Les banques, un concentré du capitalisme en crise20/11/20212021Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

Les banques, un concentré du capitalisme en crise

Aujourd’hui en France, avoir un compte en banque est une obligation de fait. Sans compte en banque, pas de salaire, pas d’allocation chômage, pas d’allocation familiale. Être privé de carte bancaire est une source de problèmes sans fin : on doit faire la queue des heures pour obtenir du liquide. La banque, qui accorde un découvert ou le refuse, qui prélève des agios, qui accepte ou rejette les demandes de crédit, a un pouvoir énorme sur la vie quotidienne de la population.

N’importe quelle entreprise, la petite comme la grande, a un ou plusieurs comptes bancaires, des crédits accordés par des banques. Les banques contrôlent directement une grande partie de l’économie. Et cela rapporte gros à leurs actionnaires ! La BNP, la plus grande banque française, gère à elle seule 410 milliards d’euros de capitaux : c’est plus que la valeur des richesses produites annuellement au Nigeria. Elle a augmenté ses bénéfices du dernier trimestre de 30 % par rapport à 2019, avant la crise sanitaire. Ce n’est pas un cas isolé : l’activité et les profits de toutes les grandes banques ont explosé pendant et depuis la crise sanitaire.

À l’échelle mondiale, quelques centaines d’établissements bancaires ont une connaissance de la situation de chaque individu qui a un compte en banque, et les moyens d’étrangler des entreprises ou au contraire de les faire prospérer. Car ce pouvoir sur l’économie est bien sûr tout au service du profit. Les banques drainent la richesse mondiale pour la redistribuer là où des capitalistes y trouvent un intérêt. Toutes les maladies du système capitaliste actuel s’y trouvent : hypertrophie du secteur financier et stagnation de la production de biens utiles, spéculation effrénée…

Les banques sont un concentré des contradictions du capitalisme, ce système qui a mondialisé l’économie, connecté toutes les régions de la planète, qui a fait des travailleurs du monde entier les maillons d’une même chaîne de production et de distribution ; ce même système capitaliste qui, d’un autre côté, n’utilise ces formidables capacités de production et de logistique qu’en fonction de leur rentabilité pour ceux qui possèdent les capitaux, quitte à plonger toute la société dans des crises catastrophiques.

La dernière de ces grandes crises financières, en 2008, a été d’abord une crise bancaire, qui s’est étendue à toute l’économie. Les banques sont souvent montrées du doigt par ceux qui prétendent dénoncer ce qu’ils qualifient de dérives du capitalisme. En réalité, elles sont au cœur de l’économie capitaliste depuis sa naissance. On ne peut donc pas réformer les banques, ni l’ensemble du système financier, sans s’attaquer au problème de fond : la dictature des capitalistes sur toute l’humanité. Ce que nous voudrions montrer ce soir, c’est que le système bancaire actuel est à l’image de tout le système capitaliste : il est devenu parasitaire, incontrôlable. Mais aussi que ce même système capitaliste fournit les bases pour une autre organisation sociale, réalisable à condition que les travailleurs prennent en main l’économie.

Les banques, un rouage indispensable de la production capitaliste

Les banques ont l’air de vivre en parasites avec l’argent des autres : elles prêtent de l’argent contre des intérêts, elles font payer la tenue des comptes sur lesquels on doit déposer son argent… Elles ont donc l’air de faire simplement de l’argent avec de l’argent.

Ce n’est pas complètement faux, au sens où leur position dominante leur permet d’imposer des intérêts exorbitants, et de faire des bénéfices sans rien produire. Mais ce pouvoir est loin de suffire pour expliquer leur importance dans le capitalisme. En réalité, les banques jouent un rôle indispensable dans le processus de production industriel capitaliste, depuis son origine.

Ce n’est pourtant pas le capitalisme qui a inventé la banque : les métiers de prêteur d’argent contre intérêt et de changeur d’argent existaient avant lui. Parmi les premiers grands bourgeois, qui apparaissent à la fin du Moyen Âge et surtout à partir du 16e siècle, il y avait d’ailleurs des banquiers richissimes, qui ont construit des fortunes immenses grâce aux prêts. Il y avait aussi des grands commerçants qui profitaient de l’essor de l’économie marchande. Cette bourgeoisie marchande et bancaire a accumulé du capital grâce au commerce, grâce à la dette publique sur le dos des États monarchiques, grâce aussi au pillage des colonies, à l’expropriation des paysans.

Après un lent développement à l’ombre de ces monarchies, cette bourgeoisie marchande et bancaire a eu la force, et le besoin, de prendre la tête de la société : en Angleterre au 17e siècle, en France à la fin du 18e siècle, des révolutions lui permirent de conquérir le pouvoir politique, nécessaire à la poursuite de son développement économique.

Progressivement d’abord, de façon explosive ensuite, les capitaux accumulés entre les mains de cette bourgeoisie s’investirent dans la production elle-même, lui donnant des possibilités de développement sans limite : ce fut la révolution industrielle. L’Europe de la fin du 18e et du 19e siècle se couvrit d’usines textiles, d’établissements sidérurgiques, bientôt de chemins de fer, d’exploitations minières… et de banques. La bourgeoisie transforma toutes les structures de production en Europe, et bientôt aux États-Unis et dans le reste du monde.

Le moteur de tout ce bouleversement, c’est la nécessité de faire prospérer le capital. Le capital, ce n’est pas juste de l’argent, comme tout un chacun peut en avoir. La plus grande partie de la population utilise de l’argent pour acheter les marchandises ou les services dont elle a besoin, qu’il s’agisse de nourriture, d’un logement, d’un abonnement téléphonique, etc. Mais pour le capitaliste, cet argent est un moyen d’enrichissement. Il place son capital pour en tirer un profit, c’est-à-dire récupérer une somme d’argent supérieure à celle qu’il avait au départ, et la replacer à nouveau. Le capitaliste doit faire grossir son capital en permanence, d’une façon ou d’une autre. Si la bourgeoisie a transformé toute l’économie et toute la société, c’est parce qu’elle a trouvé dans la production industrielle un moyen de rentabiliser le capital, de fabriquer du profit. Il a fallu pour cela tout un contexte créé dans les siècles précédents : le développement du commerce mondial, l’accumulation de capital, et la formation d’un prolétariat qui n’avait pas d’autre choix que d’aller s’embaucher dans les usines.

Car l’origine de ce profit, c’est l’exploitation des travailleurs. La valeur des marchandises qui sort d’une usine est supérieure à la valeur de ce qui a été nécessaire pour produire ces marchandises : par exemple du coton brut devient des draps que le capitaliste va vendre plus cher que ce qu’ont coûté le coton, les machines et les salaires. Et ce qui crée cette valeur supplémentaire, c’est le travail humain : en fait, les travailleurs produisent une valeur plus importante que les salaires qui leur sont versés. Cette valeur supplémentaire, c’est ce que nous, marxistes, appelons la plus-value. Elle est créée dans la production, par les travailleurs, mais ce sont les capitalistes qui se l’approprient.

Mais pour que le capitaliste qui possède une usine touche réellement son profit, il faut d’autres étapes qui ne se déroulent pas dans l’usine, et qu’il ne contrôle pas de bout en bout. Dans ce processus, les banques sont indispensables.

Le rôle des banques dans la circulation du capital

En effet, lorsqu’un capitaliste de l’industrie lance une production, il doit investir dans des machines, des bâtiments, acheter des matières premières, payer des salariés. Mais son profit n’est obtenu qu’une fois la marchandise produite et surtout vendue. Son capital est donc immobilisé pendant le processus de production : le capitaliste ne se rembourse de son investissement de départ, avec une plus-value, que quand sa production arrive sur le marché et est achetée, si elle trouve un acheteur. En attendant ce moment, il lui faut avancer des frais.

Les patrons sont tous des acheteurs (de matières premières, de machines, de force de travail…) avant d’être des vendeurs. Ils ont donc besoin d’argent entre le moment de leurs achats, et le moment de la vente de leur marchandise.

Ce problème est renforcé par l’existence de cycles de production. Il peut arriver que, dans un secteur, les ventes soient concentrées à un moment de l’année, les jouets à Noël, les parapluies à l’automne… Mais c’est toute l’année qu’il faut payer le loyer, les salaires, etc.

Si les patrons gardent en réserve de quoi assumer toutes ces dépenses, ils immobilisent du capital : c’est de l’argent qui dort et ne rapporte rien. Il est plus intéressant d’utiliser le maximum de son capital pour la production – ou, à notre époque de décadence du capitalisme, pour la spéculation – et d’emprunter à une banque pour financer les investissements, payer les matières premières, les salaires, etc. Bien sûr, cela repose sur un pari : celui que la marchandise trouvera un acheteur, et à un prix suffisamment élevé pour qu’on puisse rembourser la banque.

Le banquier avance donc l’argent nécessaire à la production de la plus-value, que le capitaliste industriel ne réalise réellement qu’après tout le processus de production puis de vente des marchandises. L’intérêt du capitaliste industriel qui fait un emprunt est d’immobiliser le moins de capital possible. Et l’intérêt du banquier, c’est de récupérer, à travers les intérêts du crédit, une partie de la plus-value réalisée dans l’industrie. Chacun y trouve son intérêt, et à l’échelle de l’économie, cela permet une circulation fluide du capital, en limitant les moments où il est immobilisé dans des machines, ou dans des coffres-forts.

C’est une première raison qui explique que les banques se développèrent au 19e siècle parallèlement à l’industrie ; des milliers furent créées dans les pays en train de s’industrialiser, de toute taille, des petites banques régionales aux grandes banques nationales.

La bourgeoisie industrielle a eu besoin des banques dans son développement pour une autre raison encore : il a fallu mettre en œuvre des capitaux de plus en plus importants pour dégager un profit.

Dès les premières décennies de la révolution industrielle, dans le textile par exemple, on ne pouvait plus fonder une entreprise rentable en se contentant du capital familial : il fallait emprunter pour démarrer. C’était encore plus vrai dans les secteurs qui nécessitaient des investissements de départ massifs, comme la sidérurgie ; dès les années 1830, ce sont de grandes banques parisiennes qui ont financé les chemins de fer français.

Au fur et à mesure de l’accumulation du capital, depuis le 19e siècle, les entreprises devinrent de plus en plus grandes, et nécessitèrent un capital de plus en plus important.

