ce petit texte. Il suffit de dire que le socialisme s’est d’abord présenté comme l’expression théorique ou politique de la déception face aux révolutions bourgeoises, à commencer par la Révolution française de 1789. Déception de tout ce que les forces liées à la bourgeoisie, même les plus à gauche, avaient promis au « peuple » et n’avaient pas tenu. L’égalité que les révolutionnaires bourgeois avaient revendiquée s’était vite révélée sans contenu, un droit formel sans les conditions économiques et sociales concrètes nécessaires à sa réalisation. La bourgeoisie devait retirer à la noblesse tous ses privilèges politiques et économiques héréditaires et, pour cela, affirmer l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Mais les conditions de vie des ouvriers et des artisans ne leur permettaient pas d’être vraiment des « égaux » de la bourgeoisie. Au contraire, leur misère devenait de plus en plus une condition économique du développement du capitalisme et donc du bien-être des classes bourgeoises. L’industrie naissante avait besoin de main-d’œuvre à bon marché, et la misère, en favorisant la concurrence entre les travailleurs, entraînait encore plus les salaires à la baisse.

L’autre grand principe, celui de la liberté, dont les démocrates bourgeois ne manquaient pas de parler, se réalisait dans la liberté du commerce, dans la liberté de circulation des industriels, dans la libre possession de leurs richesses et dans la possibilité de les investir librement. Les travailleurs, eux, étaient juste libres de choisir entre vendre leurs bras et mourir de faim puisque, dans le respect de la liberté de l’industrie, aucun droit de s’associer pour tenter d’obtenir de meilleures conditions de travail ne leur était reconnu.

Alors que dans les milieux progressistes s’élaboraient de nouvelles théories, souvent utopiques, sur le moyen de parvenir à la « vraie » démocratie, une démocratie que beaucoup appelaient déjà socialisme ou communisme, de leur côté les travailleurs prenaient la voie de l’organisation pour se défendre collectivement contre les abus des patrons. En Angleterre, le premier pays qui s’était engagé sur la voie de l’industrialisation capitaliste, ils l’avaient fait avant même la Révolution française.

Des premières associations mutualistes, on passa au cours des décennies aux associations de « résistance » puis aux véritables syndicats, sans pour autant que les premières formes d’organisation disparaissent complètement. En même temps, des cercles et des sociétés naissaient, souvent clandestins, dans lesquels on débattait non seulement des revendications les plus immédiates de la classe ouvrière, mais aussi des caractéristiques générales de la société capitaliste et des projets d’un nouvel ordre social.

Les jeunes Marx et Engels rejoignirent l’une de ces associations, la Ligue des justes, composée principalement de tailleurs, et contribuèrent à en faire une organisation communiste sous le nom de Ligue des communistes. Au nom de cette organisation, ils rédigèrent en 1847 le Manifeste communiste. Dans ce petit livre, reconnu même par les opposants au communisme comme un chef-d’œuvre de propagande et de vulgarisation politiques, étaient posées les pierres angulaires programmatiques de la politique communiste, ainsi que les fondements théoriques du développement ultérieur du mouvement socialiste. Il démontre surtout que le communisme n’est pas un projet social tout fait, une utopie élaborée en chambre et à laquelle la société devrait se conformer. Il correspond à la ligne du développement historique. Marx et Engels expliquent que l’avènement de la domination de la bourgeoisie et la transformation des rapports sociaux dans un sens capitaliste ont représenté une grande révolution sociale et un immense pas en avant pour l’humanité. Mais ces mêmes rapports sociaux sont devenus de plus en plus un obstacle au développement de la civilisation, empêchant le plein déploiement des forces productives. La bourgeoisie avait cessé d’être une classe révolutionnaire. Sa domination ne pouvait être défendue qu’au détriment de la poursuite du progrès humain. Et l’État bourgeois était un appareil dont la tâche était avant tout de défendre l’ordre de la bourgeoisie contre la classe dont le travail l’enrichissait : la classe ouvrière, le prolétariat moderne. Ainsi les ouvriers devaient se constituer en parti indépendant de toutes les autres classes et poursuivre l’objectif du communisme, en poussant la lutte de classe, qui se manifestait déjà spontanément, jusqu’à ses conséquences extrêmes.

Le socialisme passa ainsi, comme l’exprima Engels, de l’utopie à la science.

Le socialisme en Italie

Le développement du capitalisme en Italie fut retardé par la fragmentation du pays en petits États jusqu’en 1861. Le mouvement ouvrier moderne, qui est le fruit du développement industriel, connut un retard similaire, même s’il est vrai qu’il y eut aussi des conflits de classe dans les années précédentes, et que les idées socialistes circulaient dans certains cercles intellectuels et dans de petites associations ouvrières bien avant l’unité nationale.

Quelques années après la fondation de la Ière Internationale à Londres, en 1864, divers groupes socialistes commencèrent à se réunir en Italie. Leurs dirigeants, au départ presque toujours anarchistes, venaient pour la plupart des rangs des partisans de Mazzini[2]. Une caractéristique de cette première phase du mouvement socialiste italien était que les associations de travailleurs constituées sur la base du métier n’étaient pas distinctes des associations politiques.

Au cours des décennies suivantes, tout en subissant des périodes de répression féroce, les organisations de travailleurs se renforcèrent et la distinction entre organisation politique et syndicat de métier devint plus claire. Lorsque le Parti socialiste fut fondé à Gênes en 1892, il existait déjà un réseau d’associations de travailleurs particulièrement fortes dans les villes en voie d’industrialisation et dans les campagnes de la plaine du Pô et des Pouilles.

Mais, pour se rendre compte aujourd’hui de ce qu’était le mouvement socialiste en tant que phénomène social, il faudrait moins faire l’histoire des congrès et des personnalités connues qu’une recherche sur les nombreux et obscurs militants qui contribuèrent à créer les premières Maisons du peuple dans les provinces, à organiser les premières ligues de travailleurs et les premières Bourses du travail dans les villes. C’est ce travail constant, peu reconnu par les historiens, mené par des hommes qui n’avaient qu’une idée approximative du socialisme, qui contribua à donner au Parti socialiste une base prolétarienne de masse, d’abord principalement dans les campagnes.

Ce mouvement avait changé la conception de la vie de masses de paysans et d’ouvriers dans la plupart des régions italiennes. Le « soleil de l’avenir »[3] réchauffait le cœur d’hommes et de femmes endurcis par un labeur quotidien qui, sans cela, auraient été condamnés à l’abrutissement ou à la maigre consolation de la promesse d’un paradis après la mort. À la campagne, alors qu’un prêtre faisait sonner les cloches du dimanche dans les villages, les paysans et les ouvriers les plus pauvres se rendaient de plus en plus souvent et en plus grand nombre à la Maison du peuple plutôt qu’à la messe.

Si l’on regarde le reste de l’Europe, il faut souligner qu’une évolution similaire s’observait dans d’autres pays. C’était le cas surtout en Allemagne, où les socialistes, qui se définissaient alors aussi comme des « sociaux-démocrates », représentaient la partie la plus avancée du socialisme international. C’est grâce aux efforts des sociaux-démocrates allemands que l’Internationale, après avoir été dissoute en 1874, fut reconstruite sur une base sociale beaucoup plus large et sur des bases politiques plus solides, avec un programme d’inspiration marxiste, en 1889. Plus tard, cette grande association de partis et de groupes socialistes du monde entier fut appelée IIe Internationale.

Pour comprendre ce que le mouvement socialiste représentait pour les travailleurs, prenons cette citation de Ruth Fischer, une militante révolutionnaire de longue date. Ce qu’elle dit se réfère aux sociaux-démocrates allemands, mais est aussi vrai pour les socialistes italiens. Voici ce qu’écrit Ruth Fischer :

« Les sociaux-démocrates allemands surent mettre sur pied un type d’organisation qui était bien plus qu’une association plus ou moins homogène d’individus se réunissant occasionnellement autour d’objectifs limités ; c’était bien plus qu’un parti défendant les intérêts des travailleurs. Le Parti social-démocrate allemand devint un mode de vie. Il fut bien plus qu’une machine politique : il donnait au travailleur allemand une dignité et un statut dans un monde qui lui était propre. Le travailleur en tant qu’individu vivait dans son parti, le parti influençait les habitudes quotidiennes du travailleur. Ses idées, ses réactions, ses attitudes résultaient de l’intégration de sa personne dans cette collectivité. »

Il faut dire que l’épanouissement du mouvement socialiste, en tant que composante la plus consciente du mouvement ouvrier, n’avait pas seulement une raison subjective. Ce ne fut pas seulement le résultat de l’enthousiasme et du dévouement des premiers militants socialistes, bien que leur travail y jouât un rôle indispensable. Le fait est que l’influence croissante des idées socialistes allait de pair avec le développement du prolétariat dans les villes et dans les campagnes. Toute l’Europe continentale, avec un retard de quelques décennies, suivait les traces de l’Angleterre et devenait un continent industrialisé. La forme du travail salarié se généralisait également en Italie, et les villes, dont les industries manquaient de bras, se peuplaient de plus en plus. L’attitude qui prévalait au sein de la bourgeoisie capitaliste, celle des propriétaires d’usines et des propriétaires fonciers, toujours largement protégés et représentés par les différents gouvernements nationaux, était de marginaliser politiquement la classe ouvrière, qui pendant des décennies après l’unité nationale fut pratiquement exclue du droit de vote.

Les socialistes, comme nous l’avons dit, encouragèrent et promurent l’organisation syndicale des travailleurs par le biais des syndicats et des Bourses du travail, dont les premières furent fondées en 1891 à Turin, Milan et Piacenza. Au début du siècle, après la répression qui suivit les émeutes de 1898 pour le pain, la première grève générale eut lieu à Gênes pour la réouverture de la Bourse du travail locale. Par la suite, l’activité des syndicats rencontra moins d’obstacles et diverses associations de travailleurs prospérèrent. La première grande fédération industrielle, la FIOM (Fédération des employés et ouvriers de la métallurgie) naquit en 1901. En novembre 1902 existaient déjà 24 fédérations nationales comptant plus de 480 000 membres. En 1906 fut fondée la Confédération générale du travail (CGL), à laquelle adhérèrent presque toutes les fédérations professionnelles et la plupart des Bourses du travail.

Ainsi, presque toujours par expérience directe, à travers leurs grèves et leurs revendications, les masses apprirent à identifier les socialistes et le socialisme comme les interprètes de leurs intérêts. Le parti des socialistes était le seul qui ne leur demandait pas de voir leur condition comme un destin inéluctable et qui proposait un programme d’émancipation sociale leur promettant d’y échapper. La diffusion des idées socialistes et le succès des partis socialistes en tant qu’organisations étaient l’expression d’un processus social objectif qu’aucune autre force politique constituée ne savait ou ne voulait représenter.

Cette évolution, qui semblait devoir continuer sans obstacle, en suivant sa propre logique et ses propres principes, en ignorant les frontières nationales, s’arrêta brutalement et connut une véritable crise lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale.

La guerre et la crise de la Deuxième Internationale

La guerre et les socialistes

Au déclenchement de la Première Guerre mondiale en juillet 1914, un cataclysme politique sembla frapper la Deuxième Internationale et presque tous ses partis. Les principaux dirigeants socialistes allemands, français, belges, britanniques, puis américains se rangèrent aux côtés de leurs gouvernements respectifs, approuvèrent les crédits militaires et devinrent de fait le prolongement politique et organisationnel des classes dirigeantes nationales. Les dirigeants syndicaux furent encore plus empressés à se mettre au service de leurs gouvernements.

Cette trahison évidente de toute une histoire politique qui s’était déroulée sous le drapeau de l’internationalisme ouvrier, ponctuée par des délibérations précises de la Deuxième Internationale, dont la plus connue était celle de Bâle en 1912, provoqua, comme on peut l’imaginer, un profond désarroi et une totale désorientation dans la masse des travailleurs socialistes ou influencés par les partis socialistes. Le Parti socialiste italien, lui, fut le seul des grands partis socialistes européens à ne pas se rallier à l’Union sacrée et à adopter pour l’essentiel une position « neutraliste » ou même simplement pacifiste. Cela lui était facilité, dans une certaine mesure, par les hésitations du gouvernement monarchique et des différentes fractions du grand capital, divisées sur l’opportunité d’entrer en guerre, et dans ce cas sur le camp auquel se joindre.

Cette position était en tout cas à mille lieues de la position lucide de Lénine et de la fraction bolchevique des sociaux-démocrates russes. Celle-ci s’opposait à la guerre avec le mot d’ordre : « Transformer la guerre impérialiste en guerre civile ». En d’autres termes, il fallait retourner les armes que la conscription de masse avait mises dans les mains des ouvriers et des paysans contre les état-majors et contre les gouvernements de leurs propres pays. Au début, hors de Russie, seuls quelques groupes de socialistes restés fidèles à la tradition internationaliste se placèrent sur le même terrain, avec quelques dirigeants prestigieux comme Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Franz Mehring en Allemagne, ou les syndicalistes-révolutionnaires Pierre Monatte et Alfred Rosmer en France.

La rupture la plus évidente que la Première Guerre mondiale provoqua dans le socialisme italien fut sans doute celle de Mussolini, en octobre 1914. Jusque-là dirigeant respecté de la gauche du PSI et rédacteur en chef de son quotidien, Avanti ! Mussolini, après son expulsion du parti, lança son propre mouvement et son propre journal, Il Popolo d’Italia, au début encore qualifié de socialiste, mais avec une orientation interventionniste, c’est-à-dire favorable à l’entrée en guerre de l’Italie. En général, il y eut des scissions et des regroupements interventionnistes dans toutes les organisations du mouvement ouvrier. Il y eut également une scission interventionniste au sein de l’Union syndicale italienne (USI), la confédération syndicale italienne minoritaire, d’orientation syndicaliste-révolutionnaire et anarchiste, fondée en 1912. De prestigieux dirigeants tels qu’Alceste De Ambris, secrétaire de la Bourse du travail de Parme, et Filippo Corridoni sortirent de cette organisation sur des positions interventionnistes. Cependant, l’essentiel de l’USI resta hostile à la guerre et il faut reconnaître à ce syndicat l’honneur incontestable d’être resté, avec la Fédération de la jeunesse socialiste, la seule organisation prolétarienne pleinement internationaliste durant la guerre mondiale. Son journal, constamment visé par la censure gouvernementale, fut baptisé Guerre de classe, pour souligner que les véritables ennemis de la classe ouvrière de tous les pays belligérants étaient les capitalistes, et non les ouvriers et les paysans portant un autre uniforme.

