Le jeune parti communiste : du combat pour créer un parti révolutionnaire au stalinisme09/02/20212021Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2021/02/164.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Le jeune parti communiste : du combat pour créer un parti révolutionnaire au stalinisme

On vient de fêter le centième anniversaire de la naissance du Parti communiste, lors du congrès de Tours, à la fin décembre 1920. Le Parti communiste d’aujourd’hui n’a plus rien de commun avec ce qu’il fut à l’époque de sa naissance. Même son nom a changé, le Parti communiste, Section française de l’Internationale communiste, étant devenu le Parti communiste français. Pour notre part, nous nous voulons les héritiers des années de jeunesse de ce parti, une période que les actuels dirigeants du PCF préfèrent ignorer ou déformer.

La façon dont Patrick Le Hyaric, rédacteur en chef de l’Humanité, a commémoré la naissance de son parti dans son éditorial du 24 décembre 2020 est significative. S’il rappelait que le PC naquit de la condamnation de l’Union sacrée entre la bourgeoisie française et les principaux dirigeants du mouvement ouvrier en août 1914, il affirmait immédiatement que ce parti sut « concilier le drapeau tricolore et le drapeau rouge ». Il insistait sur l’apport de son parti « à l’histoire de France » et « à la République française ». S’il rappelait, légitimement, « les persécutions dont ses militants ont souvent été l’objet » et leur « dévouement sans faille à la défense des intérêts populaires », c’était pour s’enthousiasmer que « des générations d’élus gagnant des responsabilités jusqu’aux ministères […] soient devenus des « cadres » de grande qualité […] au bénéfice de l’ensemble de la nation ». S’il rendait hommage à « l’immense peuple des travailleurs », c’était pour insister sur le rôle de ses parlementaires, l’engagement de ses élus et de ses réseaux militants « au service des plus démunis », plutôt que pour rappeler que seule l’irruption des travailleurs sur la scène politique, leurs révoltes, leurs grèves de masse et leurs mobilisations collectives ont permis de faire progresser la condition ouvrière et les idées d’émancipation. Il n’y a pas de quoi s’en étonner, tant le PCF n’a eu de cesse, depuis des décennies, de canaliser, de désamorcer et d’éteindre les luttes des travailleurs quand elles risquaient de menacer les intérêts des capitalistes.

Patrick Le Hyaric évoquait la Commune de Paris et la grande Révolution française, mais ne faisait référence ni à la révolution russe de 1917 ni à la vague révolutionnaire qui ébranla le monde et menaça sérieusement l’ordre capitaliste entre 1917 et 1923. Il citait Marx et la Première internationale, mais pas Lénine et l’Internationale communiste. C’est pourtant de cette vague révolutionnaire puis de la fondation de l’Internationale communiste par le Parti bolchevique qu’est né le PC, servant de point de ralliement aux hommes et aux femmes qui étaient enthousiasmés par la révolution russe.

Les omissions et les formulations de Le Hyaric sont significatives de ce qu’est devenu le PCF depuis le milieu des années 1930 sous l’emprise du stalinisme. S’appuyant sur son implantation et son immense crédit dans la classe ouvrière, et plus largement sur son audience parmi les couches populaires du pays, ses dirigeants ont sauvé l’ordre social en place à chaque fois qu’il était menacé. Ce fut en particulier le cas lors de la grève générale de 1936 et dans les années 1944-1947, quand de Gaulle remit en route l’appareil d’État après la période pétainiste. Ils n’ont eu de cesse de trouver une place au sein des institutions et de l’appareil d’État, jusqu’aux ministères de la bourgeoisie qu’ils occupèrent à trois reprises, ce dont visiblement ils restent fiers, des décennies plus tard.

Le dévouement bien réel de plusieurs générations de militants communistes a été dévoyé pour permettre cette intégration du PCF dans le jeu politique bourgeois.

Du parti internationaliste qu’il était à sa naissance, le PCF est devenu le champion du « produisons français » et le diffuseur du poison nationaliste parmi les travailleurs. Ce faisant, il a préparé le terreau sur lequel prospèrent les démagogues de l’extrême droite. Bien plus que les « conquêtes sociales » dont Le Hyaric est si fier, alors qu’elles sont remises en cause les unes après les autres au fur et à mesure que la crise économique s’aggrave, le bilan d’un siècle d’influence du PCF sur la classe ouvrière est la disparition quasi totale de sa conscience de classe. À la naissance du PCF, une fraction importante de la classe ouvrière avait conscience de faire tourner toute la société et de représenter à ce titre une force collective immense. Des centaines de milliers de travailleurs étaient convaincus que « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et que leur classe pouvait et devait prendre le pouvoir pour diriger la société de façon à satisfaire les besoins de l’humanité. Après des décennies d’électoralisme, d’Union de la gauche, après de multiples participations ministérielles, cette conscience a quasiment disparu et doit être presque entièrement réintroduite.

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Cette brochure n’est pas une histoire du PCF. Elle relate et étudie le combat des hommes et des femmes qui ont tenté de bâtir un parti réellement communiste, c’est-à-dire révolutionnaire et internationaliste, en France, entre les années 1914 et 1927. Autrement dit, les années situées entre le choc provoqué par le ralliement des chefs socialistes à la guerre impérialiste, les espoirs et l’enthousiasme provoqués par la vague révolutionnaire partie de Russie en 1917, et la mise à l’écart par la bureaucratie stalinienne de tous les dirigeants restés communistes.

Ces militants ont tenté de construire un tel parti au moment même où son existence était vitale pour permettre aux puissantes luttes que menaient les travailleurs d’aller jusqu’à la révolution. Certains étaient des membres du Parti socialiste (SFIO) restés internationalistes et rejetant l’Union sacrée. D’autres étaient des militants issus du courant syndicaliste révolutionnaire de la CGT ; d’autres encore des jeunes, ouvriers ou intellectuels, arrivés aux idées révolutionnaires par la révolte engendrée par la guerre. Ces militants, plus ou moins expérimentés, recherchant et comprenant plus ou moins les conseils et le soutien des dirigeants bolcheviques, se sont heurtés à une multitude de problèmes politiques et organisationnels. Ils ont finalement échoué.

Après avoir écarté les chefs opportunistes de la SFIO restés longtemps dans le nouveau parti, ils ont dû faire face à l’émergence de la bureaucratie à l’intérieur de l’Union soviétique. Cette bureaucratie, incarnée et dirigée par Staline, a pris le contrôle de l’Internationale communiste et des partis qui la composaient. Dix ans après le congrès de Tours, le Parti communiste était bien un parti ouvrier, formé de militants courageux et dévoués, mais il n’était pas devenu le parti révolutionnaire qui manquait au prolétariat. Sa direction avait été sélectionnée pour obéir sans broncher aux virages politiques de Staline, justifiés, non par les changements dans la situation internationale et par les intérêts des travailleurs, mais par la préservation de la bureaucratie.

La plupart des fondateurs du PC, Fernand Loriot, Alfred Rosmer, Boris Souvarine, Pierre Monatte, Marthe Bigot, Amédée Dunois, Lucie Colliard, pour ne citer qu’eux, ont été effacés de la mémoire de ce parti. Beaucoup sont restés des militants révolutionnaires, communistes oppositionnels à l’extérieur du PC. Certains, comme Rosmer, ont contribué à construire en France, à partir de 1929, une organisation militant sur la base des positions de Trotsky.

Avant le congrès de Tours : des années décisives

La guerre accélératrice et révélatrice

Le déclenchement de la guerre mondiale en août 1914 marquait la fin d’une longue période de développement du capitalisme, basé sur le partage du monde et son pillage par une poignée de puissances impérialistes européennes. La concurrence entre les bourgeoisies des principaux États européens pour s’emparer des sources de matières premières et des débouchés pour leurs marchandises et leurs capitaux avait plongé l’Europe dans la barbarie. Des dizaines de millions de paysans et d’ouvriers furent jetés les uns contre les autres dans des combats où le summum de la technologie fut employé pour exterminer les combattants. Après une période de sidération et une fois passée la vague chauvine qui déferla dans chaque pays, l’enlisement de la guerre et la barbarie des tranchées révélèrent le vrai visage de la société bourgeoise, « souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse », pour reprendre les mots de Rosa Luxemburg. L’aspiration à mettre un terme à cette boucherie allait lentement émerger.

Cette prise de conscience a été entravée par l’alignement des dirigeants du mouvement ouvrier derrière les gouvernements de leurs pays respectifs. La guerre avait brutalement révélé l’évolution souterraine qu’avaient subie ces organisations : leur intégration au sein de la société bourgeoise. Dans presque tous les pays belligérants, les partis socialistes, patiemment construits et implantés parmi les travailleurs dans les décennies précédentes, s’alignèrent derrière les dirigeants politiques au pouvoir dans leur pays. En quelques jours, les dirigeants de ces partis oublièrent les résolutions des congrès de l’Internationale socialiste déclarant « la guerre à la guerre » et appelant les ouvriers des pays concernés à « faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraîtront le mieux appropriés ». Les députés de la SFIO en France, ceux du Parti social-démocrate en Allemagne, les travaillistes en Grande-Bretagne, votèrent les crédits de guerre. Des dirigeants socialistes devinrent ministres dans les gouvernements de guerre.

En France, deux figures de la SFIO, le vieux marxiste Jules Guesde et Marcel Sembat, proche de Jean Jaurès, entrèrent dès août 1914 dans le gouvernement d’Union sacrée. Ils furent bientôt rejoints par Albert Thomas, ministre de la Production et de l’Armement, chargé d’exhorter les ouvrières et les ouvriers mobilisés dans les usines à produire coûte que coûte. Léon Blum, chef de cabinet de Marcel Sembat, fit là ses premières armes d’homme d’État bourgeois. Du côté des dirigeants syndicaux de la CGT, l’alignement fut le même. Léon Jouhaux, son secrétaire général, appela les travailleurs, le jour même des obsèques de Jaurès, assassiné le 31 juillet, à « répondre présent à l’ordre de mobilisation », sous prétexte qu’il fallait « sauvegarder le patrimoine de civilisation et l’idéologie généreuse que nous a légués l’histoire ».

Ces ralliements au nationalisme exacerbé et à la guerre furent un coup de massue pour ceux qui restaient convaincus que celle-ci était une guerre impérialiste pour le repartage du monde. Ces trahisons livraient les travailleurs à leurs bourreaux. La guerre signifiait l’interdiction des grèves, des réunions, l’allongement des horaires de travail, la militarisation de certains secteurs, l’arrestation des opposants à la participation au conflit ou leur envoi au front.

