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Grande-Bretagne : derrière les États-Unis, pour garder sa part...
Lorsque les troupes de Saddam Hussein envahirent le Koweit, Margaret Thatcher, alors encore premier ministre britannique, fut le premier chef d'État occidental à reprendre à son compte la condamnation bruyante émise par Bush. Par la suite, au mois de septembre, la Grande-Bretagne fut le premier pays européen à envoyer des troupes dans le Golfe.
Certains affirmèrent alors que cette attitude tenait avant tout au style politique personnel de Thatcher. D'autres émirent l'hypothèse qu'à un moment où elle semblait rencontrer de réels problèmes, y compris dans son propre électorat, au sujet du poll tax en particulier, peut-être Thatcher recherchait-elle à rééditer « l'effet Malouines » - c'est-à-dire un moyen de galvaniser les sentiments chauvins pour amener les électeurs conservateurs à resserrer les rangs autour d'elle, tactique qui s'était avérée très payante lors des élections qui suivirent la guerre des Malouines en 1983.
Mais finalement, Thatcher dut démissionner. Ce faisant elle put choisir son successeur. On disait alors du nouveau premier ministre, John Major, un politicien incolore et inconnu, un député du rang que Thatcher avait récemment promu à un poste ministériel de premier plan, qu'il était bien plus libéral qu'elle. Pourtant la politique du gouvernement dans le Golfe demeura inchangée. Non seulement il s'en tint à la décision initiale d'envoyer des troupes dans le Golfe, mais il en envoya de nouvelles et, pour la première fois depuis la crise de Suez en 1956, des réservistes furent rappelés.
Depuis, le gouvernement britannique s'est fait remarquer par un ton va-t-en-guerre bien caractéristique. Chaque déclaration de Bush, ou presque, est immédiatement suivie d'une déclaration de Major, usant des mêmes termes, mais souvent sur un ton plus belliqueux. On dirait que Major compte sur la force des mots pour compenser le poids marginal de la Grande-Bretagne dans les forces de la coalition et donc dans ses décisions.
La façon dont Major copie Bush ne fait qu'illustrer le réel problème qui se pose à l'impérialisme britannique : il n'a pas les moyens de mener la politique des grands à la façon des USA, mais il ne peut se permettre non plus de rester en marge, et de prendre ainsi le risque de se faire exclure du jeu.
Un passé impérial au Moyen-orient...
La présence coloniale et militaire de la Grande-Bretagne au Moyen-Orient remonte au XIXe siècle. Elle connut un nouvel essor à l'issue de la Première Guerre mondiale, avec la mise en pièces de l'empire ottoman dont la France et la Grande-Bretagne se partagèrent la dépouille. La France reçut la Syrie et le Liban d'aujourd'hui, tandis que la Grande-Bretagne recevait la Palestine (Israël et la Jordanie actuelles) et la Mésopotamie (à peu près l'Irak), s'ajoutant aux régions qu'elle dominait déjà (l'Egypte et une partie de l'Arabie Saoudite actuelle).
Pendant la guerre, la Grande-Bretagne avait promis l'indépendance tant aux Arabes qu'aux Kurdes. Des officiers de renseignements britanniques, tel le colonel T.E. Lawrence, avaient organisé la rébellion des populations locales contre la Turquie.
Rien d'étonnant, donc, que les Arabes et les Kurdes n'aient guère apprécié cette nouvelle division de la région entre la France et la Grande-Bretagne, qui ne laissait aucune place pour leur indépendance. Des révoltes éclatèrent et l'armée de l'air britannique fut chargée de réduire les rebelles sous les bombes. Le secrétaire d'État à la Guerre d'alors, Winston Churchill, suggéra même qu'on utilise du gaz « moutarde » contre les Kurdes. La guerre chimique était donc déjà à l'ordre du jour, mais c'était dans le camp de la Grande-Bretagne !