La confédération CGL, formellement neutraliste, accepta d’être entraînée dans les Comités de mobilisation industrielle, des organismes institués par le gouvernement pour réguler la production à des fins de guerre. Dans la pratique, elle soutint la militarisation du travail et freina toute revendication ouvrière.

L’ivresse nationaliste, qui dans un premier temps avait touché aussi une partie du prolétariat, se dissipa au fil des mois. La faim, les nouvelles du front, le mépris que l’état-major manifestait pour la vie des paysans et des ouvriers qui constituaient la quasi-totalité des troupes, les terribles conditions de vie dans les tranchées, furent la propagande antimilitariste et antinationaliste la plus efficace que l’on pouvait imaginer.

Un coup totalement inattendu ?

Comment expliquer le revirement honteux de presque tous les dirigeants socialistes à la veille de la guerre ? Dans les documents approuvés par l’Internationale à Stuttgart et à Bâle, respectivement en 1907 et 1912, l’état-major  du socialisme mondial se montrait bien conscient du caractère d’une guerre que l’augmentation des dépenses militaires de tous les États laissait présager. À Stuttgart, il avait été décidé que les partis socialistes, en cas de guerre, devraient exploiter la crise politique et économique qui s’ensuivrait pour « hâter la fin de la domination de la classe capitaliste ». Le congrès socialiste extraordinaire de Bâle avait été convoqué précisément « contre la guerre ». À cette occasion, l’orientation déjà approuvée à Stuttgart cinq ans plus tôt avait été confirmée et exprimée plus clairement comme une menace adressée par le prolétariat international aux gouvernements nationaux. On avait rappelé les expériences de la Commune de Paris de 1871, née après la défaite française dans la guerre franco-prussienne, et celle de la révolution russe de 1905, liée aux défaites militaires de l’empire tsariste contre le Japon. En substance, il était dit : « Si vous faites la guerre, nous ferons la révolution ! »

En réalité, la guerre faisait apparaître au grand jour une transformation qui avait touché lentement et sans grand bruit au cours des années précédentes tous les partis socialistes. Du point de vue idéologique, cette transformation apparut en partie entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle, lorsque des courants « révisionnistes » se formèrent dans les différents partis socialistes, à commencer par le parti allemand. Certains représentants socialistes bien connus, comme Eduard Bernstein en Allemagne, remirent ouvertement en question le contenu révolutionnaire du socialisme en théorisant la « conquête pacifique » du pouvoir par la classe ouvrière : la fin du capitalisme, affirmaient-ils, ne passerait plus par des insurrections et des barricades, mais par la conquête progressive de positions de force, par le biais de conquêtes syndicales, de la croissance du consensus électoral et de réformes.

Les thèses révisionnistes furent âprement critiquées par les dirigeants les plus en vue des partis socialistes, comme Karl Kautsky, mais le révisionnisme n’était que le signe révélateur d’un processus social qui avait mûri depuis un certain temps et qui ne s’était pas encore manifesté avec toute sa force.

La révolution russe de 1905 confirma Rosa Luxemburg dans la conviction que les grèves, outre un instrument de lutte syndicale, pouvaient être un aspect de la lutte révolutionnaire du prolétariat. La grève générale, que les dirigeants réformistes des syndicats avaient qualifiée pendant des années de mythe anarchiste naïf ou de gaspillage de forces insensé, s’était avéré dans la Russie tsariste un puissant facteur de mobilisation de classe.

Dans ces années, la différence s’affirmait entre le courant révolutionnaire, ou marxiste orthodoxe, et le courant réformiste du mouvement socialiste, ce dernier étant particulièrement lié aux grandes fédérations syndicales et aux coopératives. Pendant quelques années, il sembla que ces deux courants résumaient toute la dialectique du socialisme. Le réformisme apparaissait comme un courant de pensée que les dirigeants les plus influents du socialisme mondial toléraient, dans certaines limites, mais qu’ils désapprouvaient.

Tant Lénine que Rosa Luxemburg avaient compris qu’il ne s’agissait pas seulement de divergences idéologiques. Le réformisme prenait sa source dans un phénomène concret : dans les décennies allant de la fin de la guerre franco-prussienne à 1914, le capitalisme européen avait connu un développement relativement calme et pacifique. Dans de nombreux pays, la répression des socialistes et des syndicats avait progressivement diminué, les conditions de vie de larges pans de la classe ouvrière s’étaient améliorées et le droit de vote s’était élargi. Le mouvement syndical et socialiste avait acquis une certaine « respectabilité » dans les milieux bourgeois. Tout cela s’était fait en grande partie aux dépens des peuples opprimés des colonies. Leur exploitation permettait de dégager de nouvelles marges de profit pour les métropoles capitalistes, qui ainsi pouvaient accorder quelques miettes de plus à « leur » classe ouvrière, ou plutôt à sa couche privilégiée. Ce processus favorisait l’adaptation au système capitaliste d’ouvriers et employés d’origine, devenus des responsables de partis socialistes, de coopératives, de syndicats, ou bien des députés, voire des représentants rémunérés de diverses institutions. Cette couche hétérogène était étroitement liée aux couches de la classe ouvrière les mieux payées et les mieux protégées par les syndicats. Cette « aristocratie du prolétariat », comme l’appela Lénine, était poussée par ses conditions matérielles à se faire sa place dans la société capitaliste. Les idées réformistes ou révisionnistes leur fournirent une justification théorique sur laquelle s’appuyer.

Lorsque la guerre éclata, les classes dirigeantes de tous les pays mirent les dirigeants socialistes et syndicalistes au pied du mur. S’ils voulaient espérer jouer encore un rôle reconnu dans la société, s’ils voulaient préserver leur existence politique, et même parfois personnelle, ils devaient collaborer au massacre mondial. Et s’ils pouvaient masquer leur trahison par des phrases faisant encore référence au socialisme, c’était mieux encore.

On vit alors que la « maladie » révisionniste avait infecté insidieusement presque tous les appareils socialistes. Les déclarations de Stuttgart et de Bâle n’avaient été que de beaux discours, un hommage rendu bien volontiers à la tradition marxiste révolutionnaire du socialisme, à condition qu’il ne s’agît pas de les traduire en actes.

Au cours des décennies précédentes, le capitalisme avait subi une autre transformation : il était devenu un système social fondé sur la domination de géants financiers qui, directement ou non, soumettaient les pouvoirs publics et, par leur intermédiaire, s’assuraient le partage du monde. Lénine, Luxemburg, Boukharine et tous les socialistes restés fidèles aux principes du marxisme ont défini cette dernière étape du développement du capitalisme comme « l’impérialisme » et la guerre commencée en 1914 comme une « guerre impérialiste », c’est-à-dire une guerre pour un nouveau partage de la planète entre les puissances impérialistes. La révolution prolétarienne d’octobre 1917 en Russie fut, en dernière analyse, l’application pratique des délibérations de Stuttgart et de Bâle et, en effet, pour la première fois dans l’histoire, un pays belligérant, avec les bolcheviks au pouvoir, « déclara la paix ».

Le nouvel élan extraordinaire du mouvement ouvrier dans un sens révolutionnaire trouva dans la révolution russe un pilier sur lequel s’appuyer mais aussi, grâce à la fondation à Moscou de la IIIe Internationale en mars 1919, un puissant stimulant théorique, politique et organisationnel.

La ville de l’industrie et de la lutte des classes

Turin, ville ouvrière d’avant-garde

Pendant la guerre, poussés par la faim due au rationnement alimentaire, les travailleurs et leurs familles impulsèrent des grèves spontanées et des « mouvements pour le pain ». En Italie, Turin, la capitale de l’industrie moderne, était à l’avant-garde. Gramsci[4] décrit le rôle de Turin et de la classe ouvrière turinoise dans une synthèse qui aide à comprendre les événements dont nous parlons. Le texte suivant est un extrait de son rapport au comité exécutif de l’Internationale communiste en juillet 1920. Ainsi Gramsci écrit-il :

« Avant la révolution bourgeoise, qui a créé l’ordre bourgeois actuel en Italie, Turin était la capitale d’un petit État, qui comprenait le Piémont, la Ligurie et la Sardaigne. À l’époque, à Turin, la petite industrie et le commerce prédominaient.

Après l’unification du royaume d’Italie, et le transfert de la capitale à Rome, il semblait que Turin perdrait de son importance. Mais la ville surmonta la crise économique en peu de temps et devint l’un des plus importants centres industriels d’Italie. On peut dire que l’Italie a trois capitales : Rome, en tant que centre administratif de l’État bourgeois, Milan en tant que centre commercial et financier du pays (toutes les banques, les bureaux commerciaux et les institutions financières sont concentrés à Milan), et enfin Turin en tant que centre industriel, où la production industrielle a atteint le plus haut degré de développement. Avec le transfert de la capitale à Rome, toute la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle émigra de Turin pour fournir au nouvel État bourgeois le personnel administratif nécessaire à son fonctionnement : en revanche le développement de la grande industrie attira à Turin la fleur de la classe ouvrière italienne. Le processus de développement de cette ville est, du point de vue de l’histoire italienne et de la révolution prolétarienne en Italie, très intéressant.

Le prolétariat turinois devint ainsi le chef spirituel des masses ouvrières italiennes, qui sont liées à cette ville par de multiples liens : parenté, tradition, histoire et liens spirituels, l’idéal pour tout ouvrier italien étant de pouvoir travailler à Turin. »

L’historien Giovanni Artero, auteur de plusieurs textes sur l’histoire du mouvement ouvrier, écrit aussi :

« En 1915, Turin compte un réfugié pour dix habitants : la ville, outre ses 450 000 habitants, accueille 40 000 Italiens déplacés, qui ont fui l’Europe centrale où le conflit faisait déjà rage, et l’entrée en guerre provoque une énorme vague d’immigration de travailleurs, avec une industrie de guerre qui crée 36 000 emplois chez FIAT. »

Fin août 1917, un mouvement insurrectionnel se déclenche dans les quartiers ouvriers de la ceinture turinoise. Le terrain fut préparé, dit Gramsci, par la nouvelle de la révolution de Février en Russie et par l’arrivée à Turin, en juillet, d’une délégation du soviet de Petrograd. Les représentants russes, accueillis par une foule immense, furent quelque peu déçus en voyant que les masses ouvrières faisaient l’éloge de Lénine et des bolcheviks, et non de Kerensky, socialiste réformiste et chef du gouvernement provisoire. Gramsci écrit encore dans son rapport :

« Pendant cinq jours, les ouvriers se battirent dans les rues de la ville. Les insurgés, qui disposaient de fusils, de grenades et de mitrailleuses, réussirent même à occuper certains quartiers de la ville et tentèrent à trois ou quatre reprises de s’emparer du centre, où se trouvaient les institutions gouvernementales et les commandements militaires.

Mais les deux années de guerre et de réaction avaient affaibli la déjà forte organisation du prolétariat et les travailleurs, inférieurs en armement, furent vaincus. En vain, ils espérèrent le soutien des soldats ; ces derniers se laissèrent tromper par la propagande disant que la révolte était suscitée par les Allemands.

La population érigea des barricades, creusa des tranchées, entoura quelques quartiers de clôtures électriques et, pendant cinq jours, repoussa toutes les attaques des troupes et de la police. Plus de 500 ouvriers tombèrent, plus de 2 000 furent gravement blessés. Après la défaite, les meilleurs éléments furent arrêtés et licenciés et la ferveur révolutionnaire du mouvement prolétarien diminua. Mais les sentiments communistes du prolétariat turinois n’étaient pas éteints. »

Selon des recherches ultérieures, le nombre de morts fut bien moindre que ce qu’écrit Gramsci, mais l’insurrection eut bien lieu et impliqua des milliers d’ouvriers et de « gens du peuple ». Les points faibles de la révolte furent son manque d’organisation et l’absence d’un travail de propagande et de sensibilisation socialiste en direction des soldats, qui ne pouvait pas s’improviser en un jour. Il est important de noter combien cette faiblesse était devenue évidente même avant les « deux années rouges », le Biennio rosso de 1919-1920. Mais il est évident que le Parti socialiste ne tira aucune leçon de cette expérience, et le problème d’un travail révolutionnaire dans l’armée – d’une importance capitale pour la réussite de toute insurrection – fut toujours négligé et n’eut qu’une place marginale dans l’initiative politique et la propagande du parti.

Le développement des luttes et des organisations ouvrières

La croissance des syndicats et du Parti socialiste après la guerre

Dans toute l’Europe, à la fin de la guerre, le sentiment révolutionnaire se développe dans une grande partie de la classe ouvrière, poussée par la misère continue, l’inflation et la reconversion de l’industrie militaire qui s’annonce. Ce processus de politisation de masse se traduit également, en nombres beaucoup plus importants, par l’adhésion à des organisations syndicales et politiques. Le nombre de membres du PSI atteint 200 000 en 1919. Près de dix fois plus de voix vont à la liste socialiste lors des élections politiques de cette année, ce qui permet au parti d’avoir 156 députés à la Chambre. De plus, un quart des municipalités italiennes sont aux mains des socialistes, au point que le parti doit imprimer des manuels avec les directives à suivre par les nouveaux administrateurs dans les municipalités conquises.

Au total, les organisations prolétariennes atteignent 3 800 000 membres, soit cinq fois plus qu’avant la guerre. La CGL arrive en 1920 à près de deux millions de membres. Plus de la moitié sont des travailleurs industriels, mais les ligues d’ouvriers agricoles comptent 890 000 membres. Pour sa part, l’USI organise près de 300 000 travailleurs, sa force se concentrant dans certains secteurs clés, comme Piombino et Sestri Ponente. À ce domaine du syndicalisme « rouge », il faut ajouter le syndicat des cheminots (SFI), celui des dockers et celui des marins. Mais, au moins par le nombre de membres, le syndicat catholique CIL s’est également fortement renforcé, principalement dans les campagnes et avec une présence importante parmi les travailleuses du textile. Au cours des luttes des « deux années rouges », ce syndicat jouera un rôle ambigu, parfois se comportant comme un véritable syndicat jaune, parfois se joignant aux luttes des ouvriers agricoles ou, comme dans le Sud, soutenant l’occupation des terres. Dans le panorama syndical on trouve aussi l’UIL, avec ses 200 000 membres, d’inspiration démocrate-interventionniste. L’historien Paolo Spriano, dans son livre sur l’occupation des usines, estime que, dans le secteur de la métallurgie, la FIOM dirigée par Bruno Buozzi est pratiquement hégémonique en raison de sa capacité à « diriger la masse des travailleurs dans son ensemble ». Ses directives « sont acceptées et respectées par la grande majorité des travailleurs, à l’exception des usines où les groupes syndicalistes-révolutionnaires sont particulièrement forts ».