Parmi les dirigeants connus de l’Internationale socialiste, un faible nombre maintint la perspective affirmée lors du congrès de Stuttgart en 1907 « d’utiliser la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste ». Lénine exilé en Suisse, Trotsky réfugié en France, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht rapidement emprisonnés en Allemagne, Khristian Rakovsky incarcéré quand la Roumanie entra en guerre, furent de ceux-là. En France, l’honneur de la SFIO fut sauvé par Fernand Loriot et Louise Saumoneau qui se démarquèrent dès 1915 de l’Union sacrée, et celui des syndicalistes révolutionnaires de la CGT par Pierre Monatte et Alfred Rosmer, rédacteurs de la revue la Vie ouvrière. Ces militants et quelques autres, par les écrits qu’ils ont fait circuler malgré la censure, par les positions qu’ils ont défendues tout au long de la guerre, par les réseaux militants qu’ils ont rétablis, ont redressé le drapeau de l’internationalisme abandonné par les dirigeants va-t-en-guerre de la classe ouvrière.

Zimmerwald et ses clivages

Tous les opposants à la guerre n’étaient pas sur la même ligne politique. Entre les pacifistes et ceux qui militaient pour « transformer la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire », comme le formulait Lénine, il y avait une grande marge. Seul le Parti bolchevique avait résisté dans son ensemble à la vague chauvine. Dès 1914, Lénine considérait que la IIe internationale dégageait « une insupportable puanteur cadavérique » et qu’il fallait en bâtir une nouvelle dès que les circonstances le permettraient.

Ces divergences s’exprimèrent lors de la conférence internationale tenue à Zimmerwald, en Suisse, en septembre 1915. Cette conférence a regroupé en pleine guerre une quarantaine de militants issus de pays belligérants et de pays neutres. Par sa simple existence, elle dénonçait l’union de chefs socialistes avec leur bourgeoisie. Le manifeste publié à son issue, rédigé par Trotsky, affirmait « le caractère nettement impérialiste » de cette guerre « issue de la volonté des classes capitalistes de chaque nation de vivre de l’exploitation du travail humain et des richesses naturelles de l’univers ». Ce manifeste apparut comme une lueur d’espoir dans la barbarie des tranchées. Pour Rosmer, « elle a tiré le mouvement ouvrier de la honteuse torpeur de l’Union sacrée ».

Ce manifeste restait cependant un compromis réclamant seulement la fin de cette guerre impérialiste. Le Parti socialiste italien, à l’initiative de la conférence, ne s’était pas rallié à la guerre, mais restait sur le principe « ni participer, ni saboter ». La gauche de Zimmerwald, elle, emmenée par Lénine, ne militait pas seulement pour la fin de la guerre et la rupture des partis socialistes avec le soutien à leur bourgeoisie. Elle militait pour transformer la guerre impérialiste en révolution sociale, en guerre civile contre la bourgeoisie. Pour Lénine, la guerre allait accélérer la lutte de classe, pousser à un moment ou un autre les opprimés à se révolter contre les sacrifices qu’on leur imposait, alors que la guerre ne profitait qu’aux possédants.

En France, Zimmerwald entraîna la naissance d’un Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI) qui devint un noyau actif en faveur de la création d’une nouvelle internationale. Les délégués français à Zimmerwald, Alphonse Merrheim et Albert Bourderon, étaient des pacifistes. D’autres militants de ce comité, dans lequel Trotsky milita activement jusqu’à son expulsion de France, défendaient la perspective de la révolution. C’était le cas d’Alfred Rosmer, 39 ans, cheville ouvrière du CRRI avec Fernand Loriot, un instituteur de 45 ans, et de Boris Souvarine, 21 ans, réformé de l’armée, qui écrivait dans Le Populaire, journal du socialiste Jean Longuet, qui s’était timidement éloigné de l’Union sacrée à partir de 1916. Des femmes socialistes ou syndicalistes, souvent institutrices comme Marthe Bigot ou Lucie Colliard, étaient très actives dans ce comité.

La révolution russe et la vague révolutionnaire en Europe

En mars 1917, la révolution avait éclaté en Russie et des soviets s’étaient constitués dans tout le pays. Il avait fallu huit mois de plus pour que le prolétariat allié aux paysans prenne le pouvoir, sous la direction du Parti bolchevique. Ces journées cruciales de 1917 avaient montré le rôle vital de ce parti. La révolution russe validait les choix politiques que Lénine avait défendus à Zimmerwald. Elle validait sa conception du parti et ses analyses sur l’État bourgeois, que les travailleurs ne pourraient pas conquérir par des votes mais devraient détruire pour établir leur propre pouvoir.

Lénine, Trotsky et les bolcheviks savaient aussi qu’il n’était pas concevable de construire le socialisme dans la Russie arriérée, isolée. La base du socialisme est un haut niveau de développement des forces productives. Pour résoudre le sous-développement de l’ancien Empire des tsars, il était indispensable de s’appuyer sur les moyens de production perfectionnés des pays capitalistes. Les bolcheviks savaient que la survie même de la révolution était liée à l’éclatement de la révolution en Europe. Favoriser cette révolution était leur préoccupation dans chacune de leurs décisions. Le développement du capitalisme avait lié le sort de la Russie à celui de l’Europe occidentale. La guerre impérialiste avait renforcé ces « chaînes de fer », selon l’expression de Lénine, entre les pays belligérants. Le combat déclenché par la révolution était celui de l’ensemble de la classe ouvrière et des exploités du monde, opposés à la bourgeoisie mondiale.

La révolution russe victorieuse éveilla un formidable espoir dans tous les pays belligérants, au front comme à l’arrière. Dès l’année 1917, elle inspira des mutineries et des grèves en France et en Allemagne. À la fin de l’année 1918, la révolution éclata en Allemagne, en Hongrie, en Finlande. En 1919 et en 1920, l’Italie fut secouée par de puissantes grèves, des insurrections spontanées, des occupations d’usines et de terres. Les paroles de l’Internationale, « le monde va changer de base », étaient en train de se réaliser. L’ordre bourgeois était menacé et ébranlé.

Mais, dans tous ces pays, il manquait une direction politique équivalente à celle des bolcheviks. Il manquait un parti révolutionnaire, ayant établi des liens de confiance avec les travailleurs ; un parti déterminé à renverser le pouvoir de la bourgeoisie, c’est-à-dire prêt à conduire la classe ouvrière jusqu’à la destruction de l’appareil d’État bourgeois par les armes ; un parti capable d’avoir une politique ferme et une tactique cohérente dans cette période de tempêtes sociales.

Les bolcheviks ont encouragé partout les forces militantes qui cherchaient à créer de tels partis. Mais, à part l’enthousiasme provoqué par la révolution russe et la légitimité qu’elle leur donnait, ils avaient très peu de prise sur les partis ouvriers des autres pays, qui restaient aux mains de dirigeants passés dans le camp de la bourgeoisie. Pour affirmer la nécessité de créer des partis communistes, en mars 1919, les bolcheviks fondèrent l’Internationale communiste (IC). À part ceux du tout jeune Parti communiste allemand, fondé quelques semaines plus tôt mais aussitôt décapité avec l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, la plupart des délégués au congrès de fondation ne représentaient qu’eux-mêmes ou presque.

Grèves en France en 1919

En France il n’y eut pas de vague révolutionnaire. Malgré les 1,4 million de morts, les « gueules cassées », la destruction de régions entières, l’endettement monstrueux et l’inflation qui en résultait, la France se retrouvait en novembre 1918 du côté des vainqueurs. L’ivresse de la victoire donnait un répit à la bourgeoisie française.

Pourtant, la guerre avait politisé toute une génération de travailleurs et de jeunes intellectuels. Ces jeunes « nés de la guerre » ne voulaient plus du capitalisme, responsable de la boucherie mondiale. Malgré l’armistice, la France poursuivait la guerre contre l’Armée rouge, en Ukraine, en Roumanie, en Pologne. En avril 1919, des mutineries éclatèrent dans la flotte française de la mer Noire.

La vie chère, les lenteurs de la démobilisation, la poursuite de l’exploitation dans les usines, déclenchèrent au printemps 1919, une vague de grèves, dans les mines de Lorraine, dans la confection au Havre et surtout dans la métallurgie parisienne. Pour tenter de les juguler, Clemenceau concéda la journée de huit heures et mit en place des conventions collectives à négocier entre patronat et dirigeants syndicaux. Cela ne suffit pas. En juin 1919, 160 000 ouvriers métallurgistes étaient encore en grève.

Ces grèves étaient minoritaires mais très politiques. En juin, Pierre Monatte écrivait : « De mécontentement en mécontentement, de grève en grève, de grève mi-corporative et mi-politique à grève purement politique, on va tout droit à la faillite de la bourgeoisie, c’est-à-dire à la révolution. » Mais Monatte se trompait sur un point : ces grèves ne pouvaient pas aller à la révolution spontanément. La direction de la CGT, Léon Jouhaux en tête, fit tout pour que ces grèves ne se généralisent pas. Elle ne souhaitait pas que les travailleurs prennent confiance dans leur force collective.

Trotsky précisait : « Ces grèves spontanées qui tendent à se transformer en initiatives révolutionnaires ne peuvent mener à la victoire sans l’existence d’une organisation révolutionnaire authentique qui ne mente pas aux travailleurs, qui ne les trompe pas, qui ne les enferme pas dans les cloaques du parlementarisme ou de la collaboration de classes, mais les conduise, sans dévier d’un pouce, vers le but final[1] ».

Les révolutionnaires, divisés et dispersés dans la SFIO et dans la CGT

Construire une organisation révolutionnaire, telle était la tâche urgente. Trotsky le formulait ainsi : « Il faut mener une double tâche : construire une organisation pratiquement toute neuve et assumer la direction d’un mouvement de masse en voie de développement rapide[2] ».

Pour assumer cette double tâche, il fallait regrouper dans un même parti les militants ayant tiré les leçons de la guerre et de la révolution russe. Un parti capable de donner une perspective politique claire aux centaines de milliers de jeunes révoltés qui affluaient vers les deux organisations ouvrières, la SFIO et la CGT. Entre 1919 et 1920, la CGT a vu ses effectifs passer de 500 000 à 1,6 million. La SFIO de son côté était passée de 25 000 adhérents en 1918 à plus de 175 000 à la fin 1920.

Les militants clairement conscients de cette tâche, partisans de l’adhésion à l’IC, n’étaient pas nombreux. Le CRRI s’était transformé en Comité pour la IIIe Internationale, mais il restait séparé en deux sections, l’une socialiste, l’autre syndicale. La plupart de ces militants étaient réticents à accélérer une scission, dans la SFIO comme dans la CGT, pour construire au plus vite un Parti communiste centralisé comme les y exhortaient Trotsky et d’autres bolcheviks. Les années 1919 et 1920, entre la fin de la guerre et le congrès de Tours, ont été des années cruciales, insuffisamment mises à profit pour avancer dans la construction d’un tel parti. À la direction de la SFIO, seuls Fernand Loriot et Boris Souvarine militaient clairement pour la rupture sans délai avec les politiciens réformistes majoritaires dans la SFIO. Loriot avait le crédit d’un ancien du parti et de ses positions pendant la guerre. Souvarine, plus jeune, avait rallié les positions des bolcheviks, qu’il défendit à partir de mars 1920 dans le Bulletin communiste fondé avec l’aide de l’Internationale.

