La classe ouvrière européenne et l’immigration15/04/20052005Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2005/04/98.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

La classe ouvrière européenne et l’immigration

Au sommaire de cet exposé

Sommaire

    Cela fait plus d’un siècle, au bas mot, que le morcellement de l’Europe entre États nationaux, dont certains sont minuscules, est un anachronisme étant donné l’internationalisation des liens économiques.

    Il aura fallu que les impérialismes rivaux d’Europe entraînent la planète dans deux guerres mondiales et que Hitler échoue à unifier l’Europe sous les bottes de l’impérialisme allemand pour que les dirigeants politiques se rendent compte que l’unification nécessaire ne pourrait pas se faire par les armes, au profit de l’une ou de l’autre des grandes puissances.

    Par la suite, il aura fallu plus d’un demi-siècle de marchandages pour que l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne surmontent leur rivalité et parviennent, avec les autres, à mettre en place l’Union européenne actuelle qui n’est qu’un semblant d’unification.

    C’est peu dire pourtant que les marchés nationaux même des pays les plus étendus et les plus peuplés d’Europe – la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne – sont trop étriqués pour permettre le développement de leurs groupes industriels et financiers à la mesure de leurs principaux concurrents américains.

    Pendant quelques décennies, les empires coloniaux ont masqué le problème. Mais, avec la décolonisation, la création d’un marché à l’échelle européenne est devenue une question de vie ou de mort pour le grand capital d’Europe.

    Cela fait plus d’un siècle que les États-nations représentent le passé et que seuls des pays à l’échelle d’un continent, comme les États-Unis, la Russie jouent un rôle sur la scène internationale, et peut-être demain la Chine ou l’Inde.

    Même aujourd’hui, malgré les progrès dont se flattent les partisans de l’unification bourgeoise de l’Europe, leur Europe à 25 est loin de constituer une entité comparable à l’union des 50 États américains. Bien des États d’Europe sont ridiculement petits par rapport aux États qui composent les États-Unis. Et, même élargie à 25, l’Union européenne laisse de côté quatorze États du continent, parmi lesquels le plus grand par sa superficie comme par sa population, la Russie, sans même parler des mini-États.

    Eh bien, même cette construction, ô combien bancale, limitée, donne lieu à un déferlement de démagogie nationaliste, voire xénophobe, à des arguments de repliement protectionniste. Cela ressort pendant cette campagne par tous les bouts.

    À peine les frontières sont-elles assouplies à l’intérieur de l’Union que l’on se dépêche de les renforcer autour de l’Union !

    Ouverture des frontières à l’intérieur, fermeture à l’extérieur

    En 1995, au terme d’un long processus de négociations, les États de l’Union Européenne – sauf la Grande-Bretagne et l’Irlande – signataires des accords de Schengen, supprimaient les contrôles pour les personnes à leurs frontières communes. Les frontières, supprimées pour les capitaux et pour les marchandises, l’étaient aussi pour les hommes.

    En contrepartie, les gouvernements des États signataires ont accumulé les mesures de contrôle destinées à dresser autour de cet espace de libre circulation une barrière se voulant infranchissable à tous ceux dont l’Europe ne voulait pas, à tous ceux qui ne pourraient montrer patte blanche. Ouverture d’un côté, fermeture de l’autre.

    Mais, même à l’intérieur de l’Union, une multitude de conditions ont été posées aux dix nouveaux États intégrés, notamment à ceux de l’ex-glacis de l’Union soviétique.

    Les ressortissants de ces nouveaux États ne pourront pas circuler en Europe dans les mêmes conditions que les autres citoyens européens, tant qu’ils ne seront pas capables, aux yeux de l’Union Européenne d’assurer un contrôle rigoureux de leurs frontières dites extérieures.

    Contraints et forcés, ils sont en train de transformer ces frontières, qui les séparent de leurs voisins de l’Est, en mur infranchissable, en un nouveau rideau de fer. Ce qui peut être lourd de conséquences pour les populations qui vivent de part et d’autre de ces frontières, qui parlent parfois la même langue, et sont reliées par mille liens économiques voire familiaux.

    Plus important encore, treize des quinze anciens États de l’Union Européenne ont décidé que, pendant une période transitoire pouvant durer jusqu’à sept ans, l’accès à leur marché du travail sera restreint, pour les ressortissants des nouveaux États.

    Et puis, il y a toute la démagogie stupide contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne ! Les surenchères sur cette question ne passent même plus seulement entre la gauche et la droite, mais aussi à l’intérieur de la gauche.

    La frontière entre la Turquie et l’Europe n’existe déjà pratiquement plus pour les capitaux et pour les marchandises. Elle n’existe plus que pour les hommes. Or les travailleurs turcs font déjà partie, et depuis longtemps, de la classe ouvrière européenne. Ils en sont même la composante étrangère numériquement la plus importante. La principale frontière qui reste, entre l’Europe et la Turquie, c’est celle qui sépare les travailleurs turcs d’ici des travailleurs turcs de là-bas. C’est aberrant.

    Mais la pire conséquence de cette démagogie protectionniste, de ces suspicions attisées à l’égard de pays qui ne font pas partie de l’Union européenne, voire à l’égard de la partie pauvre de l’Europe nouvellement intégrée, ce sont les frontières qu’on essaie de faire passer dans les têtes, parmi les travailleurs d’un même pays et d’une même entreprise.

    Les peuples d’Europe dans leur ensemble sont le résultat de mélanges, de mélanges résultant de migrations, de déplacements de populations dans le passé, de mélanges résultant d’une histoire commune depuis des siècles, sinon des millénaires, avec des changements incessants de frontières.

    À bien plus forte raison, la classe ouvrière d’Europe résulte d’un mélange incessant, d’un métissage permanent, résultant du développement capitaliste lui-même. Dans une seule grande entreprise comme Citroën, plus d’une quarantaine de nationalités sont représentées.

    L’exposé de ce soir est consacré à la formation de cette classe ouvrière et aux apports successifs dont elle résulte.

    Il est consacré aussi à la façon dont la bourgeoisie a essayé de retourner contre les travailleurs, pour les diviser, pour les opposer les uns aux autres, ce brassage qui résultait pourtant du développement de sa propre économie.

    Il est consacré enfin à la façon dont le mouvement ouvrier, lorsqu’il était digne de ce nom, a combattu ces divisions en opposant à la bourgeoisie une autre politique, celle qui considère que le prolétariat constitue une seule et même classe internationale, quelles que soient la langue, la couleur de peau ou l’origine de ses composantes.

    L’immigration, une nécessité pour le capitalisme

    Les déplacements de population sont une constante de l’histoire européenne, depuis l’arrivée des premiers chasseurs nomades du paléolithique venus de l’Afrique de l’Est, il y a plus de deux millions d’années à une époque où l’Europe – ou ce qui en tenait lieu – était encore vide d’habitants. Ce n’était qu’un début. La population européenne est le résultat de vagues migratoires successives et d’un grand nombre de mélanges de populations différentes.

    Pendant la plus grande partie de leur histoire, les Européens ignorèrent les frontières, et les différences nationales.

    Les notions de migration, au sens moderne, et d’immigration sont liées au développement de la bourgeoisie, et à la constitution des États nationaux.

    En France, la notion même d’étranger dans le sens moderne du terme n’existait pas jusqu’à la Révolution française. Le terme désignait, plus vaguement, ceux qui venaient d’ailleurs, d’une autre région, ou d’un autre village dans la même région. Et elle n’entra dans les mœurs, et dans les têtes, qu’avec la Troisième république, et avec l’invention du nationalisme, à partir de 1870. La notion de nationalité française fut définie entre 1888 et 1893. La première forme de carte d’identité nationale ne fut instaurée qu’en 1921, et encore partiellement. Jusque-là, la majorité de la population était des « sans papiers ».

    Le capitalisme – et la classe ouvrière – sont nés et se sont développés en Europe avec la révolution industrielle. En Angleterre d’abord, à partir de la fin du 18e siècle, plus tard en France, aux États-Unis, en Allemagne, puis en Belgique et en Suisse.

    Le développement du capitalisme, qui entraîna le rassemblement de grandes concentrations de main-d’œuvre dans un petit nombre de pays, engendra, dès l’origine, des migrations massives de population.

    Un mouvement de migration massif est lié aux débuts du capitalisme, c’est la traite des esclaves Africains, qui vida l’Afrique du tiers ou du quart de ses habitants. Il eut peu d’influence immédiate sur la composition de la population européenne. Mais il eut une importance déterminante pour le développement capitaliste en Europe. Il permit, grâce aux fortunes accumulées, la naissance et le développement d’une bourgeoisie puissante, de cette bourgeoisie qui fut, en Europe, à l’origine du capitalisme.

    Contrairement aux trafics d’esclaves, les déplacements de population de l’époque du capitalisme étaient libres ; les migrants n’étaient pas enchaînés, ne subissaient pas les coups de fouet. La faim et la misère de leur région d’origine suffisaient à les pousser à émigrer.

    Depuis l’origine du capitalisme, et d’une certaine façon jusqu’à aujourd’hui, ce sont les paysans sans terre, les paysans chassés des campagnes par la misère, qui constituèrent le gros de l’armée de réserve dont parle Marx. Cette armée dans laquelle le capitalisme puisait pour y trouver des travailleurs, et des chômeurs pour faire pression sur les travailleurs.

    Cette armée de pauvres était une condition nécessaire à la naissance, au développement et même au simple fonctionnement du capitalisme.

    Les crises agricoles liées aux mauvaises récoltes, à la sécheresse, etc., jouèrent bien sûr un rôle important. Celle de 1846-1847 en Irlande, provoquée par la maladie de la pomme de terre, fut particulièrement meurtrière. Elle poussa à l’émigration plus d’un million d’Irlandais sur huit vers les États-Unis, surtout, mais aussi vers les usines anglaises.

    Mais si la pauvreté se développa massivement en Irlande, et dans les campagnes européennes dans cette période, entre la fin du 18e et le milieu du 19e siècle, ce n’était pas pour des raisons liées à la nature. Cette pauvreté n’était pas un phénomène naturel, mais un phénomène social. Car si, dans les campagnes, la grande masse des paysans s’appauvrissait, une petite minorité de propriétaires terriens, sécheresse ou pas, maladie de la pomme de terre ou pas, s’enrichissaient de plus en plus.

    À cette époque, en Angleterre, en Prusse, en Suède, au Danemark, en fait dans la plupart des pays européens, entre 1789 et 1848, le mode d’exploitation des terres subit de profondes transformations qui aboutirent, partout, à faire perdre leurs moyens d’existence à des millions de petits paysans, transformés en salariés agricoles, ou en chômeurs.