Mais c’est partout en Europe que les rangs des organisations de travailleurs se gonflent. Lénine y fait allusion dans un chapitre de sa Maladie infantile du communisme à propos de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne, en soulignant que les faits montrent « la forte augmentation du nombre de syndiqués dans ces pays ». Lénine poursuit :

« Ces faits montrent de façon flagrante ce que confirment mille indications : le développement de la conscience de classe et de la tendance à s’organiser surtout dans les masses prolétariennes, dans les couches “inférieures” et dans les couches arriérées. Des millions de travailleurs en Angleterre, en France, en Allemagne, passent pour la première fois de la désorganisation totale à la forme d’organisation la plus élémentaire, la plus basse, la plus simple, la plus accessible (pour ceux qui sont encore imprégnés des préjugés démocratiques bourgeois), c’est-à-dire le syndicat. »

Vers l’occupation des usines

Au cours de l’année et des mois précédant septembre 1920, une vague de grèves, de manifestations et d’occupations de terres en friche balaie l’Italie. La direction nationale du PSI se montre toujours impuissante et à la traîne des événements, se cachant souvent derrière le « pacte d’alliance » de 1907 entre PSI et CGL, dans lequel la division du travail entre parti politique et syndicat a été formalisée. Pendant quelque temps encore, le langage radical de Lazzari, Serrati et Gennari, principaux dirigeants de la tendance du Parti siocialiste que l’on appelle alors « maximaliste »[5], et leur adhésion formelle à l’Internationale communiste, sanctionnée par le congrès de Bologne d’octobre 1919, trompe et confond la partie la plus combative des travailleurs. Lors de ce même congrès, cependant, le courant du jeune leader napolitain Amadeo Bordiga s’est distingué. Ce courant, déjà structuré comme la Fraction abstentionniste[6] , sera le seul à exiger que, conformément aux directives de l’Internationale, le parti se débarrasse de l’aile réformiste bien représentée par des dirigeants comme Turati, Treves et Modigliani.

Le point le plus important à l’ordre du jour du congrès a été la révision de l’ancien programme de 1892. Il fallait en écrire un nouveau, en accord avec le nouveau climat révolutionnaire. Il fallait surtout éliminer la formule équivoque de la « conquête des pouvoirs publics », de contenu clairement électoraliste, pour la remplacer par celle de la « dictature du prolétariat », c’est-à-dire la formule du pouvoir révolutionnaire de la classe ouvrière, installée sur les ruines de l’État bourgeois.

Ce qui en est ressorti est en réalité un programme confus, plus ou moins communiste, mais suffisamment inoffensif pour être finalement « digéré » même par Turati et ses amis. De plus, il a été décidé de former une commission qui, alors que les usines et les rues italiennes sont en pleine effervescence, devrait élaborer… la forme que prendraient les soviets italiens.

Giorgio Galli, dans son Histoire du PCI, reproduit un extrait du discours de Turati à ce congrès, intéressant car il permet de saisir les faiblesses du courant maximaliste comme peu d’autres ont pu le faire à l’époque. En voici une partie :

« Notre appel à la violence sera repris par nos ennemis, qui sont cent fois mieux armés que nous, et donc adieu pour longtemps à l’action parlementaire, adieu à l’organisation économique, adieu au Parti socialiste. De quelles armes matérielles disposez-vous ? Qui parmi vous a pris au sérieux la révolution armée dont beaucoup de discours se repaissent ? Lorsque les émeutes de la faim ont éclaté dans différentes villes, je n’ai vu aucun d’entre vous se mettre à la tête de ce mouvement… Et, dans ces conditions, vous venez nous parler de violence victorieuse immédiate. C’est une tromperie monstrueuse, une farce qui peut se transformer en tragédie. »

Naturellement, la critique de Turati vise à combattre tout engagement concret sur le terrain révolutionnaire. Il exagère la puissance des forces bourgeoises, sous-estime le potentiel des forces prolétariennes, il ne se demande même pas comment aider leur développement politique, comment former des cadres au niveau de « nos ennemis ». Mais l’accusation portée contre les maximalistes n’en est pas moins vraie : « Aucun d’entre vous ne s’est placé à la tête de ce mouvement. »

Il est important également de rappeler qu’à cette occasion Gramsci, ne comprenant pas encore l’importance d’une délimitation politique et organisationnelle claire par rapport aux réformistes, apprécie que le congrès se soit conclu par le maintien de l’unité du PSI.

Il reste qu’un embryon de parti communiste était en train de se créer, laborieusement et en retard sur les nécessités de la situation. Le réseau que la fraction de Bordiga avait su créer au sein du Parti socialiste allait favoriser l’agrégation ultérieure de groupes de militants sur des positions communistes, dont le plus important fut précisément celui de L’Ordine nuovo, la revue dirigée par Gramsci. Ce sont ceux-là qui donnèrent naissance au Parti communiste en janvier 1921.

Pendant ce temps, les luttes et les grèves se poursuivaient. Entre août et septembre, il y a plusieurs morts et le gouvernement Nitti, en octobre, crée la Garde royale, une nouvelle force de police qui relève directement du ministère de l’Intérieur.

Dans l’Histoire de la gauche communiste (Edizioni del Programma Comunista, 1972), on lit à propos des mouvements de grève de cette période qu’ils présentaient trois caractéristiques nouvelles et particulières : ils impliquaient des corporations entières, leur durée était souvent exceptionnelle et ils visaient essentiellement à conquérir la journée de huit heures. La CGL prend cependant soin de ne pas unifier ces luttes et de ne pas lancer une grève générale. Au cours de la grande grève nationale des métallurgistes, qui dure du 9 août au 27 septembre 1919, la CGL publie un communiqué disant :

« Aucune autre forme de solidarité ne doit être donnée et offerte, afin d’éviter l’élargissement de la grève, qui diminuerait plutôt qu’il n’augmenterait la possibilité de résistance… en dehors du versement immédiat de la contribution d’au moins 2 lires par semaine pour chaque associé. »

Dans une situation de fermentation sociale comme celle du Biennio rosso, ce raisonnement formel, bureaucratique, sans vie, qui cache bien mal la crainte de la lutte des classes, éclaire la vraie substance du réformisme.

Pour donner corps à la description de cette période, on peut donner quelques autres exemples, pris parmi les nombreux conflits de classes. Du 18 au 30 septembre, dans la région de Novare, une grande grève des ouvriers agricoles implique 160 000 travailleurs et se termine par une convention collective plus avantageuse et la conquête des huit heures.

Les 23 et 24 septembre, à Modène, éclate un soulèvement populaire contre la vie chère. Dans la région de Piacenza, à partir du 5 octobre et jusqu’au 3 novembre, 70 000 travailleurs agricoles font grève pour les huit heures. Les premières brigades d’action fascistes sont lancées contre eux, à l’incitation des propriétaires fonciers. Sans succès, car les ouvriers agricoles ne veulent pas céder.

D’importantes grèves ont également lieu dans les Pouilles, où les ligues de travailleurs ont une solide tradition.

Dans les campagnes, un autre facteur qui contribue aux luttes sociales est le souvenir de la promesse faite en 1916 par le gouvernement, alors dirigé par Salandra, aux paysans envoyés dans les tranchées :

« Après la fin victorieuse de la guerre, l’Italie accomplira un grand acte de justice sociale : l’Italie donnera la terre aux paysans, avec tout le nécessaire, afin que chaque héros du front, après avoir vaillamment combattu dans les tranchées, puisse vivre d’une façon indépendante. Ce sera la récompense offerte par le pays à ses valeureux fils. »

Simona Colarizi, dans L’après-guerre et le fascisme dans les Pouilles, écrit que, sur ordre de l’état-major général, ce communiqué a été lu par les officiers aux soldats. La démoralisation croissante des troupes, composées en grande partie de paysans, qui allait entraîner la débâcle de Caporetto avec sa suite de désertions massives et de désintégration de l’armée, poussait les classes dirigeantes à utiliser un peu moins de « bâton » et un peu plus de « carotte ». Elles ne pouvaient prévoir que le reniement de cette promesse alimenterait les sentiments révolutionnaires des ouvriers et des paysans pauvres.

Sur le plan politique, on lit encore dans l’Histoire de la gauche communiste que, pendant toute la période dont nous parlons, « non pas à cause de décisions centrales du parti et de la CGL, des grèves spontanées éclatent dans toute l’Italie contre l’expédition de Fiume[7] et pour soutenir la Russie ».

« Faire comme en Russie » est le mot d’ordre qui s’impose spontanément et qui exprime par une formule simple le sentiment révolutionnaire des masses.

Le mouvement des conseils d’usine commence dans ces semaines-là. Le 31 octobre, se tient une assemblée des commissaires d’atelier (les délégués des travailleurs) de la FIAT et de quelques autres entreprises ; il approuve un programme qui sera suivi de débats et de polémiques dans le milieu socialiste et même dans la section de Turin. La nouveauté des conseils par rapport aux anciennes commissions internes d’entreprise réside dans le fait qu’ils sont élus, atelier par atelier, par tous les travailleurs d’une usine donnée, qu’ils soient ou non membres du syndicat.

Le congrès extraordinaire de la Bourse du travail de Turin du 14 décembre 1919 approuvera le règlement pour les élections des conseils d’usine.

L’année 1920 s’annonce non moins dangereuse pour les classes dirigeantes que l’année précédente. Après la grève des postiers, commence la grève des cheminots, qui dure neuf jours et est un succès total. Ils obtiennent la pleine liberté d’association et le droit de grève, de nouvelles embauches et les huit heures.

Les mois suivants voient tout autant de mobilisations et de grèves. L’intervention des carabiniers et de la Garde royale laisse presque toujours des morts et des blessés derrière elle, tandis que de plus en plus souvent les patrons se font aussi aider par des brigades fascistes.

Trois faits importants

Un examen ou même une simple revue des épisodes de lutte de classe qui ont précédé les occupations d’usine de septembre 1920 nécessiterait un traitement à part. Cependant, trois faits doivent être rappelés pour leur importance, qui dans leur succession chronologique conduisent à l’été 1920. La première est une sorte d’anticipation du mouvement de septembre. En janvier et février, différentes usines du Piémont, de Ligurie et de Campanie sont occupées par les ouvriers. Ces occupations se terminent en quelques jours, mais elles indiquent que la classe ouvrière se dispose à de nouvelles formes de lutte. La seconde est la « grève des horloges » qui commence dans les ateliers mécaniques de FIAT à Turin le 22 mars et se termine par une défaite substantielle le 24 avril.

La grève commence presque par hasard. La direction de la FIAT a décidé de réintroduire l’heure d’été, déjà appliquée par le gouvernement pendant la guerre. Le matin du 21 mars, les ouvriers se mettent au travail et voient que les horloges de l’usine ont une heure d’avance. Dans le secteur de la Mécanique, un ouvrier, sans rien dire, les remet à l’heure solaire. Il est reconnu et signalé à la direction, qui le licencie. Par la suite, trois délégués de département qui sont intervenus en sa faveur sont également licenciés. Une grève de solidarité est aussitôt déclenchée, qui prend rapidement le caractère d’une lutte pour la reconnaissance des conseils d’usine.

Le 7 mars, lors de l’assemblée de la Confindustria[8], son secrétaire général Gino Olivetti avait déclaré : « Il n’est pas possible que dans les usines se forme un organe qui veuille et puisse agir et décider en dehors et, dans un certain sens, au-dessus des organes de gestion des usines. » Il fallait au contraire conclure des accords au niveau national pour s’opposer à « la volonté de former de prétendus conseils d’usine ».

Pour les patrons, la grève des horloges sera la première occasion de mesurer les « prétentions » ouvrières. L’arrêt de travail s’étend à toutes les usines de Turin, puis se répand dans le Piémont en faisant la jonction avec les luttes paysannes. Au total, un demi-million de travailleurs sont concernés. Au cours de la lutte, tant du côté patronal que du côté ouvrier, certains aspects importants d’une lutte révolutionnaire se dessinent.

Les industriels obtiennent la mobilisation de l’armée, qui occupe certaines usines et surtout les centres névralgiques de la ville. De plus, ils constituent une sorte de « garde blanche » pour s’attaquer aux grévistes. Les directions nationales de la FIOM, de la CGL et du PSI ne font que subir la mobilisation, elles sont disposées dès le début à céder mais sont ensuite contraintes, face au durcissement des industriels, de proclamer une grève générale qui, comme on l’a dit, prend une ampleur régionale. De plus, dans de nombreuses villes italiennes, le prolétariat fait preuve d’une haute conscience de classe. Les cheminots de Livourne empêchent plusieurs trains transportant des troupes d’atteindre Turin. D’autres grèves dans le même but ont lieu à Florence, Pise, Lucques, Bologne et Gênes. Entre-temps, un comité de grève désigné par la section socialiste locale et la Bourse du travail est formé à Turin. Cet organisme prend le contrôle de la lutte et publie un bulletin spécial, Lavoratori, avanti ! (Travailleurs, en avant !) qui fonctionne comme un organe d’information et de liaison entre les différents secteurs ouvriers en grève.

La leçon, en négatif, car elle n’est pas pleinement comprise par les dirigeants de Turin, est celle de l’urgente nécessité d’une direction politique communiste, libérée de la subordination au PSI et donc capable de planifier et d’organiser les luttes ouvrières selon des critères révolutionnaires, non conditionnés par les désirs des bureaucraties syndicales et par « l’esprit unitaire » dans lequel se noie la direction maximaliste.