La majorité du parti suivait Jean Longuet, Ludovic-Oscar Frossard, Marcel Cachin. Ces dirigeants n’assumaient plus la politique d’Union sacrée mais étaient aux antipodes des bolcheviks. Longuet était ouvertement hostile à la révolution russe. Marcel Cachin était allé en Italie en 1915 pour convaincre les socialistes de rallier la guerre. En 1917, il était parti à Moscou militer auprès du gouvernement Kérenski pour que la Russie poursuive la guerre aux côtés de l’impérialisme français. Cachin comme Frossard étaient poussés par l’afflux de nouveaux adhérents qui regardaient la révolution russe avec espoir. Ayant mesuré le puissant attrait, pour les exploités, de cette révolution qui avait donné le pouvoir aux ouvriers et aux paysans, ces dirigeants réformistes étaient prêts à adhérer à l’IC pour conserver leur influence, leurs postes de députés, de journalistes du parti. En même temps, ils ne voulaient pas rompre avec l’aile droite du parti incarnée par des gens comme Blum ou Renaudel, qui assumaient totalement l’Union sacrée. Alors ils tergiversaient.

À la CGT, toujours dirigée par le réformiste Léon Jouhaux, lié par mille liens à Clemenceau et au gouvernement, Rosmer, Monatte ou Monmousseau, secrétaire de la fédération des cheminots, défendaient les soviets et la dictature du prolétariat dans la Vie ouvrière. Rosmer partit fin 1919 à Moscou pour représenter les communistes français à la direction de l’Internationale communiste. La CGT était partagée entre des syndicats sous l’influence de syndicalistes révolutionnaires ou d’anarchistes regardant avec espoir du côté de la Russie, et d’autres, majoritaires, contrôlés par des bureaucrates réformistes. Monatte et ses amis avaient la préoccupation de ne pas se couper des centaines de milliers de travailleurs qui restaient sous l’influence des réformistes. Ils utilisaient leur journal pour défendre, parmi les militants ouvriers syndiqués, les perspectives révolutionnaires.

Mais, au fond, les vieilles préventions de Monatte et des syndicalistes révolutionnaires envers les partis politiques n’avaient pas disparu. Monatte affirmait encore en 1922 : « Nous sommes des syndicalistes révolutionnaires […] c’est-à-dire que nous attribuons au syndicat le rôle essentiel dans la lutte révolutionnaire pour l’émancipation du prolétariat et que nous donnons au parti un rôle auxiliaire et non un rôle directeur[3] ».

Avant la guerre, les errements parlementaires de la SFIO, les liens de ses députés et journalistes professionnels avec les milieux petits-bourgeois et le désintérêt de beaucoup d’entre eux pour les luttes quotidiennes des travailleurs, expliquaient les préventions des syndicalistes révolutionnaires vis-à-vis du Parti socialiste. Mais en 1919 la guerre avait montré que l’opportunisme et la trahison n’avaient épargné ni les syndicalistes révolutionnaires ni les anarchistes. Et si les mœurs des chefs socialistes n’avaient pas changé, la base du parti n’était plus la même. Des milliers de jeunes étaient venus à la SFIO, qu’ils identifiaient à la lutte et à la révolution. Cette génération était révoltée, mais il lui manquait un programme et une organisation de combat.

Alors que les grèves politiques se multipliaient, que la révolution était possible, il était vital de grouper, partout, dans les usines, dans les quartiers, dans les syndicats, et même dans l’armée, les travailleurs prêts à mener cette lutte jusqu’au bout. Il fallait faire de la politique sur tous les terrains, par tous les moyens. La bourgeoisie dispose de son appareil d’État, son armée, sa police, sa diplomatie, son Parlement. Pour la contrer, il faut, comme l’écrivait Trotsky à Monatte, « des groupes de prolétaires révolutionnaires cimentés par l’idée, liés par l’organisation […], groupés dans les cellules d’un Parti communiste unifié et centralisé[4]». Monatte et ses amis n’en comprenaient pas l’urgence.

1920 : la grève du chemin de fer et ses conséquences politiques

En 1919 et 1920, l’espoir que les choses finissent par rentrer dans l’ordre après la guerre était grand dans la population, parmi les paysans, la petite bourgeoisie et même une fraction des travailleurs. Cela se traduisit lors des premières élections de l’après-guerre, fin 1919, où la droite nationaliste, surfant sur la victoire, eut une majorité écrasante à l’Assemblée nationale. Le gouvernement disposait ainsi d’une base politique assez large pour organiser la répression contre les militants et les travailleurs en grève. La SFIO quant à elle recueillit 1 700 000 voix, à peine plus qu’en 1914.

Mais ce résultat sur le terrain électoral ne reflétait pas le mouvement de fond qui touchait les fractions les plus exploitées ou les plus conscientes de la classe ouvrière. Celles-ci se radicalisaient, refusaient les salaires de misère imposés par les patrons dans un contexte d’inflation et de pénurie.

Les grèves se suivaient et culminèrent en mai et juin 1920 avec la grève des cheminots. Fin avril, la fédération CGT des cheminots, influencée par les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes, appela à une grève générale contre la répression et les révocations, pour la nationalisation des chemins de fer, alors majoritairement privés. À l’appel de la confédération CGT, les cheminots furent rejoints par diverses corporations. Le 11 mai, il y avait 1 500 000 grévistes. Sans surprise, Jouhaux et les réformistes qui dirigeaient la CGT ne firent rien pour donner une perspective à ce mouvement, qu’ils lâchèrent. De leur côté, les militants révolutionnaires, qu’ils soient dans les syndicats ou dans la SFIO, étaient dispersés, sans organisation ni politique communes. Les cheminots furent finalement défaits. Les patrons du rail, aidés par le gouvernement qui envoya police et armée, avaient embauché des briseurs de grève ou des retraités. La répression fut massive : quelque 18 000 cheminots révoqués perdirent leur logement en même temps que leur emploi.

Le gouvernement profita de cet échec pour arrêter des militants parmi les plus en vue. Sous prétexte d’un mystérieux complot contre l’État, Monatte, Monmousseau, Loriot, Souvarine furent jetés pour dix mois à la prison de la Santé.

Deuxième congrès de l’IC

Un reflux s’amorçait, qui n’était pas propre à la France. Au printemps 1920, le pouvoir soviétique sortait victorieux de la guerre civile. Mais, après une série de révolutions en Allemagne, en Hongrie, des situations révolutionnaires dans plusieurs pays d’Europe, le pouvoir de la bourgeoisie s’était stabilisé. La prise du pouvoir par le prolétariat n’était plus à l’ordre du jour immédiat. La Russie soviétique se retrouvait isolée, ce qui allait poser des problèmes terribles aux bolcheviks, car l’arriération économique du pays et les dévastations de la guerre menée par les Blancs menaçaient la survie du jeune État ouvrier.

Plus que jamais, le sort de révolution russe était lié à l’évolution de la situation politique mondiale et à la capacité du prolétariat de prendre le pouvoir lors de la prochaine montée révolutionnaire. Pour cela, il était urgent de former des partis communistes dans tous les pays pour transmettre l’expérience du bolchevisme : celle d’un parti ayant appris à s’orienter dans des périodes de reflux comme dans des périodes de montée, dans l’opposition ou au pouvoir ; d’un parti qui s’était trempé en affrontant collectivement ces changements rapides de situations. Cette expérience, Lénine et les bolcheviks cherchaient à la transmettre par des textes diffusés dans tous les pays, par l’envoi de cadres, par des moyens financiers mis, modérément, à disposition des communistes étrangers, mais surtout en proposant une politique pour les travailleurs du monde entier. C’était l’objectif du deuxième congrès de l’IC, en juillet 1920.

Mais les partis ou les groupes militants qui se tournaient vers l’Internationale, en raison de l’attraction toujours très vive exercée par la révolution russe sur des millions d’opprimés, étaient loin d’être sur la même longueur d’onde que les bolcheviks. Deux dérives les menaçaient. D’un côté, certains ne venaient que pour profiter du prestige des bolcheviks et voulaient poursuivre les vieilles pratiques parlementaires et réformistes des partis socialistes et sociaux-démocrates. D’autres, qualifiés de gauchistes par Lénine, rejetaient toute participation aux élections et tout travail dans les syndicats réformistes, alors qu’ils organisaient encore des millions de travailleurs. Diffuser et implanter les idées communistes auprès de larges masses en utilisant tous les moyens, y compris les élections, était indispensable. Pour tenter de lutter contre les deux écueils, opportunisme et gauchisme, et écarter les indésirables, 21 conditions d’adhésion à l’IC furent établies.

Le congrès de Tours

C’est dans ce contexte que se déroula le congrès de Tours, à la toute fin 1920. Au cours de cette année, les partisans de l’adhésion à l’IC (fondée presque deux ans plus tôt !) avaient progressé dans la SFIO. La fraction encore majoritaire, autour de Frossard, Cachin, mais aussi Longuet, défendait désormais cette adhésion. Ils n’étaient pas devenus révolutionnaires, mais ils étaient prêts à manœuvrer pour rester à la direction du parti.

Les dirigeants les plus proches des positions bolcheviques, en prison, ne purent participer physiquement au congrès. Depuis leurs cellules à la Santé, Loriot et Souvarine rédigèrent la motion approuvant la révolution russe et l’a­dhé­sion à l’IC, motion portée et défendue au congrès par Cachin et Frossard. Il fallut l’intervention explicite de l’IC pour écarter Longuet, prêt à « adhérer avec réserve ». Les 21 conditions furent discutées et critiquées par une majorité de délégués, sans être mises formellement au vote. Ces conditions demandaient par exemple de placer la fraction parlementaire et tous les journaux du parti sous le contrôle de sa direction. Elles faisaient de chaque parti communiste une section d’un parti mondial de la révolution, soumise à la discipline de l’Internationale. Son exécutif pouvait en toute légitimité intervenir dans les affaires des sections nationales. Symbole des liens entre les différents pays, Clara Zetkin, militante communiste allemande reconnue, prit la parole au congrès où elle était venue clandestinement pour appuyer la rupture avec les réformistes.

Une majorité de délégués, 3208 mandats sur 4717, votèrent la motion Loriot-Souvarine. La minorité clairement hostile à la révolution russe, emmenée par Léon Blum, quitta le congrès. Le jeune Parti communiste, la SFIC, Section française de l’Internationale communiste, revendiquait 110 000 adhérents quand la SFIO maintenue en avait 50 000. Le nouveau Parti communiste avait beaucoup plus d’influence et de crédit dans la classe ouvrière. Mais il était loin d’être un parti révolutionnaire ayant rompu avec les pratiques et les mœurs réformistes. Si la scission était salutaire, elle ne réglait pas tout. Alfred Rosmer adhéra au Parti communiste dès son retour de Moscou, fin 1921. Monatte quant à lui s’y refusa, restant à l’extérieur pendant les deux années suivantes, des années pourtant cruciales.