En novembre 1920, la Grande-Bretagne décida de réunir trois provinces de l'empire ottoman antérieurement distinctes. C'est ainsi que naquit l'Irak avec, à sa tête, un roi du nom de Faiçal - membre de la famille féodale des Hashémites et frère du roi Abdullah qui se vit offrir la Jordanie un peu plus tard. Le nouvel Irak n'était qu'un enchevêtrement de nationalités, de traditions, de langages et de religions, différents et souvent antagoniques, dirigé par une dictature royale qui n'avait pas de racine locale mais qui jouissait de l'aide militaire britannique - une recette explosive.
Le bon sens géographique aurait voulu que Koweit, un minuscule protectorat britannique depuis 1899, soit aussi intégré à l'Irak, lui offrant ainsi un débouché utile vers le Golfe qui lui manquait.
Mais tel n'était pas l'avis de l'impérialisme britannique. Les efforts qu'il avait déployés afin de convaincre une famille féodale locale, les al-Sabah, d'accepter le protectorat anglais, visaient à garantir à la Grande-Bretagne le seul port naturel de haute mer situé dans cette région du Golfe. Et celle-ci entendait que les choses en restent là, quel qu'en soit le coût pour l'Irak.
La création de l'Irak et la question du Koweit suscitèrent les protestations du roi Ibn Séoud d'Arabie Saoudite. Aussi, en 1922, un certain Sir Percy Cox, haut-commissaire britannique à Bagdad, convoqua Ibn Séoud. En quelques heures, Cox traça au crayon sur une carte les frontières jusqu'alors plutôt vagues de l'Arabie Saoudite, de l'Irak, du Koweit et de la Palestine. Hormis quelques changements de détails, la scène fut ainsi dressée pour les soixante-dix années à venir.
Vint le processus de décolonisation. L'un après l'autre, chaque pays accéda à l'indépendance : l'Irak et l'Arabie Saoudite en 1932, la Jordanie en 1946, le Koweit en 1961, le Sud-Yemen en 1967. Tous étaient dirigés par des hommes qui avaient des relations de longue date avec la bourgeoisie britannique et sur qui celle-ci pouvait compter pour préserver ses intérêts. Le Sud-Yemen et l'Irak faisaient néanmoins exception. En Irak, une succession de soulèvements populaires et de coups d'État militaires avait chassé la dynastie royale soutenue par la Grande-Bretagne, amenant au pouvoir un régime issu de la petite-bourgeoisie dont la loyauté envers l'impérialisme devait se révéler plutôt imprévisible.
Finalement, en 1968, la Grande-Bretagne annonçait son retrait militaire complet du Moyen-Orient pour 1971. Il lui restait encore à régler le sort de quelques territoires situés sur la côte orientale de l'Arabie Saoudite, où la Grande-Bretagne avait une présence militaire importante. Quatre nouveaux pays accédèrent à l'indépendance : Bahrein, Qatar, Oman et les Emirats Arabes Unis. Chacun d'eux fut offert à l'une des familles féodales locales qui avaient maintenu l'ordre dans la population depuis tant d'années pour le compte de la Grande-Bretagne. Le caractère artificiel de ces pays était tout aussi indiscutable que celui du Koweit, à un détail près : leurs frontières correspondaient tout juste avec les limites séparant les champs pétrolifères, les zones de prospection et les complexes de raffinage, des compagnies pétrolières internationales opérant dans la région !
... qui n'a cessé de retrecir au fil des decennies
Malgré la domination écrasante qu'il avait exercée sur le Golfe pendant tant de décennies, l'impérialisme britannique ne put bientôt plus rester seul dans le jeu. Dès les années trente, un conglomérat de compagnies américaines constitua l'Aramco qui acheta à la famille royale d'Arabie Saoudite l'exclusivité sur le pétrole de ce pays.