Le troisième fait important est la révolte d’Ancône. Le 25 juin, une délégation de bersagliers[9] stationnés dans cette ville, à la caserne Villarey, se rend à la Bourse du travail. Ils exigent que les forces « subversives », comme on disait alors, empêchent le départ des navires de ce port de la côte Adriatique vers Vlora, en Albanie[10]. Le secrétaire du syndicat se tourne vers la section socialiste, qui s’engage à soutenir la protestation contre l’expédition militaire. Un accord est conclu pour une intervention le lendemain, à l’occasion du défilé d’embarquement des troupes. Le journal socialiste Avanti ! publie le même 25 juin un manifeste ambigu, signé par le Parti socialiste, la CGL et le groupe parlementaire socialiste : « La situation actuelle indique que la crise s’accélère à l’approche du formidable affrontement entre la bourgeoisie et le prolétariat. En raison de la nécessité d’affronter la nouvelle lutte avec toutes nos énergies, les instances dirigeantes du mouvement prolétarien en Italie doivent mettre en garde les travailleurs contre des actions qui pourraient être nuisibles et préjudiciables à l’ensemble du mouvement. […]

La révolution prolétarienne ne peut être l’œuvre d’un groupe d’hommes, ni être accomplie en une heure. Elle est le résultat d’une formidable préparation réalisée au prix d’efforts immenses et d’une discipline de fer. »

Ces phrases sont typiques du maximalisme socialiste. Ce sont des déclarations pompeuses, des promesses d’événements futurs formidables, mais en attendant c’est un appel au calme et à la discipline qui se révélera de plus en plus un expédient pour reporter toute décision et garantir, en fait, l’ordre capitaliste. Le 26 juin, sans tenir compte des appels à la discipline des dirigeants socialistes, les bersagliers se mutinent, emprisonnant tous les officiers. Parallèlement les travailleurs se mobilisent au moment prévu.

Pour tenter d’isoler de la population les bersagliers mutinés, des carabiniers et des gardes royaux encerclent la caserne Villarey. Prenant acte de la situation, la Bourse du travail d’Ancône proclame la grève, que les dockers et les travailleurs de plusieurs entreprises ont déjà commencée. La ville se soulève, des barricades sont érigées, les bersagliers sortent de la caserne, rejoignent les ouvriers et les arment. D’autres armes sont trouvées en attaquant les boutiques d’armuriers. Le 26, on se bat toute la nuit. Les ouvriers et les soldats rebelles sont maîtres d’Ancône.

La nouvelle de l’insurrection se répand dans toute l’Italie. Des grèves et manifestations ont lieu à Rome, Milan, Crémone, tandis que le mouvement en provenance d’Ancône s’étend aux villes et provinces voisines. Presque toujours, les dirigeants socialistes sont à la traîne des événements, les désapprouvant souvent, exhortant toujours au calme et à la discipline en attendant on ne sait quel « moment propice ». Une exception importante est Jesi, ville proche d’Ancône où la population s’est soulevée et où le Parti socialiste, la fédération anarchiste locale et la section républicaine, ainsi que la Bourse du travail, jouent un rôle moteur. Un comité révolutionnaire est formé qui procède à la saisie des moyens de transport et des armes et tente même d’enrôler les anciens combattants dans une « garde rouge » qui se constitue.

Les cheminots en grève réussissent, au moins partiellement, à empêcher l’envoi de renforts de carabiniers et de gardes royaux. Cependant, un train réussit à s’approcher d’Ancône mais il est arrêté à coups de fusil par les insurgés. A ce moment-là, Giolitti, qui vient de succéder à Nitti à la tête du gouvernement, décide de frapper fort et ordonne le bombardement de la ville par des navires de guerre. L’opération est justifiée dans un premier temps par la nécessité de « sauver Ancône des anarchistes » et, plus tard, en évoquant des émissaires « slaves » qui auraient alimenté les mouvements insurrectionnels. L’insurrection est écrasée le 28 juin, et des arrestations et des condamnations suivent.

Un rapport du préfet de police d’Ancône au procureur du roi reflète les préoccupations des classes dirigeantes à ce moment : « La nouvelle de la mutinerie de la caserne Villarey a été, à mon avis, l’incitation et le prétexte pour tenter un coup révolutionnaire à Ancône… En fait, le matin du 26 juin, l’épisode Villarey a incité les travailleurs du port, les ouvriers métallurgistes du chantier naval, les ouvriers du tramway, les maçons et d’autres catégories d’ouvriers à abandonner le travail à peine commencé et à se rendre en masse à la Bourse du travail et, à ce moment-là, ont commencé une série de faits correspondant précisément à une longue préparation révolutionnaire. »

Le vrai problème est au contraire qu’il n’y avait nullement eu de « longue préparation révolutionnaire ». Ancône illustrait, à une échelle réduite, tous les problèmes qu’un parti ouvrier révolutionnaire aurait dû se poser, affronter et résoudre.

L’occupation des usines

Le début

Du 20 au 25 mai 1920, à Gênes, se tient le congrès de la FIOM. Un mémorandum a été élaboré pour être présenté aux associations d’employeurs. Il demande diverses améliorations des conditions de travail et, face à une augmentation continue des prix des produits de première nécessité, une augmentation des salaires de 40 %. Dans un premier temps, les industriels se contentent d’inviter les syndicats à prendre en compte « les conditions de l’industrie qui ne permettent pas d’augmenter les salaires ». L’attitude des représentants patronaux devient de plus en plus provocante à la table des négociations au fur et à mesure de leur déroulement. Le 13 août, lors d’une rencontre qui se tient à Milan, le représentant des industriels, l’avocat Rotigliano, qui par la suite adhérera au Parti fasciste, déclare : « Toute discussion est inutile. Les industriels sont opposés à l’octroi de toute amélioration. Depuis la fin de la guerre, ils n’ont cessé de baisser le pantalon. Maintenant ça suffit, en commençant par vous, les métallos. »

En réponse, un conseil extraordinaire de la FIOM est convoqué à Milan les 16 et 17 août, auquel sont invités des représentants de la CGL et du PSI. Il en sort la directive d’appliquer une forme de lutte destinée à frapper les industriels au portefeuille avec le moins de conséquences économiques pour les travailleurs : l’obstructionnisme. Officiellement, il s’agit de respecter strictement les règlements durant le travail. Cela implique, comme tout travailleur le sait à l’époque et le sait encore aujourd’hui, ralentir de beaucoup son exécution.

En réalité, les directives d’action de la FIOM vont un peu plus loin. Paolo Spriano cite une circulaire secrète de la direction du syndicat de la métallurgie retrouvée aux archives du ministère de l’Intérieur. On y lit huit directives devant être appliquées par les sections locales de la FIOM. Leur énumération fait mieux mesurer le niveau d’organisation et de prestige atteint par la FIOM au sein des travailleurs, niveau indispensable pour faire appliquer une telle forme de lutte.

Les huit points sont les suivants : 1) réduire la production au minimum ; 2) personne ne doit quitter son poste de travail ; 3) personne ne doit utiliser des outils non adaptés au travail en cours ; 4) passer le plus de temps possible à réparer une machine ; 5) ne pas effectuer un travail hors de ses attributions ; 6) pour nettoyer et lubrifier une machine, attendre qu’elle soit arrêtée ; 7) si l’entreprise licencie quelqu’un pour ce comportement, le faire revenir et le remettre au travail ; 8) si l’entreprise déclare un lock-out, occuper l’atelier et y travailler pour son propre compte.

Le climat se réchauffait de plus en plus, et pas seulement parce que l’on était en août.

Pour sa part, l’USI, à son congrès de la métallurgie tenu à La Spezia le 17 août, déclare se conformer aux directives de la FIOM afin de « ne pas diviser les forces ouvrières ». Mais elle précise aussi ce qui sera en fait sa ligne dans les semaines suivantes :

« La prise de contrôle des usines par les ouvriers métallurgistes d’Italie doit se faire simultanément et rapidement, avant même qu’ils en soient chassés par le lock-out, pour la défendre ensuite par tous les moyens. Nous sommes déterminés à faire également entrer dans la lutte les travailleurs des autres industries. »

Au début, les industriels estiment que l’obstructionnisme est une forme de lutte qui évite que le mécontentement ouvrier s’oriente vers des actions plus radicales et tablent sur le fait que les travailleurs se fatigueront. Le gouvernement, lui, s’en fait une idée différente. Les rapports des préfets ne sont pas du tout rassurants. A Turin, le préfet Taddei écrit qu’il dispose de 800 hommes à pied et 35 à cheval à opposer à 72 000 ouvriers métallurgistes. Le 25 août, le sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, Corradini, télégraphie au préfet de Milan pour lui ordonner de prendre contact avec les industriels et les dissuader d’un éventuel lock-out.

Pour sa part, la FIOM se déclare prête à interrompre l’obstructionnisme et à reprendre les négociations. Mais les industriels restent fermes sur leur position, niant tout fondement aux revendications syndicales.

Le 30 août, le lock-out commence à l’usine Romeo de Milan. En réponse, la FIOM ordonne l’occupation des usines métallurgiques de la ville. Le 31, la Confindustria décide un lock-out à l’échelle nationale.

En réponse au lock-out patronal, l’occupation des usines métallurgiques s’étend, elle aussi, à toute l’Italie. Selon Spriano, le mouvement, entre le 1er et le 4 septembre, entraîne 400 000 travailleurs qui deviennent un demi-million lorsque l’occupation s’étend à d’autres secteurs. Un témoin et protagoniste de cette époque, Mario Montagnana, écrit dans ses Souvenirs d’un ouvrier turinois :

« Lorsqu’au début du mois de septembre 1920 le comité central de la FIOM, n’ayant pu obtenir par la négociation une amélioration des salaires qui aurait compensé l’augmentation du coût de la vie, donna l’ordre d’occuper les usines métallurgiques de toute l’Italie, en en chassant les patrons, partout les ouvriers pensèrent que l’occupation serait définitive, que les capitalistes ne remettraient plus jamais les pieds dans leurs établissements. »

Les travailleurs s’organisent

Les travailleurs, arrivés à ce stade, n’occupent pas seulement les usines. Ils s’efforcent de gérer et d’organiser la production. Dans un certain nombre de villes, l’échange de matériel entre les unités de production et l’approvisionnement en matières premières se développent et, à Turin, un comité est créé à cette fin à la Bourse du travail. De plus, des détachements de la garde rouge sont formés. Les cheminots collaborent activement à la gestion ouvrière des usines, permettant l’envoi de matériaux pour la production depuis les gares de triage jusqu’aux embranchements menant à l’intérieur des grandes usines métallurgiques.

À Gênes, le front des travailleurs est plus fragmenté. La Bourse du travail de l’ouest de Gênes, dirigée par Antonio Negro, fait partie de l’USI. Un chroniqueur du Giornale d’Italia écrit que, de Sampierdarena à Voltri, les quartiers ouvriers de l’ouest de l’agglomération, on peut voir « une floraison de drapeaux rouges et noirs, fixés sur les machines, les ferronneries, les navires en construction. Sur la grande porte des ateliers Ansaldo de Sestri Ponente, les ouvriers ont accroché un panneau portant l’inscription “Établissements communistes”. »

L’USI peut compter sur 14 000 inscrits à Gênes, mais les deux autres Bourses du travail sont dirigées par des socialistes réformistes, ce qui sera un élément de faiblesse dans le cours de la lutte. En tout cas, les syndicalistes-­révolutionnaires ont un poids important également dans d’autres centres industriels de la Ligurie, comme La Spezia et Savone.

Dans l’ensemble, l’attitude des autorités est tolérante.

Giolitti expliquera à plusieurs reprises, dans les jours suivant l’occupation, qu’il tablait sur la lassitude et la démoralisation de la classe ouvrière. De plus, une attaque de la police ou de l’armée sur les usines occupées aurait signifié le début d’une guerre civile. Cela ne l’empêcha pas de se préparer également à toutes les éventualités pour pouvoir écraser le mouvement d’occupation par les armes. Comme nous le verrons, cet homme politique avisé sut mieux interpréter les intérêts généraux du capitalisme que les industriels ne le firent individuellement. Un pilier de sa politique était les bonnes relations établies, dès avant la guerre, avec la composante réformiste. Celle-ci, comme nous l’avons vu, détenait la direction nationale de la CGL et de la FIOM, ainsi que la majorité du groupe parlementaire. Giolitti compta alors sur le réalisme et le sens du concret qui caractérisaient des dirigeants comme Bruno Buozzi et Ludovico D’Aragona, respectivement secrétaires nationaux de la FIOM et de la CGL.

Mais l’occupation des usines, commencée à l’initiative de la direction réformiste des syndicats elle-même, devient incontrôlable pour ses promoteurs. Le calcul de Giolitti est juste, D’Aragona, Buozzi et leurs semblables craignent l’extension du mouvement aux autres catégories et leur jonction. En même temps, ils craignent de perdre leur influence sur une classe ouvrière qui se radicalise de plus en plus et qui, à Turin, est complètement sous l’influence du courant communiste du PSI, animé par Gramsci, Santhià, Parodi.

On trouve dans le livre de Spriano une vaste documentation sur les relations entretenues par les hommes de Giolitti avec les différents dirigeants réformistes. Ce sont des relations plus qu’amicales qui confirment qu’il y a là plus qu’une proximité de points de vue en général. Mais la faiblesse militaire de l’État à ce moment ressort aussi clairement des échanges de télégrammes entre les préfets, le ministère de l’Intérieur ou Giolitti lui-même. Ainsi, un télégramme du préfet de Milan, Lusignoli, au chef du gouvernement, indique qu’« au grand maximum » dans la capitale lombarde il peut compter sur 3 000 hommes et 1 200 carabiniers et gardes royaux. Le télégramme poursuit :

« Avec ces troupes, nous ne pouvons tenir que le secteur du Naviglio et quelques autres points importants, en maintenant une réserve à envoyer là où les besoins seraient les plus grands. La zone du Naviglio n’englobe que le cinquième de la ville ; les points vitaux tels que les entrepôts, les gares et de nombreux édifices publics, dont le commissariat de police, resteraient à découvert. Afin de défendre la plus grande partie de la ville et d’empêcher un afflux des campagnes et des usines maintenant occupées, il faudrait contrôler les voies ferrées de la ville, ce pour quoi 5 000 autres hommes de troupe, carabiniers et gardes royaux seraient nécessaires. Il faudrait également augmenter le nombre de véhicules blindés, qui ne sont que six, et fournir des grenades à main ; il serait très utile de pouvoir disposer de chars. »

Les courants révolutionnaires, c’est-à-dire principalement les communistes et les anarchistes, sont conscients de tous les dangers d’un épuisement du mouvement et de la nécessité de le faire sortir des limites de l’usine. On peut lire dans le journal anarchiste Umanità Nova du 4 septembre :

« Pour nous, anarchistes, le mouvement est très sérieux et nous devons faire tout notre possible pour l’amener à une plus grande extension, en traçant un programme précis d’actions à accomplir et à perfectionner radicalement chaque jour, en prévoyant aujourd’hui les difficultés et les obstacles de demain, afin que le mouvement n’aille pas se briser et s’épuiser contre l’obstacle du réformisme. »

D’autre part, les socialistes turinois, presque tous d’orientation communiste, écrivent :

« Le maintien des travailleurs dans les usines en tant que producteurs étant leurs propres maîtres et non en tant que salariés ne peut être considéré comme possible que si entrent en jeu des éléments déplaçant complètement le centre de la lutte actuelle, la portant sur d’autres terrains, dirigeant les forces des travailleurs contre les véritables puissances du système capitaliste : les moyens de communication, les banques, les forces armées, l’État. »

Dans un éditorial de L’Ordine nuovo du 2 septembre, Gramsci montre qu’il comprend parfaitement le jeu de Giolitti. Le chef du gouvernement veut que le prolétariat s’épuise « jusqu’à ce qu’il tombe de lui-même à genoux ». Dans le même article, il soutient la nécessité de créer « une force armée loyale et bien répartie pour toutes les éventualités et tous les besoins ».