Cela s’explique par le fait que le système capitaliste est un système concurrentiel : un capitaliste du textile, par exemple, ne produit pas pour les besoins d’une population qu’il connaîtrait dès le départ, mais pour un marché potentiel sur lequel il n’est pas seul. Si le textile rapporte, il attire d’autres capitalistes ; pour être le gagnant sur le marché, il faut baisser ses coûts de production, produire moins cher que les autres. Pour cela, les capitalistes cherchent toujours à aggraver l’exploitation des travailleurs, à leur voler une plus grande part de leur travail, en tirant les salaires vers le bas, en augmentant les cadences, le temps de travail. Et parallèlement, ils cherchent à augmenter la productivité en investissant dans des machines plus performantes. Mais investir dans des machines, cela nécessite d’avoir plus de capital à placer.

La concurrence capitaliste tend donc à faire augmenter la taille des investissements nécessaires pour dégager un profit. Cela entraîne la nécessité de rassembler des capitaux qui dépassent la propriété familiale, par exemple en contractant un emprunt auprès d’une banque.

Mais d’où vient ce capital que les banques prêtent à d’autres capitalistes ? Au départ, les banquiers placent leur propre capital, éventuellement en s’associant. Ils placent aussi celui des riches rentiers oisifs, contre intérêt. Et puis, au cours du 19e siècle, les banquiers ont petit à petit rassemblé l’argent de tous ceux qui en avaient pour l’utiliser comme capital, y compris l’argent des classes non capitalistes : les classes petites-bourgeoises qui avaient quelques économies, et progressivement, comme on le voit aujourd’hui, l’argent des travailleurs, dont les dépôts servent directement ou indirectement à augmenter le capital disponible pour les entreprises.

Les banques jouent donc un rôle de centralisation du capital, de mise en commun des capitaux disponibles au profit des capitalistes.

Les banques créent la monnaie nécessaire à la fluidité des échanges

Les banques jouent encore un autre rôle indispensable à la circulation du capital : elles créent la monnaie, qui est nécessaire aux échanges.

La monnaie est un étalon de toutes les autres valeurs, qui permet de comparer la valeur d’une voiture, d’une baguette de pain, d’une orange. Pendant longtemps, elle a été faite de métal précieux, souvent l’or ou l’argent. À la Renaissance, avec la multiplication des échanges marchands en Europe, les banquiers inventèrent la monnaie papier : au lieu transporter les pièces de monnaie, les grands marchands se déplaçaient avec des lettres qui garantissaient qu’ils disposaient, chez un banquier, de telle somme d’argent ou d’or.

À cette époque, la règle voulait qu’on puisse échanger ce papier-monnaie contre le métal précieux ; la quantité de monnaie disponible dans la société, ce qu’on appelle la masse monétaire, était donc équivalente à la quantité de métal précieux. Mais dans les siècles suivants le développement commercial puis industriel fut tellement massif que la quantité d’or en Europe ne suivait pas. Le manque de métal précieux risquait de limiter les échanges.

Une solution fut d’émettre plus de billets de banque que l’on avait de réserves d’or dans ses caisses. C’est ce que firent les banquiers fondateurs de la Banque d’Angleterre dès 1694, grâce à un privilège accordé par l’État. En émettant des billets, la banque créa donc de la monnaie sans avoir la contrepartie en or. Au cours du 19e siècle, cette pratique se généralisa : les banques prêtèrent plus d’argent qu’elles n’en avaient en dépôt. Plus la production industrielle et les échanges se développèrent, plus il fallait de monnaie, et la masse monétaire augmentait plus que la production de richesses. En France, par exemple, entre 1820 et 1921, la croissance de la masse monétaire fut deux fois plus importante que celle de la production.

Pour résumer, la fonction fondamentale des banques est donc d’aider à la circulation du capital. Cela passe par des avances pour éviter l’immobilisation du capital, par la centralisation du capital disponible à l’échelle de la société, par la mise à disposition de monnaie pour permettre la multiplication des échanges.

Ces fonctions existent toujours aujourd’hui, même si elles prennent des formes plus complexes qu’il y a deux siècles. Pour toutes ces fonctions, le banquier se fait évidemment rémunérer en exigeant un intérêt, c’est-à-dire en prélevant une partie de la plus-value créée par les travailleurs au cours de la production.

Banques et répartition de la plus-value

Alors, les banquiers font-ils simplement de l’argent avec de l’argent ? Oui et non ! L’impression que l’argent peut se reproduire tout seul est une illusion d’optique : à l’échelle de la société, il y a bien une création de richesse quelque part. Mais cette illusion est liée à une réalité : parmi les capitalistes, certains sont spécialisés dans les fonctions permettant la circulation du capital. L’origine du profit, c’est la plus-value ; mais cela, c’est vrai à l’échelle de toute la société. Un capitaliste individuel, lui, ne raisonne pas comme cela. Si l’industrie lui rapporte, il investit dans l’industrie ; si le crédit lui rapporte, il s’y consacre.

En d’autres termes, il n’y a pas de bon capitaliste industriel, qui se soucie de produire, et de mauvais capitaliste bancaire, qui ne pense qu’à l’argent : le capitaliste industriel n’a lui aussi pour objectif que de faire grossir son capital, et le capitaliste bancaire vit lui aussi de l’exploitation des travailleurs, même si c’est plus indirect.

Au cours du développement industriel du 19e siècle, les banques ont concentré de plus en plus de capitaux, elles les ont répartis entre les différentes branches de l’économie, pas de façon planifiée, ni en se posant le problème de l’intérêt général, mais de façon aveugle, guidées par la seule recherche du meilleur taux de profit.

Elles ont fluidifié la production par le crédit, centralisé les ressources pour les orienter vers les secteurs qui intéressaient des capitalistes. Elles ont contribué à la mise en place d’un système de production collectif, mondial, qui a fait augmenter les forces productives dans des proportions inédites. Tout ce développement repose sur l’exploitation. Mais c’est la classe capitaliste dans son ensemble qui vit du travail de la classe ouvrière. Pour que le profit se réalise, il faut des usines, mais il faut aussi des commerces, des moyens de transport, et des banques. Et à chacune de ces étapes, des capitalistes reçoivent leur part de la plus-value.

Du point de vue des travailleurs, ce qu’il faut contester, ce n’est donc pas la façon dont la classe capitaliste se répartit la plus-value, mais le fait même qu’elle se l’approprie ; le fait que tout son pouvoir repose sur l’exploitation des travailleurs.

 

La concentration bancaire et l’impérialisme

En revanche, pour les capitalistes, la répartition de la plus-value entre eux est un enjeu fondamental. Ils sont en concurrence permanente, en guerre même, pour la meilleure rentabilité de leurs capitaux. Dans l’histoire du capitalisme, les relations entre les différents secteurs – commerçants, industriels, banquiers – ont évolué. Au 19e siècle, beaucoup de banques, notamment des banques régionales, avaient un rôle d’intermédiaire assez modeste : elles prêtaient de l’argent aux industriels de la région, mais ne contrôlaient pas la production. Aujourd’hui, les grandes banques ont éliminé les petites, et ont acquis un pouvoir énorme sur des filières entières.

Et en réalité, cela ne date pas d’aujourd’hui. Déjà au début du 20e siècle, le capitalisme était dominé par des grandes entreprises, des monopoles gigantesques, qui faisaient la loi sur toute l’économie. Dans le secteur de la banque, cela s’est traduit, avant la Première Guerre mondiale, par une concentration de plus en plus poussée. Les grandes banques actuelles se sont construites dans cette période. En France, c’étaient déjà le Crédit lyonnais, la Société générale et le Comptoir national d’escompte (ancêtre de la BNP) ; en Angleterre, la Barclays ou encore la Lloyds, toujours à l’œuvre aujourd’hui ; aux États-Unis, le marché était déjà dominé par JP Morgan, un géant dont les descendants sont toujours aujourd’hui en tête du classement des banques américaines.

La puissance de ces grands groupes bancaires n’avait plus rien à voir avec celle des banques du 19e siècle. Et la nature de leurs relations avec les grandes entreprises du secteur productif avait elle aussi changé.

Par exemple, aux États-Unis, Rockefeller, fondateur de la Standard Oil Company, avait réussi à mettre la main sur toute la chaîne de production et de commercialisation du pétrole. Sa puissance financière dépassait celle de n’importe quelle banque de la période précédente. Il avait d’ailleurs aussi une activité de banque d’investissement. JP Morgan, lui, était un banquier, mais il contrôlait toute une partie de l’acier à travers le trust US Steal, et du commerce maritime. Il était ainsi propriétaire du Titanic… mais à renoncé au dernier moment à y embarquer.

Si l’un était d’origine industrielle et l’autre d’origine bancaire, ces deux trusts étaient des frères jumeaux : ils avaient un poids, un droit de regard, un pouvoir de contrôle sur des filières industrielles entières.

La différence entre les banques et les entreprises industrielles n’avait pas complètement disparu : les banques géraient des dépôts, accordaient des crédits, ce que ne faisaient pas les entreprises industrielles. Mais les plus grandes entreprises ont fini par former un même ensemble. On voit alors émerger un grand capital financier, ni purement bancaire, ni purement industriel, qui imbrique les secteurs capitalistes les uns avec les autres : les dirigeants des banques et ceux des trusts industriels étaient liés par des participations financières croisées, la présence dans les mêmes conseils d’administration, avaient le même type de liens avec les dirigeants de l’État.

Et cet État leur était tout dévoué. Cette époque des monopoles est aussi celle de l’exacerbation de la concurrence sur un marché capitaliste saturé.

Au début du 20e siècle, le capitalisme avait transformé de fond en comble toute l’économie des pays développés. La rentabilité des capitaux placés dans l’industrie a eu tendance à baisser. Il fallait donc trouver d’autres placements. Les grands capitalistes les ont trouvés à l’étranger. Par les prêts, en particulier aux États, les banques ont organisé l’exploitation impérialiste du monde, avec l’aide diplomatique et militaire des États. Mais les pays impérialistes étaient en concurrence pour l’accès de leurs capitalistes aux marchés mondiaux et au placement de leurs capitaux à l’étranger ; cette concurrence a plongé le monde entier dans une première guerre mondiale effroyable à partir de 1914.

Nous ne sommes pas sortis de cette phase du capitalisme. En 1916, Lénine écrivait que le capitalisme avait atteint son stade suprême, le début de la sénilité. Après avoir développé la production, après l’avoir mondialisée, il s’enfonçait dans ses contradictions et surtout y enfonçait l’humanité. Mais l’écrasement de la vague révolutionnaire après la Première Guerre mondiale puis le pourrissement bureaucratique des directions du mouvement ouvrier international lui ont permis de survivre.