    Le capitalisme, au fur et à mesure de son développement, contribua à entretenir cet exode rural : la concurrence de ses produits à bas prix, industriels et agricoles, acheva de ruiner ceux qui ne l’étaient pas encore parmi les artisans ou les paysans.

    L’Angleterre fut l’un des pays où ce processus de formation d’une main-d’œuvre misérable et disponible fut à la fois le plus précoce et le plus brutal.

    S’il alimenta le développement de l’industrie, il suscita aussi un mouvement massif de fuite. Entre 1821 et 1850, plus de deux millions et demi d’Anglais émigrèrent aux États-Unis.

    Naissance de la classe ouvrière et de l’internationalisme prolétarien

    En même temps que l’industrie, la classe ouvrière moderne commençait à se développer.

    Les premières réactions des ouvriers anglais contre le développement du capitalisme prirent la forme de révoltes spontanées, violentes, mais sans suite. Elles laissèrent la place, rapidement, aux premières formes d’organisation. C’était la naissance du mouvement ouvrier. Ces premières organisations avaient toutes pour but l’union, la solidarité des ouvriers face à leurs patrons. À l’échelle d’une usine, d’abord, puis d’une branche professionnelle, enfin de toutes les branches.

    Ces premières organisations furent réprimées sauvagement. Il y eut beaucoup de tentatives et beaucoup d’échecs.

    Contre les grévistes, les patrons faisaient systématiquement appel à l’armée, mais surtout mobilisaient des bataillons de briseurs de grève, recrutés parmi les sans-travail, parfois à l’étranger, en Belgique, ou en France.

    En 1834, les industriels firent voter une loi qui supprimait tout secours des paroisses aux chômeurs et aux pauvres, et qui menaçait d’enfermement dans des « maisons de travail », les Workhouse, ceux qui refusaient d’aller chercher du travail dans les fabriques.

    Cette loi jeta littéralement sinon dans les usines, du moins sur le marché du travail, des dizaines de milliers de pauvres. Elle entraîna dans les mois qui suivirent une baisse générale des salaires dans l’industrie. C’était le but recherché.

    Les ouvriers anglais face à l’immigration irlandaise

    Engels, qui vécut en Angleterre entre 1842 et 1844, fut témoin à la fois de l’acharnement avec lequel les ouvriers bâtissaient leurs Unions, et de l’acharnement avec lequel la bourgeoisie les détruisait.

    Engels tira tous les enseignements politiques de cette « véritable guerre civile » dans un ouvrage paru en 1845, qui est devenu un classique du mouvement ouvrier et de la littérature marxiste, La situation de la classe laborieuse en Angleterre.

    « Ce qui donne à ces associations et aux grèves qu’elles organisent leur véritable importance, écrit Engels, c’est qu’elles sont la première tentative des ouvriers pour abolir la concurrence. Elles supposent cette idée très juste que la domination de la bourgeoisie n’est fondée que sur la concurrence des ouvriers entre eux, c’est-à-dire sur la possibilité d’opposer entre elles les diverses catégories d’ouvriers ». Engels ajoute même que la concurrence entre travailleurs est « l’arme la plus acérée de la bourgeoisie dans sa lutte contre le prolétariat. »

    Dans son combat contre cette concurrence des ouvriers entre eux, le mouvement ouvrier anglais fut confronté, très tôt, au problème de l’immigration.

    Parmi les masses de pauvres utilisés par les patrons comme moyen de pression contre les travailleurs, les Irlandais étaient les plus nombreux et les plus pauvres.

    L’Irlande fut la principale réserve de main-d’œuvre du capitalisme anglais. « Le rapide développement de l’industrie anglaise, écrivait Engels, n’aurait pas été possible si l’Angleterre n’avait disposé d’une réserve : la population nombreuse et misérable de l’Irlande. »

    Au milieu du 19e siècle, déjà, dans chaque grande ville anglaise, le cinquième ou le quart des ouvriers était Irlandais ou enfants d’Irlandais.

    La concurrence des immigrés irlandais suscita dès l’origine l’hostilité des ouvriers anglais. Et pas seulement des ouvriers. Un écrivain anglais de cette époque, Thomas Carlyle, a fait de l’immigré irlandais le portrait suivant : « Il est toujours prêt à accomplir tout travail qui n’exige que des bras vigoureux et des reins solides ; et cela pour un salaire qui lui permette d’acheter des pommes de terre…Qui ne voit que la situation des couches inférieures de la masse des travailleurs anglais s’aligne de plus en plus sur celle des Irlandais qui leur font concurrence sur tous les marchés ? »

    Les migrations, le mélange de prolétaires de toutes origines dans les quartiers pauvres des villes industrielles résultaient du développement même du capitalisme. Mais il était en même temps de l’intérêt de la bourgeoisie capitaliste de dresser les différentes composantes de la classe ouvrière les unes contre les autres. C’était, de la part de la bourgeoisie anglaise, une stratégie consciente, une politique.

    Très vite, les militants les plus avancés, les plus engagés dans le mouvement d’organisation de la classe ouvrière, prirent conscience de la nécessité pour les ouvriers de combattre cette politique de la bourgeoisie anglaise.

    Et très vite, naquirent les premières manifestations d’un sentiment de solidarité entre travailleurs, non seulement anglais et irlandais, mais entre travailleurs de toutes les nations, par-delà les frontières.

    En Angleterre, toutes les associations qui furent créées à partir de 1831, pour revendiquer l’émancipation économique et politique de la classe ouvrière, affirmaient la nécessité, pour cela, d’une lutte commune des travailleurs à l’échelle internationale.

    L’une d’entre elles, l’Association des travailleurs de Londres, par exemple, créée en 1836, envoyait, l’année même de sa formation, un manifeste à la classe ouvrière belge disant : « La cause des divisions insensées qui séparent les nations vient de ce que la classe ouvrière ignore la situation qu’elle occupe dans la société. C’est parce qu’ils sont ignorants que les ouvriers pensent qu’ils sont nés pour travailler et pour faire jouir les autres hommes des fruits de leurs travaux. Heureusement, nous sentons l’esclavage dont nous n’avons pas encore le pouvoir de nous libérer. Notre émancipation dépend de la diffusion de ces vérités parmi les ouvriers de tous les pays. »

    Le Chartisme, premier mouvement politique ouvrier de masse de l’histoire, qui se développa en Angleterre entre 1838 et 1848, dénonçait la colonisation et l’exploitation de l’Irlande par l’Angleterre. Les ouvriers irlandais participèrent massivement aux manifestations du Chartisme, pour l’élargissement du droit de vote aux ouvriers. Et parmi les dirigeants les plus importants, et les plus populaires du Chartisme, plusieurs étaient irlandais.

    Première vague d’immigration ouvrière étrangère en France

    En France, le développement de l’industrie, et donc celui de la classe ouvrière, retardait par rapport à celui de l’Angleterre. Au milieu du 19e siècle la révolution industrielle commençait à peine à faire sentir ses effets.

    Les industriels français eurent besoin de faire appel à une main-d’œuvre étrangère plus tôt et plus régulièrement que leurs concurrents. En effet, la crise de l’agriculture traditionnelle fut moins profonde et moins rapide en France qu’en Angleterre ou en Allemagne. C’était une conséquence de la révolution de 1789, qui avait créé une classe nombreuse de paysans propriétaires. L’exode rural y fut moins massif et plus lent. Par ailleurs, à la différence de l’ensemble de l’Europe, qui traversait au 19e siècle une période de croissance démographique accélérée, la France avait un taux de natalité en recul.

    Dès le début du siècle, les filatures du Nord embauchèrent des travailleurs belges. Première vague d’immigration ouvrière étrangère en France, ils y accompagnèrent les premiers pas de l’industrialisation. Surtout installés dans le Nord de la France, ils représentaient en 1850 plus de 50 % de la population de Roubaix, ville de l’industrie lainière, et le quart de celle de Lille.

    La France accueillait aussi de nombreux immigrants venus d’Allemagne.

    Entre 1830 et 1850, ils constituaient la communauté étrangère la plus importante dans la région parisienne. Les hommes étaient artisans – ébénistes ou cordonniers – mais aussi ouvriers dans les fabriques, manœuvres dans le bâtiment. Les femmes étaient domestiques. À Paris, les balayeurs de rue furent longtemps tous allemands, originaires de Hesse et de Darmstadt. À cette époque, c’étaient des Allemands qui venaient vider les poubelles à Paris. Jusqu’à ce que, dans les années 1880, dans un contexte de crise, les emplois municipaux soient fermés aux étrangers, et qu’ils soient remplacés par des balayeurs français.

    En France, la classe ouvrière commença à se manifester de manière indépendante à partir de 1830. Elle emprunta un chemin très différent de celui du mouvement ouvrier anglais. Après la répression de deux insurrections des ouvriers de la soie à Lyon, en 1831 et en 1834, les ouvriers révolutionnaires rejoignirent les sociétés secrètes, fortement marquées par les traditions héritées de la Révolution française, qui se sont constituées à cette époque. Ces sociétés étaient composées, de militants français, comme Blanqui, de réfugiés ou d’immigrés allemands, belges, suisses, surtout artisans et ouvriers, que rapprochaient leurs idées communistes. Elles constituaient, de fait, par leur composition, et par leurs aspirations, une organisation ouvrière internationale.

    En France comme en Angleterre, le mouvement ouvrier, dès ses premières manifestations, se revendiquait d’une solidarité des classes ouvrières par-delà les frontières.

    À Lyon, en 1832, une propagande se développait réclamant le renvoi des ouvriers étrangers à la ville. Ils étaient accusés d’accaparer le travail au détriment des travailleurs lyonnais. Les Auvergnats ou les Limousins étaient visés au même titre que les Italiens. L’Écho de la fabrique, journal des Canuts, prenait leur défense en ces termes : « Les ouvriers, quel que soient le pays qu’ils habitent, sont tous frères. Ils n’ont à craindre que ceux qui font courir semblables bruits pour les induire en erreur, semer les divisions et parvenir, par ces moyens honteux, à les faire travailler à vil prix. »

    Le Manifeste du Parti Communiste : « Les travailleurs n’ont pas de patrie »

    Marx vécut à Paris dans cette période, de 1843 à 1845. Il avait dû quitter l’Allemagne, à la suite de l’interdiction par le gouvernement prussien du journal qu’il dirigeait. À Paris, il entra en contact avec les groupes d’artisans et d’ouvriers se réclamant du communisme. C’est là aussi qu’il rencontra Engels.

    En 1845, à la demande du gouvernement prussien, il fut expulsé de France, et se réfugia à Bruxelles. Il y noua des relations avec les cercles communistes d’Allemagne, de Londres, de Paris et de Suisse. Elles débouchèrent sur la création, à Londres, en 1847, d’une organisation, la Ligue des communistes. Elle comprenait des militants belges, des chartistes anglais, mais surtout des Allemands. Marx fut chargé d’en rédiger le programme. C’est le Manifeste du Parti Communiste.