Tout cela est vrai, mais reste largement des mots. La coordination au niveau national et l’orientation vers un objectif commun se heurteront à d’énormes difficultés.

Les dirigeants réformistes retrouvent l’initiative

Giolitti affiche une tranquillité qu’une partie du monde des affaires ne comprend pas et ne partage pas. Il poursuit ses vacances à Bardonecchia tandis qu’à Turin les ouvriers organisent la production et l’approvisionnement en matières premières des usines occupées, avec l’aide des cheminots.

Une anecdote restée célèbre illustre le rapport entre la politique de Giolitti et les intérêts des différents industriels. Elle est racontée par le sénateur Frassati, journaliste et personnalité politique très proche de Giolitti. Agnelli s’étant rendu à Bardonecchia pour rencontrer Giolitti et demander une intervention du gouvernement pour faire évacuer les usines de leurs occupants, Frassati écrit :

« Puis [Giolitti] parla longuement de sa politique : seul le temps pourrait remédier à la situation : il n’y avait, sinon, pas d’autre politique que celle de la force. “Précisément”, interrompit Agnelli. “Soit, ajouta Giolitti, mais comprenons-nous bien : je ne permets pas que la force publique occupe les rues tout en sachant que si les gardes rouges la frappent, elle sera sans défense. Pour chasser les ouvriers des usines, il faut l’artillerie.” Agnelli approuve. Et Giolitti : “Je peux m’en occuper immédiatement. À Turin, il y a le septième régiment d’artillerie de montagne : je donne l’ordre que, demain à l’aube, l’usine FIAT soit bombardée et libérée de ses occupants.” Agnelli : “Non, non.” Giolitti : “Et alors ?” Pas de réponse d’Agnelli. »

Les 4 et 5 septembre, ce qui a été décrit comme les États généraux du mouvement prolétarien se réunit à Milan : le conseil exécutif de la CGL, la direction du PSI, les représentants des principales Bourses du travail. Un document est approuvé qui, en substance, conditionne l’issue révolutionnaire de la lutte au fait que les employeurs acceptent ou non les revendications salariales de la FIOM. Si une « solution satisfaisante du conflit » n’est pas trouvée, les syndicats pousseront le mouvement vers l’objectif du « contrôle des entreprises afin d’arriver à la gestion collective et à la socialisation de toute forme de production ». Ainsi, il faudra instaurer le socialisme si… les augmentations de salaire requises ne sont pas obtenues.

En outre, tous les organismes dirigeants socialistes et confédéraux, ainsi que le groupe parlementaire socialiste, sont convoqués à Milan en vue du conseil national de la CGL déjà prévu pour le 10 septembre, « réunissant ainsi toutes les forces politiques et syndicales pour une détermination plus précise de l’objectif de la lutte décisive et pour préparer les moyens appropriés pour l’action nécessaire ».

Luigi Albertini, alors directeur du Corriere della Sera, saisit bien l’absurdité de la situation lorsqu’il écrit qu’« ils voulaient conditionner le début d’une révolution à l’acceptation ou non des revendications salariales ».

La révolution mise aux voix

Pendant ce temps, dans les campagnes du sud, le mouvement pour l’occupation des domaines s’étend. Les catholiques du Parti populaire et les anciens combattants y jouent un rôle de premier plan. Le PSI lance un manifeste adressé « aux paysans et aux soldats ». La teneur de l’appel est insurrectionnelle mais aucune initiative concrète ne suit.

Toujours dans le Sud, en Sicile, il faut rappeler l’héroïsme des ouvriers de Palerme, qui doivent aussi se mesurer à la Mafia. Dans les chantiers navals, l’occupation commence le 4 septembre. En plus des directives nationales de la FIOM, les travailleurs se battent pour le retour de 250 de leurs camarades licenciés. Le dirigeant reconnu de la lutte est Giovanni Orcel, un révolutionnaire socialiste qui a toujours lutté pour l’unité avec les paysans. Les ouvriers du chantier naval baptisent d’ailleurs le premier navire lancé pendant l’occupation du nom d’un syndicaliste paysan, Nicola Alongi, tué par la Mafia en février de la même année. Orcel payera de sa vie cet affront à la Mafia et sera tué le 14 octobre.

L’occupation a des caractéristiques différentes selon les villes. Concernant Novare, l’historien Cesare Bermani écrit :

« L’occupation des usines se maintient dans les limites corporatives et a une allure très économiste, tempérée par la volonté de démontrer que la classe ouvrière peut produire même en l’absence de patrons, de techniciens et de chefs d’atelier dans l’usine. »

La situation est différente dans la région de Biella, où toutes les usines textiles sont occupées. Bermani rapporte le témoignage d’un travailleur, Antonio Roasio, publié à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’occupation par L’Unità, quotidien du Parti communiste.

« Je travaillais comme ourdisseur à l’usine Sella de Biella qui employait un peu plus de 500 travailleurs, des femmes pour la plupart. Je me souviens de ce matin où, au son de la sirène, tous les ouvriers ont arrêté leurs machines, se sont réunis dans la cour pour déclarer l’occupation et nommer les membres du conseil d’usine. Le travail a repris cependant à son rythme normal et s’est poursuivi pendant toute l’occupation, même si une partie importante du personnel de direction technique et administrative avait quitté l’usine. J’étais le plus jeune des membres du conseil d’usine et j’étais donc chargé d’organiser la défense de l’entreprise. Quelques groupes mal armés furent constitués (quelques revolvers, et je ne me souviens pas bien si nous avions aussi quelques vieux fusils, peu de munitions) et des équipes de surveillance furent mises en place. »

À Turin, alors que la presse écrit des articles alarmants sur l’armement des ouvriers, des mitrailleuses et des canons sont disposés place du Château. Sur le rapport de force militaire, Spriano décrit ainsi la situation :

« Il ne serait pas facile pour la force publique de faire évacuer, mais il serait très difficile pour les ouvriers de sortir de leurs forteresses en l’absence d’un grand mouvement populaire qui changerait le rapport de force sur le plan militaire. »

Cependant, le même auteur souligne la faiblesse générale des forces qui pourraient être mobilisées à l’échelle nationale par le gouvernement : 25 000 gardes royaux et 60 000 carabiniers. On ne pouvait pas vraiment faire confiance aux soldats, surtout après l’épisode d’Ancône. De plus, paradoxalement, le fait qu’une grande partie de l’Italie soit composée de nombreuses petites villes pouvait donner un certain avantage initial à une initiative révolutionnaire dirigée de manière centralisée, car elle aurait obligé les forces armées gouvernementales à se fragmenter pour faire face aux innombrables foyers de révolte.

Mais la direction réformiste des syndicats avait des objectifs tout différents et celle du PSI n’avait pas l’intention de traduire dans la pratique les nombreuses proclamations et appels révolutionnaires qu’elle adressait aux travailleurs depuis des mois.

Lorsque le conseil national de la CGL se réunit le 10 septembre, le mouvement est à son apogée. Dans les grandes villes, de nombreuses entreprises non métallurgiques sont occupées, tandis que les occupations s’étendent aux petites villes et que les occupations de terres se poursuivent, bien que sans liens avec les usines. Rien qu’à Turin et dans sa province, le mouvement concerne 150 000 travailleurs, et 100 000 dans la région de Gênes.

Le matin, la direction du PSI vote un texte dans lequel elle revendique « la responsabilité et la direction du mouvement en l’étendant à l’ensemble du pays et à toute la masse prolétarienne ». Mais à la réunion, chose incroyable, l’organisme directeur socialiste suprême, le conseil national du parti, est absent, au motif absurde qu’« il n’a pas pu être convoqué à temps ». Ainsi ce sont essentiellement des responsables syndicaux et des secrétaires de Bourses du travail, parfois venus de villes très périphériques, qui se réunissent à Milan. Et c’est à ce groupe hétérogène de syndicalistes qu’est confiée la tâche de juger des perspectives d’un mouvement qui pourrait devenir le début d’une révolution.

De son côté, le conseil national de la CGL vote un texte opposé à celui de la direction socialiste. Il revendique la direction du mouvement et fixe comme objectif de la lutte « le contrôle syndical des entreprises », premier pas vers la « gestion collective » et la « socialisation ». En dehors de cela, la CGL ne soutient pas l’extension de l’occupation à d’autres secteurs, mais encourage la solidarité économique avec les métallurgistes de la part des autres travailleurs.

Dans la soirée du 10 septembre, les deux organes directeurs, confédéral et socialiste, se réunissent. Les dirigeants réformistes de la CGL, D’Aragona, Dugoni, Baldesi, mettent habilement la direction du PSI le dos au mur. Dans son livre, Spriano rapporte le contenu du discours de D’Aragona :

« Vous croyez le moment venu de donner naissance à un acte révolutionnaire, eh bien, assumez-en la responsabilité. Nous, qui ne nous sentons pas d’assumer cette responsabilité de mener le prolétariat au suicide, vous disons que nous nous retirons et donnons notre démission. Nous pensons qu’en ce moment nous devons sacrifier nos personnes ; à vous de prendre la direction de tout le mouvement. »

De toute évidence, les dirigeants de la CGL savaient très bien de quelle pâte étaient faits les dirigeants socialistes. Leur jugement valait également, au moins en partie, pour les futurs fondateurs du Parti communiste. La veille, pour un premier « examen de la situation », le conseil exécutif de la CGL avait rencontré divers représentants socialistes des sections de villes et des fédérations provinciales. À Palmiro Togliatti, interrogé en sa qualité de secrétaire de la section de Turin, on avait demandé si les travailleurs de cette ville étaient prêts pour l’insurrection. La réponse est significative :

« Les usines sont prêtes à se défendre efficacement s’il y avait une attaque, mais pas pour une offensive. La ville est entourée d’une zone non socialiste et, pour trouver des renforts de forces prolétariennes, il faudrait aller jusqu’à Vercelli et Saluzzo. Nous voulons savoir si l’on va vers une offensive insurrectionnelle violente ; nous voulons savoir quels sont les objectifs à atteindre. Vous ne devez pas compter sur une action menée par la seule ville de Turin. Nous n’attaquerons pas seuls : pour ce faire, il faudrait une action simultanée des campagnes et surtout une action nationale. »

Comme si l’on avait déjà vu une insurrection ayant eu la chance de pouvoir compter sur une « action simultanée » au niveau national !

Le 11 septembre, le vote a lieu. Il s’effectue en tenant compte du nombre d’adhérents représentés par chaque délégué. La motion socialiste est minoritaire et la motion de la direction de la CGL l’emporte par 591 245 voix contre 409 569 et 93 623 abstentions.

Outre l’énormité d’accepter l’idée que la révolution soit « mise aux voix », comme cela est immédiatement dit et écrit y compris dans la presse bourgeoise, la façon dont ces prétendus « états généraux » du prolétariat sont organisés est imprégnée de tout le formalisme bureaucratique de la tradition réformiste, particulièrement absurde dans un climat pré-révolutionnaire. Il est remarquable que les représentants de l’USI n’aient pas été invités et que les syndicats des cheminots, des marins et des dockers n’aient pas eu le droit de voter.

De nombreuses années plus tard, Angelo Tasca, après avoir été l’un des dirigeants du socialisme turinois puis l’un des fondateurs du Parti communiste, écrira :

« La direction du parti a perdu des mois entiers à prêcher la révolution, elle n’a rien prévu, rien préparé : quand les votes à Milan donnent une majorité à la thèse confédérale, les dirigeants du parti poussent un soupir de soulagement. Désormais libérés de toute responsabilité, ils peuvent crier à tue-tête à la “trahison” de la CGL ; ils ont ainsi quelque chose à dire aux masses qu’ils ont abandonnées au moment décisif, heureux qu’un tel épilogue leur permette de “sauver la face”. »

En tout cas, bien que la résolution votée à la majorité aille dans le sens de la liquidation du mouvement, ou du moins de son caractère révolutionnaire, personne n’a encore la certitude, comme le souligne Spriano, que l’occasion révolutionnaire soit définitivement perdue, « les réformistes ne l’ont pas, la bourgeoisie ne l’a pas, les masses occupantes ne l’ont pas ».

Vers la fin

Le 14 septembre a lieu une première rencontre entre CGL, gouvernement et Confindustria, et un premier accord-cadre sur le « contrôle syndical » est conclu qui devra ensuite, selon l’engagement pris par Giolitti, être réglé par une loi.

Le 19, la Confédération du travail et la Confindustria se retrouvent à nouveau à la table des négociations, convoquées par le gouvernement. Giolitti fait asseoir D’Aragona à ses côtés. Le contenu de l’accord, bien que présenté comme une victoire sans précédent pour les travailleurs, n’a pas beaucoup d’importance à ce moment-là. Ce qui importe est que le mouvement s’arrête, que ses avant-gardes soient isolées et que, par cette manœuvre, le rapport de force redevienne favorable au patronat et au gouvernement.

L’accord prévoit qu’il n’y aura pas de mesures disciplinaires contre les travailleurs ayant pris part à l’occupation, mais l’examen des cas d’« incompatibilité absolue » entre certains travailleurs et certains cadres est confié à une commission paritaire. Une augmentation de salaire de 4 lires par jour est accordée, ainsi que des améliorations des salaires de base, des primes de vie chère, des majorations d’heures supplémentaires, six jours de congés payés par an et des indemnités de licenciement. Les journées de la période de l’obstructionnisme seront rémunérées, mais pour les journées d’occupation les industriels ne prennent aucun engagement, laissant à chaque entreprise le soin d’évaluer le travail réellement effectué pendant la période.

Concernant le « contrôle syndical », Giolitti signe à la fin de la rencontre un décret-loi établissant une commission mixte de 12 membres chargée de formuler un texte de loi.

L’ensemble de l’accord sera soumis par référendum aux ouvriers de la métallurgie. L’occupation durera encore une semaine, mais sur le fond, c’est la fin.