Cette survie a coûté cher à l’humanité. Après une Deuxième Guerre mondiale encore plus meurtrière que la précédente, de la fin des années 1930 à 1945, le capitalisme a connu une courte phase d’expansion, jusqu’aux années 1970 ; mais cela fait maintenant cinquante ans que la dictature du capital financier se traduit par une longue crise dont les dirigeants du système eux-mêmes ne savent pas sortir. Le poids des banques dans l’économie actuelle en est le reflet.

 

Les banques et la dictature du capital financier

Depuis le début des années 1970, la saturation des marchés entraîne une baisse de rentabilité de la production industrielle ; les capitaux s’orientent de plus en plus vers les activités financières. Les économistes parlent de financiarisation de l’économie : les activités financières, comme les ventes et achats d’actions à la Bourse, augmentent beaucoup plus vite que la production de biens et de services.

Sur la base de la richesse produite, les capitalistes font de plus en plus d’opérations financières, et la part de la plus-value réinvestie dans la production est toujours plus faible. Les banques sont en première ligne de ce développement de l’activité financière.

Un capital financier toujours plus concentré

Leur concentration n’a pas cessé de se renforcer tout au long du 20e siècle. Aujourd’hui, quelques dizaines de groupes bancaires dominent le marché mondial.

Ces groupes exercent une dictature sur toute l’économie. En France, les crédits bancaires assurent 83 % du financement externe des petites et moyennes entreprises. Même les groupes industriels les plus puissants ne peuvent pas se passer des crédits bancaires ; mais ils ont d’autres moyens de financement, et surtout de moyens de négociation. Par contre, les patrons moins puissants, voire tout petits, qui sont formellement indépendants, sont soumis au bon vouloir de la banque. Le grand capital contrôle le petit, et les banques sont un des moyens de ce contrôle.

Ce sont elles qui décident quelle activité sera financée ou non : la meilleure idée du monde, trouvée par un chercheur ou un inventeur tout seul dans son coin, ne peut devenir une réalité que si elle intéresse des capitalistes. L’utilité sociale n’est pas un critère ! Armes, luxe, loisirs pour riches trouvent sans difficulté des financements, tandis que pour des activités utiles, voire vitales, comme celles qu’assurent bien des associations caritatives, il faut faire appel à des campagnes de dons et à la charité publique.

Comme depuis le début du 20e siècle, le capital financier qui domine l’économie n’est spécialisé ni dans les activités bancaires, comme le crédit, ni dans le secteur productif.

Par exemple, le groupe Stellantis, géant de la construction automobile mondiale, fait des voitures, mais il fait aussi de la banque et de la finance. Il s’agit d’une holding, c’est-à-dire une société financière, qui regroupe à la fois des activités de production de voitures de plusieurs marques (Peugeot, Citroën, Fiat, Chrysler…), des activités industrielles variées, et un groupe bancaire, PSA banque. Ce n’est pas nouveau que les constructeurs automobiles ont des banques pour prêter aux acheteurs de quoi acheter leurs voitures à crédit, mais ce qui est plus récent, c’est que les profits du groupe sont tirés par les activités de cette branche bancaire plus que par la construction automobile. Le groupe compense la moindre rentabilité de la vente de voitures par le développement de ses activités financières.

Le groupe Total, plus grosse capitalisation française, est un groupe industriel : il produit du pétrole. Mais, parmi ses actionnaires, on trouve des banques, dont la BNP. Par ailleurs, Total place sa trésorerie dans plusieurs banques, pour ne pas avoir tous ses œufs dans le même panier en cas de crise. Il fait des emprunts auprès de groupes bancaires pour des gros investissements et, pour finir, il a lui-même des activités bancaires, notamment dans les pays pauvres. Autre pétrolier, mêmes pratiques : les activités de marché, purement financières, représentent un cinquième des profits du géant BP. Ce trust est très lié à une grande banque américaine, Goldman Sachs : à une époque, le président de BP, Peter Sutherland, dirigeait aussi la filiale européenne de Goldman Sachs.

La concentration du capital financier touche aussi le secteur du commerce : les multinationales de la grande distribution ont elles aussi des filiales bancaires, comme Carrefour Banque ou la banque Edel, filiale de Leclerc. Elles organisent ainsi elles-mêmes le crédit aux consommateurs qui leur permet de maintenir leur marché malgré la stagnation des salaires. Elles ont des activités purement financières en plus de leur activité commerciale, et souvent aussi des banques figurent parmi leurs actionnaires.

Le capital financier domine donc tous les secteurs de l’économie ; la finance et la production sont complètement imbriquées.

Aujourd’hui, les banques ne sont pas les seules à organiser cette imbrication : d’autres structures ont pris une grande importance pour concentrer le capital et organiser le placement des capitaux dans ce qui rapporte ; en particulier les fonds d’investissement.

Le principe d’un fonds d’investissement ressemble à celui d’une banque : il s’agit de rassembler des capitaux, ce que les financiers appellent des actifs, pour les faire fructifier. L’un des plus célèbres, et des plus puissants, est Blackrock, qui gérerait 10 000 milliards de dollars d’actifs, plus de trois fois le PIB de la France. Les fonds d’investissement ne disposent pas des dépôts de toute la population, à la différence des banques, et ne peuvent pas faire de crédits. Mais ils sont moins régulés et peuvent faire des investissements plus risqués, donc potentiellement plus rentables. Voilà pourquoi ils ont la réputation d’être particulièrement cyniques et spéculateurs.

En fait, banques et fonds d’investissement sont deux formes de concentration du capital qui fonctionnent un peu différemment, qui ne s’opposent pas mais se complètent.

On peut y ajouter la Bourse, qui permet aussi aux grandes entreprises de rassembler du capital. Or, ce sont aussi les banques qui organisent les liens entre les entreprises et le marché boursier ; ce sont elles qui émettent les titres, par exemple des actions ou des obligations, contre des commissions qui représentent une partie importante de leurs revenus.

Ces composantes du secteur financier, banques, fonds d’investissement, Bourse, sont devenues complètement interdépendantes. Les banques sont cotées en Bourse, elles vendent des services financiers aux fonds d’investissement, et elles en créent elles-mêmes ; et dans l’autre sens, les fonds d’investissement participent au capital des banques. Le système financier n’est donc pas constitué de caissons étanches, avec des bons capitaux qui s’investissent dans la production d’un côté, et des mauvais capitaux qui font de la spéculation de l’autre.

L’activité la plus lucrative des banques dans le capitalisme actuel est d’ailleurs la même que celle des fonds d’investissement. Elles font toujours des crédits classiques, aux entreprises de toute taille, mais ce qui leur rapporte le plus, c’est de placer des produits financiers. Leur catalogue est vaste ; sur le site Internet de la BNP, la plus grande banque française, on peut ainsi choisir entre des centaines de produits. On y trouve tous les secteurs de l’économie : la BNP a des participations dans presque toutes les grandes entreprises françaises, et elle a ses propres fonds d’investissement.

Parmi les actionnaires de la banque américaine JP Morgan Chase, le fonds d’investissement The Vanguard Group est aussi le premier actionnaire d’Apple, Microsoft, Facebook et Google, et le deuxième actionnaire d’Amazon. Ces entreprises, les Gafam, sont en concurrence, et en même temps elles ont les mêmes actionnaires : ce n’est contradictoire qu’en apparence, car le capital financier est justement capable d’investir dans une multiplicité d’entreprises, et de se déplacer au gré de la rentabilité des unes et des autres. Que Facebook s’effondre devant Google, ou que ce soit le contraire, dans tous les cas The Vanguard Group sera gagnant et à travers lui des grands capitalistes qui sont aussi ceux qui contrôlent JP Morgan Chase.

Le système bancaire a ainsi des ramifications dans toute l’économie, des investissements de longue durée à la spéculation financière à court terme, des toutes petites entreprises qui ont besoin d’un crédit jusqu’aux multinationales dans lesquelles elles placent leurs capitaux. Le capital financier met en réseau tous les secteurs. Même s’il existe d’innombrables entreprises de toute taille, formellement indépendantes, l’économie est au bout du compte contrôlée par un grand capital puissant, au sommet duquel on trouve un nombre réduit de grands bourgeois. Certains appartiennent à des familles qui ont une longue histoire, comme les Peugeot en France ou les Rockfeller aux États-Unis, et d’autres ont émergé plus récemment, comme Jeff Bezos ou Bill Gates.

Et c’est à eux que rapporte le plus cette concentration du capital. Jeff Bezos ne possède « que » 11 % d’Amazon ; mais le fait que des banques et des fonds d’investissement possèdent le reste de l’entreprise sous forme d’actions lui permet de faire des affaires sur la base d’une capitalisation boursière bien plus élevée, qu’il ne pourrait pas posséder individuellement. Amazon est à ce point rentable parce que c’est un monopole ; mais pour atteindre la taille d’un monopole, il faut plus que la fortune d’un individu, même si c’est l’homme le plus riche du monde. La famille Peugeot ne possède plus 100 % du capital de toutes les entreprises qu’elle contrôle ; elle ne possède qu’une partie du groupe, mais elle contrôle l’utilisation des capitaux de tout le groupe, même ceux qui ne lui appartiennent pas. Ainsi, elle garde le contrôle sur le groupe, sans avoir à assumer tous les investissements avec le seul capital familial, qui de toute façon serait insuffisant.

La dictature du capital financier, c’est donc en réalité, derrière l’anonymat des capitaux, celle de la grande bourgeoisie. Même si cela a changé dans la forme, les banques actuelles ont sur le fond la même fonction qu’au début du capitalisme : en aidant à la circulation et la concentration du capital, elles participent au processus par lequel les capitalistes font grossir ce capital, en passant par l’étape de la production, par lequel le travail des salariés crée la richesse. Ce qui a changé, c’est surtout ce que la classe capitaliste fait de cette plus-value. Aujourd’hui, elle l’utilise beaucoup plus pour des activités financières que pour réinvestir dans la production, dilapidant ainsi en spéculation le produit du travail collectif.

La domination des banques impérialistes sur le monde

Et cette dictature du capital financier s’étend sur toute la planète.

Ce sont toujours les États-Unis qui dominent la finance mondiale. Les banques américaines sont les premières sur le marché de la banque d’investissement. La finance américaine a des ramifications dans le monde entier à travers des participations dans les entreprises sur tous les continents. Sa puissance se traduit par la domination de sa monnaie, le dollar : 40 % des échanges dans le monde se font dans cette monnaie ; les États du monde entier ont des réserves en dollars. Des centaines de banques non américaines dans le monde ont des activités en dollars. Cela les rend d’ailleurs dépendantes des décisions des autorités des États-Unis : la BNP a dû accepter de payer une amende de près de 9 milliards de dollars pour avoir enfreint les embargos américains contre Cuba, l’Iran et le Soudan, auxquels les USA avaient interdit les transactions en dollars ! Elle a payé, car elle ne peut pas se permettre d’être exclue du marché financier américain : les deux plus grandes Bourses mondiales, et de très loin, sont américaines.