La Grande-Bretagne dut faire des compromis. Grâce à son emprise militaire et politique sur la région, elle put néanmoins conserver une part importante des profits pétroliers. En 1972, BP et Shell contrôlaient toujours 27 % de la production pétrolière du Moyen-Orient, et plus de la moitié de celles de l'Iran, de l'Irak, du Koweit et des Emirats Arabes Unis.
Puis vint une période de troubles politiques et économiques. Il y eut des nationalisations en Irak, la perte de possessions en Iran, et, partout ailleurs, les régimes locaux se mirent à revendiquer une part plus importante des profits venant de la production pétrolière. Des compagnies locales reprirent en main une grande partie de la production pétrolière, tandis que les grandes compagnies pétrolières occidentales se spécialisaient dans la prospection, la construction d'installations nouvelles, le raffinage et, bien sûr, dans le transport.
Il en résulta une compétition plus vive entre les compagnies. Elles devinrent un peu plus dépendantes des bonnes relations entre les régimes locaux et leur propre impérialisme.
Le cas des compagnies pétrolières n'était d'ailleurs pas unique. Depuis la hausse des prix pétroliers de 1973, le Golfe avait de l'argent à dépenser et de nouveaux marchés se développaient dans tous les domaines : militaire, construction mécanique, biens de consommation, services, etc... La question de qui allait s'emparer de ces marchés restait ouverte.
A ce jeu, c'était l'impérialisme le plus puissant sur le plan industriel et financier qui avait toutes les chances de l'emporter. Les contrats de vente de pétrole à long terme tout comme les gros contrats d'importation, se négociaient de gouvernement à gouvernement, en échange d'aides, financière et militaire en particulier. Sur ce plan, la Grande-Bretagne avait sans conteste un handicap à terme : elle avait moins à offrir que les USA. La part du gâteau qu'elle détenait, bien qu'encore non négligeable, était condamnée à se rétrécir.
Koweit : le dernier poste avancé de la Grande-Bretagne dans le golfe
Après l'invasion du Koweit, bien des gens ont été stupéfaits de la facilité avec laquelle le gouvernement koweiti a poursuivi son activité de l'étranger, non seulement sur le plan politique mais aussi sur le plan économique - le premier « État offshore » en quelque sorte. Cette capacité étonnante tient en réalité aux relations très particulières qui lient la Grande-Bretagne et le Koweit.
De 1922 à son indépendance formelle en 1961, le minuscule Koweit avait été de fait un protectorat britannique en même temps que le quartier-général régional de BP et de la marine royale britannique. En plus de sa commodité comme port de haute mer, Koweit s'était révélé avoir d'énormes réserves pétrolifères, pour le plus grand profit de BP.
Après l'indépendance, la vie au Koweit ne changea guère. Il demeura l'État aristocratique qu'avait façonné la Grande-Bretagne, dans lequel vingt familles possédaient 90 % des richesses, tandis que plus d'un million de travailleurs étrangers y trimaient sans y jouir d'aucun droit. Les quelque deux mille membres de la famille al-Sabah dirigeaient le pays comme une affaire de famille.
L'Office d'Investissement du Koweit (KIO) est une bonne illustration des liens du Koweit avec la Grande-Bretagne. Le KIO, c'est tout simplement l'organisme chargé des activités financières du Koweit à l'étranger : banques, compagnies internationales, immobilier, etc... L'une de ces compagnies, par exemple, est la Kuwait Petroleum International (KPI). KPI possède la compagnie pétrolière américaine Santa Fe, ainsi que trois raffineries en Europe et Q8, une chaîne de stations-essence qui contrôle 10 % du marché au Danemark, en Suède et Italie et 2 % en Grande-Bretagne. Notons d'ailleurs en passant que, malgré l'invasion du Koweit, KPI a réussi à honorer tous ses contrats de livraison de pétrole et à amorcer une nouvelle implantation en Hongrie.
L'ossature du KIO repose sur les 600 milliards de francs du « Fonds pour les générations futures », nom officiel du trésor d'État du Koweit. L'importance du KIO est telle qu'avant l'invasion, ses revenus dépassaient ceux provenant de la production pétrolière du Koweit.