1921-1924 : la lutte pour transformer le parti

Les réticences de Monatte avaient un fondement : le nouveau Parti communiste ressemblait encore trop à la vieille SFIO. L’Humanité, sous la direction de Marcel Cachin, faisait trop peu de place à la vie quotidienne des ouvriers, aux luttes dans les entreprises et à la vie des syndicats. À la tête du parti, les avocats, journalistes, parlementaires restaient liés à la petite bourgeoisie. Ils étaient parfois membres des loges franc-maçonnes, ces organisations, mi-sectes mi-réseaux sociaux dans lesquelles se côtoyaient les notables. Plusieurs d’entre eux éditaient des journaux dans lesquels ils critiquaient sans vergogne les décisions de l’Internationale. Les interventions des députés communistes à l’Assemblée étaient rarement soumises à la direction du parti et ne se démarquaient pas toujours de celles des socialistes. Le combat pour transformer le Parti communiste en un véritable parti révolutionnaire restait à mener.

Mais le jeune Parti communiste n’était plus la vieille SFIO. Il avait des forces vives. Des dizaines de milliers de ses membres étaient des ouvriers exploités depuis l’adolescence, des fils de paysans venus trouver un emploi en ville, de jeunes adhérents parfois de 17 ou 18 ans, ayant perdu un grand frère au front, révoltés contre la société, contre les marchands de canons, prêts à affronter la police, à risquer leur emploi pour fait de grève ou la prison pour complot ou rébellion. Il comptait un grand nombre d’instituteurs et d’employés, hommes ou femmes, tout aussi déterminés. De nombreuses femmes, travailleuses ou intellectuelles, avaient rejoint le parti et plusieurs étaient à sa direction. Il fallait donner une direction révolutionnaire à ce jeune parti.

Les interventions de Trotsky et des dirigeants de l’IC

Au congrès de Tours, le secrétariat du nouveau parti fut confié à Frossard. L’élection d’un nouveau comité directeur ne suffisait pas à en faire une direction soudée, liée au parti par des liens de confiance éprouvés à travers des luttes communes, des victoires et des défaites. Les réformistes continuaient à donner le ton. Parmi les communistes de la première heure, susceptibles de mener la lutte pour faire émerger une véritable direction communiste, Rosmer était à Moscou, Loriot et Souvarine allaient rester en prison jusqu’au printemps 1921, Monatte avait refusé d’adhérer. Quelques mois plus tard, Souvarine rejoignait à Moscou l’exécutif de l’IC et c’est donc à distance, avec toutes les difficultés que cela engendre, qu’il mena le combat contre le centre réformiste.

En cette année 1921, Trotsky et les dirigeants de l’Internationale communiste ayant des liens avec les militants français n’allaient pas ménager leurs efforts pour transformer le parti. À Paris, l’IC envoya le communiste suisse Jules Humbert-Droz, qui résuma plus tard son rôle : « Il ne s’agissait pas de commander et de condamner, mais d’éduquer et de convaincre[5] ».

Trotsky cherchait à rallier les syndicalistes révolutionnaires, nombreux, qu’il considérait « comme la seule force vraiment révolutionnaire dont tout le communisme sort en germe », mais auxquels il reprochait de rejeter la lutte politique. Il militait pour qu’ils entrent dans le parti en posant leurs conditions, par exemple un certain nombre de sièges à la direction et l’expulsion de chefs non communistes du parti.

La question syndicale : l’ISR et la CGT-U

L’une des divergences entre les syndicalistes révolutionnaires et les communistes était celle des relations entre le parti et les syndicats. Le jeune Parti communiste avait une position confuse sur le travail syndical. L’Internationale demandait à tous les communistes d’être syndiqués. Les syndicats organisaient des centaines de milliers de travailleurs, quand le parti n’en regroupait que des dizaines de milliers. L’IC souhaitait qu’une commission au sein de la direction suive l’activité syndicale des militants du parti, pour défendre, par-delà la diversité des entreprises et des secteurs économiques, une politique commune. Elle insistait pour que des militants ouvriers rejoignent la direction du parti.

Les luttes sur le terrain économique ou contre l’exploitation patronale sont des questions éminemment politiques. Elles servent aux travailleurs à apprendre à s’organiser, à prendre confiance dans leur force collective, à vérifier qui sont leurs vrais adversaires et leurs faux amis. Ce sont « des écoles de guerre » de la classe ouvrière, selon les mots d’Engels. Un parti communiste, visant à toucher et entraîner la grande masse du prolétariat, devait intervenir sur tous les aspects de la vie des travailleurs.

De leur côté, les syndicalistes révolutionnaires étaient invités à adhérer au parti et à critiquer, de l’intérieur, ses prises de position. Beaucoup s’y refusaient. Ils en étaient restés à leurs préventions d’avant-guerre contre les partis politiques, qu’ils réduisaient aux campagnes électorales. Ils en appelaient à « l’indépendance des syndicats vis-à-vis des partis politiques » et à la charte d’Amiens de 1906. Les réformistes de la CGT utilisaient cette indépendance revendiquée du mouvement syndical pour tenir les travailleurs syndiqués à l’écart des communistes.

En 1919, ils avaient relancé la Fédération syndicale internationale, ouvertement hostile à la révolution russe. En réaction, l’IC avait créé l’Internationale syndicale rouge (ISR). C’était un moyen de rapprocher le maximum de syndicats des positions communistes. Il y eut au sein de la CGT, chez les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires autant que chez les réformistes, toute une campagne contre l’adhésion à l’ISR et contre toute liaison organique entre les syndicats et le PC. De leur côté, les réformistes majoritaires à la tête du PCF laissaient les responsables syndicaux critiquer la politique de l’IC sans se mêler eux-mêmes de l’activité syndicale des membres du parti.

Malgré tout, beaucoup de militants communistes étaient syndiqués. Mois après mois, aux côtés des syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes, ils gagnaient de l’influence dans beaucoup de syndicats. Ces progrès conduisaient les dirigeants réformistes de la CGT, qui ne voulaient pas perdre la majorité, à multiplier les exclusions de syndicats oppositionnels. Ils poussèrent ainsi l’aile gauche de la CGT, communistes, syndicalistes révolutionnaires et anarchistes, à la scission. Les scissionnistes créèrent au printemps 1922 la CGT-U, U comme unitaire, pour marquer que cette scission leur avait été imposée par les réformistes. La CGT-U, que les anarchistes quittèrent peu à peu, fut une organisation syndicale de lutte de classe. Refusés à l’embauche, jetés à la rue, espionnés par les agents patronaux, les travailleurs de la CGT-U étaient au premier rang des travailleurs combatifs.

La grève du Havre

À peine née, la CGT-U eut à diriger la grève du Havre. En juin 1922, les patrons de la métallurgie de cette ville annonçaient une baisse des salaires de 10 %. Contre cette attaque, les ouvriers de la métallurgie se mirent en grève, entraînant d’autres secteurs. Fin août, 22 000 travailleurs du Havre étaient en grève. Celle-ci dura cent dix jours et marqua les esprits par la détermination des grévistes, leur nombre, la dureté du combat ainsi que la division entre la CGT-U et la CGT. Son bilan provoqua des discussions intenses dans le Parti communiste.

La grève fut dirigée par la CGT-U à travers des assemblées générales quotidiennes et un comité de grève. Mais, comme lors de la grève des cheminots deux ans plus tôt, les patrons de la métallurgie, dont Schneider et le comité des Forges, forts du soutien du gouvernement, ne cédèrent rien. Le 26 août, la police tira, tuant quatre ouvriers. Suite à ce crime, la CGT-U appela dans la précipitation les travailleurs du pays à une grève générale de protestation, la veille pour le lendemain. Ce fut un fiasco, à cause de l’absence complète de préparation et du refus de la CGT réformiste de se joindre à l’appel.

De son côté, le Parti communiste avait suivi la grève sous la forme de reportages quotidiens dans l’Humanité et en organisant des soutiens financiers et matériels. C’était une posture spectatrice, sa direction n’ayant à aucun moment cherché à diriger politiquement cette grève, malgré les nombreux militants communistes engagés dans la lutte. Elle avait cédé aux pressions des cadres de la CGT-U, toutes tendances confondues, pour qui « le parti n’avait rien à y faire ». Pour Trotsky, qui tira les leçons de cette grève lors du congrès de l’IC de décembre 1922, le parti aurait dû organiser une vaste campagne de propagande après la répression, amplifiant l’émotion soulevée par le massacre, en envoyant des agitateurs dans tous les quartiers ouvriers du pays. Il aurait dû créer un climat tel, parmi les classes populaires, que la CGT réformiste et la SFIO auraient été obligées de se positionner et d’agir pour ne pas risquer de se compromettre aux yeux des travailleurs.

Le reflux et le front unique

La répression du Havre et l’intransigeance des patrons de la métallurgie confirmaient que l’ordre bourgeois, menacé à la fin de la guerre, était de nouveau stabilisé. Cette situation n’était pas propre à la France. En Italie, Mussolini arrivait au pouvoir après des mois d’expéditions punitives de ses « faisceaux », groupes de combat contre les militants ouvriers et les paysans rouges. En Europe centrale, des dictatures imposaient leur joug dans la plupart des pays issus des traités qui, après celui de Versailles, avaient organisé le charcutage de l’Europe sous l’égide des impérialistes vainqueurs. Dans tous les pays, la crise économique entraînait le chômage tandis que les patrons cherchaient à baisser les salaires.

Pour l’Internationale communiste, l’heure n’était plus à l’offensive mais à la défense face aux attaques, et à un profond travail d’implantation parmi les masses ouvrières et paysannes. L’immense majorité des travailleurs restaient en dehors de toute organisation syndicale ou politique. Il fallait trouver le moyen de les politiser et de les entraîner. Depuis la scission de Tours, les effectifs du PC avaient diminué tandis que la SFIO avait regagné un peu d’influence. Des millions de travailleurs, influencés par les multiples canaux de la propagande bourgeoise, avaient toujours l’espoir que leur sort pourrait s’améliorer grâce à des lois progressistes ou des accords collectifs. La révolution leur semblait lointaine et hasardeuse. Pour résister aux attaques patronales, pour défendre leur salaire et leur emploi, beaucoup aspiraient à l’unité entre les organisations ouvrières.

Sans renoncer ni à leur programme, ni à leur critique des réformistes, ni à leur indépendance organisationnelle, les communistes devaient prendre en compte cette aspiration et chercher à s’adresser à tous les travailleurs, y compris à ceux qui restaient influencés par les socialistes ou la CGT réformiste, pour mener ensemble des actions communes, ponctuelles. Ils devaient multiplier les moyens de se lier aux masses.