Pourtant, si on regarde le classement des banques mondiales, on constate que les quatre premières, en taille, sont chinoises. Cela fait dire à certains journalistes que les capitaux chinois détrônent ceux des pays impérialistes. On en est loin.

D’abord, la taille des banques chinoises est surtout liée à la taille du marché de ce pays qui compte 1,4 milliard d’habitants. En 2016, la plus grande banque du pays, ICBC, réalisait plus de 90 % de ses bénéfices en Chine.

Dans les vieux pays capitalistes, les grandes banques se sont formées par un processus de concentration ; en Chine, la concentration a été créée par l’État chinois suite à la révolution maoïste. Et leur développement récent reste complètement lié à la politique de l’État chinois et à l’ouverture du pays aux capitaux étrangers depuis les années 1980.

La taille des banques chinoises reflète aussi l’endettement de l’économie chinoise, surtout depuis la crise de 2008 : la croissance se poursuit, mais largement à crédit. Les banques sont d’abord les créancières de l’économie chinoise, où se développent des bulles spéculatives, en particulier dans l’immobilier. Actuellement, un promoteur immobilier géant, Evergrande, est au bord de la faillite ; il a accumulé une dette gigantesque et pourrait entraîner dans sa chute les banques qui lui ont prêté de l’argent. Pour l’instant, l’État chinois intervient financièrement pour éviter cette faillite, de même qu’il a déjà plusieurs fois renfloué les banques chinoises qui avaient accumulé des créances fragiles. Mais cet endettement est une illustration du caractère spéculatif de l’économie chinoise, qui n’échappe pas au ralentissement mondial de la rentabilité des investissements productifs.

Les banques chinoises ont certes une puissance financière importante sur le marché international, mais en position secondaire. Les investissements de la Chine, destinés à tenter de limiter sa dépendance aux marchés des pays impérialistes, sont cantonnés aux secteurs qui n’intéressent plus les capitaux de ces mêmes pays. Ainsi, l’Afrique n’est plus que le sixième client de la France ; mais ce n’est pas parce que la Chine a chassé la France, c’est parce que les entreprises françaises se sont relativement désengagées. Par exemple, Bolloré envisage de vendre sa filière logistique africaine, qui lui a rapporté des sommes colossales pendant trente ans ; il est possible qu’une partie des ports et terminaux à conteneurs de Bolloré soient demain vendus à des groupes chinois. Mais c’est parce que Bolloré, aujourd’hui, gagne beaucoup plus avec sa filiale Vivendi, dans le secteur des médias, que dans les activités industrielles. De même, si la Chine prête à l’Iran, ce n’est pas parce qu’elle en a chassé les États-Unis, mais parce que ceux-ci imposent un embargo à ce pays. Ce ne sont pas les banques chinoises qui dirigent le monde, mais bien toujours celles des grandes puissances impérialistes !

Cette domination s’exprime aussi par la domination sur les systèmes bancaires des pays pauvres.

En Côte d’Ivoire, la Société générale reste la première banque avec 19 % de part de marché. La BNP y est aussi présente, ainsi que le géant américain Citygroup. Il y a certes des banques ivoiriennes, par exemple Coris Bank, au sujet de laquelle un cadre de la SG déclarait en 2019 : « Nos standards internationaux ne nous permettent pas de cibler le type de clientèle que finance Coris Bank dans la région ». En termes polis, cela signifie que Coris Bank fait des prêts risqués à des tout petits entrepreneurs ivoiriens, à des taux très élevés, pariant sur le fait que les remboursements des uns compenseront les défaillances des autres, prêts que ne pratiquent pas les grandes banques comme la Société générale.

En taille, les banques africaines sont bien loin des banques des pays impérialistes : Ecobank, la plus grande banque africaine indépendante, basée à Lomé au Togo, est 50 fois plus petite que la BNP ! On parle bien de la plus grande.

Il va sans dire que les banques des pays dits démocratiques ne voient aucun problème à travailler en bonne entente avec les dictateurs les plus sanguinaires. Comme l’a déclaré un cadre de la BNP au sujet du Soudan, où la banque se chargeait discrètement d’aider le dictateur Omar El Bechir à écouler son pétrole et à acheter des armes, : « Si une banque commence à arrêter de travailler avec un pays parce qu’il y a des problèmes avec les droits de l’homme, alors elle ne travaille plus avec grand monde. »

Des capitalistes africains peuvent s’enrichir dans la banque, et les banquiers locaux qui imposent des taux usuraires ont de quoi susciter la haine de ceux qui sont obligés de s’endetter pour survivre. Mais l’essentiel du système bancaire de l’Afrique reste entre les mains des actionnaires des grandes banques des pays impérialistes. À des degrés divers et sous des formes qui reflètent l’histoire de chaque région, c’est le cas dans l’ensemble des pays sous-développés.

La dette publique aujourd’hui

La domination des banques des pays riches prend une forme encore plus directe : les prêts aux États. Ils sont plus vieux que le capitalisme, mais ne font qu’augmenter : ces quinze dernières années, la dette des pays les plus pauvres du monde a été multipliée par deux et demi !

Dans beaucoup de pays, le remboursement de la dette pèse plus dans le budget public que la santé ou l’éducation. Ces prêts sont parfois simplement indispensables pour rembourser les dettes déjà accumulées : c’est un puits sans fond. Et c’est la population des pays pauvres qui paie au quotidien les intérêts des banquiers, par les impôts, par le manque d’investissement dans les services utiles.

Ces pays sont endettés auprès de deux types d’institutions. D’une part, des organismes publics, comme la Banque mondiale et le FMI, institutions dites internationales mais en réalité représentantes directes des intérêts des pays impérialistes. Et d’autre part, des banques commerciales et des acteurs privés, tels que des fonds d’investissement. Ces dernières années, c’est la part de ces créanciers privés qui augmente. C’est pour assurer qu’ils toucheront leurs intérêts en priorité que, pendant la crise du Covid en 2020, le FMI et la Banque mondiale ont annoncé la suspension d’une partie de la dette de 77 pays. En réalité, ils ont simplement reporté certaines échéances et suspendu uniquement les remboursements des créanciers publics… pour que les créanciers privés soient remboursés.

Cette dette prend la forme de prêts directs. Mais il y a aussi ce qu’on appelle les obligations souveraines. Les obligations, ce sont des produits financiers qui donnent droit à un intérêt fixe versé tous les ans ; c’est une autre forme d’emprunt que le crédit direct. Pour émettre ces obligations, les États ont besoin des banques, dont c’est le métier. Elles prennent une commission pour cela. Le montant des commissions perçues par les banques pour cette activité est d’ailleurs tenu secret.

Le montant des intérêts que l’État emprunteur doit verser aux propriétaires des obligations est variable. Ils est d’autant plus élevé que le pays est susceptible de ne pas rembourser : cela s’appelle le « prix du risque ». Dit plus clairement, cela revient à enfoncer la tête sous l’eau de quelqu’un qui est déjà en train de se noyer. Par exemple, le taux d’intérêt annuel des obligations souveraines du Cameroun atteint 9,5 %. Pour comparaison, celui des obligations d’État de la France est inférieur à 1 %. Cela revient à prêter presque gratuitement aux riches, et à imposer des taux d’intérêt écrasants aux pauvres.

Mais ce n’est pas tout. Ces obligations peuvent être achetées et revendues en permanence et leur prix peut varier sur le marché financier : en fait, on peut spéculer sur la dette des États en achetant des obligations aujourd’hui pour les revendre plus cher demain. On peut aussi spéculer sur des produits d’assurance sur cette dette, produits créés par les banques.

Le marché de la dette rapporte donc aux banques non seulement parce que les États leur paient des intérêts, mais aussi parce qu’elles transforment cette dette en produits financiers rentables.

Et ainsi, régulièrement, des États se retrouvent en faillite ou quasi-faillite, et pas seulement les plus pauvres : le Mexique au début des années 1980, l’Argentine, en particulier en 2001, la Grèce en 2015, et bien d’autres. À chaque fois, les institutions financières internationales, porte-parole des intérêts impérialistes, imposent des plans d’austérité en échange de nouveaux prêts ou, parfois, de la suspension d’une partie de la dette lorsque, de toute façon, elle est impossible à recouvrer. Mais les conséquences sur la population sont toujours dramatiques. En Grèce, bien des rues sont devenues des rues fantômes, avec des commerces fermés et des familles expulsées de leur logement et contraintes de dormir dehors. Baisse des salaires, de 20 % en quelques années, baisse des retraites, fermetures d’hôpitaux, délabrement des écoles… la crise de la dette a été une catastrophe qui a fait brutalement reculer les conditions de vie de la population.

En Grèce, comme en Argentine auparavant et au Liban tout récemment, dès l’instant où la crise a éclaté, les banques ont bloqué les dépôts de la population en restreignant les retraits d’argent. Personne ne pouvait retirer plus de 60 € par jour et il fallait faire une longue attente devant les distributeurs pour espérer récupérer quelques billets. Dans des pays où une grande partie des paiements se fait en liquide, ne pas avoir accès à des billets de banque est une condamnation à la misère : même ceux qui ont quelques économies se retrouvent de fait sans ressources.

La dette étrangle les pays pauvres au quotidien, et plonge régulièrement des pays entiers dans le chaos. Cela pousse des associations à réclamer l’abolition de la dette des pays pauvres.

Ce serait la moindre des choses que de faire passer la survie de la population avant les intérêts des banquiers. Mais cet objectif est un leurre.

Déjà, il faudrait pour cela plus qu’une mobilisation puissante. Les banques des pays impérialistes ont leurs États de leur côté, et elles tiennent réellement entre leurs mains l’économie des pays endettés. En Grèce, en 2015, un candidat de gauche, Tsipras, avait été élu en promettant qu’il renégocierait la dette ; il a dû se coucher devant les exigences des banques, et il a finalement fait comme les gouvernements précédents : imposer des baisses de salaire et des coupes dans tous les services utiles à la population, pour rembourser la dette. Ceux qui promettent qu’ils feront reculer les banques par des négociations mentent, et préparent les trahisons de demain.

Il a fallu une révolution, en octobre 1917, pour que la dette contractée par le tsar de Russie auprès des banques européennes soit annulée ! Le seul parti, dans l’histoire, qui soit allé jusqu’au bout de la contestation de la dette, c’est le Parti bolchevique, un parti communiste, révolutionnaire, qui militait pour que les travailleurs prennent le pouvoir. Et si cette révocation de la dette a été possible, c’est parce que cette révolution est allée jusqu’à la prise du pouvoir par les travailleurs ; c’est parce que la révolution avait enlevé aux pays impérialistes leur contrôle sur toute l’économie russe, et les moyens de pression dont ils disposent en temps normal.