    « En exploitant le marché mondial, explique Marx, la bourgeoisie a donné une forme cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a dérobé le sol national sous les pieds de l’industrie… Les particularités et contrastes nationaux des peuples s’effacent de plus en plus en même temps que se développent la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions de vie qui en résultent. »

    Marx montrait que le sentiment de solidarité internationale manifesté par le mouvement ouvrier dès ses débuts avait un fondement objectif, dans le fonctionnement même du capitalisme. Le capitalisme, de même qu’il créait pour les marchandises et les capitaux à l’échelle du monde, un seul marché, créait à l’échelle du monde, une seule classe ouvrière, internationale par définition.

    Dans un texte antérieur, écrit en 1845, Marx écrivait déjà : « La nationalité du travailleur n’est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais, allemand, c’est le capital. L’air qu’il respire chez lui n’est pas l’air français, anglais, allemand, c’est l’air des usines. »

    Et dans le Manifeste, en 1848, il écrivait : « On a reproché aux communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les travailleurs n’ont pas de patrie. On ne peut leur dérober ce qu’ils ne possèdent pas. »

    Marx et Engels avaient vu naître la classe ouvrière, en Angleterre, surtout, mais aussi en Allemagne, en Belgique, en France, par le rassemblement, le mélange de travailleurs venus de tous les horizons. Pour eux, l’internationalisme n’était pas qu’un sentiment de solidarité entre exploités, c’était la prise de conscience, la traduction consciente d’un fait. Et c’était une politique.

    Ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens, expliquait Marx, c’est que « dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité. »

    C’est sur la base de cette prise de conscience et de cette politique que Marx et Engels, avaient créé leur organisation, la Ligue des Communistes. Elle ne rassemblait alors qu’un petit nombre de militants, de France, d’Allemagne, d’Angleterre, de Belgique. Mais elle définissait un programme, une politique pour la classe ouvrière du monde.

    À l’époque où Marx écrivait, ce processus de mélange de populations n’en était qu’à ses débuts. Mais parce qu’il était dans la nature du capitalisme, Marx prévoyait qu’il se développerait nécessairement en même temps que le capitalisme. C’était une idée d’avenir.

    Quelques semaines après la parution du Manifeste de Marx, en 1848, la révolution éclatait en Europe. Elle triomphait, dans un premier temps, en France, en Italie, dans les États allemands, dans la plus grande partie de l’Empire autrichien, en Suisse. L’Espagne, le Danemark, la Roumanie étaient touchés. Dans nombre de ces révolutions, les ouvriers constituaient une fraction importante des classes populaires qui avaient fait reculer, dans un premier temps, les anciens régimes. Mais la révolution, et les ouvriers, furent partout battus.

    Commença alors une longue période de recul du mouvement ouvrier. La plus grande partie de son acquis d’idées et d’expériences fut dispersé, perdu.

    Marx lui même, quinze ans plus tard, décrivait ainsi cette période de recul : « Toute organisation du parti, tous les journaux du parti des classes laborieuses ont été écrasés sur le continent par la main de fer de la force brutale. Les fils les plus avancés du travail s’en allèrent, désespérés, à la République transatlantique. » Effectivement, entre 1851 et 1855, deux millions d’ouvriers quittèrent l’Angleterre pour les États-Unis. Avec eux, le mouvement ouvrier anglais perdit la plus grande partie de ses forces.

    Il fallut presque dix ans au mouvement ouvrier européen pour se relever de cette défaite, de la répression et de la démoralisation qui la suivirent.

     

    La Première Internationale : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous »

    La période qui s’ouvre après 1850 fut pour le capitalisme européen une période de développement fiévreux secoué, périodiquement, de crises.

    En Angleterre, le redémarrage du mouvement ouvrier fut marqué par la création de nouveaux syndicats, à partir de 1859-1860.

    L’industrie était en pleine prospérité, le chômage avait disparu. Les patrons anglais s’efforçaient d’attirer les ouvriers du continent, allemands, français, et belges. De nombreux Français travaillaient à Londres dans le bâtiment, le meuble et l’industrie d’art. Les travailleurs allemands étaient très présents dans l’industrie de la boulangerie.

    En France, qui vivait depuis 1851 sous la dictature de Napoléon III, les progrès du mouvement ouvrier furent plus lents et moins spectaculaires. La grève fut interdite jusqu’en 1864. Les syndicats ne furent tolérés qu’à partir de 1862.

    Former l’armée de l’émancipation

    Ce sont des militants syndicalistes anglais et français, qui furent à l’origine de la création de la Première Internationale, à la suite d’une série de rencontres.

    En 1863, au nom des dirigeants syndicaux anglais, George Odger, cordonnier, et secrétaire du Conseil des syndicats de Londres, proposait à six représentants des chambres syndicales françaises l’organisation de congrès internationaux pour « s’entendre sur les moyens de lutter contre le capitalisme et d’empêcher l’introduction, d’un pays à l’autre, d’une main-d’œuvre non organisée, faisant baisser les salaires. » C’est sur cet objectif que fut fondée, en 1864, l’Association Internationale des Travailleurs, au cours d’un meeting auquel participaient des ouvriers anglais, français, allemands, et italiens.

    Marx, qui résidait à Londres fut invité au congrès de fondation de l’Internationale en tant que représentant des ouvriers allemands. Il fut élu à son Comité provisoire, qui comptait des Anglais, des Allemands, des Français, des Italiens, des Polonais et des Suisses.

    C’est Marx qui rédigea l’essentiel des Statuts et de l’Adresse inaugurale de l’Internationale. Il y réaffirmait les principes de base d’une politique internationaliste de la classe ouvrière. Mais il s’agissait, comme Marx l’expliqua dans un rapport au Conseil central de l’Association, « de développer chez les ouvriers des différents pays non seulement le sentiment, mais le fait de leur fraternité, et de les unir pour former l’armée de l’émancipation. »

    À son premier Congrès, qui se tint à Genève en 1866, la 1ère Internationale décidait de faire des huit heures de travail, la revendication commune « des classes ouvrières de l’univers ».

    Soutenir les ouvriers en grève

    Dans la pratique, l’Internationale multiplia les interventions pour soutenir les grèves qui éclatèrent un peu partout en Europe dans cette période, surtout à partir de 1867-1868. Les comptes rendus des congrès de l’Association fourmillent d’exemples de grèves où l’intervention de l’Internationale fut décisive : grève des ouvriers vanniers de Londres, des ouvriers du bâtiment de Genève, des bronziers de Paris, des ouvriers des industries textiles de Sotteville-lès-Rouen, etc.

    Il s’agissait, souvent, de soutenir financièrement les grévistes dans un pays par des collectes réalisées dans les autres pays. Mais il s’agissait aussi, souvent, de contrecarrer la politique des patrons quand ils mettaient en concurrence les ouvriers de pays différents.

    Ainsi, au troisième Congrès de l’Internationale, qui s’est tenu en 1868 à Bruxelles, le président de séance citait cet exemple : « Dans la société actuelle, les ouvriers sont victimes de la guerre que se font les patrons. Les ouvriers belges, par exemple, dans une industrie donnée, gagnent moins que les ouvriers anglais, qui sont assez malheureux d’ailleurs. Les patrons anglais disent à leurs ouvriers qu’ils ne peuvent faire la concurrence aux Belges. Les patrons belges tiennent à leurs ouvriers le même langage. Dans l’un et l’autre pays, les patrons concluent à un abaissement du salaire. L’Association internationale, en faisant connaître ce qui se passe dans chaque pays, a voulu mettre fin à cet état de chose. »

    Marx lui-même, en 1871, cita un autre exemple d’intervention de l’Internationale : « Quand une grève éclatait jadis dans un pays, elle était étouffée par l’importation de main-d’œuvre étrangère. L’Internationale a pratiquement mis un terme à ces procédés. Après qu’on l’ait informée de la grève qui se prépare, elle transmet la nouvelle à ses membres, qui apprennent ainsi que le lieu de la lutte est un terrain défendu. Ainsi, les fabricants ne peuvent plus compter que sur leurs propres ouvriers. Dans la plupart des cas, les grévistes n’ont pas besoin d’une autre aide ».

    Les réunions de l’Internationale étaient aussi un lieu permanent de confrontations d’idées. Marx y gagna aux siennes de nombreux militants de toutes nationalités dont certains furent ensuite, dans leurs pays, à l’origine de la création des partis socialistes qui surgirent un peu partout en Europe dans les années 1880. Là encore, Marx avait travaillé surtout pour l’avenir.

    L’Association Internationale des Travailleurs fut dissoute au début des années 1870, victime, surtout, du nouveau recul du mouvement ouvrier consécutif à la défaite de la Commune en France en 1871.

     

    La classe ouvrière mondialisée

    À partir du début des années 1870 et jusqu’à la Première Guerre mondiale s’ouvrait, en Europe et aux États-Unis, une période de développement fulgurant du capitalisme, ponctué de crises violentes marquées par un chômage important et durable. Marqué aussi par un mouvement sans précédent de concentration des entreprises, avec la naissance d’entreprises géantes, des cartels et des trusts. Ce fut une période de développement spectaculaire de la classe ouvrière et de l’émigration. Comme Marx l’avait prévu, avec le développement des échanges, le marché du travail, et donc la classe ouvrière s’internationalisaient de plus en plus.

    Dans un texte écrit en 1913, Rosa Luxembourg, Polonaise d’origine, membre du Parti Social-démocrate allemand, tirait ainsi le bilan de cette évolution :

    « En un siècle et demi, depuis que l’industrie moderne a fait son apparition en Angleterre, l’économie mondiale s’est vraiment élevée sur les souffrances et les convulsions de l’humanité entière. Elle a atteint un secteur de la production après l’autre, elle s’est emparée d’un pays après l’autre. Par la vapeur et l’électricité, par le feu et l’épée, elle a pénétré dans les contrées les plus reculées, elle a fait tomber toutes les murailles de Chine et, au travers des crises mondiales et des catastrophes collectives périodiques, elle a créé la solidarité économique de l’humanité prolétarienne actuelle. Le prolétariat italien qui, chassé par le capitalisme de sa patrie émigre en Argentine ou au Canada, y trouve un nouveau joug capitaliste tout prêt, importé des États-Unis ou d’Angleterre.