Formellement, le quartier-général du KIO était à Kuwait-City. Mais son véritable centre d'opération était un grand immeuble luxueux du centre de Londres, le principal terrain d'action du KIO était, et est toujours, la Cité de Londres. En fait, le KIO est l'un des gros joueurs de la Bourse londonienne. La liste de ses partenaires d'affaires est secrète, mais parmi ceux qui sont connus on trouve quelques très grands noms, tels que la Midland Bank et, bien sûr, BP.
Bien sûr, réciproquement, Koweit était la principale place à partir de laquelle BP opérait au Moyen-Orient.
Ces liens financiers très étroits entre Londres et le Koweit avaient également une expression politique. Avant toute chose, le Koweit a toujours fait office de représentant local de l'impérialisme, même si, par moments, il a pu donner l'impression d'une certaine indépendance, comme pendant la guerre Iran-Irak, lorsqu'il s'est brièvement tourné vers l'URSS pour demander sa protection contre l'aviation irakienne qui bombardait ses navires pétroliers, mais seulement jusqu'à ce que les USA lui offrent cette protection.
Pendant cette guerre, par exemple, la banque d'État du Koweit a compté, avec l'Arabie Saoudite elle-même liée aux USA, parmi les principaux soutiens financiers à l'effort de guerre irakien. Et, tout au long de la guerre, les compagnies britanniques ont pu se servir du Koweit, tout comme de la Jordanie, comme intermédiaire dans la vente de matériel militaire à l'Irak, malgré l'interdiction officielle frappant ces ventes.
Par la suite, après la guerre, le Koweit s'opposa, toujours de concert avec l'Arabie Saoudite, à la tentative irakienne de faire monter les prix pétroliers. Le Koweit n'avait nul besoin de dépasser son quota de production pétrolière. Son obstination à le faire ne pouvait avoir d'autre explication que l'opposition de ses maîtres à toute hausse des prix pétroliers.
Menace a la fois par l'irak et... les USA
L'invasion du Koweit par l'Irak a constitué une menace immédiate pour le système financier britannique.
Bien sûr, l'essentiel des actifs financiers du Koweit étant de toutes façons basés en Grande-Bretagne, à première vue cela ne changeait pas grand chose. Mais à plus long terme, si le Koweit restait occupé, cela représentait une menace d'une toute autre importance.
Le flux habituel des profits pétroliers du Koweit en Grande-Bretagne serait tari, ce qui signifierait une diminution importante de capitaux frais sur le marché boursier britannique. Si tel était le cas, combien de temps s'écoulerait-il avant que le KIO quitte Londres pour les USA, par exemple ? Après tout, les expatriés du Koweit devraient ne plus compter que sur leurs revenus financiers, et le marché des USA est bien plus riche que le marché britannique - un fait que les banquiers britanniques ne connaissent que trop bien puisque d'énormes capitaux britanniques ont déménagé aux USA au cours de la dernière décennie.
A un moment où le gouvernement britannique préfère prendre le risque d'aggraver la récession plutôt que de réduire les taux d'intérêts, parce qu'il espère ainsi attirer plus de capitaux étrangers dans son système financier, le départ d'un investisseur aussi important que le KIO constituerait un coup très dur. Cela signifierait probablement la fin d'un certain nombre d'agents de change et de banquiers, et peut-être de l'ambition de Londres de devenir la capitale financière de l'Europe.
A plus long terme, en perdant son dernier avant-poste au Moyen-Orient, la Grande-Bretagne perdrait ce qui lui reste de son poids économique historique dans la région. Il lui faudrait faire face à une « véritable » compétition sur ce marché, en d'autres termes la Grande-Bretagne serait marginalisée par la puissance écrasante de l'économie américaine.