L’IC avait formulé cette politique, le Front unique ouvrier, en décembre 1921. Rendue nécessaire par la situation générale, elle fut mal reçue et mal comprise par les dirigeants du Parti communiste français. Les centristes, toujours majoritaires à la tête du parti et influents à travers l’Humanité, s’opposèrent ouvertement au Front unique. Sur le fond, ils ne comprenaient pas qu’il s’agissait de s’adresser, par-dessus la tête des chefs réformistes, aux travailleurs, en partant de leurs préoccupations, de leurs aspirations. Ils ne concevaient les alliances qu’en termes d’élections, par des tractations au sommet. La confusion entretenue par les centristes autour du Front unique alimentait la méfiance et l’hostilité que ressentaient des milliers de communistes, surtout les jeunes, à l’égard des chefs socialistes. Beaucoup minimisaient l’influence de l’ancienne SFIO sur les travailleurs et les militants syndicaux.

Alfred Rosmer et Amédée Dunois, pour la gauche du parti, défendirent cette tactique qui consiste « à frapper ensemble tout en marchant séparément » contre les adversaires communs à tous les travailleurs. Ils ne réussirent pas à l’emporter.

La crise dans le parti et le départ de Frossard

La discussion sur le Front unique s’ajoutait à celles sur le travail syndical, sur le ton de l’Humanité, sur l’indépendance de tel ou tel journal par rapport au parti. Elle cristallisa les divergences continuelles qui s’exprimaient entre les centristes et la gauche du parti. Depuis le congrès de Tours, les tergiversations de Frossard et ses amis, leurs campagnes sournoises ou ouvertes contre la politique de l’Internationale, sa direction et ses représentants à Paris ou à Moscou, avaient paralysé le parti. Ou, plus exactement, elles l’avaient empêché de mener une politique claire, de sélectionner une direction soudée sur des bases communistes, de former et d’éduquer les nouvelles générations sur la base du capital politique des bolcheviks. Depuis, presque deux ans, les dirigeants de la gauche, Rosmer, Loriot, Souvarine, Dunois, se heurtaient aux manœuvres et aux réseaux des réformistes. À plusieurs reprises, mis en minorité, ils avaient préféré démissionner de leurs responsabilités, au comité directeur, à la rédaction de l’Humanité, ou encore, découragés, s’éloigner temporairement…

Toutes ces divergences débouchèrent sur une nouvelle crise lors du congrès de Paris en octobre 1922. Alors que l’influence de la gauche avait progressé, qu’elle était soutenue par la Jeunesse communiste et la fédération de la Seine (qui regroupait alors toute la région parisienne), qu’elle avait 1516 mandats contre 1698 pour les réformistes, ces derniers refusèrent une direction paritaire. Après une nouvelle démission collective, les représentants de la gauche en appelèrent à l’arbitrage du quatrième congrès de l’Internationale communiste, en novembre 1922. Trotsky, au nom de l’IC, condamna sur le fond la politique des réformistes et en particulier leurs liens maintenus avec les notables de la bourgeoisie. Mais l’IC ne voulait pas trancher par des mesures administratives non comprises par les militants du rang. Elle proposa une direction réduite, mais strictement paritaire. En même temps elle imposa aux dirigeants du parti français qu’ils choisissent entre leur responsabilité à la tête du parti et leur appartenance à la franc-maçonnerie… ce que, deux ans après la fondation du parti, Frossard et bien d’autres n’avaient toujours pas fait !

En janvier 1923, de retour de Moscou, Frossard démissionna, suivi par plusieurs membres de sa tendance. Cachin, lui, restait. Le combat pour la transformation du parti venait de faire un bond en avant. Symbole de ce tournant, Pierre Monatte décida enfin d’adhérer : « Les politiciens partaient, il fallait entrer », dira-t-il plus tard[6]. Mais il arrivait après deux années cruciales, sans avoir mené de l’intérieur du parti le combat pour forger une direction communiste. Il arrivait dans une période de reflux politique où les travailleurs menaient des luttes défensives plus souvent défaites que victorieuses. Il arrivait aussi dans une période où l’isolement et les difficultés économiques majeures pesaient de plus en plus fort sur la jeune Union soviétique, ce qui allait bientôt favoriser l’émergence d’une couche bureaucratique qui gangrena progressivement le Parti bolchevique et, par contrecoup, l’Internationale communiste.

Mais, en janvier 1923, dans l’IC comme dans le Parti communiste français, cette évolution n’avait encore rien d’inéluctable. Au contraire, à Paris le départ des réformistes les plus en vue ouvrait une nouvelle époque. Il rendait possible la formation d’une véritable direction qui pouvait souder des militants venus au PC par des chemins divers, le marxisme, le socialisme, le syndicalisme révolutionnaire ou l’élan de la révolution russe. Rosmer et Souvarine rejoignirent le bureau politique. Cachin restait directeur de l’Humanité mais Monatte et ses proches entrèrent à la rédaction, où ils créèrent et animèrent des pages sur la vie des travailleurs, les luttes ouvrières, la vie des syndicats… Ils cherchaient à s’adresser aux travailleurs politisés, aux militants ouvriers des autres partis et syndicats. Ils défendirent et illustrèrent la tactique du Front unique. L’Humanité se vendait alors à 140 000 exemplaires chaque jour.

En 1923, le Parti communiste s’engageait sur la voie de sa transformation. Il s’affirmait révolutionnaire, dénonçant sans concession la politique du gouvernement français. Il était internationaliste et anti-impérialiste, pas seulement en paroles, et capable d’aller à contre-courant. Il était, à cause de cela, soumis à une répression systématique : perquisitions et fouilles de ses locaux, arrestations et emprisonnement de ses militants, fichages, révocations, liste noire, refus de naturalisation des militants étrangers… Au printemps 1923, une bonne partie de la direction était en prison. Même Cachin, malgré son immunité parlementaire, fut arrêté pour complot contre la sûreté de l’État.

L’occupation de la Ruhr, la politique antimilitariste et anticoloniale du PCF

En janvier 1923, le gouvernement Poincaré, en accord avec le gouvernement belge, envoya un corps expéditionnaire occuper militairement la Ruhr. Sous prétexte que l’Allemagne ne payait pas les réparations exorbitantes imposées par les vainqueurs de 1918, la bourgeoisie française venait se payer en nature, occupant les mines et les usines. Le KPD, le Parti communiste allemand, et le PC firent campagne commune contre « ce nouveau conflit entre bourgeoisies sur le dos de la classe ouvrière allemande ». Les représentants du PC et de la CGT-U ayant participé à ces conférences communes furent arrêtés dès leur retour.

En France, le PC organisa plusieurs meetings contre cette occupation. La Jeunesse communiste prit une part importante dans l’agitation contre l’occupation de la Ruhr. Elle lança une campagne parmi les conscrits de l’armée française, de l’extérieur et de l’intérieur, éditant des tracts et un journal dédié, la Caserne, dans lequel elle encourageait les soldats à fraterniser avec les ouvriers allemands. Si la campagne du PC n’empêcha pas l’occupation de la Ruhr, elle permit d’affirmer parmi les travailleurs, par des actes et pas seulement des mots, l’idée que cette occupation était un crime impérialiste. Vis-à-vis des travailleurs allemands, cette campagne montrait que le gouvernement français ne pouvait prétendre parler au nom de tout le pays. L’audace, le courage et la détermination des militants communistes allaient rester une de leurs caractéristiques longtemps après que le stalinisme eut gangrené le parti.

Poincaré ne s’y trompa pas et fit payer très cher leur internationalisme aux jeunes communistes. Des dizaines d’appelés proches du Parti communiste, dont Gabriel Péri, 21 ans en 1923, furent condamnés à des années de prison pour propagande subversive ou complot contre la sûreté de l’État.

À la même époque, le PC mit en pratique la politique anticoloniale prônée par l’IC. C’était l’une des conditions d’adhésion fixées en 1920 : « Tout parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir de […] soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole […] et d’entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre l’oppression des peuples coloniaux ». Dans cet esprit, le PC édita un journal à destination des soldats issus des colonies, El Kazirna (la caserne en arabe maghrébin), acheminé en Tunisie et en Algérie, vite interdit par les gouverneurs.

Des femmes et des hommes engagés et dévoués

Mener des campagnes comme celle de la Ruhr impliquait des militants d’une certaine trempe, dévoués à leurs idées et à leur classe. Le parti n’en manquait pas. À vrai dire, les arrestations et la prison étaient déjà le lot ordinaire des militants ouvriers sous la IIIe République bien avant la guerre. Clemenceau, ministre de l’Intérieur dans les années 1906-1910, avait abondamment révoqué les grévistes, emprisonné les militants et fait tirer sur des manifestants. Depuis 1919 presque tous les dirigeants de la gauche du PC, et même le député Cachin, comme ceux de la CGT-U, avaient fait des séjours en prison.

Cet engagement était celui des femmes et des hommes du PC. Quelques courtes biographies en attestent. Adrien Langumier, ouvrier à Auxerre depuis l’âge de 15 ans, est envoyé en prison en 1921 pour fait de grève, six mois après son adhésion au PC. Il a 18 ans. Quand il retrouve un emploi, il est licencié pour avoir tenté de monter un syndicat. Auguste Herclet, ouvrier du textile près de Vienne, est arrêté en avril 1921 pour provocation à l’émeute alors qu’il tentait de faire occuper les usines de sa région. Militant de la CGT-U, il est de nouveau emprisonné en 1923 suite à une grève du textile à Elbeuf, où il s’est installé. Victor Delagarde, mécanicien ajusteur, mobilisé en 1914, est licencié pour grève en 1917 aux usines Morane à Paris. Syndicaliste révolutionnaire, il adhère en 1921 au PC, dont il démissionne en 1925. Cette année-là, il est arrêté après une grève à Issy-les-Moulineaux.

Ces quelques exemples montrent que le PC commençait à orienter le travail de ses militants vers les usines, vers une activité syndicale à la base. Bien avant l’existence officielle des délégués du personnel, il encouragea les militants à créer des comités d’usine, regroupant des délégués ouvriers élus par les travailleurs, sans tenir compte de leur appartenance politique et syndicale. Au sein de la CGT-U, le PC gagna d’anciens syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes. Parmi ceux-ci figurent plusieurs futurs dirigeants ouvriers du PCF : Pierre Sémard, Albert Vassart, Benoît Frachon, Gaston Monmousseau…

Des femmes avaient joué un rôle important avant le congrès de Tours dans le combat pour l’adhésion à l’IC. Elles devinrent des dirigeantes du jeune parti, alors même que la république française interdisait aux femmes de voter, d’accéder à la contraception, et criminalisait l’avortement. La majorité de ces militantes rompront avec le parti quand le stalinisme l’aura gangrené. Parmi elles, Marthe Bigot, institutrice, internationaliste dès 1915, élue au comité directeur du parti au congrès de Tours, est révoquée de son emploi par le ministère en 1921. Elle devient rédactrice à l’Humanité jusqu’à son exclusion du PC en janvier 1926. Lucie Colliard, une autre institutrice, fut arrêtée et incarcérée en 1918 pour « indiscrétion en temps de guerre ». Révoquée de l’enseignement, elle adhéra à la SFIO, milita pour l’adhésion à l’IC et participa au congrès de Tours. Oratrice reconnue du parti, elle multiplia les meetings et soutint de nombreuses grèves, dont celle des sardinières de Douarnenez en 1924. Elle fut l’une des dirigeantes de l’Internationale communiste des femmes, avec Clara Zetkin. Lucie Leiciague, sténodactylo, déléguée au congrès de Tours, élue au comité directeur, représenta le PC auprès de l’Internationale en 1922. Elle fut rédactrice dans divers journaux du parti, jusqu’à sa rupture en 1929.