De toute façon, annuler les dettes dans le cadre de l’économie capitaliste, si tant est que ce soit possible, ne résoudrait pas le problème de fond. Ce qui fait que les pays pauvres doivent s’endetter, c’est qu’ils sont dépendants du marché mondial, dominé par les pays impérialistes. On peut annuler la dette de la Côte d’Ivoire, mais cela ne changera rien au fait que son économie dépend des cours mondiaux des matières premières agricoles qu’elle exporte, parce que l’impérialisme français l’a spécialisée dans ces productions.

Si la vente de ces matières premières ne lui rapporte pas assez, elle doit emprunter pour acheter sur le marché mondial, aux prix imposés par les pays riches, tout ce qu’elle ne produit pas elle-même, le carburant, le riz, les médicaments. Voilà pourquoi annuler la dette – même si ce serait la moindre des choses – ne permettrait pas en soi aux pays pauvres de sortir de la pauvreté.

Et puis, si la dette des pays pauvres les étouffe, celle des pays riches est elle aussi une lourde ponction sur leur richesse sociale. La dette publique française, aujourd’hui, est supérieure au PIB annuel de la France. Celle des États-Unis a dépassé 28 000 milliards de dollars. Tous les États du monde vivent à crédit, et sont donc dépendants des marchés financiers en général, et des banques en particulier.

À travers la dette, le grand capital contrôle en réalité les États, les pauvres comme les riches. Dans les pays impérialistes comme en France, c’est une ponction des actionnaires des banques sur le budget de l’État à travers les intérêts de la dette. Dans les pays pauvres, le chantage à la dette est une dictature bien plus féroce, qui réduit des milliards d’hommes et de femmes à la misère. Mais ce n’est qu’une conséquence de l’existence même de ces capitaux privés qui font la loi. L’annulation de la dette ne changerait rien au pouvoir que donne la propriété de ces capitaux. La seule perspective, c’est de mettre fin à ce pouvoir, c’est d’exproprier ces groupes bancaires et tous ceux qui vivent de la dette publique, fonds d’investissement et autres sociétés financières !

Les banques et l'argent des classes populaires

Se débarrasser de son banquier, bien des travailleurs en rêvent. Car une particularité des banques est de rassembler aussi l’argent des classes non capitalistes. Elles ont commencé à le faire dès le 19e siècle, à travers les banques de dépôt, celles où nous avons tous un compte. Le fondateur du Crédit lyonnais disait : « M. Tout le Monde est plus riche que M. de Rothschild. » L’obligation d’utiliser leurs services met l’ensemble de la population, y compris les travailleurs, sous la domination des banques.

Aujourd’hui, les activités financières rapportent plus aux banques que la gestion des dépôts. En France, les dépôts ne représentent plus qu’environ 25 % du bilan des banques, contre plus de 70 % au début des années 1980. Mais la gestion de l’argent des dépôts reste une source de profits, à travers la vente forcée de produits bancaires (les « packs » avec plein d’options qu’on n’utilise pas) ou les agios (entre 6 et 7 milliards d’euros par an rien qu’à l’échelle de la France). C’est un racket permanent, et plus on est pauvre, plus la banque prélève des frais.

Les dépôts des particuliers ne sont pas pour autant protégés. L’État français prétend qu’ils sont garantis jusqu’à 100 000 euros en cas de faillite de la banque, mais le fonds qui est censé intervenir dans ce cas-là n’a qu’une réserve d’un peu plus de 5 milliards d’euros, pour des dépôts d’un montant total de 2 890 milliards d’euros. On est bien loin du compte !

Les classes populaires sont aussi un marché pour les banques qui contrôlent une grande partie du crédit à la consommation. À défaut de disposer d’un marché solvable suffisant, du fait des bas salaires et du chômage de masse, les capitalistes cherchent depuis longtemps à l’élargir artificiellement en prêtant aux classes populaires de quoi acheter leurs marchandises. C’est particulièrement le cas pour le marché immobilier : rares sont les familles ouvrières qui peuvent acheter leur logement en une seule fois, et les banques et sociétés de prêt ont ainsi un marché captif, qui représente des sommes énormes.

Les banques au coeur des crises du capitalisme financiarisé

Ainsi, à l’échelle du monde entier, à travers toutes leurs activités, prêts aux entreprises, aux États, gestion des comptes courants, prêts aux particuliers, etc., les banques sont au cœur de l’économie capitaliste, et donc de ses crises qui plongent des populations entières dans la misère.

La plus récente, c’est la crise des subprimes en 2008. Les subprimes sont des prêts à taux plus élevés que le taux normal. Les banques américaines en ont octroyé en masse à des particuliers à faible revenu, surtout au Royaume-Uni et aux États-Unis. Elles ont poussé des gens à emprunter avec des taux bas au départ, mais qui augmentaient d’année en année. Pour éviter de faire les frais d’éventuels impayés, les banques ont vendu une partie de ces créances sous forme de produits financiers complexes. Cela a formé une bulle spéculative qui a fini par éclater quand les emprunteurs, les particuliers à qui on avait placé ce type de prêt immobilier, ont été trop nombreux à ne plus pouvoir rembourser. L’interpénétration entre tous les secteurs de l’économie, et le fait que ces produits financiers toxiques soient disséminés un peu partout, a étendu la crise à toute la finance mondiale ; en septembre 2008, le système bancaire mondial a été au bord de l’arrêt cardiaque.

La faillite d’une grande banque américaine, Lehman Brothers, a provoqué un début de panique générale. Les États alors sont venus à la rescousse pour renflouer le système bancaire, en évitant à toutes les autres banques de s’effondrer, en les soutenant financièrement. Aux États-Unis, en Europe, des milliers de milliards de dollars ou d’euros ont été déversés pour les sauver !

Les banques ont été sauvées, pas la population. Des millions d’Américains ont été expulsés de leur logement, et la crise financière a entraîné des hausses de prix des matières premières agricoles, condamnant à la famine des centaines de millions de gens dans le monde. Le fait que les banques organisent le financement de toute l’économie fait qu’une crise bancaire a forcément des répercussions sur tous les secteurs, s’étend forcément au secteur productif.

Après cette crise, les banques ont été pointées du doigt comme responsables. Jusqu’à Sarkozy qui ne jurait que par la régulation des banques ! Et il est vrai que les États bourgeois ont mis en place des structures de contrôle du système bancaire. Mais aucune de ces mesures n’a jamais été contraire aux intérêts des capitalistes, et elles ne peuvent pas permettre d’éviter de prochaines crises.

Le pseudo-contrôle des banques par les institutions bourgeoises

L’encadrement des banques n’est d’ailleurs pas quelque chose d’inédit dans l’histoire du capitalisme. Déjà après la crise de 1929, par exemple, l’État américain avait imposé une séparation entre les banques de dépôt et les banques d’affaires, pour éviter la contamination des crises d’un secteur à l’autre.

En France, les banques de dépôt ont été nationalisées deux fois : en 1945 par de Gaulle, pour que l’État puisse contrôler le crédit et organiser la reconstruction d’une économie détruite par la guerre, ce que les capitalistes étaient bien incapables de faire sans intervention étatique ; puis en 1981, quand le gouvernement d’Union de la gauche a nationalisé les principales banques du pays, en même temps que plusieurs groupes industriels. À cette époque, la gauche prétendait utiliser ainsi le crédit public pour développer l’industrie. En réalité, elle s’est chargée à la place des patrons de licencier en masse dans les secteurs en déclin, la sidérurgie en particulier. Et toute sa politique a consisté à utiliser le budget de l’État pour faciliter la réalisation des profits capitalistes. Non seulement les actionnaires des banques n’ont rien perdu à ces nationalisations, puisque leurs participations ont été rachetées à bon prix ; mais le fait que les banques étaient devenues propriété publique n’a rien changé à leur rôle économique. Leur fonctionnement est resté identique, et l’État les a rendues au privé quelques années plus tard, plus rentables – la première privatisation ayant eu lieu dès 1987 (la Société générale).

Il n’est donc pas nouveau que l’État intervienne dans le système bancaire. Mais depuis les années 1980, cette intervention s’est encore renforcée. D’un côté, pour faciliter les activités financières, tous les États ont libéralisé le système bancaire. En France, une loi bancaire en 1984 – sous la gauche ! – a créé ce qu’on appelle la « banque universelle » : pour faciliter la spéculation, elle a fait sauter les derniers verrous qui séparaient les banques de dépôt des banques d’affaires.

D’un autre côté, l’augmentation de la spéculation financière a rendu le système plus instable. En effet, les banques étant toutes dans une concurrence féroce, elles se font la guerre pour la domination des marchés financiers, ce qui aggrave encore les phénomènes spéculatifs. Les dirigeants des grandes banques et les États sont face à une contradiction : il faut que le capital circule en toute liberté, mais il faut aussi essayer d’éviter les crises qui font s’effondrer tout le système.

Cela explique que la régulation bancaire se soit développée depuis une quarantaine d’années, parallèlement à la libéralisation du secteur financier. En 1988, les banques centrales des pays les plus riches du monde ont ainsi créé un comité de régulation, le comité de Bâle. Son objectif est de définir des règles communes entre des banques qui sont en concurrence, et d’essayer de limiter les pratiques spéculatives qui risquent de provoquer des crises financières.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela ne fonctionne pas. Nous en sommes actuellement à Bâle III, règlement élaboré après la crise de 2008. Les précédents règlements n’avaient rien empêché, mais après 2008, on allait voir ce qu’on allait voir ! Bâle III allait mettre un coup d’arrêt aux spéculations bancaires ! Concrètement, les banques ont dû surtout renforcer leurs fonds propres, c’est-à-dire avoir davantage de trésorerie pour tenir le coup en cas de crise ; aux règlements de Bâle se sont ajoutés des règlements régionaux ou nationaux ; les bilans des banques sont scrutés de près par des « régulateurs ». Elles doivent remettre des rapports détaillés sur toutes leurs activités. Tout cela occupe des heures de débats dans les Parlements, les banques ont des départements entiers consacrés à élaborer les dossiers qu’elles soumettent aux régulateurs.

Mais le résultat, c’est que les banques doivent posséder, dans leurs fonds propres, leurs réserves en quelque sorte, moins de 10 % des sommes qu’elles placent, pas plus. Cela leur laisse donc une belle marge pour continuer à spéculer !