    Et le prolétariat allemand qui reste chez lui et veut se nourrir honnêtement dépend, pas à pas, pour le meilleur et pour le pire, du développement de la production et du commerce dans le monde entier. Trouvera-t-il ou non du travail ? Son salaire suffira-t-il pour rassasier femme et enfants ? Sera-t-il condamné plusieurs jours par semaine à des loisirs forcés ou à l’enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C’est une oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux États-Unis, selon la moisson de blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d’or ou de diamant en Afrique, selon les troubles révolutionnaires au Brésil, les conflits douaniers, les troubles diplomatiques et les guerres sur les cinq continents. »

    Et elle concluait : « Rien n’est plus frappant aujourd’hui, rien n’a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les peuples, par les poteaux frontières, les barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres. »

    Concentration de la main-d’œuvre étrangère

    Dans cette période, les départs vers les États-Unis, constants depuis le début du 19e siècle, battirent tous les records. Entre 1870 et 1914, plus de 26 millions d’émigrants européens franchirent l’Atlantique, vers les États-Unis, et dans une moindre mesure vers le Canada, l’Argentine, l’Australie, ou la Nouvelle Zélande.

    En Europe, les industries textiles, la sidérurgie, les mines restaient les principaux secteurs de concentration de main-d’œuvre étrangère, avec l’industrie chimique, de développement plus récent.

    Les secteurs du bâtiment et des travaux publics attirèrent, eux aussi, très tôt, et durablement, des masses de travailleurs venus de tous les horizons. Pour construire les canaux et les routes, d’abord, puis les voies de chemins de fer, les tunnels, et toutes ces infrastructures de transport et de communication qui permirent aux marchandises et aux hommes de circuler, et au capitalisme d’étendre sa domination sur le monde.

    Ce sont ces ouvriers, en grande partie étrangers, qui bâtirent aussi les villes, qui poussaient comme des champignons dans les zones d’industrialisation. Ou qui les rebâtirent, comme le Paris d’Haussmann.

    En Angleterre, c’était des Irlandais, en France, des Belges et des Italiens. Des Italiens aussi en Allemagne, et des Polonais. Ces ouvriers se déplaçaient souvent par groupes, de chantier en chantier, à travers l’Europe. Ces groupes étaient en général très hiérarchisés : artisans et techniciens étaient presque exclusivement des ouvriers du pays, les ouvriers étrangers n’étant utilisés que comme main-d’œuvre non qualifiée pour des travaux de terrassement difficiles.

    « Les grands chantiers, dans l’Europe du 19e siècle, raconte un historien, avec leurs populations ouvrières fluctuantes où se mélangeaient régions et nations, étaient des zones que le monde bourgeois regardait avec suspicion », parce qu’il y voyait un risque de révolution sociale ! Ils n’avaient pas tort.

    Irlande, Italie, Pologne, principales zones d’émigration

    En France, les usines de textile du Nord continuaient à attirer des travailleurs belges. Entre 1861 et 1891, à Roubaix-Tourcoing, 30 % des tisseurs étaient belges, et 50 % des peigneurs. Des travailleurs belges furent embauchés aussi dans le bâtiment et les travaux publics, la métallurgie et les mines, dans le Nord et en Lorraine.

    Dans la deuxième partie du 19e siècle, l’émigration italienne prit un caractère massif, vers la France, surtout, mais aussi vers l’Autriche, la Suisse et l’Allemagne.

    En France, l’immigration italienne finit par supplanter, en nombre l’immigration belge. À la veille de la première guerre mondiale, les travailleurs italiens représentaient plus du tiers de la main-d’œuvre étrangère employée en France et constituaient la plus importante communauté étrangère du pays : presque 420 000 personnes. À Marseille, ils étaient près de 100 000, et représentaient près de 20 % de la population de la ville, et 50 % de sa population ouvrière.

    En Allemagne, le développement industriel fut plus tardif qu’en Angleterre et en France. Pendant une grande partie du 19e siècle, l’Allemagne fut un pays d’émigration. Entre 1840 et 1890, plusieurs millions d’émigrants quittèrent l’Allemagne, vers la France, mais surtout vers les États-Unis. Mais en quelques années, dans les deux dernières décennies du siècle, l’industrie allemande rattrapait son retard et prenait même de l’avance par rapport à ses concurrentes anglaise et française. En moins de quinze ans, le nombre d’ouvriers dans l’industrie passait de 7 à 10 millions. C’est alors seulement que l’immigration étrangère prit vraiment de l’importance en Allemagne. L’Allemagne de la fin du 19e siècle et du début du 20e devint, après les États-Unis, le pays où l’immigration étrangère était la plus importante.

    Les patrons allemands recrutèrent des travailleurs Italiens et surtout Polonais. La Pologne était alors encore partagée entre la Prusse, la Russie et l’Autriche. Les travailleurs polonais et leurs familles étaient convoyés par trains entiers des provinces polonaises de Prusse jusque dans les mines et les usines de la Ruhr.

    Avec l’Irlande et l’Italie, la Pologne – à l’époque démembrée – devint l’une des principales zones d’émigration vers les pays industrialisés d’Europe et vers les États-Unis. Entre 1860 et 1914, plus de dix millions de Polonais quittèrent leur région, soit plus du tiers de la population.

    La Deuxième Internationale

    À partir de la fin des années 1870, porté par la croissance et la concentration de la classe ouvrière, le mouvement ouvrier se développa à nouveau partout en Europe. Des partis socialistes, se réclamant des idées de Marx, virent le jour dans tous les pays européens entre 1875 et la fin du 19e siècle. En Allemagne, en Italie, en France, en Espagne, en Belgique, mais aussi dans les pays scandinaves, en Russie, dans les pays balkaniques, aux États-Unis. La rapidité de ce développement fut dans une large mesure la conséquence des brassages de population liés aux vagues d’émigration qui balayèrent l’Europe. En même temps que les hommes, ce sont les idées qui circulaient. Quand ils revenaient chez eux, ou arrivaient dans un nouveau pays, les migrants n’apportaient pas seulement leur force de travail, ils apportaient aussi leur expérience et leurs convictions.

    Pour le mouvement ouvrier et pour la classe ouvrière, l’immigration fut un facteur de progrès.

    Lénine, en 1913, dans un texte où il commente le nombre, en forte progression, des immigrants européens et russes en particulier, partant pour les États-Unis écrivait : « Nul doute que seule une extrême misère force les gens à quitter leur patrie, que les capitalistes exploitent de la façon la plus éhontée les ouvriers émigrés. Mais seuls les réactionnaires peuvent se boucher les yeux devant la signification progressiste de cette moderne migration des peuples. Il n’y a pas et il ne peut y avoir de délivrance du joug du capital sans développement continu du capitalisme. Sans lutte de classe sur son terrain. Or c’est précisément à cette lutte que le capitalisme amène les masses laborieuses du monde entier, en brisant la routine rancie de l’existence locale, en détruisant les barrières et les préjugés nationaux, en rassemblant les ouvriers de tous les pays dans les plus grandes fabriques et mines d’Amérique, d’Allemagne, etc. »

    L’Internationale se reconstitua en 1889. À la différence de la Première Internationale, celle de Marx, cette Deuxième Internationale ne fonctionnait pas de façon centralisée. Chaque parti conservait son autonomie, les relations entre les partis prenant la forme de Congrès internationaux réunis tous les trois ans.

    La bourgeoisie utilise l’arme de la division

    Durant toute cette période, l’arrivée massive d’immigrants pauvres venus de pays de plus en plus lointains sur le marché du travail des principaux pays capitalistes européens servit d’arme à la bourgeoisie à une échelle beaucoup plus large qu’à l’époque de la Première Internationale. Désormais, l’armée de réserve dans laquelle elle pouvait puiser s’étendait à l’échelle du monde. La classe ouvrière était devenue, réellement, mondiale.

    Aux revendications d’augmentation de salaire de leurs ouvriers, les patrons n’opposaient pas encore, comme aujourd’hui, la menace de la délocalisation de l’entreprise, mais celle de l’immigration de travailleurs étrangers, plus pauvres, et prêts à accepter des salaires plus bas.

    En France, en 1883, Paul Leroy Beaulieu, économiste et porte-parole des milieux patronaux, dans un essai sur La répartition des richesses, brandissait cette menace : « Aux désirs intempérants et aux prétentions excessives de nos ouvriers, il y a un avertissement que l’on doit opposer et dont ils feront leur profit s’ils ont quelque sagesse : prenez garde aux Asiatiques, ces rivaux qui ont pour idéal du bonheur une écuelle de riz. »

    Des travailleurs étrangers furent souvent utilisés comme briseurs de grève. Émile Zola, dans la grève de mineurs qu’il évoque dans son roman, Germinal, fait jouer ce rôle à des travailleurs belges. Il s’est inspiré de faits réels. Les premiers bataillons de travailleurs polonais qui furent recrutés par des patrons allemands, au début des années 1870, le furent pour remplacer des ouvriers lock-outés, dans une période de boom économique où les grèves étaient nombreuses.

    À l’époque de l’impérialisme triomphant, dans le dernier quart du 19e siècle, la bourgeoisie des grandes puissances eut la possibilité, grâce aux surprofits réalisés, de corrompre sur le plan des idées une minorité de travailleurs, les plus qualifiés, pour l’opposer à la masse non qualifiée de la classe ouvrière.

    Diviser et opposer travailleurs qualifiés et travailleurs non qualifiés, c’était aussi, bien souvent, diviser et opposer les travailleurs du pays aux travailleurs étrangers. Car ces derniers constituaient une fraction importante, voire majoritaire, de la main-d’œuvre non qualifiée dans un certain nombre de branches industrielles. De la part de la bourgeoisie, il s’agissait d’une politique consciente.

    Le Conseil d’administration de la mine de Breslau, (aujourd’hui Wroclav) dans la partie de la Pologne alors intégrée à l’Allemagne, expliquait ainsi, très clairement en 1911, qu’il n’employait « les ouvriers étrangers qui n’ont pas de pratique et ne sont guère intelligents, que pour le travail mal payé, n’exigeant qu’une faible habileté ou pas d’habileté du tout » et qu’il confiait « aux autochtones les travaux plus rémunérateurs, mais exigeant plus de réflexion et d’habileté ».     

    Les démagogues nationalistes contre les travailleurs étrangers

    En Angleterre, en Allemagne, en France, cette politique de division du patronat fut à l’origine dans les périodes de crise et de chômage de bien des manifestations dirigées contre les ouvriers étrangers. En France, les travailleurs belges et italiens, qui étaient les plus nombreux, et les plus concentrés dans certaines régions, furent les plus visés. En Angleterre, ce sont surtout les réfugiés juifs venus de Pologne et de Russie qui furent victimes de cet ostracisme et parfois de brutalités. En Allemagne, il y eut aussi de nombreuses manifestations d’hostilité, parfois violentes, dirigées contre les ouvriers italiens, ou encore polonais, et slaves en général.