Ces militantes combattaient la double exploitation des femmes, prolétaires au travail et domestiques à la maison. Elles étaient convaincues que leur émancipation était liée à la lutte contre l’exploitation sociale. Comme l’affirmait Marthe Bigot, « pour que cesse l’esclavage des femmes, il faut que cesse l’esclavage salarié[7] ». Dès 1921, le Parti communiste présenta systématiquement des femmes aux élections, en position éligible, tout en sachant que leur élection serait invalidée par les préfets. C’était une démonstration politique.

Janvier 1924 : une transformation inachevée

Trois ans après le congrès de Tours, le Parti communiste avait bien changé. Avec 50 000 membres, il avait perdu la moitié de ses adhérents mais ces derniers étaient plus jeunes, plus ouvriers, plus déterminés. Malgré le reflux politique, les grèves difficiles souvent perdues, le Parti communiste regroupait des révoltés dont la perspective était le renversement du capitalisme. Ils avaient la révolution russe pour modèle et reconnaissaient l’Internationale communiste comme leur direction. Mais la plupart de ces militants manquaient de l’expérience personnelle et d’une culture politique solide permettant d’assimiler de façon nuancée et dialectique toutes les leçons du bolchevisme.

Un an après le départ de Frossard, le parti avait des dirigeants, mais toujours pas de véritable direction cohérente, soudée par des positions communes, ayant capitalisé les expériences des dernières années et disposant d’une large autorité dans le parti. Ces dirigeants, anciens de la SFIO, du syndicalisme révolutionnaire, nés de la guerre ou venus directement des Jeunesses communistes, avaient des expériences politiques et organisationnelles aussi variées que leurs qualités humaines. Les plus expérimentés politiquement, à la plume acérée, ayant lié leur sort à celui de la classe ouvrière, Rosmer ou Monatte, n’avaient pas l’expérience de la direction d’un parti politique de masse. Monatte n’en comprenait pas l’importance. Rosmer refusa d’assumer le secrétariat du parti. Il en allait de même de Boris Souvarine, qui préférait s’exprimer dans le Bulletin communiste. D’autres, comme Albert Treint qui ne rechignait pas aux tâches administratives et accepta le secrétariat du parti, n’en avaient pas la compétence politique et humaine.

Au moment du congrès de Lyon, en janvier 1924, le fonctionnement du parti et de sa direction fut mis en discussion. Une vaste transformation restait nécessaire pour rompre avec les vieilles pratiques de la SFIO et faire du parti un instrument pour la prise du pouvoir, et pas seulement un outil de propagande. Il fallait orienter le travail de tous les militants en direction des entreprises plus que des circonscriptions électorales. Il fallait augmenter la proportion de travailleurs dans les organismes de direction du parti comme dans les rédactions de sa presse, réduire celle des élus et des journalistes professionnels. Mais comment accélérer cette transformation ? Par des directives et des circulaires administratives du secrétariat du parti, ou par la force de l’exemple, en encourageant et généralisant les initiatives locales des militants, en favorisant la discussion et même les polémiques ?

Ces pratiques avaient été résumées par Lénine et les bolcheviks sous l’expression « centralisme démocratique » : discuter librement des orientations et des tâches de l’heure, se forger une opinion commune, puis agir de façon disciplinée et centralisée pour être efficace dans l’action. Pour les bolcheviks, le centralisme démocratique n’avait jamais été l’obéissance aveugle à des directives, ce qu’il allait être bientôt sous Staline. Il supposait la libre discussion parmi des militants qui s’efforçaient d’être les plus compétents possible, capables de toutes les initiatives. Ce centralisme démocratique supposait des liens de confiance entre la direction et les militants, et surtout des liens multiples entre les militants et les travailleurs du rang, pour saisir l’évolution de l’état d’esprit et de la conscience des exploités. Le centralisme démocratique n’était pas le caporalisme.

En 1924, la transformation du parti n’était qu’ébauchée, sa direction en train de se former, de se souder. Les circonstances n’allaient pas lui en laisser le temps. Le drame du Parti communiste, en France comme dans les autres pays, fut que la sélection de cette direction se heurta à l’évolution souterraine en cours en Union soviétique et à ses répercussions dans l’Internationale communiste.

La « bolchevisation » et le stalinisme

La montée de la bureaucratie en Union soviétique

L’isolement prolongé de la Russie soviétique, les destructions engendrées par la guerre civile, les méthodes de gestion imposées par la pénurie, avaient des répercussions de plus en plus graves sur l’État ouvrier issu de la révolution d’Octobre. La classe ouvrière, épuisée, intervenait de moins en moins dans la vie politique. Des milliers de bureaucrates, n’aspirant qu’à profiter de leur poste et des privilèges qui y étaient associés, écartaient tous ceux qui menaçaient leurs positions. Cette pression des bureaucrates se traduisait à l’intérieur du Parti communiste russe.

Cette emprise de la bureaucratie avait commencé du vivant de Lénine, qui chercha à la circonscrire. Elle ne pouvait être fondamentalement enrayée que par l’irruption d’une nouvelle révolution, qui sortirait la Russie de son isolement. Contrairement à ce que répètent tous les anticommunistes depuis un siècle, le stalinisme n’était pas inscrit dans les gènes du bolchevisme. La bureaucratisation pouvait être combattue et retardée. C’est ce à quoi s’attelèrent Trotsky et les dizaines de milliers de militants bolcheviques qui continuaient à défendre les intérêts de la classe ouvrière et de la révolution mondiale. Fin 1923, Trotsky milita pour un « cours nouveau » dans le parti, proposant de restaurer la démocratie ouvrière. À la mort de Lénine, en janvier 1924, l’influence de la bureaucratie s’accéléra et prit la forme d’un front ouvertement constitué de trois dirigeants, la troïka Zinoviev-Kamenev-Staline, pour écarter Trotsky du pouvoir. Il ne s’agissait plus d’une lutte sur des bases politiques, arguments contre arguments, mais de l’utilisation systématique de mensonges, de calomnies et bientôt de brimades de toute nature pour écarter les oppositionnels. Ce n’est cependant qu’au terme d’une lutte de près de quinze ans que l’Opposition de gauche allait être éliminée, politiquement puis physiquement, par Staline.

Pendant toute une période, cette évolution à l’intérieur de l’Union soviétique fut peu visible pour les militants des partis communistes occidentaux. Mais elle les rattrapa bientôt. Dès le printemps 1924, Zinoviev utilisa son poids à la tête de l’IC pour écarter, dans les différents partis communistes, les militants qui soutenaient les positions de Trotsky et mettre en avant ceux qui les combattaient. Il profitait de l’immense crédit acquis par les dirigeants de l’IC.

La chasse aux soutiens de Trotsky

Dans le parti français, Rosmer et Souvarine s’étaient liés à Trotsky, à Paris dès la guerre pour le premier, à Moscou pour le second. Ils comprenaient mieux que d’autres ce que recouvrait la campagne contre l’Opposition de gauche, accusée de « déviations droitières » et de « rupture avec le léninisme ». Zinoviev fit tout pour les isoler. Dès mars-avril 1924, il envoya des délégués, parés du prestige de l’IC, pour convaincre la direction du PC de condamner l’opposition. Monatte, Souvarine et Rosmer s’y refusèrent. Souvarine rédigea dans le Bulletin communiste plusieurs articles sur la situation du parti russe avant de publier par souscription le Cours nouveau de Trotsky. Ce texte provoqua des discussions, mais seulement dans des petits cercles du parti. Ainsi le jeune Maurice Thorez, secrétaire de la fédération du Nord, écrivit à Souvarine que « la plupart de ses camarades sont d’accord que Trotsky n’est pas un menchevik ». Thorez se laissa pourtant convaincre facilement par les délégués de l’IC, la menace de devoir retourner travailler à la mine en perdant son poste de permanent pesant peut-être autant que le prestige de la révolution russe qu’ils incarnaient…

Pour écarter les militants qui soutenaient les positions de Trotsky, Zinoviev s’appuya sur deux cadres venus au communisme après la guerre, dévoués mais peu formés politiquement, Albert Treint et Suzanne Girault. Treint s’était vu retirer le secrétariat du parti au congrès de janvier 1924 à cause de ses méthodes jugées trop brutales. Trois mois plus tard, Zinoviev le réinstallait. Suzanne Girault dirigeait la fédération de la Seine, où elle avait réorganisé à marche forcée le parti sur la base de cellules d’entreprises. Elle lança une campagne contre le trotskysme, qualifié de « droite internationale ». Souvarine se vit retirer la direction du Bulletin communiste. Il protesta publiquement, ce qui servit de prétexte à son exclusion par le congrès de l’IC. Monatte et Rosmer démissionnèrent de la rédaction de l’Humanité avec plusieurs de leurs proches, ainsi que du bureau politique. Ils furent exclus à la fin 1924.

Plusieurs des fondateurs du PC, dont Fernand Loriot qui s’était mis en retrait depuis 1922, s’engagèrent contre cette prise en main bureaucratique. Ils intervinrent dans les assemblées du parti, par des lettres ou des tribunes pour dénoncer les « méthodes des bureaucrates au cerveau desséché qui stérilisent tout ce qu’ils touchent[8]». Ils proposèrent des textes d’orientation opposés aux analyses creuses et vantardes émises par l’Internationale et ses représentants locaux.

Mais ils avaient face à eux le poids d’un appareil qui pouvait offrir à des militants des postes de permanents pour peu qu’ils soient dans la ligne : plus de 400 postes de permanents furent créés en 1924. Une nouvelle revue, les Cahiers du communisme, fut lancée pour répandre parmi les militants des mensonges et des calomnies contre Trotsky et ceux qui le soutenaient. Dès le milieu de l’année 1925, aucune discussion politique réelle n’était possible dans le parti. Empêcher par tous les moyens les oppositionnels de s’exprimer et de s’adresser aux militants et sympathisants du parti devint peu à peu la règle. En quelques mois les relations entre le parti et l’Internationale avaient changé de nature. Celle-ci, stalinisée, ne cherchait plus à convaincre, à arbitrer les différends. Elle écartait les opposants et sélectionnait une direction composée de marionnettes dociles prêtes à prendre les tournants brutaux qu’elle n’allait cesser d’effectuer.