Les secteurs d’avant-garde, ceux qui ont impulsé le mouvement, sont contre l’accord et la fin de l’occupation. Mais les masses sont épuisées et le manque de moyens financiers les pousse aussi à accepter un accord qui semble désormais un moindre mal.

Une minorité des électeurs potentiels participe au référendum, qui a lieu le 24 septembre. L’accord est approuvé par 127 904 oui contre 44 531 non. Dans certains secteurs où les anarchistes sont influents, le scrutin est ouvertement boycotté et la consultation ne peut avoir lieu, comme à l’aciérie Campi de Gênes.

Le retour à la normalité se produit sous différentes formes et de façon différente selon les villes. À l’usine Galileo de Florence, les travailleurs sortent le 30 septembre en un cortège précédé de drapeaux rouges. Chez Radaelli à Milan, les ouvriers organisent un déjeuner collectif dans l’usine. À la FIAT-Centre, qui a été la pointe avancée du mouvement à Turin, comme s’en souviendra l’un des dirigeants ouvriers, Giovanni Parodi, les industriels et les jaunes doivent passer entre deux rangées de gardes rouges et sont férocement sifflés.

« Un cri puissant les a accueillis, un cri qui tout entier était une protestation, une promesse : Vive les Soviets ! Les industriels passèrent livides entre les deux rangées de gardes rouges, s’arrêtèrent devant le conseil d’usine réuni au complet. »

L’historien Gabriele De Rosa, dans son livre sur l’histoire du Parti populaire, commente ainsi l’issue de l’occupation et les perspectives de réaction qui s’annoncent pour la classe ouvrière :

« Le mouvement ouvrier est sorti de cette lutte, aussi grandiose fût-elle, épuisé et déçu… Les maximalistes avaient trop parlé de révolution, ils avaient aboyé contre la bourgeoisie mais n’avaient pas mordu, ils avaient rêvé des soviets dans une situation politique qui n’avait rien de commun avec la situation historique russe, ils se comportèrent comme des idéalistes d’une révolution impossible, donnant l’impression de vouloir briser la vieille machine d’État sans en avoir une nouvelle. Les propriétaires d’usines, en revanche, sont devenus plus hargneux, jurant de ne pas pardonner aux ouvriers l’offense faite à leurs droits de propriété. Ils en voulaient aussi à Giolitti qui les avait forcés à accepter l’accord, qui avait catégoriquement interdit à la force publique d’intervenir pour chasser les ouvriers des usines.

Peu après, le fascisme… “s’enhardira”, exploitera la lassitude des ouvriers et la soif de vengeance de la bourgeoisie propriétaire, deviendra plus agressif, au moment même où Giolitti pensait avoir imposé l’autorité de l’État aux industriels et aux syndicats. »

Que la révolution ait été « impossible » est une conclusion qui appartient à toute l’historiographie bourgeoise. Mais, en ce qui concerne Giolitti, il faut souligner qu’il fut ensuite l’avocat d’un bloc électoral comprenant également le Parti fasciste. Sa conception politique stratégique resta cependant d’associer le socialisme réformiste au pouvoir. Un jugement posthume, en plein régime fasciste, rédigé par un économiste alors célèbre, Corrado Barbagallo, aide à mieux comprendre le rôle de Giolitti :

« En septembre 1920 eut lieu le fameux épisode de l’occupation des usines, qui terrifia la société italienne de l’époque, tant par la menace qu’elle impliquait à terme que par la paresse et l’inertie qui semblèrent alors s’emparer du gouvernement. Inertie opportune. Quelques jours plus tard, les masses ouvrières, laissées libres d’agir par elles-mêmes, se rendaient compte que les installations industrielles tombées entre leurs mains, privées de gestion technique et administrative, coupées de toute relation avec le capital et le marché, étaient devenues des mécanismes inutiles, de sorte que, contre l’avis de leurs dirigeants, mendiant une miette de réaction gouvernementale, elles s’empressaient de les abandonner, suppliant que le capitalisme abhorré revienne les prendre en charge.

En compensation de cette dure défaite, d’où naquit la faillite du stupide socialisme italien de l’après-guerre, l’honorable Giolitti offrit aux perdants en retraite un projet de loi sur le contrôle ouvrier des usines, qui ne deviendrait jamais réalité… La crise industrielle imminente, que de nombreuses causes au niveau international et l’agitation ouvrière elle-même au niveau intérieur avaient suscitée, ferait le reste.

Entre-temps, l’homme politique exalté par les masses socialistes entre 1915 et 1918, le ministre magicien dont les lois antiploutocratiques avaient été votées en 1920 à la Chambre des députés par les fiers députés de l’opposition, qui les avait laissés occuper les usines et fait passer une loi sur le contrôle ouvrier, encourageait et renforçait tacitement dans le pays la réaction naissante contre la rue. Et, quand le moment lui sembla propice, il lança la première contre-offensive : les élections de mai 1921. Ces élections, en dépit des obstacles que le système électoral de la représentation dite proportionnelle en vigueur opposait à d’importants mouvements des forces parlementaires, marquèrent une défaite notable pour le socialisme révolutionnaire de l’époque, à la fois parce que pour la première fois une trentaine de députés du Parti fasciste entrèrent au Parlement et parce qu’au sein du Parti socialiste les éléments modérés prirent le dessus sur les éléments extrémistes.

L’œuvre de sauvetage du pays avait certainement commencé. »

Le « sauvetage du pays » était en fait le sauvetage du capitalisme, la mise sous contrôle armé de son ordre social. L’histoire a montré que les classes dirigeantes bourgeoises, en période de crise révolutionnaire, savent se servir du réformisme socialiste et syndical, se servir des dirigeants opportunistes des organisations ouvrières ayant conservé un certain ascendant et une autorité sur les secteurs les moins conscients du prolétariat. Par leur action, ils tentent de démoraliser et de diviser le front des travailleurs. Mais cela ne donne aucune garantie pour la suite à ces serviteurs serviles du capitalisme. Les mêmes industriels, politiciens et directeurs de journaux qui avaient loué le sens des responsabilités et le réalisme des dirigeants de la CGL, allaient ensuite se dépêcher de soutenir avec enthousiasme les exploits des escadrons fascistes d’abord, du régime fasciste ensuite. Les matraques, l’huile de ricin, les assassinats et les peines de prison frappèrent alors tant les révolutionnaires que les réformistes.

La déclaration de D’Aragona à Milan en 1922 est à la fois pathétique et révoltante :

« Nous sommes peut-être coupables d’avoir trop cédé à l’engouement des masses pour les bolcheviks, mais on ne peut certainement pas nous refuser l’honneur d’avoir empêché une explosion révolutionnaire. Le fascisme n’est arrivé qu’après que nous avions déjà écarté le danger. »

Le dirigeant de la plus grande confédération syndicale italienne s’attribuait à lui-même et aux autres dirigeants le « mérite » d’avoir empêché une révolution et se disputait un tel « titre d’honneur » avec le Parti fasciste !

Les prémisses de la révolution

Les conditions d’une révolution prolétarienne étaient-elles réunies ?

« Le fait principal est la grande crise de septembre de l’année passée qui a créé cette situation. Si l’on examine la situation politique, même de loin, on a l’impression, voire la certitude, que le prolétariat italien a pris, au cours des années qui ont suivi la guerre, une orientation clairement révolutionnaire. Ce que l’Avanti ! a dit, ce que les orateurs du Parti socialiste ont dit, a été compris par la grande masse des travailleurs comme un appel à la révolution prolétarienne ; cette propagande a pénétré la conscience, la volonté de la classe ouvrière et l’action de septembre en ont été la preuve.

Si l’on juge le parti politiquement, il faut supposer – car c’est la seule explication que l’on puisse donner – que le Parti socialiste italien, en simulant dans ses discours une politique révolutionnaire, n’a jamais pris en compte les conséquences qu’une telle politique pourrait avoir. Car chacun sait que l’organisation la plus effrayée et la plus paralysée par les événements de septembre n’était autre que le Parti socialiste qui les avait préparés. Et ces faits prouvent que l’organisation italienne était mauvaise, car le parti n’est pas seulement un courant d’idées, un but, un programme, mais aussi un instrument, une organisation qui par son travail constant crée les garanties de la victoire. »

Trotsky prononce ces mots de la tribune du IIIe congrès de l’Internationale communiste. Nous sommes en juin 1921. En Italie, en janvier de la même année, le Parti communiste italien a été fondé à Livourne. Toutefois, les dirigeants socialistes maximalistes, tels que Serrati et Lazzari, sont encore invités à participer au congrès C’est à eux que l’orateur s’adresse particulièrement, de même que d’autres dirigeants de l’Internationale.

La position de Trotsky reflète celle de Lénine et de toute l’Internationale à cette époque. Il ne fait aucun doute que la situation italienne en 1920 était jugée révolutionnaire.

De nombreux éléments confirment ce jugement. Bien sûr, il ne s’agit pas de science exacte, mais l’ampleur et la profondeur du mouvement de grève, par exemple, peuvent être mesurées. En 1919, on recense officiellement 663 grèves dans l’industrie, avec 1 049 000 grévistes ; en 1920, 1 881 grèves industrielles avec 1 267 953 grévistes. Si l’on ajoute le secteur agricole à l’industrie, on obtient 1871 grèves et plus d’un million et demi de grévistes en 1919, et l’année suivante 2070 grèves et 2 313 685 grévistes. Il s’agit de chiffres officiels, qui n’incluent probablement pas les conflits du travail « sauvages », c’est-à-dire spontanés et sans aucun contrôle syndical. Il n’est même pas certain que tous les mouvements d’occupation aient été pris en compte.

En tout cas, la comparaison de ces données avec celles de 1907 provenant de la même source (Statistica scioperi, citée dans les Quaderni storici [Cahiers historiques], numéro 22 de 1973), permet d’apprécier le degré de mobilisation du prolétariat. En 1907, année où le nombre de grèves et de grévistes a été le plus élevé avant la guerre mondiale, il y a eu au total 2258 grèves mais seulement 575 630 grévistes.

Angelo Tasca, dans son livre sur les origines du fascisme, compare le nombre de grèves et de grévistes dans différents pays, durant les années 1919-1922. Une tendance commune se dégage, qui voit dans le Biennio rosso italien la période de mobilisation maximale des travailleurs en Europe et aux États-Unis. L’Allemagne fait exception, la courbe des grèves continuant à progresser jusqu’en 1921 et celle du nombre de grévistes jusqu’à l’année suivante. Mais il est également significatif que l’Italie, en 1920, affiche le nombre absolu de grévistes le plus élevé. La France enregistre 1 317 000 grévistes, l’Allemagne 1 429 000, l’Angleterre 1 779 000. Bien sûr, les grèves ne sont pas en elles-mêmes le signe d’une situation révolutionnaire, mais aucune crise révolutionnaire n’est concevable sans une vague extraordinaire de grèves à laquelle participent des secteurs du monde du travail d’habitude indifférents et sans réaction.

D’autre part, les chroniques et témoignages de l’époque, dont une bonne partie devraient encore être rassemblés dans une recherche exhaustive, attestent également de la nature et de la profondeur de la crise qui traverse alors la société italienne.

Répétons-le : en 1919, mais aussi en 1920 et particulièrement dans les mois et les semaines qui précédent l’occupation des usines, le prolétariat italien a maintenu une mobilisation instinctivement révolutionnaire, à laquelle ne manquait qu’un soutien adéquat et une direction politique claire de la part des dirigeants socialistes. Comme nous l’avons déjà dit, il y eut des grèves à caractère insurrectionnel ou semi-insurrectionnel, qui ne se limitaient en aucun cas à la sphère revendicative et syndicale.

Certains épisodes, parmi les moins cités, nous ramènent au climat social et politique de l’époque au sein des masses ouvrières et populaires. Tous témoignent de la volonté diffuse d’aller vers des bouleversements radicaux de l’ordre capitaliste. C’est par exemple le cas du soulèvement des marins et des ouvriers des chantiers navals de Viareggio, le 2 mai 1920. Ici, le détonateur en fut un match de football, joué contre l’équipe de Lucques, ou plutôt les échauffourées qui s’ensuivirent et l’intervention des carabiniers. L’un d’eux, un sous-officier, tira à bout portant sur un juge de touche de l’équipe de Viareg­gio, Augusto Morganti, provoquant sa mort. La grève générale fut proclamée immédiatement, et se transforma en insurrection spontanée du prolétariat de Viareggio, concentrée dans la partie sud de la ville, encouragée et dirigée par des militants anarchistes et socialistes. Andrea Genovali, auteur d’un court essai sur cet épisode, explique qu’ils allèrent jusqu’à mettre en place un comité révolutionnaire, soutenu par la Bourse du travail, qui proclama qu’il assumait tous les pouvoirs. Le drapeau anarchiste fut déployé à la mairie. Le gouvernement mobilisa l’armée, qui assiégea la ville. L’éphémère « république soviétique » s’éteignit honorablement et sans autre victime le 4 mai, après la médiation du député socialiste Salvatori. Le même jour, une grève générale de solidarité avec les insurgés de Viareggio était proclamée à Livourne. Les forces de police, ne voulant pas que l’expérience de Viareggio se répète, firent feu sur les manifestants, tuant l’un d’entre eux, Flaminio Mazzantini, et en blessèrent plusieurs autres. Au cours de la nuit, plusieurs bombes furent lancées en direction du quartier général de la police. La marine mobilisa un contre-torpilleur. Le 5 mai, la moitié de la ville assistait aux funérailles de Mazzantini. De nombreux magasins étaient fermés et affichaient un panneau indiquant « Fermé pour deuil prolétarien ». Les forces de police tirèrent à nouveau sur les manifestants et firent une vingtaine de blessés.

Le témoignage de Giovanni Germanetto, recueilli dans ses Souvenirs d’un barbier, est particulièrement intéressant. Germanetto était un socialiste qui allait rejoindre le Parti communiste au moment de sa fondation. En avril 1920, la direction du Parti socialiste lui demande de conduire le délégué Fernand Loriot, qui sera membre du Parti communiste français à sa formation, au conseil national du Parti socialiste qui se tient à Milan. Leur voyage les mène dans la campagne autour de Pavie, où les ouvriers agricoles sont en grève depuis cinquante jours. À l’entrée du village de Mede Lomellina, ils sont arrêtés par un groupe de grévistes qui, les voyant dans une voiture, les prennent pour des « Messieurs ». Germanetto raconte ainsi les faits :

« – Nous sommes des camarades, répondis-je.

– Aujourd’hui, ils sont tous des camarades ! Il y a une sacrée peur dans l’air ! interrompt l’un [des grévistes], sarcastique.