    Ces incidents se produisaient dans un contexte de retour à une politique de protectionnisme économique et de développement de la propagande nationaliste et militariste, exacerbée par les rivalités entre les différents impérialismes en train de se partager le monde.

    Cela se traduisit à partir des années 1880, par une montée de la xénophobie et de l’antisémitisme dans la petite bourgeoisie. Et la question de l’immigration de travailleurs étrangers devint un des thèmes démagogiques favoris des politiciens réactionnaires, spécialement en période électorale.

    En France, de nombreux ouvrages dits savants, écrits par des juristes, des statisticiens, des criminalistes, dénonçaient l’invasion de la France par les étrangers. Des journaux populaires reprenaient le thème de la protection du travail national. Dans son journal L’Intransigeant, Henri Rochefort, pourtant ancien communard, fustigeait les patrons, dénoncés comme « une mère qui priverait ses propres enfants de nourriture pour en faire profiter sa voisine ».

    Ces démagogues s’en prenaient effectivement, parfois avec beaucoup de virulence, à la bourgeoisie, qui s’opposait à des mesures restreignant l’immigration. Mais cette démagogie, qui la prenait pour cible, servait en fait ses intérêts. Car ces menaces, ces insultes, parfois ces coups, constituaient une pression supplémentaire sur les travailleurs étrangers, qui contribuait à les affaiblir et donc à affaiblir l’ensemble des travailleurs face à leurs patrons.

    À Marseille, où vivait un grand nombre de travailleurs italiens, des incidents éclatèrent en 1881 à la suite du débarquement du corps expéditionnaire français de retour de Tunisie. La France venait d’établir son protectorat sur ce pays, où elle était en concurrence, jusque-là, avec l’Italie. La foule chauvine qui était venue acclamer les militaires colonisateurs s’en prit aux italiens. Ces derniers se défendirent. Il y eut trois morts, deux français et un italien, et 21 blessés. La presse de l’époque présenta l’incident comme résultant d’un conflit entre ouvriers français et italiens à propos de questions de salaire. C’était un mensonge.

    C’est en août 1893, à Aigues-Mortes, dans les Bouches-du-Rhône, qu’eurent lieu les incidents anti-étrangers les plus graves. La Compagnie des Salins du Midi employait pour la récolte du sel des ouvriers italiens saisonniers et des ouvriers français itinérants. À la suite d’une bagarre, le bruit courut dans la population que des Français avaient été tués. Ce faux bruit déclencha une véritable chasse aux Italiens qui dura plusieurs jours. Officiellement on compta huit morts du côté italien. En fait il y en eut beaucoup plus. Le journal anglais The Times avançait le chiffre de 50 morts et 150 blessés. Tous les travailleurs italiens des Salines furent licenciés et expédiés, avec leur famille, au consulat d’Italie à Marseille.

    Le mouvement ouvrier divisé face à l’immigration

    Face aux réactions d’hostilité qui se manifestaient dans la classe ouvrière contre la main-d’œuvre étrangère, le mouvement ouvrier, partis socialistes et syndicats, était en fait divisé.

    La corruption du mouvement ouvrier par la bourgeoisie impérialiste produisait ses effets empoisonnés. Une partie des sommets même du mouvement ouvrier organisé, des dirigeants de syndicats, voire des dirigeants politiques, reprenaient à leur compte les idées de la classe dominante. Celle notamment qui promettait l’amélioration du sort des travailleurs à partir des succès de leurs bourgeoisies. C’était rendre les travailleurs des pays riches complices des pillages de leurs bourgeoisies dans les colonies. C’était opposer les travailleurs d’Europe occidentale à ceux venant de la partie pauvre du continent ou des colonies.

    En Angleterre, en France, en Allemagne, un certain nombre de militants socialistes et syndicalistes reprirent à leur compte la revendication de la « protection du travail national ».

    Dans l’Internationale, la question de la main-d’œuvre d’origine étrangère fit l’objet de discussions lors des Congrès d’Amsterdam en 1904, de Stuttgart en 1907. À chaque fois les tenants de la position traditionnelle du mouvement socialiste, et ceux qui défendaient la limitation de la main-d’œuvre étrangère s’affrontèrent.

    Lors d’une séance du Bureau Socialiste International, en 1903, l’un des représentants du Parti social-démocrate allemand expliquait : « Nous ne pouvons pas admettre que le travail de Nègres ou de Chinois vienne menacer le travail d’ouvriers d’une culture supérieure ». Et il rappelait que les députés de son parti avaient proposé au Reichstag l’interdiction de l’emploi de Chinois et de Nègres sur les bateaux à vapeur du service des postes de l’État. Cela pouvait aller jusque-là.

    En France, les militants du Parti ouvrier de Jules Guesde qui se réclamaient des idées de Marx, furent parmi les plus nombreux à s’opposer à la campagne anti-étrangers.

    À propos des pogromes anti-italiens de Marseille, en 1881, Jules Guesde, dans le Citoyen, quotidien du Parti ouvrier, dénonçait la responsabilité des patrons : « Les seuls coupables en cette affaire sont les patrons marseillais qui se servent des affamés des pays limitrophes pour affamer leurs compatriotes. » Guesde s’opposait à toute mesure de limitation de l’immigration d’ouvriers étrangers, et réclamait la fixation d’un tarif obligatoire – c’est-à-dire d’un salaire minimum – pour tous les ouvriers, français et étrangers.

    Un paragraphe de la partie économique du programme du Parti ouvrier, rédigé en 1880, réclamait d’ailleurs « l’interdiction légale aux patrons d’employer les ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français ».

    Cette prise de position des guesdistes rencontra une forte opposition. Au premier congrès de la Fédération nationale des syndicats, en 1886 – les syndicats n’avaient été légalisés qu’en 1884 – le porte-parole des peintres-plâtriers s’en prit à « ces hordes d’étrangers qui venaient nous enlever le dernier morceau de pain ». Les militants guesdistes se virent traités de « cosmopolites », qui « feraient mieux de s’intéresser à leurs compatriotes, avant de s’occuper des étrangers ».

    Faillite de la 2e Internationale, pas de l’Internationalisme

    Sous la pression, la position de Jules Guesde et d’un certain nombre de dirigeants socialistes, comme Jaurès, évolua au cours des années. S’ils continuèrent à défendre la revendication d’un salaire égal entre ouvriers français et étrangers, il se déclarèrent aussi, à plusieurs occasions, favorables à la limitation de la main-d’œuvre étrangère.

    De nombreux militants socialistes n’en continuèrent pas moins à défendre inlassablement, à contre-courant, dans les villes ouvrières et dans les syndicats, leur point de vue internationaliste.

    En 1894, après les émeutes anti-italiennes qui avaient suivi l’assassinat à Lyon du Président de la République, Sadi Carnot, par un anarchiste italien, Le Socialiste publiait une résolution du Comité lyonnais du Parti ouvrier félicitant pour leur courage « les membres du parti et des socialistes révolutionnaires de toute école » qui se sont jetés entre les agresseurs et leurs victimes. La Résolution appelait ensuite « tous les socialistes à intervenir énergiquement afin de faire comprendre aux classes déshéritées les causes véritables de leur misère qui sont dans la division des êtres humains entre classe propriétaire et classe ouvrière ».

    L’activité des militants socialistes, en direction des travailleurs français et en direction des travailleurs étrangers finit par porter ses fruits. Ils furent aidés, souvent, par des militants socialistes italiens et belges, vivant sur place ou venus sur place leur prêter main-forte. Ils furent aidés aussi par la vague de grèves du début du 20e siècle, auxquelles les travailleurs étrangers participèrent massivement. Dans ces grèves, face aux patrons, face aussi à la répression, très dure à cette époque, les préjugés avaient fondu.

    Dans les corporations et les villes ouvrières qui avaient été les plus touchées par la vague anti-immigrée, les tensions ne disparurent pas partout, mais elles s’atténuèrent.

    La démagogie anti-immigrée des vingt dernières années du 19e siècle n’avait pas débouché sur des mesures de restriction de l’immigration.

    Sauf en France dans une certaine mesure.

    Entre 1888 et 1896, un certain nombre de conseils municipaux et généraux, parfois des préfets, limitèrent ou exclurent l’appel à la main-d’œuvre étrangère : à Paris, Roubaix, Toulouse et Toulon par exemple. En 1893 une loi dite de « protection du travail national » obligeait les étrangers à se faire immatriculer dans leur commune de résidence et à déclarer leur occupation.

    Cette loi fut complétée en 1899 par les décrets du ministre socialiste du Commerce, Millerand, qui instauraient un système de quota maximum d’ouvriers étrangers dans tous les travaux commandés par les pouvoirs publics. Mais ils ne furent pas appliqués. Les patrons n’en tinrent aucun compte.

    Il en fut d’ailleurs ainsi, jusqu’à aujourd’hui, toutes les fois que l’État voulut réglementer ou limiter l’immigration de main-d’œuvre étrangère. Si la bourgeoisie ne s’oppose pas et parfois même suscite, ce type de politique, qui met sous pression une catégorie d’ouvriers rendus ainsi plus vulnérables, dans les faits elle ne tolère aucune entrave à sa liberté dans le choix des ouvriers qu’elle embauche ou qu’elle n’embauche pas, c’est-à-dire à sa liberté d’opposer une catégorie d’ouvriers à une autre. Ce sont ses profits qui sont en jeu.

    La 3e Internationale naît de la vague révolutionnaire
    en Europe

    Le débat autour de la question de l’immigration était révélateur des progrès du réformisme et du corporatisme au sein du mouvement ouvrier européen, syndical et politique. Il montrait qu’une partie de ses dirigeants avaient abandonné en fait toute perspective internationaliste, c’est-à-dire, toute perspective révolutionnaire.

    Comme l’écrivait Trotsky, en 1919, « Le centre de gravité du mouvement ouvrier était entièrement placé, à cette époque, sur le terrain national, sur la base de l’industrie nationale, dans le domaine du parlementarisme national. Plusieurs dizaines d’années de travail d’organisation et de réformes créèrent une génération de dirigeants dont la majorité reconnaissait en paroles le programme de la révolution sociale, mais qui y renoncèrent en fait et s’enfoncèrent dans le réformisme et l’adaptation à l’État bourgeois. »

    Quand éclata, en août 1914, la Première Guerre mondiale, guerre pour le repartage du monde entre les puissances impérialistes, les dirigeants des partis socialistes renièrent tous leurs engagements antérieurs, et se rangèrent derrières leurs bourgeoisies et leurs États-Majors. Ils entrèrent dans leurs gouvernements de guerre, et leur permirent ainsi d’envoyer les ouvriers français et allemands, allemands et russes, s’entretuer pendant quatre ans dans une épouvantable boucherie. Il y eut au total 20 millions de morts.