La « bolchevisation » du parti

Cette bureaucratisation fut facilitée par la faible culture politique de beaucoup de militants du parti et leur ignorance de l’enjeu des luttes à la direction de l’Internationale. Elle le fut d’autant plus que ces méthodes bureaucratiques se mettaient en place au nom d’objectifs indispensables qui avaient l’assentiment des militants : réorienter la vie du parti et ses activités en direction des ouvriers et des usines. Cette réorganisation, qui avait commencé depuis quelques mois, fut accélérée sous le nom de « bolchevisation » du parti.

Pour rompre avec l’organisation en sections basées le plus souvent sur les circonscriptions électorales, les militants furent organisés dans des cellules centrées sur les usines. C’était une façon d’orienter l’activité de tous vers le travail d’agitation en direction des ouvriers, de suivre l’activité syndicale des militants, de partir des préoccupations politiques des travailleurs. Les militants non ouvriers, assez nombreux, furent rattachés à des cellules d’entreprises. Certains résistèrent parce que c’était un engagement conséquent et qu’ils restaient des bavards sociaux-démocrates. L’opposition approuvait sur le fond cette réorganisation, estimant que « la cellule doit être la délégation du parti dans l’atelier ». Mais elle dénonçait la façon bureaucratique dont elle fut effectuée, avec « des cellules souvent réduites à un effectif minime [qui] manquaient de vie intérieure et par conséquent d’initiative créatrice », selon les mots de Loriot. La « bolchevisation » fut un prétexte pour écarter les partisans de l’opposition et promouvoir de jeunes militants, en particulier ouvriers. Comme le dénonçaient 250 militants en octobre 1925 dans une lettre à l’exécutif de l’Internationale : « Tel ou tel jeune militant, lesté d’un léger bagage de lieux communs, est brusquement investi de la toute-puissance. Il tranche les questions les plus délicates et juge sommairement des hommes et des choses[9]».

Le choix légitime et utile de faire confiance à des jeunes militants ouvriers, révoltés par l’exploitation, déterminés et engagés dans une période où la répression s’abattait, servit de couverture pour écarter les oppositionnels. Ceux qui protestaient contre les méthodes de Treint étaient taxés « d’intellectuels droitiers qui pactisent avec les ennemis de l’Internationale » contre lesquels il fallait mener « une lutte implacable[10]». En quelques mois, tous ceux qui refusèrent ces méthodes furent exclus ou découragés. Parmi les fondateurs du parti qui avaient mené la lutte contre les opportunistes venus de la SFIO, la plupart étaient hors du parti après 1926. Par contre Cachin resta ! À ses côtés, Monmousseau et Sémard, anciens syndicalistes révolutionnaires, Duclos, « né de la guerre », Thorez et Doriot, issus des Jeunesses communistes, formèrent progressivement la direction visible du Parti communiste. Mais c’était une direction avant tout dévouée à la bureaucratie soviétique.

Un langage encore révolutionnaire

Ces changements à la direction du parti ne se traduisirent pas immédiatement par un changement de son orientation politique. En 1924 et 1925, la politique du PC restait celle d’un parti combattant la bourgeoisie et ses institutions.

Lors des élections législatives de mai 1924, la SFIO avait choisi de participer au Cartel des gauches, derrière les radicaux, centre de gravité de toutes les combinaisons gouvernementales de la iiie République, sous prétexte de s’opposer à la droite au pouvoir. Ce Cartel remporta les élections. Le PC présenta ses propres candidats sous l’intitulé du Bloc ouvrier et paysan. Ses candidats étaient à plus de 50 % des ouvriers. Il présenta également des paysans, des candidats issus des colonies et des femmes, alors qu’elles n’avaient pas le droit de vote. L’immense majorité de ces candidats n’avait jamais eu de mandat. Le PC avait mis en avant des revendications vitales pour les travailleurs, contre le chômage ou la vie chère, sans laisser croire qu’il suffirait de voter pour les obtenir. Il recueillit 900 000 voix, 9,7 % des suffrages, et envoya 26 députés à l’Assemblée, alors qu’un système proportionnel lui aurait donné 56 sièges.

Lors des élections municipales de 1925, il fut le seul parti à présenter et à faire élire des femmes, immédiatement invalidées par les préfets. Dans un article des Cahiers du bolchevisme, Treint expliquait que les municipalités seraient « des points d’appui précieux aussi bien pour la lutte quotidienne que pour le combat révolutionnaire », tout en rappelant qu’il était illusoire de croire que « le socialisme peut s’instaurer pacifiquement par la conquête légale, électorale, des municipalités[11]». Il rappelait une vieille formule de Jules Guesde, selon laquelle « on peut sans doute prendre la mairie avec des bulletins de vote, mais n’oubliez jamais que pour la préfecture il vous faudra des fusils ».

La campagne contre la guerre du Rif

Sur le terrain de la lutte anticoloniale, le PC conservait une position internationaliste, dans la lignée de son attitude lors de l’occupation de la Ruhr. En 1921, Abd el-Krim avait pris la tête d’un soulèvement des tribus du Rif, dans le nord du Maroc. Il avait infligé une cuisante défaite aux troupes espagnoles avant de proclamer une République du Rif. Le gouvernement français considéra immédiatement cette proclamation d’indépendance comme une menace : Abd el-Krim montrait à tous les peuples colonisés, au Maroc comme en Algérie, que les puissances coloniales pouvaient être battues. Fin 1924, sous le Cartel des gauches, le gouvernement français envoya un corps expéditionnaire, avec des chars et des avions de combat qui larguèrent du gaz moutarde sur les Rifains. Plusieurs dizaines de milliers de Marocains furent tués dans cette guerre.

Le PC et l’Humanité dénoncèrent la guerre coloniale du Rif et reconnurent le droit à l’indépendance des Rifains. Ils organisèrent des manifestations et firent une campagne auprès des soldats, au sein même de l’armée française, à travers des tracts, à travers le journal des conscrits communistes, la Caserne, pour dénoncer le caractère impérialiste de cette guerre. Ces positions étaient courageuses parce qu’à contre-courant de tous les partis politiques. Les députés Thorez et Doriot envoyèrent un télégramme de soutien à Abd el-Krim. Toute cette campagne fut réprimée par le pouvoir. Plusieurs centaines de militants communistes furent arrêtés à la fin de 1925 pour avoir mené cette politique. Ce radicalisme plaisait à bien des militants, mais en même temps il permettait de masquer la mise à l’écart des oppositionnels.

La lutte contre la guerre du Rif cachait cependant une évolution sur le terrain des positions anticoloniales. Lors du 5e congrès de l’IC, en juillet 1924, la critique des bourgeoisies nationalistes des pays colonisés avait été abandonnée, comme si les paysans opprimés en Indochine avaient les mêmes intérêts qu’un propriétaire terrien indochinois. Cette évolution politique permit à Ho Chi Minh, jeune délégué au congrès de Tours, de passer facilement du communisme au nationalisme. À la même époque, l’Union intercoloniale, qui éditait le journal Le Paria et qui regroupait les communistes qui militaient en direction des travailleurs issus des colonies, qu’ils vivent dans celles-ci ou en France, quelles que soient leurs origines, fut divisée en sections géographiques. Le Paria cessa de paraître. La section maghrébine devint l’Étoile nord-africaine, dirigée par Messali Hadj. Très vite, elle se sépara du PC pour se placer sur le terrain du nationalisme.

Cette politique fut imposée à l’IC dans tous les pays. En Chine, en 1926-2027, elle livra les militants communistes chinois à leur bourreau, le général Tchang Kaï-chek provoqua l’écrasement de la révolution chinoise. Ce nouvel échec, en aggravant l’isolement de l’Union soviétique, renforça le pouvoir de la bureaucratie.

Des zigzags politiques permanents

Au début de la campagne contre la guerre du Rif, le PC avait un cours gauchiste, affirmant que la révolution était imminente. Il présentait tout ce qui était sur sa droite comme une menace fasciste ou social-fasciste. Les trotskystes qualifiés « d’opposition de droite » étaient, déjà, assimilés à des suppôts des fascistes. Alors qu’il aurait fallu s’adresser aux travailleurs influencés par les socialistes, la politique du PC les rejetait et isolait les ouvriers communistes.

À ce cours gauchiste succéda dès 1926 un cours droitier. Il résultait d’un nouveau changement à la tête de l’IC : Zinoviev et Kamenev avaient rompu leur alliance avec Staline pour rejoindre l’Opposition. En Union soviétique, Staline et Boukharine, son nouvel allié, défendaient ouvertement l’enrichissement des paysans riches, les koulaks, et les nouveaux commerçants et affairistes, les Nepmen, qui prospéraient grâce à la NEP. Ils prétendaient construire le socialisme dans un seul pays et réprimaient tous ceux qui continuaient de défendre l’internationalisme et la perspective de la révolution mondiale.

En France, l’éviction de Zinoviev se traduisit par la mise à l’écart de Treint et Girault. Le ton droitier de Boukharine se traduisit par une main tendue du PC aux dirigeants de la SFIO et même une proposition de soutien au Cartel des gauches, « contre la réaction ». Ce n’était pas une mise en application du Front unique, pour chercher à s’adresser aux ouvriers socialistes, se défendre à leurs côtés et les entraîner. C’était un virage sans principe.

En 1928, le virage eut lieu dans l’autre sens. En Union soviétique, les Nepmen et les koulaks menaçaient de prendre le pouvoir en écartant les bureaucrates à l’ombre desquels ils avaient tant prospéré. Pour sauver la bureaucratie, Staline entreprit avec une brutalité sans nom la collectivisation forcée des terres et reprit, avec retard et de façon bureaucratique, la politique de planification et d’industrialisation que proposait l’Opposition de gauche. Ce tournant brutal destiné à sauvegarder les intérêts de la bureaucratie fut habillé par une nouvelle analyse de la situation mondiale. C’était le début de la « Troisième période » et d’une politique dite « classe contre classe » : les socialistes étaient de nouveau renvoyés dos à dos avec les fascistes. Pour Staline et les chefs de l’IC, la révolution était à l’ordre du jour à court terme. Ils lancèrent des appels à des grèves politiques ultra-minoritaires et des actions aventuristes, à contretemps, qui isolèrent les militants.

En Allemagne, cette politique allait paralyser la classe ouvrière face à la montée du nazisme. En France, elle isola les militants communistes, y compris parmi les travailleurs.

Un parti ouvrier réprimé

Les virages successifs de la direction du Parti communiste, en décalage complet avec l’état d’esprit des classes populaires, l’isolement des militants qui en résultait et la répression qui n’avait jamais cessé au cours de ces années, provoquèrent de nombreux départs et un grand renouvellement dans les rangs du parti. En décembre 1926, un dirigeant parisien du PC estimait que 80 % des 55 000 membres du parti étaient nouveaux par rapport à janvier 1925[12]. Cela signifie que l’immense majorité des militants venus au parti depuis sa création l’avaient quitté. Parmi eux, beaucoup restaient des sympathisants, influencés par sa politique, lecteurs réguliers de l’Humanité.