Les autres grévistes avaient encerclé la voiture. Loriot, qui ne comprenait pas l’italien, et encore moins le dialecte lombard-piémontais parlé par les grévistes, observait la scène.

– Descendez, la voiture est confisquée, dit durement l’ouvrier.

– Cher camarade, répondis-je, tu as le devoir, avant de donner un tel ordre, de regarder nos papiers, et je lui tendis ma carte du parti et celle du Conseil national.

À la seule vue de la carte, avant même de la lire, son visage rugueux et bronzé, sur lequel se lisait la colère, s’éclaircit.

Il me tendit la main en disant :

– Désolé, camarade, tu as raison. Puis, d’une voix forte, après s’être renseigné sur Loriot : Ce sont des camarades, l’un est un délégué français, l’autre est membre du conseil national de notre parti.

Il y eut des applaudissements et des acclamations. Nous avançâmes vers le centre du village. Loriot était rayonnant.

Loriot s’exclama : “Mais c’est la révolution ça, il faut agir sans délai”. »

Pour les raisons les plus diverses, ces petites « républiques soviétiques » ont suscité beaucoup d’ironie, tant de la part de révolutionnaires comme Bordiga que de la part de maximalistes et de réformistes déguisés comme Nenni. Mais ces épisodes, comme tous ceux qui n’ont pas encore trouvé de plume pour les décrire, témoignent du fait que la « matière première » de la révolution était abondante au cours des deux années du Biennio rosso.

Se demander aujourd’hui si l’on était plus proche d’une révolution sociale en 1919 ou en 1920, en particulier au cours de l’occupation des usines, n’a plus vraiment de sens. Mais si l’on reconnaît dans l’occupation des usines une opportunité révolutionnaire manquée, c’est sous cet angle qu’il faut juger l’action des forces qui agissaient au sein de ce mouvement.

Les conditions qui définissent une situation révolutionnaire ont été décrites par Lénine et Trotsky à plusieurs reprises. Naturellement, les historiens qui réduisent la révolution russe de 1917 à un coup d’État et qui considèrent toute tentative révolutionnaire dans les pays industriels développés comme le produit des actions de fanatiques téméraires et violents, ne peuvent que nier l’existence de telles conditions, qu’ils considèrent tout au plus comme des manifestations d’une crise générale de l’immédiat après-guerre.

Ce qui nous intéresse est au contraire de partir de ce que Lénine désignait comme les circonstances typiques du moment révolutionnaire, précisées dans La maladie infantile du communisme (le gauchisme), brochure écrite en 1920 et distribuée aux délégués du IIe congrès de l’Internationale communiste, dont est tirée cette citation :

« La loi fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et notamment par les trois révolutions russes du 20e siècle, la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque “ceux d’en bas” ne veulent plus et que “ceux d’en haut” ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs). Ainsi donc, pour qu’une révolution ait lieu, il faut : premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour elle ; il faut ensuite que les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires (l’indice de toute révolution véritable est une rapide élévation au décuple, ou même au centuple, du nombre des personnes préparées à la lutte politique, parmi la masse laborieuse et opprimée jusque-là apathique), qui affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt renversement. »

Une crise profonde

La Grande Guerre marqua un véritable tournant dans l’histoire économique et politique mondiale. Il suffit de penser aux implications de la conscription obligatoire : les grandes masses prolétariennes et semi-prolétariennes furent contraintes de suivre une école accélérée de modernité et d’organisation. Elles furent arrachées à leurs habitudes, exposées aux fusillades, aux rafales de mitrailleuses, aux canonnades et aux bombardements, dans des proportions jamais vues auparavant, elles apprirent à manier les armes et à les utiliser, à partager avec leurs camarades de tranchées la mort, les blessures, le froid, la faim et les poux, sans parler des épidémies comme la grippe espagnole. La propagande menée par les états-majors dans les tranchées et à l’arrière prit rapidement l’allure d’une forme moderne de communication qui contribua à sa manière à politiser des dizaines de millions de paysans et d’ouvriers. Mais cette école accélérée de modernité et d’organisation eut un coût énorme. Les estimations varient, mais on parle d’un nombre de morts allant de 15 à 17 millions, dont plus de la moitié parmi la population civile. 650 000 soldats italiens trouvèrent la mort et près de 600 000 civils. Les blessés furent 947 000, dont 463 000 mutilés et invalides. Tout cela pour une population qui était alors de 35 millions et demi d’habitants. Un Italien sur seize fut tué ou blessé.

Du côté de la grande bourgeoisie, le bilan ne fut pas aussi noir, bien au contraire. Les grands industriels et les banquiers s’enrichirent avec les commandes militaires, et la nécessité de produire à très grande échelle accéléra la modernisation des processus de production industrielle. Mais la fin de la guerre, avec la diminution drastique des commandes des gouvernements, déclencha une crise qui s’aggrava dans les années 1920 et 1921. Dans tous les pays européens, les industriels et les banquiers se retrouvaient dans une situation économique où d’énormes sommes d’argent étaient immobilisées dans des usines désormais surdimensionnées. Le mouvement qui avait poussé à embaucher massivement, entraînant la concentration de grandes masses de travailleurs dans les usines, s’interrompait. Les licenciements massifs et les baisses des salaires étaient à l’ordre du jour. La démobilisation de l’industrie de guerre devait être payée par les ouvriers, et leur mécontentement, qui s’exprimait dans le développement extraordinaire des mouvements de grève, devait être calmé d’une manière ou d’une autre.

Les négociations diplomatiques d’après-guerre n’aboutissaient pas à des solutions satisfaisantes. Alors que toutes les puissances victorieuses se précipitaient sur l’Allemagne vaincue, comme des vautours sur un cadavre, les conditions du marché mondial réduisaient de plus en plus les possibilités de reprise. La révolution russe, l’effondrement de l’Empire ottoman et la montée de l’influence du Japon en Asie réduisaient encore la taille des marchés européens traditionnels. Les États-Unis étaient en fait la seule véritable puissance victorieuse.

Parler de crise générale n’était pas une exagération propagandiste des proclamations de l’Internationale communiste, c’était un fait. L’Italie y était plongée jusqu’au cou. Sorti « victorieux » de la guerre, c’était un pays où le mécontentement régnait non seulement parmi les masses populaires, mais aussi dans des secteurs importants de l’armée, de la bureaucratie et des classes bourgeoises.

L’expédition de Fiume[11], dirigée par D’Annunzio et commencée en septembre 1919, était le symptôme évident d’une crise de l’État. L’hypothèse, actuellement accréditée par de nombreux historiens, selon laquelle toute l’opération de D’Annunzio aurait bénéficié du soutien secret du gouvernement, qui l’aurait utilisée pour faire pression sur les autres puissances, ne diminue en rien cette affirmation. C’est un exemple de la façon dont les classes dominantes ne pouvaient plus « faire comme avant ».

On peut en dire autant de la révolte d’Ancône déjà évoquée, déclenchée par la mutinerie d’une division de soldats qui refusaient de partir pour l’Albanie. La naissance du mouvement fasciste fait également partie de cette crise. Toutes les classes sociales ne pouvaient et ne voulaient pas « vivre comme avant ».

Ainsi, au cours du Biennio rosso, les conditions objectives étaient toutes réunies, y compris celle des « personnes préparées à la lutte politique ». Ce qui manquait était la condition subjective, c’est-à-dire un parti authentiquement révolutionnaire, étant entendu que l’existence d’un tel parti devient elle-même un facteur important qui contribue, dans la période précédant immédiatement l’insurrection révolutionnaire, à la maturation des circonstances qui rendent la révolution possible. En effet on ne peut penser qu’à un moment historique donné les conditions objectives se réalisent et qu’alors, sortant de leur cachette, les révolutionnaires arrivent et en récoltent les fruits mûrs et bien préparés. Lénine le précisa dans un discours au IIe congrès de l’Internationale, à l’été 1920, juste avant le début de l’occupation des usines, rappelons-le, auquel participèrent plusieurs délégués socialistes italiens :

« D’une part, les économistes bourgeois représentent cette crise comme un simple “malaise”, selon l’élégante formule des Anglais. D’autre part, des révolutionnaires s’efforcent parfois de démontrer que cette crise est absolument sans issue.

C’est une erreur. Il n’existe pas de situation absolument sans issue. La bourgeoisie se conduit comme un forban sans vergogne qui a perdu la tête ; elle commet bêtise sur bêtise, aggravant la situation et hâtant sa propre perte. C’est un fait. Mais il n’est pas possible de “prouver” qu’il n’y a absolument aucune chance qu’elle réussisse à endormir une minorité d’exploités à l’aide de petites concessions et à réprimer un mouvement ou une insurrection d’une autre partie des opprimés et des exploités. Tenter d’en “prouver” à l’avance l’impossibilité “absolue” serait pur pédantisme, verbiage ou jeu d’esprit. Dans cette question et dans des questions analogues, seule la pratique peut fournir la “preuve” réelle. Le régime bourgeois traverse dans le monde entier une profonde crise révolutionnaire. Il faut “démontrer” maintenant, par l’action pratique des partis révolutionnaires, qu’ils possèdent suffisamment de conscience, d’organisation, de liens avec les masses exploitées, d’esprit de décision et de savoir faire pour exploiter cette crise au profit d’une révolution victorieuse. »

Que signifie qu’il manquait un parti révolutionnaire ?

S’il est clair que la crise qui touchait le monde entier, et en particulier l’Europe, était une crise révolutionnaire, il reste le problème du parti révolutionnaire. Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur le fait que « le parti manquait », au sens où manquait un parti adapté à la crise révolutionnaire de l’après-guerre. Certes, le parti manquait, mais cette affirmation aussi doit être étayée pour tirer de l’expérience de 1920 tout ce qu’elle peut nous apprendre. Sinon, cela risque de devenir l’un des lieux communs dont le maximalisme s’est nourri, l’une de ces déclarations apparemment révolutionnaires qui couvrent l’incapacité ou le refus de se confronter aux aspects pratiques de la question, qui pourrait se poser à nouveau demain. Ce n’est pas un hasard si même un Nenni était d’accord, à sa façon, avec cette déclaration.

Lorsque Lénine et Trotsky parlent de révolution, ils le font sur la base de leur expérience concrète. Ces dirigeants ont contribué, par leur travail politique, à préparer les conditions d’une révolution victorieuse. La politique des bolcheviks en 1917 est une chaîne dont le premier maillon est les Thèses d’avril de Lénine, par lesquelles il redéfinit la tactique du parti, et le dernier maillon, le plan insurrectionnel. Pour évaluer le mouvement d’occupation des usines de 1920, c’est avant tout aux réflexions, aux analyses et aux commentaires des dirigeants les plus expérimentés du Parti bolchevique, ainsi qu’aux résolutions de l’Internationale communiste, qu’il faut se référer. Y compris parce que les analyses de la situation italienne sont toujours replacées dans un contexte européen plus large. Lénine, dans sa Lettre aux communistes allemands du 14 août 1921, revient sur l’un des points faibles du mouvement communiste européen.

« En Europe occidentale, il n’existe presque pas d’hommes qui aient vécu des révolutions tant soit peu importantes ; l’expérience des grandes révolutions y est presque complètement oubliée, et passer du désir d’être révolutionnaires, des discours (et des résolutions) sur la révolution, à un travail vraiment révolutionnaire est une étape très difficile, lente et douloureuse à franchir. »

Ce qui manqua concrètement

Les paroles de Lénine introduisent un problème concret : le manque « d’hommes qui aient connu des révolutions importantes ». Mais le travail « difficile, lent et douloureux » dont il parle fut-il jamais vraiment mis à l’ordre du jour ? Certainement pas par les dirigeants du socialisme maximaliste, mais pas même par ceux qui fondèrent le Parti communiste après l’occupation des usines. Les discussions théoriques semblaient les absorber beaucoup plus. Il est vrai qu’il n’était pas possible d’arriver au rendez-vous de septembre 1920 avec des militants ayant connu des « révolutions importantes », pour la simple et bonne raison qu’aucune révolution n’avait eu lieu. Mais Gramsci, Togliatti, Terracini et Bordiga ne se penchèrent même pas sur les leçons à tirer des nombreuses luttes spontanées, souvent insurrectionnelles ou semi-­insurrectionnelles, que l’Italie connut à partir de la Semaine rouge de juin 1914. Ce n’est pas un hasard si Lénine, parlant du rôle exercé par les révolutionnaires italiens, déclara : « Pendant l’occupation des usines, a-t-on vu un seul communiste se révéler ? » Ses mots exagèrent l’idée pour l’illustrer, mais ils sont justes.

Les discussions, les polémiques, les débats dans la presse socialiste sur les caractéristiques qu’auraient dû avoir les soviets en Italie, sur le fait de savoir si les conseils d’usine étaient ou non des embryons de soviets, se révélèrent en fait des bavardages peu concluants.

Les dirigeants maximalistes et communistes semblaient ignorer les diverses formes d’organisation et de coordination prolétariennes qui étaient apparues spontanément dans différentes villes et dans les campagnes lors des soulèvements populaires et des grèves, formes qu’il aurait fallu comprendre pour en tirer des enseignements.

Le thème de l’insurrection, dans ses implications pratiques, ne fut pas mis au cœur des études et des discussions.

L’insurrection est un art : c’est ce moment particulier du processus révolutionnaire où entrent en jeu la volonté, la détermination, le courage, la capacité d’organisation et l’étude la plus précise possible des circonstances politiques dans lesquelles l’insurrection se déroulera. Pourtant, à la veille de l’occupation, personne ne s’était sérieusement posé le problème d’étudier les insurrections vaincues, de comprendre ce qui avait mal tourné, afin de surmonter ces erreurs et ces défaillances, mais aussi de comprendre quelles formes pourrait prendre la prise du pouvoir et sur quels types d’organisation elle pourrait reposer.

Dans presque toutes les grandes grèves de l’après-guerre par exemple, dans les villes et les campagnes, des « gardes rouges » se formèrent. Il est évident que, dans la perspective d’une insurrection généralisée, dont tout le monde parlait, les dirigeants révolutionnaires auraient dû développer cette expérience jusqu’à la constitution d’une milice ouvrière nationale ou interrégionale, non pas limitée à une ville ou une région particulières, mais pouvant intervenir sur tout le territoire. L’histoire des Arditi del popolo, milice apparue dans des circonstances bien plus défavorables comme une tentative de constituer un instrument de défense militaire contre les attaques fascistes, montre que cela était possible.