Et de fait, ce léger renforcement du contrôle n’a jamais empêché les banques de participer à la folie spéculative. En 2012, après la crise de 2008 donc, un trader de la banque JP Morgan à Londres avait engagé 100 milliards de dollars dans des produits financiers complexes. Ils ont appelé ça « la baleine de Londres ». La banque y a perdu plus de 6 milliards. Et c’était après que les dirigeants des banques avaient juré que les banques allaient devenir raisonnables, avaient tiré les leçons de la crise de 2008…

À chaque scandale, les banques prétendent qu’il s’agit de dérives individuelles de traders rendus fous par la spéculation. En réalité, tant que ça rapporte, elles encouragent ces pratiques : Jérôme Kerviel, un trader de la Société générale qui avait placé à lui seul des sommes supérieures aux réserves de la banque, avait gagné un bonus de 300 000 euros pour ses performances, en plus de son salaire déjà mirobolant ! Ses spéculations ont fini par poser un problème à la Société générale. Elle s’en est débarrassée en 2008, mais jusque-là il ne recevait que des félicitations. Et les banques développent de plus en plus des techniques de spéculation automatisées. Des ordinateurs échangent les produits financiers à la vitesse de la lumière ; on est loin du trader isolé qui perd le contact avec la réalité…

Une autre façon qu’ont les banques de participer aux activités financières les plus rentables est ce qu’on appelle le shadow banking, la banque de l’ombre. En fait, elle n’est pas du tout dans l’ombre. Le principe, c’est que des sociétés financières, qui ne sont pas des banques au sens juridique, et ne sont donc pas soumises aux mêmes règles, ont une activité de crédit, ce qui normalement est le métier des banques. Cela passe par des montages financiers complexes, mais dont les banques elles-mêmes sont souvent à l’origine. Elles peuvent ainsi investir plus de capital que si elles ne faisaient que du crédit traditionnel, et donc contourner le taux de fonds propres qui leur est imposé. Les subprimes, par exemple, relèvent en partie du shadow banking. Ce n’est pas illégal : ce sont des montages financiers qui permettent de démultiplier les activités spéculatives sans contrevenir à la législation bancaire. À la fin, le résultat est le même : l’inflation de produits financiers qui ne reposent sur rien, et la formation de bulles spéculatives qui finissent toujours par éclater.

En fait, toute nouvelle réglementation est suivie de l’invention du moyen de la contourner. De fait, depuis 2008, le système bancaire n’a fondamentalement pas changé. Un exemple récent montre comment il pourrait s’effondrer aussi brutalement qu’à cette époque. En avril 2021, un fonds d’investissement, Archegos, a fait faillite ; à l’échelle de la finance actuelle, c’est un petit fonds familial qui empruntait à des banques pour investir dans des produits financiers. En contrepartie de ces prêts, il devait déposer à la banque des actions des entreprises dans lesquelles il avait investi. Archegos a multiplié les emprunts jusqu’à investir 50 milliards de dollars, en ayant un capital de 4 milliards. Mais le cours des actions déposées en contrepartie a commencé à baisser. Du coup, les banques ont vendu précipitamment ces actions, et ont subi des pertes brutales (après avoir beaucoup gagné, bien sûr). Cette fois-ci, c’était un petit fonds, et seules quelques banques ont été touchées. Mais il suffirait de quelques Archegos pour faire s’effondrer le système bancaire mondial.

Après cette affaire Archegos, les régulateurs ont déclaré qu’il y avait des trous dans la raquette de la réglementation bancaire. Mais il y aura toujours des trous dans la raquette, et d’abord parce que les réglementations en prévoient, et des gros. La loi bancaire française de 2013, par exemple, prétendait séparer les activités « utiles au financement de l’économie » de celles jugées « spéculatives ». Les activités spéculatives devaient être cantonnées dans une filiale spéciale. Mais qui a été chargé de définir l’utilité d’une opération ? Les banques elles-mêmes. De fait, les activités à filialiser ont représenté moins de 1 % des activités bancaires.

En réalité, les banques font à peu près ce qu’elles veulent. Leurs dirigeants sont intimement liés à l’État, et les allers-retours entre les ministères et les grandes banques sont extrêmement fréquents, ainsi que les relations d’amitié, de copinage, voire de corruption. Sous Sarkozy, le PDG de la BNP, Michel Pébereau, était invité à dîner à l’Élysée toutes les deux-trois semaines. Hollande, président socialiste, celui qui, candidat, avait désigné la finance comme son ennemi, a nommé l’ancien banquier Macron au ministère de l’Économie. Que le gouvernement soit de droite ou de gauche, les banquiers ont l’oreille du pouvoir, quand ils n’y sont pas directement, et cela ne date pas de l’élection de Macron à la présidence !

Régulièrement, des enquêtes de journalistes expliquent comment les grandes banques européennes gardent des filiales dans des paradis fiscaux pour contourner la législation fiscale, ou les mécanismes par lesquels elles aident leurs clients à sous-déclarer leurs revenus aux services fiscaux. Panama Papers, CumEx Files, on ne compte plus les révélations. Mais c’est un secret de polichinelle : l’État sait parfaitement que les banques organisent l’évasion fiscale, et depuis toujours. Seules les méthodes changent. L’État les laisse consciemment se jouer de ses propres services fiscaux.

Les banques peuvent aussi compter sur le secret bancaire pour masquer leurs activités aux yeux de la population. Le secret bancaire interdit de diffuser au public l’existence même d’un compte et sa nature, l’identité des titulaires d’un compte, son solde, la location d’un compartiment de coffre-fort, les opérations financières, la composition des organes dirigeants des entreprises clientes. Bref, silence dans les rangs ! Les salariés qui le feraient risquent une lourde amende, voire de la prison. Et les journalistes qui essaient de faire la lumière sur certaines pratiques sont poursuivis en justice, menacés. En 2009, l’un d’entre eux, Denis Robert, révélait un des systèmes par lesquels les banques européennes exfiltraient des capitaux vers des paradis fiscaux ; il a dû faire face à plus de 60 procès et ses livres ont été interdits de publication pendant dix ans, sous peine de poursuites ! Et tout cela, au nom du secret bancaire.

Et de toute façon, même quand les banques doivent respecter quelques règles et rendre quelques comptes à l’État, ces toutes petites contraintes ne pèsent rien par rapport à ce que rapporte l’activité financière aujourd’hui. Le capital cherchera toujours une rentabilité maximale : c’est sa raison d’être, et l’inventivité des banques en matière de produits financiers est inépuisable. Les États ne sont pas là pour les en empêcher. D’un côté ils prétendent réguler, et de l’autre, ils donnent des signaux qui reviennent à dire aux banques de continuer leurs affaires tranquillement. En effet, les grandes banques sont considérées par les milieux bancaires et étatiques comme too big to fail, trop grosses pour tomber : leur faillite serait si catastrophique pour l’économie que l’État vient toujours à leur rescousse. Or, comme la concentration bancaire ne fait que s’accentuer, il y a de plus en plus de too big to fail. Ces banques dites systémiques sont listées tous les ans par les autorités de régulation. En France, c’est le cas des six plus grandes banques. Elles doivent avoir un « coussin » supplémentaire en fonds propres. Ce « taux de coussin » dépend des banques ; le plus élevé est celui de la BNP, 1,5 %… bien trop mince pour amortir une chute brutale !

Mais le message est clair : les banques peuvent prendre des risques : du fait de leur position dominante, les pouvoirs publics viendront toujours à leur rescousse.

Banques centrales et contrôle de la monnaie

Certains dirigeants du capitalisme sont conscients de la maladie de leur système, des risques créés par l’inflation des activités purement financières. Un ancien banquier, Jean-Michel Naulot, actuellement membre de l’Autorité des marchés financiers censée faire appliquer la réglementation bancaire, compare la finance mondiale à une « énorme centrale nucléaire bâtie en dehors de toute norme de sécurité ». Les dirigeants du système voudraient éviter les prochaines crises. Mais ils en sont incapables et, pire, tout ce qu’ils font ne fait qu’aggraver la maladie, en particulier à travers la politique des banques centrales.

L’existence de banques spéciales, dites banques centrales, est historiquement liée à la nécessité de contrôler l’émission de monnaie. Leur mission est d’éviter que les banques commerciales ne créent trop de monnaie. En effet, chaque banque qui accorde plus de crédit qu’elle n’a de réserves crée de la monnaie ; si chacune fait cela dans son coin, cela crée des déséquilibres, une surproduction monétaire qui risque de provoquer des crises.

L’existence des banques centrales est censée répondre à un autre problème qui se pose aux capitalistes : l’industrie capitaliste s’est développée à l’échelle mondiale, mais la bourgeoisie a toujours eu une base nationale. Chaque pays a donc sa monnaie, mais il faut que ces monnaies permettent des échanges de marchandises sur un marché international. On doit savoir par exemple combien de livres sterling britanniques il faut pour acheter des produits vendus en dollars américains. Dans ces échanges internationaux, la valeur des différentes monnaies détermine le prix auquel les capitalistes de différents pays s’échangent des marchandises. Il est donc vital, pour les capitalistes qui font des échanges internationaux, d’avoir une monnaie reconnue par leurs clients et fournisseurs dans le monde.

La quantité de monnaie en circulation est donc un élément important pour le bon fonctionnement du système capitaliste dans son ensemble et c’est pourquoi les États sont intervenus pour essayer de la réguler à travers les banques centrales, avec des méthodes différentes selon les époques.

Ainsi, aux États-Unis, la banque centrale, la Fed (Federal Reserve - Réserve fédérale), a été fondée en 1913, quelques années après une crise qui avait conduit à la faillite de plusieurs centaines de banques et qui était liée à l’émission anarchique de monnaie. La Fed est dirigée à la fois par des administrateurs nommés par l’État, et par des représentants des plus grandes banques ; elle reverse ses profits au gouvernement fédéral, après la ponction d’un dividende de 6 % par les banques qui en sont membres.

La Fed est censée être indépendante du pouvoir politique. En fait, son fonctionnement lui permet à la fois de garder une certaine liberté de manœuvre par rapport aux enjeux électoraux des politiciens, et d’associer directement les banquiers au pouvoir.

On a bien vu ce jeu d’acteurs pendant la présidence de Trump. Celui-ci a pu se permettre de tempêter sur Twitter contre la Fed, prétendant qu’elle refusait de lui obéir au doigt et à l’œil et qu’elle était responsable de la faible croissance de l’économie américaine. Dans un tweet, il a par exemple écrit : « Le seul problème de notre économie, c’est la Fed. » Dans un autre, il demande si le pire ennemi de l’Amérique est le président de la Fed, ou le président chinois. Tout cela, c’était du cinéma : la Fed a maintenu sa politique favorable aux grands capitalistes américains, tandis que Trump pouvait étaler sa démagogie sans danger pour les banquiers.