    C’était la faillite de la Deuxième Internationale, mais pas de l’Internationalisme.

    En octobre 1917, les ouvriers russes prenaient le pouvoir. Et entre 1918 et 1921, à la suite, une vague révolutionnaire balayait l’Europe. La révolution s’étendit à l’Allemagne et à la Hongrie. De la Finlande à l’Italie, en passant par la France, il y eut des révoltes, des grèves, des manifestations. Des militants qui s’étaient formés dans les Partis de la Deuxième Internationale, et qui étaient restés fidèles à leurs objectifs révolutionnaires et internationalistes y jouèrent, partout, un rôle moteur.

    Ce sont eux qui firent renaître, en 1919, avec le Parti bolchevik russe, la Troisième Internationale.

    Dans la lettre d’invitation qu’il rédigea pour son premier Congrès, Trotsky écrivait : « La situation mondiale exige maintenant le contact le plus étroit entre les différents partis du prolétariat révolutionnaire et l’union complète des pays dans lesquels la révolution a triomphé… Pour réaliser une liaison permanente et une direction méthodique du mouvement, le congrès devra créer un organisme commun de lutte, centre de l’Internationale Communiste, subordonnant les intérêts du mouvement de chaque pays aux intérêts de la révolution à l’échelle internationale ». La Troisième Internationale ne se voulait pas, comme la Deuxième, un simple forum de discussions entre partis socialistes, mais un état-major international de la révolution prolétarienne mondiale.

    Sous la pression des masses ouvrières, les différents partis socialistes éclatèrent et se divisèrent en deux, entre une aile réformiste et une aile révolutionnaire, qui donnait naissance aux Partis communistes.

    Finalement, c’est la bourgeoisie qui remporta l’épreuve de force partout, sauf en Russie.

     

    Guerres, crise, fermeture des frontières

    Pendant la Première Guerre mondiale, dans le cadre de l’économie de guerre, les gouvernements prirent le contrôle de la politique de l’emploi. Ce qui n’empêcha pas certains patrons de continuer, comme par le passé, à embaucher directement les ouvriers dont ils avaient besoin. En France, la pénurie croissante de main-d’œuvre conduisit à accélérer l’embauche à l’étranger. C’est l’État qui organisait le recrutement, l’acheminement et le placement de la main-d’œuvre étrangère.

    En France, environ 600 000 travailleurs étrangers furent ainsi recrutés. Le tiers était Espagnol. Les autres étaient Portugais, Grecs, Italiens, Belges, Suédois, Serbes mais aussi Algériens, Indochinois, Chinois, Marocains, Tunisiens et Malgaches. La France, comme l’Angleterre, mettait pour la première fois à contribution les populations de leurs colonies. La guerre terminée, le gouvernement français réexpédia les travailleurs d’origine non européenne dans leurs pays. En 1920, il n’en restait plus que 6 000 sur plus de 200 000 recrutés pendant la guerre.

    Pendant la plus grande partie du 19e siècle et jusqu’à la veille de la guerre, les émigrants à la recherche d’un travail avaient pu traverser sinon librement du moins sans trop de formalités la plupart des frontières de l’Europe. Plus facilement, souvent, que les marchandises. L’Angleterre était en effet le seul pays européen à avoir introduit avant la guerre, en 1905, une limitation à l’entrée des étrangers. La mesure était dirigée plus particulièrement contre les réfugiés juifs d’Europe centrale fuyant les pogromes.

    Après la guerre, cette liberté de circulation disparut progressivement. Les gouvernements continuèrent à contrôler les mouvements de migrations. La plupart des pays européens connaissaient alors une situation de chômage chronique. Des deux côtés de l’Atlantique furent mises en place des politiques restrictives visant à limiter l’immigration. Et parfois l’émigration. Dans les faits, elles ne le purent que partiellement. L’immigration clandestine se développa.

    En Allemagne, sous les gouvernements de la République de Weimar, l’admission de travailleurs étrangers était conditionnée à l’obtention d’un visa, qui n’était accordé que si les bureaux de placements confirmaient qu’aucun citoyen allemand n’était susceptible d’occuper le poste. Les entreprises qui employaient des travailleurs étrangers sans autorisation d’emploi étaient passibles d’amendes. Et par principe, les autorisations de séjour n’étaient accordées que pour un an.

    Après la guerre, la France ouvre ses frontières

    La France, durant cette période, fit exception.

    Dans un premier temps, en 1918, les frontières avaient été fermées en principe à l’immigration. Mais pour assurer les travaux de déblaiement et de reconstruction dans les régions dévastées du Nord et de l’Est, assurer le redémarrage de l’économie, et combler le vide laissé par les morts de la guerre – 10 % de la population active masculine – elles furent rouvertes. La France devint à cette époque, pour les Européens, migrants du travail ou réfugiés, le deuxième pays d’accueil, après les États-Unis.

    Parmi ces immigrants, les plus nombreux étaient, comme avant la guerre, les Italiens, qui se concentrèrent dans le Midi, les Alpes, la Lorraine et la Région parisienne.

    Un certain nombre de ces travailleurs avaient vécu les grandes grèves et les occupations d’usine de 1920 dans le nord industriel de l’Italie. Ils jouèrent un rôle moteur dans la renaissance des syndicats et dans les grèves qui se déroulèrent en Lorraine à cette époque.

    En second désormais venaient les Polonais, dirigés vers les mines du Nord, de Lorraine et de la Loire.

    Ces ouvriers étaient souvent recrutés directement, par accords avec les gouvernements concernés. Ainsi, des contrats furent signés avec la Pologne et l’Italie en 1919, et avec la Tchécoslovaquie en 1920.

    La France accueillit également de nombreux réfugiés, fuyant les changements de frontières consécutifs au traité de Versailles, fuyant les dictatures, comme en Hongrie, les massacres, comme les Arméniens de Turquie et les pogromes, comme les Juifs d’Europe orientale.

    Avec la CGT-U, qui se constitua en 1921 après l’exclusion des militants communistes de la CGT, le jeune Parti Communiste mena dans cette période un début de politique internationaliste en direction des travailleurs étrangers. Ils créèrent des associations diverses, une presse d’entreprise en plusieurs langues, et une structure d’accueil, la main-d’œuvre étrangère – MOE – avec des sections par langues.

    À partir de 1924, le patronat reprenait directement en main la gestion de l’immigration. Une société privée, la Société générale d’immigration, très proche du Comité des houillères fut chargée d’organiser les recrutements de travailleurs étrangers, de les sélectionner et de les adapter aux demandes des entreprises et, le cas échéant, d’organiser le retour dans leurs pays, moyennant paiement de la part des employeurs intéressés. Ce n’était pas gratuit. Cette activité d’import-export de main-d’œuvre – à une autre époque on aurait parlé de négrier – était très lucrative : la SGI engrangea des bénéfices considérables. Mais une partie des flux d’immigration échappait à son contrôle, et à celui de l’État.

    Crise de 1929 : durcissement des politiques d’immigration

    Après la crise économique de 1929, la politique des États en matière d’immigration se durcit partout.

    En France, dès le début de la crise, la CGT réformiste, exigea « un contrôle sérieux de l’embauchage et de la main-d’œuvre étrangère ». Elle demandait à être associée paritairement à la surveillance et au placement des étrangers embauchés. Elle demandait aussi un renforcement de l’Inspection du travail, une application sans faille de la législation en vigueur, et l’expulsion des travailleurs immigrés en situation irrégulière.

    La CGT-U, comme le Parti Communiste, continuaient à s’opposer à toute mesure de réglementation et de contrôle de l’immigration.

    Le Parti Socialiste était partisan de mesures « temporaires et exceptionnelles » de limitation d’emploi des ouvriers étrangers. En 1931, des députés socialistes participèrent à un groupe de 200 députés qui avait, toutes tendances confondues (sauf le Parti Communiste), constitué à l’Assemblée un « Groupe de défense des chômeurs », qui militait pour le vote d’une loi de limitation de l’immigration.

    En 1932, une loi instaura pour la main-d’œuvre étrangère le principe des quotas fixant la proportion de travailleurs étrangers « par profession, par industrie, par commerce ou par catégorie professionnelle, pour l’ensemble du territoire ou pour une région ».

    Par ailleurs des mesures de restriction furent prises : limitation du nombre des régularisations et des opérations de renouvellement de cartes. Le Parti Communiste dénonça cette « loi de mouchardage et de contrôle policier » et continua à revendiquer l’ouverture des frontières à l’immigration.

    Cette loi, auquel le patronat s’était opposé, fut appliquée mollement.

    Mais à partir de 1934, des travailleurs immigrés et étrangers sans ressources furent expulsés, dirigés par trains entiers vers les frontières. Les mineurs polonais et leurs familles furent les principales victimes de ces expulsions.

    Le mouvement ouvrier abandonne l’internationalisme

    Le gouvernement de Front Populaire du socialiste Léon Blum, après 1936, supprima les rapatriements forcés et prit quelques mesures atténuant les conditions de renouvellement de la carte d’identité et les conditions d’expulsion et de changements de résidence, mais la loi de 1932 sur les quotas continua à être appliquée avec rigueur. Et les étrangers qui, après les grandes grèves de juin 1936, continuaient à intervenir dans les mouvements sociaux étaient menacés d’expulsion.

    À partir de 1938, le gouvernement du radical Daladier renforça les mesures de contrôle et de répression policiers à l’encontre des étrangers, durcissant à nouveau les conditions d’octroi et de renouvellement des cartes d’identité, organisant la surveillance des domiciles occupés par les étrangers, alourdissant les peines infligées aux travailleurs en situation irrégulière, etc.

    Le Parti Communiste avait pris, depuis les années du Front Populaire, un virage patriotique. En 1937, il mena campagne en reprenant à son compte « la France aux Français ».

    Cette évolution du Parti Communiste en France, et d’ailleurs celle, parallèle, de tous les autres partis communistes, était liée à celle de l’URSS, où, progressivement, les bureaucrates avaient confisqué le pouvoir. Uniquement préoccupés de défendre les privilèges que leur donnait le contrôle de l’État ouvrier, ils avaient abandonné toute perspective internationaliste.

    L’Internationale communiste se transforma, entre les mains des bureaucrates, en instrument de conservation de leur pouvoir. C’est ce que recouvrait la formule, inventée par Staline et les bureaucrates russes, du socialisme dans un seul pays, le leur. Avec cette dégénérescence de l’État ouvrier russe et, à sa suite, de tous les partis communistes, le mouvement ouvrier était entré dans une nouvelle période de recul.