L’engagement qu’il fallait pour être un militant communiste à la fin des années 1920 avait sélectionné des militants déterminés et dévoués, tant à leur classe qu’à leur parti. Ils avaient du courage moral, face à la répression patronale, aux listes noires, aux difficultés matérielles entraînées par des périodes de chômage. Ils avaient aussi du courage physique, face aux nervis des patrons, aux gardes à vue parfois violentes de la police, aux manifestations qui se terminaient bien souvent au poste. En même temps, ces militants avaient appris à obéir sans trop réfléchir et n’hésitaient pas à cogner non seulement leurs ennemis de classe, mais aussi ceux qui les critiquaient à l’intérieur même du mouvement ouvrier. Le coup de poing commençait à remplacer la discussion.

L’exemple de Jules Fourrier est significatif. Orphelin, obligé de travailler depuis l’âge de 13 ans, il adhère au Parti communiste à 21 ans en 1927, parce que, dira-t-il plus tard, « c’était le parti de la cogne ». Peintre en bâtiment émigré à Paris, il crée des sections syndicales sur chacun des chantiers où il passe. Refusé sur tous les chantiers et condamné au chômage, il se charge d’organiser les chômeurs. Son activité militante lui vaut plusieurs fois la prison. « Les prisons de la bourgeoisie, nous, on les transformait en universités. C’est en prison que j’ai appris l’histoire du mouvement ouvrier français, en particulier la Commune de Paris. […] C’est en prison que j’ai appris à faire des tracts et à rédiger des articles[13] ». Jules Fourrier sera élu député du 15e arrondissement de Paris en 1936, avant de rompre avec le PC au moment du pacte germano-soviétique.

L’implantation des cellules communistes dans les grandes entreprises du pays était un combat long et difficile, avec des résultats fluctuants. Ainsi chez Renault, dans l’immense usine de Billancourt, la CGT-U animée par des communistes mit des années à s’implanter. Elle y parvint en 1929 de façon clandestine, en créant des groupes de trois cloisonnés entre eux. En 1931, selon les archives du syndicat, la CGT-U comptait 60 adhérents et la cellule du PC 19… pour 18 000 ouvriers.

Le courage et le dévouement de dizaines de milliers de militants étaient dévoyés pour une politique aux antipodes des intérêts des travailleurs. Les militants communistes n’étaient pas éduqués à faire confiance aux travailleurs, à les aider à élever leur niveau de conscience, mais à les utiliser comme des masses de manœuvre.

Malgré les errements politiques de sa direction, parce qu’il organisait les travailleurs, le PC restait un corps étranger pour la bourgeoisie française. Tous les prétextes étaient bons pour arrêter ses militants comme ses dirigeants. Albert Sarraut, radical, ancien gouverneur de l’Indochine, ministre de l’Intérieur en 1927, déclarait dans un discours : « Le communisme, voilà l’ennemi  ». Joignant le geste à la parole, il promulgua des lois sécuritaires et multiplia les arrestations de militants communistes. Dans la foulée de la manifestation organisée le 23 août 1927 à Paris contre l’exécution de Sacco et Vanzetti aux États-Unis, 3 400 mois de prison furent distribués à des militants communistes, pour atteinte à la sûreté de l’État. Les dirigeants du parti n’y échappèrent pas. En juillet 1929, à l’annonce d’une manifestation internationale contre les menaces de guerre visant l’Union soviétique, des arrestations préventives envoyèrent une centaine de membres de la direction en prison. Le bureau politique se tenait alors à la Santé.

Dix ans après le congrès de Tours, un parti stalinien

Au tout début des années 1930, le Parti communiste était devenu stalinien : un parti homogène, dont la direction et les cadres avaient été sélectionnés pour épouser sans broncher les virages politiques de Staline. Ses militants étaient dévoués et courageux, mais éduqués pour obéir sans réfléchir à tous les zigzags de leur direction. Ses orientations à contretemps de la situation politique et la période d’offensive patronale qu’il venait de traverser avaient réduit l’influence du parti dans la classe ouvrière. Il ne regroupait plus alors que 30 000 membres, mais c’était un parti réellement ouvrier.

La montée ouvrière qui démarra après l’émeute de l’extrême droite du 6 février 1934 allait lui permettre d’acquérir en quelques mois une solide base populaire, en multipliant par dix ses effectifs. Il s’implanta durablement dans les grandes entreprises du pays. La réunification de la CGT et de la CGT-U lancée en 1935 permit au PC de prendre le contrôle de fédérations importantes de la CGT réunifiée. Cela attira vers lui des permanents syndicaux et renforça ses liens avec l’aristocratie ouvrière.

Cet essor spectaculaire se fit sur la base d’un nouveau virage sur la droite. Abandonnant du jour au lendemain la tactique « classe contre classe » qui assimilait les socialistes aux fascistes, le PC, derrière l’IC, milita pour la formation d’un Front populaire, une alliance électorale derrière les socialistes et les radicaux, en vue de gouverner dans le cadre de la république bourgeoise. Menacé par l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Staline venait de signer un pacte avec Laval, homme de droite à la tête du gouvernement français. Du jour au lendemain, le PC se fit le défenseur de la « démocratie française ». Le drapeau rouge du communisme passa derrière le drapeau tricolore de la bourgeoisie. Oubliant les positions internationalistes courageusement défendues lors des campagnes de la Ruhr et du Rif, les députés du PC devinrent partisans de la défense nationale et votèrent les budgets militaires. Le PC, devenu PCF en 1943, cessa d’être un ennemi irréductible pour la bourgeoisie et amorça son intégration durable dans le jeu politique français. Comme pour les socialistes en 1914, l’intégration du PCF en 1936 fut payée au prix fort par les travailleurs. Quand les grèves et les occupations d’usines démarrèrent en mai 1936, Thorez, les cadres du PC et ceux de la CGT réunifiée mirent tout leur poids pour expliquer « qu’il faut savoir terminer une grève » et s’en remettre au gouvernement de Léon Blum. L’immense combativité déployée par les travailleurs en France, qui menaçait de se transformer en révolution, fut canalisée et désamorcée par le PCF, qui devint ouvertement un facteur de maintien de l’ordre social.

Comme l’exprima Trotsky en 1938, « Staline a réconcilié les partis communistes des démocraties impérialistes avec leur bourgeoisie nationale[14] ». En s’installant dans les syndicats et dans l’appareil étatique, au Parlement et dans les municipalités, et même au gouvernement entre 1944 et 1947, les partis communistes accédaient à la mangeoire remplie par les super profits de l’impérialisme. Ils s’émancipaient un peu de la bureaucratie stalinienne et de ses subsides. Pour le PCF, cette évolution n’allait s’achever que bien après la Deuxième Guerre mondiale, avec l’« eurocommunisme » des années 1970... puis la disparition de l’URSS.

Conclusion

Les militants qui avaient engagé le combat pour faire du Parti communiste un parti révolutionnaire ont finalement échoué. Au moment où ce parti est devenu un véritable parti de masse implanté dans la classe ouvrière, il est aussi devenu le principal facteur de sauvegarde du capitalisme. Durant les décennies suivantes, ses dirigeants ont dévoyé l’immense influence de leur parti dans les classes populaires, le crédit personnel acquis par les militants communistes dans les entreprises et les quartiers, pour gagner des positions au sein des institutions de la bourgeoisie, jusqu’à la tête des ministères. À chaque fois que le pouvoir de la bourgeoisie a été fragilisé ou menacé, le PCF a joué un rôle ouvertement contre-révolutionnaire.

L’un des crimes les plus graves du stalinisme est d’avoir déformé et perverti toutes les idées héritées du marxisme ou des meilleures traditions des syndicalistes révolutionnaires. Derrière le langage et le vocabulaire en apparence marxistes, le contenu était aux antipodes des leçons héritées des combats passés de la classe ouvrière. Les dirigeants du PCF ont appris aux travailleurs à tout attendre du bulletin de vote et d’un « bon » gouvernement de gauche. Ils ont formé des générations de militants ouvriers avec des mœurs de bureaucrates, leur apprenant à se méfier des travailleurs du rang, repoussant et craignant les initiatives de ceux-ci, les empêchant de décider eux-mêmes des objectifs de leurs luttes et surtout de les diriger eux-mêmes. Ils ont fait reculer la conscience de classe, la diffusion systématique du nationalisme parmi les travailleurs étant l’une des formes les plus dramatiques de ce recul.

Un siècle plus tard, la nécessité impérieuse de bâtir un parti révolutionnaire demeure. La période dans laquelle nous vivons aujourd’hui est profondément différente de celle des années de jeunesse du PC. Nous ne sortons pas d’une révolution comme la révolution russe d’Octobre 1917 et le niveau de politisation et de conscience de classe des travailleurs comme leur combativité sont considérablement plus faibles que pour ceux des années 1920.

Pourtant, depuis cette époque, la classe ouvrière s’est développée partout sur la planète. Le caractère socialisé et international des moyens de production est de plus en plus évident. Il est irréversible. Tout ce qui fonctionne réellement dans cette société repose sur la classe des travailleurs. Elle seule a l’intérêt et les moyens de gérer et d’organiser la société de façon à répondre aux besoins et aux défis actuels de l’humanité. Ses forces sont intactes et, dans les luttes qu’elle devra mener inéluctablement pour défendre son droit à l’existence, nous avons la conviction qu’elle se montrera tout aussi combative qu’à d’autres périodes. Mais les luttes et la combativité ne suffisent pas. La classe ouvrière devra prendre le pouvoir, renverser la bourgeoisie, et pour cela il lui faudra un parti.

[1]      Trotsky, Le socialisme français à la veille de la révolution, 20 novembre 1919.

[2]      Ibidem.

[3]      P. Monatte, M. Chambelland, Article dans le Bulletin communiste, 9 novembre 1922.

[4]      Trotsky, Lettre à un syndicaliste français, 31 juillet 1921.

[5]      Jules Humbert-Droz, Mémoires, Tome II, 1971.

[6]      Pierre Monatte, préface à Socialisme et liberté, 1954.

[7]      Marthe Bigot, La servitude des femmes, Librairie de l’Humanité, 1921.

[8]      Extrait de la tribune du 25 mars 1925, signée par Loriot dans les Cahiers du bolchevisme, au nom d’un groupe d’oppositionnels.

[9]      Même tribune du 25 mars 1925 signée par Loriot.

[10]    Résolution du CC des 1er et 2 décembre 1925, publiée dans l’Humanité du 6 décembre 1925.

[11]    Cahiers du bolchevisme du 13 février 1925.

[12]    D’après un texte de Souvarine de 1928 cité par Julien Chuzeville dans Un court moment révolutionnaire.

[13]    Témoignage dans le film et le livre de Mosco Mémoires d’ex.

[14]    Trotsky, Après Munich, une leçon toute fraîche, octobre 1938.

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