En réalité, tout ce beau monde travaille pour les mêmes intérêts. Le président de la Fed, sous Trump et encore aujourd’hui, Jerom Powell, est un ancien banquier d’affaires, qui a fait un passage dans l’administration de Bush au début années 1990 avant de repartir dans le privé. C’est Trump lui-même qui l’avait nommé. Son ministre des Finances était un ancien cadre de Goldman Sachs, dont les dirigeants font partie des dirigeants de la Fed.

Entre les dirigeants de l’État et ceux des grandes banques membres de la Fed, il y a plus que des recoupements : c’est le même milieu de gestionnaires du capitalisme.

Ce n’est pas vrai qu’aux États-Unis, bien sûr. En Europe, il existe une banque centrale beaucoup plus récente que les autres : la Banque centrale européenne (BCE), créée pour gérer l’euro, la monnaie commune. Sa particularité est qu’elle n’est pas liée à un État, mais à un groupe d’États.

La BCE est la propriété des banques nationales européennes, qui sont ses actionnaires ; la Banque de France en possède 20 %. Ses dirigeants sont nommés par les dirigeants des États européens ; en réalité, par un accord entre les dirigeants français et allemands, les deux poids lourds de la zone euro. Comme aux États-Unis, ce sont des proches des grands banquiers : Mario Draghi, qui a été président de la BCE de 2011 à 2019, avait auparavant été vice-président de la banque américaine Goldman Sachs, avant de devenir aujourd’hui le Premier ministre de l’Italie.

La BCE gère une monnaie utilisée dans 19 pays mais, loin des discours sur la solidarité européenne, sa politique est avant tout guidée par les intérêts des capitalistes des plus grandes puissances de l’UE : ainsi, en 2015, au moment de la crise de la dette grecque, la BCE a menacé de suspendre ses prêts aux banques grecques, les condamnant à la fermeture, pour imposer à l’État grec de payer les intérêts dus aux banques allemandes et françaises.

Certains courants politiques, en France, expliquent que la France ne maîtrise plus son économie, car les décisions sont prises à Francfort par la BCE. Mélenchon n’hésite pas à dénoncer le « diktat allemand » sur la BCE. Il a écrit par exemple : « La doctrine politique que l’Allemagne veut imposer partout […] prétend séparer totalement l’économie de la décision des citoyens et faire de la monnaie une vache sacrée autorisée à brouter ce qu’il lui plaît », ajoutant sans rire : « C’est la négation de l’identité républicaine de la France, qui suppose le pouvoir sur toute chose du citoyen. » Dans le même genre nationaliste, des courants souverainistes appellent à rétablir la souveraineté de la Banque de France et à en revenir au franc.

D’abord, c’est mentir que de dire que l’État français est dépossédé de son pouvoir : la France est une des principales puissances européennes, et c’est donc elle, avec l’Allemagne, qui impose ses intérêts aux pays européens moins puissants, et non l’inverse.

Ensuite, la Banque de France existe toujours. Son gouverneur actuel, François Villeroy de Galhau, est un énarque, inspecteur des finances comme la plupart des dirigeants des banques françaises, ancien directeur du cabinet de Strauss-Kahn sous le gouvernement Jospin, et ancien cadre supérieur de la BNP. Il a fait une carrière classique de haut fonctionnaire banquier, comme tous les gouverneurs de la Banque de France, avant comme après l’euro. On ne voit vraiment pas en quoi un tel représentant de la bourgeoisie serait plus soucieux des intérêts des classes populaires si son bureau est à Paris plutôt qu’à Francfort.

Car le fond, c’est qu’aucune banque centrale, ni française ni européenne, n’a jamais été sous le contrôle de la population : la Banque de France a toujours été au service des capitalistes français. Elle a été créée par Napoléon en 1800, au lendemain de la prise du pouvoir politique par la bourgeoisie ; c’était une banque privée, mais qui avait une fonction particulière, elle devait réguler les taux d’escompte, une forme de taux d’intérêt. En 1848, après une crise économique, l’État lui a accordé le monopole de l’émission des billets, mais cela restait toujours une banque privée.

En 1936, le gouvernement de Front Populaire a prétendu la réformer pour mettre fin au pouvoir des gros capitalistes, les 200 familles : cette expression désignait les 200 plus gros actionnaires de la Banque de France. En réalité, il a simplement remplacé ses quinze dirigeants, représentants des plus importants actionnaires de la banque, par des personnalités nommées par le gouvernement. C’est ainsi que Léon Jouhaud, secrétaire général de la CGT, est entré dans le conseil de gestion de la Banque de France.

Sa présence n’a pas changé la nature de cette banque. C’est plutôt la nature des interventions de la CGT qui a changé. La CGT a milité contre l’extension de la grève de juin 1936 aux banques, en expliquant : « La grève, qui est un moyen d’action syndicale dans toutes les autres corporations, est un moyen d’action antisyndicale dans la Banque », car elle risquerait de déstabiliser le gouvernement. La CGT jouait le rôle de gardien de l’ordre capitaliste que les grèves de mai-juin menaçaient et elle y gagnait en échange un strapontin au conseil de gestion de la Banque de France.

L’objectif de la réforme de 1936 n’était pas de contrôler les banquiers, mais de se donner des moyens pour contrôler les crédits et de maintenir le cours du franc à un niveau favorable aux capitalistes français. En fait c’est de Gaulle, pas vraiment connu pour être un ennemi du capitalisme, qui a nationalisé la Banque de France en 1945, car il avait besoin d’outils économiques et financiers pour relancer la production après les destructions de la Deuxième Guerre mondiale.

Entre 1945 et la création de l’euro, en 1999, la Banque de France a mené la politique monétaire et budgétaire qui arrangeait les capitalistes, et qui a varié selon les périodes : contrôle du crédit sous de Gaulle, libéralisation dans les années 1970 et 1980… La population n’a évidemment jamais eu aucun droit de regard ni sur ses comptes, ni sur sa politique.

Prétendre qu’une banque centrale française serait plus soucieuse des travailleurs français qu’une banque centrale européenne, c’est un mensonge qui vise à faire croire qu’il y aurait des intérêts communs entre les banquiers français et les travailleurs français. Ce genre d’idées se termine toujours par des sacrifices pour les travailleurs, sous prétexte de solidarité nationale, et en réalité pour le profit de ceux qui dirigent l’économie, à l’échelle française comme européenne : les capitalistes, et parmi eux, les plus grands.

C’est à leur service que sont toutes les banques centrales. Leur méthode traditionnelle pour intervenir dans l’économie, c’est de fixer des taux d’intérêt. Ces taux dits directeurs se répercutent sur tous les autres crédits. La théorie, c’est que les taux bas encouragent les investissements, puisqu’on peut emprunter à bas coût ; et que des taux élevés limitent les crédits, donc la création de monnaie. Elles sont aussi ce qu’on appelle des prêteurs en dernier ressort : elles ouvrent un compte aux banques commerciales, et leur prêtent de l’argent.

Ces dernières années, les banques centrales interviennent encore plus directement dans l’économie en rachetant de la dette des États et des banques commerciales, et même, depuis la crise du Covid, de la dette des entreprises. Le prétexte est qu’il faudrait soulager les investisseurs de leur dette, pour qu’ils consacrent leur argent à investir dans l’économie, ce qui relancerait la croissance.

Ces interventions sont censées stabiliser le système financier, orienter les investissements… Mais en pratique, les banques centrales offrent ainsi un filet de sécurité aux grandes banques et aux grandes entreprises, qui peuvent se débarrasser d’une partie de leur dette et disposent de financements quasiment illimités. Mais les banques centrales ne maîtrisent pas l’évolution générale de l’économie. Au contraire même : leur politique aggrave le problème qu’elles prétendent résoudre.

Après la crise de 2008, les banques centrales ont sauvé le système bancaire en déversant des milliers de milliards de dollars dans ses caisses. Elles ont donc créé massivement de la monnaie. Concrètement, ce sont d’immenses masses de capitaux, de plus en plus déconnectés de la production réelle, qui se déplacent d’un secteur à un autre pour trouver une rentabilité immédiate.

Actuellement, les taux directeurs sont au plus bas. Pour certains prêts de la BCE aux banques commerciales, les taux sont même négatifs : les banques qui empruntent sous certaines conditions à la BCE ne paient pas d’intérêt, elles en reçoivent ! Mais que font celles-ci de cette masse monétaire, de ces capitaux ? Ce qui rapporte : des placements financiers. Des milliards de gens manquent de tout, de nourriture, de logements, d’écoles, mais ce ne sont pas des investissements rentables ! Alors la politique monétaire aggrave la maladie de l’économie capitaliste financiarisée, d’une économie incapable de répondre aux besoins de l’humanité et qui se dirige vers de nouvelles crises financières. Les appels des dirigeants des banques centrales à l’investissement dans l’économie réelle, à la prudence, à la responsabilité, sont non seulement vains, mais hypocrites. D’où viendra la prochaine bulle spéculative qui explosera, personne ne le sait ; mais tout le monde sait qu’il y en aura une.

Le problème est donc bien plus profond que celui de l’activité des banques. Il est lié à la faible rentabilité des investissements productifs par rapport à celle des activités financières. C’est tout le capitalisme qui est financiarisé. Les banques sont au cœur de cette financiarisation, car c’est justement leur rôle de faire circuler le capital. Mais si on isole les comportements des banques du fonctionnement général du capitalisme, on ne peut pas comprendre le problème ni le combattre.

Pointer les dérives des seules banques a même souvent été un moyen de détourner l’attention des travailleurs du vrai problème. Régulièrement dans l’histoire du capitalisme, les banquiers ont été montrés du doigt comme étant les pires des capitalistes.

Le mensonge le plus grossier, et le plus dangereux, a été la dénonciation des banquiers juifs après la crise de 1929 en Allemagne, mais aussi en France. Ce préjugé, qui associe banquier et juif, est ancien, et il persiste aujourd’hui. Ce n’est bien sûr qu’un préjugé : depuis les débuts du développement du commerce en Europe, à côté de banquiers juifs, il y a de grands banquiers catholiques, comme les Médicis, ou protestants, comme JP Morgan ou Rockefeller aux États-Unis ; dans la grande banque française du 19e siècle, il y a Rothschild, mais aussi Henri Germain, le fondateur du Crédit lyonnais, un catholique, ou Eugène Schneider, un protestant, le premier président de la Société générale. Mais dans les années 1930, dénoncer « la banque juive » et « les Rothschild » plutôt que les capitalistes a été un moyen de détourner la révolte sociale alimentée par la crise de 1929 sur un terrain ne menaçant pas la bourgeoisie. Et, au pouvoir, les nazis ont bien sûr été à plat ventre devant les propriétaires et les actionnaires des banques, comme tous les États bourgeois.