    À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, les idées du Manifeste Communiste de Marx et d’Engels, et l’expérience des années de révolution internationale ne vivaient plus que chez Trotsky et une poignée de militants regroupés autour de lui, jusqu’à son assassinat par les agents de Staline, en 1940.

     

    Généralisation de l’immigration en Europe

    Après la deuxième guerre mondiale, à partir des années 1950, avec le redémarrage de l’économie dans les pays occidentaux, et surtout dans les années 60, années de boom économique, les mouvements de migration du travail entre pays européens s’intensifièrent et se généralisèrent – des pays les moins développés, aux économies encore essentiellement agricoles, vers les pays les plus développés sur le plan industriel.

    Entre 1950 et 1972, deux millions d’Espagnols et d’Italiens, un million et demi de Yougoslaves et de Portugais, un demi-million de Grecs, de Finlandais, d’Irlandais quittèrent leur pays pour aller travailler en Allemagne de l’Ouest, en France, en Grande-Bretagne, mais aussi en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Suède, des pays qui, de pays d’émigration, devinrent à leur tour des terres d’immigration.

    Ces mouvements de migrations étaient placés en principe sous le contrôle d’organismes étatiques ou para-étatiques.

    L’immigration clandestine encouragée

    Dans un premier temps, les gouvernements ont pratiqué une politique d’émigration plus ou moins ouvertement sélective, sur la base de critère ethniques ou nationaux, pour ne pas dire racistes, visant à exclure le recours aux migrants non européens.

    En France, par exemple, de Gaulle, en juin 1945, dans une lettre à son ministre de la Justice, Pierre Henri Teitgen, écrivait : « Sur le plan ethnique, il convient de limiter l’afflux des Méditerranéens et des Orientaux qui ont depuis un demi-siècle profondément modifié la composition de la population française… Il est souhaitable que la priorité soit accordée aux naturalisations nordiques (Belges, Luxembourgeois, Suisses, Hollandais, Danois, Anglais, Allemands, etc.) ».

    Mais les besoins du patronat en main-d’œuvre furent plus forts que les préjugés réactionnaires. Et dans les faits, la plus grande partie de l’immigration s’est faite sous la tutelle directe des grands patrons de l’industrie, sans passer par les organismes étatiques qui avaient été mis en place.

    À la fin des années soixante, les pays du Maghreb, l’Afrique, la Turquie, pour l’Europe continentale, les Caraïbes, et le sous-continent indien pour l’Angleterre, devinrent les principales zones de recrutement pour l’industrie européenne. C’est l’époque où, en France, les houillères et les entreprises d’automobile envoyaient des rabatteurs recruter directement dans les villages d’Afrique du Nord pour leurs mines et leurs chaînes de montage.

    La France se tournait vers ses anciennes colonies, surtout vers l’Algérie, l’Angleterre vers les pays du Commonwealth. L’Allemagne, qui n’avait pas d’anciennes colonies, se tourna vers la Turquie. Un premier accord entre l’Allemagne fédérale et la Turquie fut signé en 1961. Dix ans après, en 1971, un million de travailleurs turcs étaient employés en Allemagne. Puis, progressivement, l’émigration turque s’est dirigée aussi vers la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse, l’Autriche, la France et les pays scandinaves.

    Dans ces temps-là, en France, l’immigration dite clandestine, celle qui ne passait pas par les chemins officiels de l’Office National de l’Immigration, n’était pas réprimée. Elle était même encouragée. Jean-Marcel Jeanneney, ministre des Affaires sociales de Pompidou entre 1966 et 1968, la justifiait comme « remède au manque de main-d’œuvre ». D’ailleurs le taux des régularisations après coup, qui était de 50 % en 1957, dépassait 80 % en 1968.

    Et, par exemple, pour favoriser l’immigration de jeunes portugais qui, à partir de 1961, fuyaient le service militaire à une époque où l’armée de leur pays était engagée dans des guerres coloniales en Afrique, la police de l’air et des frontières reçut l’ordre de fermer les yeux et de les laisser passer.

    C’était le point de départ de la grande vague d’immigration portugaise, qui devint, en dix ans, numériquement la première communauté étrangère en France, avec 760 000 personnes.

    Dans cette période, les travailleurs immigrés étaient toujours employés dans les postes non qualifiés de production, les plus mal payés. En France, plus de deux ouvriers étrangers sur trois travaillaient dans les mines, la chimie, la métallurgie, le bâtiment. En 1970, plus de 90 % des travailleurs des chaînes de montage Renault de l’Ile Seguin, à Boulogne-Billancourt, étaient des immigrés.

    C’était aussi l’époque des bidonvilles dans les banlieues ouvrières des grandes villes de France. En 1965, au total plus de 75 000 personnes y logeaient, surtout des travailleurs maghrébins et portugais et leurs familles.

    Le nombre des travailleurs étrangers – sans compter les naturalisés – dans les pays européens passa de 4 millions en 1950 à 11 millions en 1970-1971.

    Les gouvernements européens contre l’immigration

    Dans les années 70, les uns après les autres, les pays d’Europe qui avaient ouvert leurs frontières aux travailleurs immigrés les refermèrent. La Suisse en 1970, la Suède en 1972, l’Allemagne en 1973, la France, la Belgique et le Luxembourg en 1974. L’Angleterre avait anticipé. En 1962, une loi avait mis fin au droit de libre circulation des ressortissants du Commonwealth. Dans certains pays, comme l’Allemagne et la Suisse, cela s’accompagna de mesures brutales d’expulsion.

    Les travailleurs émigrés rendus responsables du chômage

    Partout, la montée du chômage a été invoquée pour justifier ces mesures. À la fin de 1971, le nombre de chômeurs avait augmenté en deux ans de 24 % en Italie, de 46 % en Grande Bretagne, de 60 % en Allemagne, de plus de 70 % en France.

    Le chômage a continué à croître et s’est installé durablement. Et les mesures ayant pour cible l’immigration, se sont succédé.

    En fait, à partir de 1970 dans tous les pays européens les partis – de gauche et de droite – qui se disputaient le pouvoir, ont fait du contrôle de l’immigration et de la lutte contre l’immigration clandestine une priorité. En désignant ainsi, implicitement ou explicitement, les travailleurs immigrés comme les responsables du chômage.

    Cela, bien avant que des démagogues d’extrême droite en fassent leur cheval de bataille électoral.

    La crise du début des années 1970 fut partout le prétexte et le point de départ d’une offensive de la bourgeoisie contre les travailleurs, contre l’ensemble de la population.

    Dans la période qui s’ouvrait elle ne pouvait plus compter sur le développement de la production pour développer ses profits. Pour maintenir sa part des richesses produites, elle allait réduire celle des travailleurs, réduire la part des salaires. Notamment par les licenciements, et par le chômage.

    Les politiciens de droite, évidemment, et ceux de gauche, ne voulaient pas s’attaquer aux patrons, responsables du chômage. Comme lors de toutes les crises précédentes, ce sont les travailleurs étrangers qui furent pris comme cibles, par les gouvernements d’abord, par les démagogues réactionnaires ensuite.

    La politique nécessaire d’intégration des travailleurs immigrés dans le mouvement ouvrier

    C’était, une fois de plus, mettre les travailleurs en concurrence les uns avec les autres. À cela, syndicats et partis de gauche furent incapables d’opposer, même sur le simple terrain de la propagande, une politique visant à préserver l’unité du camp des travailleurs.

    Dans le meilleur des cas, aux travailleurs immigrés ils manifestaient leur solidarité. Ce qui n’était qu’une forme affadie, inoffensive, de la politique nécessaire d’intégration matérielle, morale, politique des travailleurs immigrés dans le mouvement ouvrier.

    D’autant que, dans le même temps, ils défendaient l’idée qu’il fallait « vivre et travailler au pays » ou « produire français ».

    Dans le pire des cas, ils soutinrent ou participèrent à des gouvernements qui conduisirent cette politique anti-ouvrière.

    Cette complaisance des organisations syndicales et politiques à l’égard des idées rétrogrades dominantes eut une double conséquence défavorable aux intérêts de la classe ouvrière.

    L’une était que la fragilisation de la situation des travailleurs immigrés affaiblissait une des composantes du monde ouvrier et, par conséquent, affaiblissait la classe ouvrière dans son ensemble face au patronat.

    L’autre conséquence était de renforcer dans la composante non immigrée de la classe ouvrière, l’idée, aussi fausse que rétrograde, que leurs conditions d’existence ne pouvaient être préservées que par une politique protectionniste à l’égard des autres travailleurs. C’était les pousser sur le terrain de la bourgeoisie.

    C’est le capitalisme lui-même qui aspire vers les entreprises d’ici des femmes, des hommes aux origines géographiques, nationales, voire sociales, diverses, et qui en fait des prolétaires. Quels que soient leurs cheminements personnels, ils se retrouvent côte à côte sur les chaînes de production, sur les chantiers, dans les ateliers, subissent la même exploitation. Mais c’est la conscience de classe qui fait de ces prolétaires autre chose que de la chair à exploiter. La conscience d’appartenir à une seule et même classe sociale, ayant les mêmes intérêts fondamentaux, collectivement opposée à la classe des exploiteurs.

    Même lorsque cette prise de conscience surgit de luttes, de grèves menées ensemble, il faut une politique pour la consolider et pour la pousser jusqu’au bout, pour combattre la pression délétère de la société bourgeoise, agissant en permanence pour atomiser, diviser, opposer, mettre en compétition les travailleurs les uns avec les autres, et pour démolir le sens collectif.

    Quand cette politique est absente ou insuffisante, lorsque s’est affaibli le sentiment d’appartenir à une classe sociale, cela laisse le terrain aux repliements communautaires et à la démagogie des charlatans communautaristes de toutes sortes, jusqu’aux plus réactionnaires et aux plus rétrogrades d’entre eux.

    Voilà pourquoi la seule façon de combattre les repliements communautaires et à plus forte raison l’influence des fondamentalismes de toutes sortes parmi les travailleurs est de faire renaître et de renforcer leur conscience de classe.

    Une accumulation de mesures anti-immigrés

    Après la fermeture des frontières aux travailleurs migrants, le regroupement familial et l’asile politique restaient les seules possibilités légales d’immigration. Dans ces deux domaines, les législations furent partout progressivement modifiées dans un sens de plus en plus restrictif. La possibilité pour un étranger vivant légalement dans un pays européen d’y faire venir des membres de sa famille fut soumise à de plus en plus de conditions. Les conditions pour pouvoir bénéficier du droit d’asile furent rendues, elles aussi, de plus en plus difficiles.