Aucun socialiste, même parmi ceux qui allaient fonder le Parti communiste quelques mois plus tard, n’allait aider à la formation militaire des jeunes militants révolutionnaires, ni même écrire un texte clair pour les aider à mener une insurrection. Le seul ouvrage se rapprochant de cet objectif fut écrit par Emilio Lussu, personnage aux idées politiques confuses, alors qu’il était exilé en France, en 1935. Dans sa Théorie de l’insurrection, Lussu passe en revue une longue série de tentatives insurrectionnelles ratées, presque toutes d’inspiration socialiste et de matrice prolétarienne. Il souligne leurs faiblesses et tente de fixer des principes insurrectionnels visant à résoudre des problèmes pratiques. L’utilité d’un système de barricades bien construit dans les centres urbains fait par exemple l’objet d’un chapitre remarquable. Pour Lussu, la révolution contre le fascisme devait être une révolution populaire et il s’agissait donc de former des cadres capables de la diriger et de l’organiser. Le fait que l’auteur ne fût pas un authentique marxiste mais un démocrate de gauche confus rend encore plus évidente la carence en la matière du mouvement ouvrier révolutionnaire, incarné dans les années du Biennio rosso par des dirigeants tels que Bordiga et Gramsci.

À l’approche d’une insurrection organisée, comme celle d’Octobre 1917 en Russie, le centre de direction révolutionnaire doit savoir fondre en une seule vision les éléments politiques, sociaux et militaires. Et, plus le moment de l’assaut de la forteresse ennemie approche, plus la tactique militaire au sens large prime dans le processus révolutionnaire. Il n’y a pas à faire du purisme ou à renoncer par parti pris à des éléments pouvant favoriser l’initiative révolutionnaire.

Tant les maximalistes que les communistes furent paralysés par leur vision idéalisée et schématique de la révolution. Le mouvement d’occupation des usines et des terres lui-même ne fut pas analysé et apprécié à sa juste valeur. Le rapport de la fraction communiste au congrès socialiste de Livourne de janvier 1921, rédigé par Bordiga et Terracini, se limitait à quelques considérations sur ce sujet.

Il est remarquable que dans une lettre à Zino Zini, écrite en janvier 1924, Gramsci, parlant du Biennio rosso, ait affirmé que « la classe ouvrière, en général, voyait tout en rose et aimait les chansons et les fanfares plus que les sacrifices ». Cette affirmation quelque peu méprisante semble faire écho aux arguments des dirigeants réformistes comme Turati et, en tout cas, révèle un raisonnement hérité de la tradition socialiste du parti que Gramsci lui-même, avec ses camarades communistes, critiquait si durement et si justement : l’échec était toujours attribué aux travailleurs et à leur « immaturité », qu’elle se présente sous les traits de la passivité ou se manifeste par l’irruption de mouvements violents, mais prématurés et désorganisés.

Il ne s’agit pas de prétendre donner des leçons à une génération de dirigeants et de militants révolutionnaires extraordinairement dévoués, courageux et héroïques. Mais l’examen critique d’une expérience historique du mouvement ouvrier révolutionnaire implique d’identifier les choix, les actes, les habitudes mentales, les convictions politiques de personnes en chair et en os. Pour tenter de tirer des leçons de cette expérience, on peut s’appuyer sur les analyses et la politique de Lénine et de Trotsky, non seulement sur l’Italie mais avant tout sur la révolution russe et la vague révolutionnaire européenne. Pour parler de révolution, mieux vaut se référer à ceux qui la connaissent, pour ne pas s’engager dans des discussions sans intérêt pour les générations suivantes de militants révolutionnaires.

Au début de l’occupation des usines, il n’existait pas de parti communiste formellement constitué en Italie, ni même un embryon de direction centrale autonome qui fût capable de donner des directives à ses militants et de les faire appliquer. L’observation formelle de la discipline de parti envers le PSI devenait un poids qui empêchait de saisir toutes les opportunités, d’éduquer les travailleurs révolutionnaires aux tactiques appropriées, voire de les élaborer. En l’absence d’un centre de direction révolutionnaire, il est somme toute normal que la révolution ne puisse se développer.

L’absence d’un comité militaire ou insurrectionnel national est également une conséquence directe de l’absence d’une direction politique révolutionnaire disciplinée et homogène. Les problèmes liés à l’organisation d’une insurrection ne sont pas, nous l’avons vu, de même nature que les problèmes plus strictement politiques. Dans ce domaine, carte géographique en main, tenir à distance les anarchistes et les syndicalistes-révolutionnaires, qui jouaient un rôle décisif à Gênes, La Spezia, Piombino et dans d’autres villes industrielles et portuaires, était une erreur monstrueuse. On pouvait s’y attendre de la part des dirigeants de la FIOM et de la CGL, mais pourquoi les communistes, qui dirigeaient les forces ouvrières de la plus importante ville industrielle d’Italie, laissèrent-ils les dirigeants de la CGL et du PSI écarter ces secteurs importants du prolétariat ? Pourquoi ne développèrent-ils pas de manière autonome les liens qui auraient permis une coordination des actions ?

Même en mars 1920, lorsque L’Ordine nuovo envoya Palmiro Togliatti et Andrea Viglongo à Gênes pour « recueillir des données et des impressions sur place », le rapport qu’ils firent et qui fut publié par l’hebdomadaire turinois était plein d’appréciations sociologiques sur le caractère primitif du prolétariat génois, dû, selon eux, à la prépondérance de la main-d’œuvre précaire et non qualifiée. Ainsi ce secteur combatif de la classe ouvrière italienne était présenté aux ouvriers turinois comme une masse facilement manipulable, afin d’expliquer l’influence qu’y avaient les anarchistes et les syndicalistes-révolutionnaires.

C’est le revers de la médaille de cette sorte de philosophie des « producteurs » introduite par Gramsci, qui fait de la capacité professionnelle des travailleurs turinois, réelle ou supposée, un facteur de supériorité sur le reste du prolétariat. C’était une erreur énorme, non seulement parce que les ouvriers de cette région de Gênes avaient été, comme nous l’avons vu, parmi les premiers à expérimenter dès le mois de février l’occupation des usines, mais aussi parce que leur Bourse du travail, adhérente à l’USI, allait subir en juillet une première attaque majeure des escouades fascistes, soutenues par la police et les carabiniers. À cette attaque, un millier d’ouvriers anarchistes, communistes et socialistes répondirent les armes à la main, de manière organisée et pas si primitive, puisqu’elle permit de réduire les dégâts au minimum, en organisant, le lendemain de l’attaque, le repli de presque tous les occupants, sans laisser aucun mort sur le terrain.

La révolution, il faut « la vouloir faire »

Peu après le troisième congrès de l’Internationale communiste, devant l’assemblée des militants bolcheviques de Moscou, en 1921, Léon Trotsky déclarait :

« La pire faute du Parti socialiste consista à “en appeler” à la révolution sans en tirer les conséquences nécessaires, c’est-à-dire, en réalité, sans se préparer à la révolution, sans avoir fait comprendre aux ouvriers avancés les problèmes liés à la prise du pouvoir, sans purger ses rangs de ceux qui la rejettent, sans sélectionner et former des cadres de combat dignes de confiance, sans former des groupes d’assaut capables d’utiliser et de brandir des armes au moment nécessaire… En résumé, le Parti socialiste appela à la révolution mais ne s’y prépara pas. »

Le même Trotsky, dans les Leçons d’Octobre, écrites à l’automne 1924 dans le but de fournir à tous les partis membres de l’Internationale communiste une analyse des jours décisifs de la révolution russe, dresse un tableau de toutes les dynamiques sociales et politiques qui ont conduit à la prise du pouvoir par le prolétariat pour la première fois dans l’histoire. Il insiste sur le fait que « même les partis communistes les plus avancés à l’Ouest ont non seulement échoué à assimiler notre expérience d’Octobre, mais ne la connaissent même pas d’un point de vue factuel ». L’auteur y rappelle la nécessité d’étudier le cas russe pour comprendre qu’il faut prendre en compte toutes les circonstances qui, à un moment donné, pourraient être le point d’appui du mouvement insurrectionnel. L’accent est mis, non sur le cadre général des événements, bien connu de tous les groupes dirigeants des partis communistes, mais sur les conditions particulières des jours précédant la prise du palais d’Hiver. Il écrit lui-même que ces conditions ne sont pas reproductibles dans les formes qu’elles ont prises en Russie. Mais le plus important, la leçon universelle, est d’adopter un point de vue stratégique concret et de ne pas se laisser paralyser par des schémas et des idées préconçues. L’une de ces idées préconçues est la surestimation constante des forces adverses. Trotsky écrit :

« La classe ouvrière lutte et grandit en ayant constamment à l’esprit que son adversaire a le dessus sur elle. C’est ce que l’on observe à chaque étape de la vie actuelle. L’adversaire a la richesse, le pouvoir, tous les moyens de pression idéologique, tous les instruments de répression. S’habituer à l’idée que notre ennemi nous dépasse en force fait partie intégrante de la vie et du travail d’un parti révolutionnaire dans la période où il se prépare à la révolution. Et les conséquences de tel ou tel acte imprudent ou prématuré lui rappellent à chaque fois, avec brutalité, la force de son ennemi. Mais il arrive un moment où cette habitude de considérer l’adversaire comme plus puissant devient le principal obstacle sur le chemin de la victoire. La faiblesse de la bourgeoisie d’aujourd’hui se cache, en quelque sorte, dans l’ombre de sa force d’hier. »

Mais à la base de tout cela se trouve la volonté révolutionnaire. Il faut un parti qui « veut » faire la révolution, et pas seulement en parler. Trotsky le répète en poursuivant son discours au troisième congrès de l’Internationale cité plus haut :

« C’est la condition essentielle, il faut vouloir la victoire révolutionnaire. Après cela, on peut en discuter, on peut l’analyser, car on a besoin de stratégie, et on n’obtient pas la victoire par la seule volonté. Il faut une stratégie, mais il faut avant tout vouloir la révolution et sa victoire. »

Dans les conditions de septembre 1920, ce parti faisait défaut. Non seulement parce qu’un parti communiste n’avait pas encore été officiellement consti­tué, mais aussi parce que ses futurs fondateurs ne mirent pas pleinement en œuvre les tactiques révolutionnaires. Peut-être ne pouvait-il en aller autrement. Peut-être n’était-il pas possible de combler en deux ou trois ans le fossé entre la maturité révolutionnaire des dirigeants et militants bolcheviques et celle des Italiens.

Cela ne signifie pas que nous ne devons pas faire l’effort de comprendre quelles tâches étaient imposées par la situation révolutionnaire de septembre 1920 et comment et pourquoi ces tâches ne furent pas réalisées.

Si nous pensons que la révolution prolétarienne reste la perspective sur laquelle s’orienter et à laquelle conformer notre programme politique, il nous faut connaître et assimiler précieusement tous les succès et les échecs des générations révolutionnaires précédentes. En l’absence de toute expérience pratique, ou dans l’attente de cette expérience, il ne reste plus qu’à étudier soigneusement l’expérience passée. Personne ne sait, bien sûr, dans quelles circonstances une nouvelle opportunité révolutionnaire de renverser le capitalisme se présentera, personne ne peut prévoir aujourd’hui son calendrier et ses scénarios, mais la formation politique des militants marxistes ré­vo­lu­tion­nai­res doit nécessairement inclure cette étude.

Nous ne pouvons conclure ce texte sans rappeler, une fois de plus, la passion, l’esprit de sacrifice, le courage personnel qui ont caractérisé durant le Biennio rosso et l’occupation des usines un nombre jamais vu d’ouvriers et de travailleurs. L’hommage dû à cette génération révolutionnaire de travailleurs s’exprime dans les mots d’un protagoniste turinois des luttes de l’époque, Pietro Borghi, qui écrivait dans les pages de L’Ordine Nuovo le 24 décembre 1920 :

« Quand on parle de l’immaturité du prolétariat, on ne réfléchit pas au phé­nomène grandiose de ce réveil des consciences, de cette concentration des volontés en une seule direction, dans un seul but. Des jeunes de moins de vingt ans à la tête de petits ateliers de 60 ou 100 travailleurs, se battant à chaque instant contre les incertitudes d’une masse en mouvement, facile à enthousiasmer et à décevoir, luttant contre les cent difficultés d’approvisionnement, toujours vigilants, prêts à tout donner d’eux-mêmes, contre la faim, contre le sommeil, pour défendre l’atelier, le bien commun, contre l’ennemi extérieur (l’attaque armée), contre l’ennemi intérieur (la panique, l’indiscipline). Ils ne demandaient rien pour eux-mêmes mais, pour ne pas affaiblir leur défense et leur travail, ils se faisaient fort de trouver de l’aide pour leurs compagnons et des moyens pour produire. »

Ce capital de générosité et de dévouement ne doit pas être oublié. Il est trop précieux, il nous apprend trop de choses. La difficile lutte pour reconstruire un parti communiste révolutionnaire à notre époque ne pourra réussir sans s’appuyer sur de tels trésors d’enthousiasme, et il est sûr qu’elle les trouvera.

 

[1] Toutes les notes sont du traducteur.

 

[2] Giuseppe Mazzini (1805-1872) : militant du mouvement pour l’unité italienne (Risorgimento), républicain refusant qu’il soit dirigé par la monarchie de Savoie. Dirigeant de plusieurs tentatives d’insurrection, il passa de longues année en prison.

 

[3] Expression souvent utilisée alors pour évoquer un avenir socialiste.

 

[4] Antonio Gramsci (1891-1937) : intellectuel révolutionnaire, fondateur à Turin de la revue L’Ordine nuovo, à l’origine de la création du Parti communiste d’Italie en janvier 1921 au côté du groupe d’Il soviet d’Amadeo Bordiga.

 

[5] Selon le terme en usage dans la IIe Internationale pour désigner le courant révolutionnaire au sein de la social-démocratie.

 

[6] Créée pour s’opposer à la participation des socialistes aux élections.

 

[7] L’expédition de Fiume puis l’occupation de cette ville de la côte dalmate (aujourd’hui Rijeka en Croatie) avaient été organisées par le poète Gabriele D’Annunzio à partir de septembre 1919 contre le fait qu’à la sortie de la guerre l’Italie n’avait pas obtenu le rattachement de cette région qu’elle revendiquait.

 

[8] Abréviation de Confédération générale de l’industrie italienne, la confédération patronale nationale.

 

[9] Un corps d’élite de l’armée italienne.

 

[10] Pendant la Première Guerre mondiale, l’Italie avait placé l’Albanie sous son protectorat.

 

[11] Voir note page 20

 

Partager