Ce type de raisonnement resurgit régulièrement dans les périodes de crise du capitalisme. Quand ce ne sont pas les Juifs, ce sont les Américains, ou les Chinois, ou Francfort. Mais la dictature de la finance, la dictature des banques, leur irresponsabilité ne sont pas le fait de quelques banquiers cyniques. Cette dictature n’est ni une anomalie ni une excroissance regrettable du capitalisme : c’est son fonctionnement inévitable aujourd’hui.

Les dirigeants des banques sont sans scrupule : spéculateurs, ils jouent avec la richesse produite par les travailleurs du monde entier, comme au casino ; peu leur importe de faire grimper les prix de l’alimentation, de laisser sans ressources des pays entiers, de préparer une nouvelle crise qui plongera encore plus la planète dans la misère et la violence. Mais on ne les empêchera pas de nuire si on ne s’en prend pas au fondement de leur pouvoir, la propriété des capitaux. Pour contrôler les banques, il n’y a qu’une possibilité : rompre avec la dictature du profit, c’est-à-dire mettre fin à la dictature de la classe capitaliste. Et cela, seuls les travailleurs peuvent le faire. Mais cela implique qu’ils prennent le contrôle non seulement des banques, mais de toute l’économie.

Pour contrôler les banques, il faut exproprier les banquiers !

À toutes les étapes de l’activité bancaire, des travailleurs interviennent. Le développement des banques les a transformées en établissements gigantesques : rien qu’en France, plus de 350 000 salariés font tourner les banques : secrétaires, guichetiers, comptables, informaticiens. Ils ouvrent et ferment les comptes, préparent les dossiers de crédit, vérifient les bilans. À eux tous, ils ont une connaissance formidable de l’économie.

Aujourd’hui, comme les banques sont en concurrence les unes avec les autres, cette connaissance est partielle. Et bien sûr toute cette machinerie bancaire est au service du profit. Mais si les travailleurs mettent en commun tout ce qu’ils savent, tout ce qu’ils font, ils ont en réalité déjà des moyens de recensement, de gestion et d’organisation de la production extrêmement sophistiqués et efficaces. Parce qu’elles les financent, les banques savent ce que les entreprises de toute taille produisent, et comment. Pour le moindre crédit, une petite entreprise doit expliquer sa stratégie : en d’autres termes, la banque connaît les capacités de production, les liens commerciaux et financiers entre les entreprises, leurs contraintes techniques, leurs délais de production.

C’est vrai pour les entreprises, et pour la population : à travers leurs moyens de paiement dématérialisés, comme les cartes bancaires, les banques savent qui achète quoi, où, et quand ; elles savent acheminer les pièces et les billets nécessaires aux échanges quotidiens – dans les pays riches car, là où il n’y a pas de marché solvable, les banques n’ont pas développé de réseau bancaire. Un documentaire d’Arte, Itinéraire d’un salaire, montre la complexité du versement des salaires dans les régions isolées de la République du Congo aujourd’hui : les employés de banque partent en 4 x 4, accompagnés d’hommes armés, avec des valises de billets, et les employés de l’État, pour toucher leur salaire, doivent parfois faire plusieurs jours de route chaque mois. On leur donne des grosses coupures, difficiles à utiliser pour les petits achats, parce que l’État n’émet pas de petites coupures en quantité suffisante. Dans les pays riches, les banques savent depuis longtemps résoudre ce casse-tête de la distribution des moyens de paiement.

Mais, pour mettre ces techniques à la disposition de tous, il faut en enlever la propriété aux banquiers. Toute cette connaissance, toute cette capacité d’organisation, tout ce réseau créé par les banques, pourrait être la base d’une organisation consciente de la production. Mais pas tant qu’elles sont aux mains des capitalistes. Entre les mains des travailleurs, toutes ces technologies permettraient de recenser les besoins, les stocks de tel ou tel produit, d’ajuster la production et les livraisons, d’orienter les ressources vers les secteurs utiles et qui en ont besoin.

Dans les années 1860 déjà, Marx écrivait : « Les banques créent, à l’échelle sociale, la forme, mais seulement la forme, d’une comptabilité et d’une répartition générales des moyens de production. » Pour que ne soit pas seulement une forme, mais une réelle organisation de la production, la condition, c’est que les travailleurs aient le pouvoir. Tant que les banques sont dirigées par les capitalistes, par la grande bourgeoisie internationale, elles ne peuvent qu’être au service du capital. La seule façon de pouvoir utiliser dans l’intérêt de tous les techniques qu’elles ont développées, c’est d’exproprier les capitalistes qui les possèdent. En premier lieu on mettrait ainsi fin à la concurrence entre les banques, on les unifierait en un organisme unique, qui fournirait l’ossature de la planification nécessaire pour répondre aux besoins de tous. Et cela implique d’exproprier l’ensemble de la classe capitaliste.

C’est ce qu’on fait les travailleurs en Russie en octobre 1917. Mais dans ce pays, les structures capitalistes étaient très retardataires. L’économie russe reposait encore très largement sur la petite production individuelle, notamment dans l’agriculture ; l’industrie, les chemins de fer, l’électrification, étaient presque inexistantes dans de nombreuses régions du pays. Le système bancaire était lui aussi très peu développé en dehors des grandes villes.

Les dirigeants du Parti bolchevique, Lénine et Trotsky en particulier, savaient que la prise du pouvoir par les travailleurs en Russie ne pouvait pas permettre de rattraper ce retard dans les seules frontières du pays. Comme Marx quelques dizaines d’années avant eux, ils étaient conscients qu’une société communiste est devenue possible parce que le capitalisme a développé les forces productives de l’humanité à un niveau très élevé. Le communisme, ce n’est pas une répartition de la misère, mais une organisation sociale fondée sur l’abondance, qui permet de répondre aux besoins de tous. L’économie russe en était très loin ; comme l’écrivait Lénine, la Russie après la révolution ne souffrait pas de trop de capitalisme, mais de trop peu : trop peu de forces productives, un prolétariat industriel trop minoritaire.

La révolution russe devait être la première étape d’une révolution mondiale. Dès le lendemain de la prise du pouvoir en octobre, les bolcheviks se sont adressés au prolétariat des autres pays, qui était plongé dans l’horreur de la guerre ; ils ont toujours conçu leur combat comme un combat entre la bourgeoisie et le prolétariat à l’échelle mondiale. Et il y a bien eu une vague révolutionnaire qui a ébranlé le monde, en Europe, et ailleurs, comme en Chine. Mais la bourgeoisie a réussi à écraser ces révolutions. L’URSS s’est retrouvée isolée ; à l’échelle mondiale, dans les années 1920, le capitalisme s’est consolidé.

Dans ce contexte de recul du mouvement ouvrier, les dirigeants bolcheviques savaient que l’enjeu était de tenir. Il fallait relancer la production, avoir une politique qui permette de sortir de la misère immédiate dans laquelle était plongée la population paysanne et ouvrière. Dans un pays où dominait la petite production, cela ne pouvait que conduire à la renaissance d’une petite bourgeoisie qui rêvait de devenir grande, et qui risquait de faire pression sur l’État ouvrier. Il fallait donc aussi concentrer les ressources entre les mains de l’État pour industrialiser et moderniser le pays, renforcer la classe ouvrière dans les villes comme dans les campagnes. Et pour cela, utiliser une banque d’État, qu’ils ont créée en 1921. Mais, dans cette lutte pour que les travailleurs gardent le pouvoir dans l’attente de l’extension de la révolution, les révolutionnaires ont toujours dit la vérité : cette politique ne pouvait pas transformer une économie sous-développée en économie socialiste.

La bourgeoisie n’a pas repris le pouvoir en URSS et l’État ouvrier a survécu. Mais la pression du sous-développement et de l’isolement s’est manifestée d’une autre façon. La démoralisation après des années de combat, les pressions de la petite bourgeoisie renaissante, ont permis à une clique de bureaucrates, regroupés autour de Staline, de confisquer progressivement le pouvoir aux travailleurs, et de faire la guerre à ceux qui restaient révolutionnaires, comme Trotsky. Et pour justifier leur mainmise sur l’État ouvrier dans les années 1920 et la dictature qu’ils ont instaurée sur la classe ouvrière, ces bureaucrates ont inventé la théorie absurde du socialisme dans un seul pays. Absurde, car une société communiste n’est possible que sur la base d’un système productif permettant de répondre aux besoins de tous. Le capitalisme l’a créé, à l’échelle mondiale.

Un siècle plus tard, nous avons des moyens autrement plus puissants de réorganisation de l’économie. L’évolution du capitalisme a concentré encore plus le système bancaire mondial, et les bases d’un système général de comptabilité et de répartition des richesses sont bien plus solides, dans les pays impérialistes et à l’échelle du monde. Si, et seulement si, les travailleurs en prennent le contrôle, s’ils prennent le pouvoir, s’ils s’approprient l’économie qu’ils font déjà tourner, mais en étant soumis à la dictature du profit, ce système bancaire pourrait être un formidable outil de réorganisation de la production et de planification dans l’intérêt collectif.

Et pas seulement le système bancaire. Les multinationales, elles aussi, savent recenser, répartir, distribuer leurs marchandises en utilisant les ressources et les capacités de centaines de milliers de travailleurs dans le monde, dans l’agro-alimentaire, l’énergie, l’industrie pharmaceutique. Amazon est capable d’organiser la distribution de produits les plus divers d’un bout à l’autre de la planète. Ces multinationales sont d’ailleurs capables de fonctionner en interne sans argent, avec d’autres moyens de comptabilité.

En socialisant les moyens de production, le capitalisme a aussi a jeté les bases d’une société où il ne sera plus nécessaire de recourir à l’argent pour les moindres échanges. En prenant le pouvoir, en expropriant ces entreprises pour en faire une propriété collective, la classe ouvrière pourra pousser cette socialisation de la production au bout de ses possibilités, pour aboutir à une société d’abondance où chacun travaillera selon ses moyens et recevra selon ses besoins.

Dans une telle société, l’argent n’aura plus de place, et par conséquent les banques non plus. On pourra alors, pour reprendre une phrase de Lénine, utiliser l’or pour construire des toilettes publiques plutôt que de l’entasser dans des coffres-forts, et considérer les banques comme les dinosaures, des curiosités d’un monde il y a longtemps disparu.

 

 

Partager