    Même les 250 000 Polonais qui s’étaient réfugiés à l’Ouest après 1981, pour échapper à l’état de guerre décrété en décembre suite aux grandes grèves des Chantiers Navals de Gdansk, ne furent pas bien accueillis. L’Allemagne conserva son visa obligatoire pour eux. L’Autriche alla jusqu’à le réintroduire. La Suisse leur ferma ses frontières. Pourtant, à cette époque, les gouvernements occidentaux ne se privaient pas de dénoncer le rideau de fer élevé par l’URSS entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. Reagan, alors président des États-Unis le présentait comme un rempart, édifié par « les forces du mal » afin de s’opposer au flot de la liberté. Mais s’ils avaient accueilli à bras ouverts les dissidents des pays de l’Est, quand il s’agissait d’individus isolés, artistes ou intellectuels, quand le flot en question se présenta, les gouvernements occidentaux firent tout ce qu’ils purent pour le refouler.

    Enfin, dans un certain nombre de pays, dont la France, le droit régissant la naturalisation fut réformé pour réduire les possibilités données aux étrangers d’acquérir la nationalité du pays dans lequel ils vivent.

    Dans la plupart des États européens, les gouvernements successifs se sont livrés sur ces questions à une véritable surenchère législative.

    Pour prendre l’exemple de la France, depuis moins de vingt ans, plus de dix lois ont été votées qui ont eu pour effet d’aggraver les conditions d’entrée et de séjour des étrangers. Plus d’une tous les deux ans ! De ce point de vue, l’alternance des gouvernements de droite et de gauche depuis 1981 n’a rien changé. La gauche au pouvoir a parfois amendé certaines dispositions du gouvernement de droite à laquelle elle succédait. Mais il s’agissait à chaque fois d’amendements sur la forme, pas sur le fond. La continuité de la politique menée en matière d’immigration n’en était pas moins assurée.

    Se succédèrent alors les lois Pasqua, puis les lois Debré. Et quand la gauche revint au pouvoir avec Jospin, son ministre de l’Intérieur, Chevènement, décida de ne pas abroger la loi Pasqua. Il y eut, certes, des régularisations et des aménagements apportés. Mais les associations d’immigrés pouvaient, à juste raison, dénoncer les lois Pasqua-Debré-Chevènement.

    L’ensemble de ces mesures, décidées par chaque État pour son propre compte, ou en commun, c’est ce que les fonctionnaires des institutions européennes appellent dans leur jargon « l’acquis de Schengen », (du nom de la ville du Luxembourg où fut signé l’accord). Certains parlent même de maquis de Schengen, tellement il est difficile, même à un fonctionnaire européen, de s’y retrouver.

    L’immigration, nécessaire au fonctionnement du capitalisme

    Ces mesures restrictives, nationales ou communes, ont certes rendu plus difficile, parfois risqué, l’accès des migrants du monde au marché du travail européen. Elles ne l’ont pas empêché. Elles ne le pouvaient pas. Pas plus que les politiques du même type qui furent menées dans le passé par les États, depuis que le capitalisme est le capitalisme. Les migrations de population sont, aujourd’hui, comme hier, une conséquence obligatoire, permanente, du système capitaliste.

    Parce qu’il repose sur l’inégalité entre les pays riches et les pays pauvres, et qu’il concentre dans un petit nombre de mains, et dans un petit nombre de pays, toutes les richesses de la planète, il continue à jouer son rôle de pôle d’attraction.

    Mais surtout, parce que la constitution d’une armée de réserve, paupérisée, où la bourgeoisie peut puiser – ou pas – en fonction des besoins de sa production, à qui elle peut imposer ses conditions, de travail et de salaire, pour les imposer, ensuite, à l’ensemble des travailleurs, cette armée de réserve est une condition nécessaire, obligatoire au fonctionnement de son système d’exploitation.

    Cela, les gouvernements le savent. Et leurs politiques anti-immigrés n’ont pas pour but de stopper l’immigration, contrairement à ce qu’ils laissent croire, pour flatter les préjugés réactionnaires qu’ils supposent dans leur électorat. En revanche ces politiques, relayées ou amplifiées ensuite par des démagogues de droite, d’extrême droite et parfois de gauche, contribuent à créer et à entretenir le climat d’hostilité, d’insécurité, dont la bourgeoisie a besoin pour imposer sa loi – en fait l’absence de droits et de lois – aux travailleurs originaires des pays pauvres. La démagogie est particulièrement virulente à l’égard des « sans papiers », expression qui ajoute à la notion d’immigré une connotation d’illégalité.

    Démagogie protectionniste

    Aujourd’hui, les mesures anti-immigration, comme la démagogie anti-immigrés, visent principalement ceux qui viennent de pays extérieurs à l’Union européenne. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, elles n’ont pas cessé non plus à l’encontre des travailleurs de la partie pauvre de l’Europe pour qui, pourtant, est censé s’appliquer, après un délai d’attente déjà choquant, le principe de libre circulation et de libre établissement. Les frontières qu’on prétend avoir supprimées entre pays, on essaie de les rétablir dans les têtes.

    Que n’a-t-on entendu comme stupidités à propos de la directive Bolkestein et du plombier polonais ou de l’informaticien tchèque qui menaceraient de piquer le travail des ouvriers ici, en France ? Ils ne sont pas encore là qu’on met déjà dans les têtes qu’ils seront responsables d’une aggravation du chômage !

    La directive Bolkestein n’a certainement rien de bon pour les travailleurs. Ni plus ni moins que des centaines d’autres, décidées par Bruxelles mais, il faut le rappeler, avec l’accord de tous les gouvernements, y compris celui de la France. Comme les autres directives, celle-ci ne s’intéresse qu’à la fluidité du marché, au déroulement sans accroc de la concurrence, et pas du tout aux travailleurs et à leur sort.

    Mais la polémique à laquelle cette directive donne lieu est infecte, aussi bien de la part de ceux qui la défendent que de la part de beaucoup de ceux qui prétendent la combattre. Car ces derniers la combattent d’un point de vue protectionniste, en désignant les travailleurs venant de l’Est comme une menace pour ceux d’ici.

    Le même salaire et les mêmes droits pour tous les ouvriers d’Europe

    Le grand patronat français n’a pas besoin de la directive Bolkestein pour faire venir ici des travailleurs pour qui même un bas salaire d’ici passe pour un privilège.

    Eh oui, le patronat ne se gêne pas pour utiliser les différences de salaires qui peuvent aller de un à cinq, voire au-delà, entre les différentes parties de l’Europe, tout en bénéficiant de l’unification complète du marché ! Il ne s’agit pas du plombier polonais mais de trusts bien de chez nous. Les uns, comme Peugeot qui a créé une usine en Slovaquie ou comme Renault qui fabrique des voitures en Roumanie, vont exploiter des travailleurs mal payés là-bas. Les autres, comme les Chantiers de l’Atlantique, dépendant d’Alstom, les amènent ici pour les payer mal, et depuis bien longtemps. Pas seulement de la partie pauvre de l’Europe d’ailleurs, mais aussi du Pakistan, du Bengale ou du Sri Lanka.

    Mais, face à cela, réclamer on ne sait quel protectionnisme, s’opposer ouvertement ou hypocritement à l’embauche d’ouvriers venant d’ailleurs, est une revendication aussi réactionnaire que stupide et utopique. La première réponse du mouvement ouvrier devra être, au contraire, d’imposer qu’il n’y ait pas de différenciation des salaires dans les entreprises ici même, en France, en fonction des origines. Il ne s’agit pas de repousser le travailleur venu d’ailleurs. Il faut qu’il ait le même salaire et les mêmes droits que tous les travailleurs. Mais c’est aussi se fixer pour objectif que les travailleurs de l’ensemble de l’Union européenne aient les mêmes salaires.

    On ne peut pas compter sur la bourgeoisie ou sur sa Constitution européenne pour décréter de plein gré un salaire minimum à l’échelle de l’Union européenne. Mais cela peut, cela doit être un des objectifs communs du mouvement ouvrier dans tous les pays d’Europe.

    La Première Internationale, quand elle avait proposé la limitation de l’horaire de travail à 8 heures par jour, en 1866, n’avait pas établi de hiérarchie entre les travailleurs, entre ceux qui y auraient droit parce que leurs pays étaient riches et les autres qui auraient dû continuer à travailler douze ou quinze heures par jour ! Non, elle avait revendiqué 8 heures par jour pour tous. Eh bien, il n’y a pas de raison d’être plus rétrogrades, près d’un siècle et demi après !

    Le mouvement ouvrier devra se fixer comme objectif le nivellement des protections sociales, des horaires et des conditions de travail, de l’âge de la retraite, etc., par le haut, c’est-à-dire s’alignant sur le pays où la situation est la moins mauvaise pour les travailleurs.

    La classe ouvrière d’Europe : une seule classe ouvrière

    Mais, bien au-delà de cet objectif revendicatif, sur le plan politique et en tant que révolutionnaires, nous avons à nous opposer à toute division nationale aussi bien entre pays différents qu’à l’intérieur de chacun des pays.

    Les travailleurs d’Europe sont d’une multitude d’origines, d’une multitude de nationalités. Mais ce que l’on peut souhaiter de mieux de cette Union européenne bancale, mal ficelée, limitée, rétrograde par bien des aspects, c’est que, malgré tous les freins mis par la bourgeoisie et par ses forces politiques, les travailleurs des différents pays, à force de brassages, de déplacements, parviennent à la conscience qu’ils constituent une seule et même classe ouvrière et que c’est ensemble qu’ils peuvent se défendre et surtout que c’est en tant que tels qu’ils peuvent s’émanciper.

    Toute la marche de l’économie va dans le sens de ce brassage dont a émergé la classe ouvrière d’Europe. Mais il faut que le mouvement ouvrier en tire la conclusion politique : l’unité de la classe ouvrière face à la bourgeoisie et l’identité de ses intérêts politiques !

    La précédente grande vague révolutionnaire, dans les années 1917-1918, était, déjà, européenne.

    Elle s’était joué des frontières nationales, elle s’était joué des barrières artificielles mises par les bourgeoisies et leurs serviteurs politiques dans la tête des ouvriers. Un ouvrier allemand, français ou italien, se reconnaissait infiniment plus dans la révolution russe que dans les agissements de sa bourgeoisie qui se mobilisait pour la vaincre.

    Eh bien, à infiniment plus forte raison, il en sera ainsi dans l’avenir. Il est inconcevable que non seulement une révolution, mais même une vague gréviste puissante, s’arrête aux frontières nationales. Les combats décisifs du prolétariat auront un caractère au moins européen.

    On se rendra d’ailleurs compte, lors de ces combats, que les frontières de l’Europe n’excluent ni la Turquie, ni le Maghreb et qu’elles seront repoussées loin, bien plus loin ! Car, en fait, l’avenir du prolétariat, l’avenir de l’humanité n’est ni européen, ni américain, il est à l’échelle de la planète !

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