L'ironie de la situation, en même temps que la cause de bien des tensions dans certains milieux politiques et d'affaires britanniques, est qu'un succès militaire de la coalition a toutes chances d'avoir pour la Grande-Bretagne des conséquences assez similaires à celles d'une défaite.
Un premier indice pointant dans ce sens de façon frappante vint d'Arabie Saoudite, peu après que les troupes américaines aient commencé à s'installer dans ce pays. Tandis que le ministre saoudien de la Défense signait un contrat de 120 milliards de francs pour la fourniture de tanks américains, il annulait la dernière commande de 48 avions Tornado passée à la Grande-Bretagne.
Déjà, malgré l'activité fiévreuse des milieux d'affaires britanniques, les compagnies américaines sont en train de se tailler la part du lion des contrats de reconstruction du Koweit. Il est significatif que, pour négocier tous les contrats de reconstruction, le KIO ait installé une agence dans les locaux de la Banque Mondiale à Washington. Il ne fait aucun doute que les USA se serviront de leur poids écrasant dans la coalition pour tirer le Koweit de leur côté, économiquement et politiquement, hors de l'influence britannique.
Tout comme le gouvernement américain utilisera sans aucun doute sa puissance militaire, en cas de victoire, pour imposer ses conditions tant aux pays du Moyen-Orient qu'à ses alliés. Ce qui signifie en particulier, là encore, que c'est l'économie américaine qui se taillera sans doute la part du lion de toutes les affaires qui s'offriront dans le futur en Irak. Cela signifie également que ce « nouvel ordre » dont Bush parle avec tant d'enthousiasme, implique un resserrement de la suprématie économique américaine sur le Moyen-Orient au détriment de tous ses concurrents plus faibles.
Dans cette guerre, tous les impérialismes de second ordre sont pris, à divers degrés, dans la même contradiction. D'abord et avant tout, tous sont solidaires de la politique de l'impérialisme américain. En même temps, ils cherchent à préserver leurs intérêts particuliers, tout en sachant qu'une fois la guerre finie, leur voix sera de peu de poids dans la détermination de la place que voudront bien leur laisser les USA. Entre ces contraintes contradictoires, les impérialismes de second ordre ont peu de marge de manoeuvre. Ils n'ont le choix qu'entre deux politiques.
L'une est celle choisie, par exemple, par le gouvernement français. Dans la pratique, Mitterrand suit la ligne fixée par Bush. En même temps, il multiplie les manifestations symboliques d'indépendance de façon à préserver l'avenir et, en particulier, les relations de la France avec plusieurs pays arabes.
L'autre politique possible est celle choisie par le gouvernement britannique. En affichant un soutien inconditionnel à la politique américaine, Major espère être, à la fin de la guerre, dans la meilleure position possible pour obtenir quelques concessions de Bush.
La création d'une ambiance de guerre
Dès le premier jour, en août dernier, la politique du gouvernement a consisté à développer une ambiance chauvine. Dans ce but, il a eu le soutien de tous les journaux importants, des journaux ouvertement de droite comme des journaux libéraux et de ceux proches du parti travailliste. La presse à grande diffusion dite « populaire » s'est montrée particulièrement empressée à s'engager dans cette campagne.
Toutes sortes de rumeurs concernant Saddam Hussein et l'Irak ont été transformées en manchettes, y compris les plus absurdes. De vieux scandales ont été déterrés, comme celui du « canon géant » dans lequel plusieurs sociétés britanniques furent accusées d'avoir vendu des pièces à l'Irak destinées à la fabrication d'un canon géant capable d'envoyer des obus à des distances fantastiques. Des histoires terrifiantes de réseaux terroristes clandestins ont été ressassées interminablement, avec toutes sortes de sous-entendus racistes.
Dès que les troupes britanniques ont commencé à partir pour le Golfe, l'attention des médias s'est tournée vers « nos p'tits gars », multipliant à l'infini les commentaires sur le passé glorieux de chacune des unités envoyées dans le Golfe.
Puis vint le rappel des réservistes en janvier. Il est vrai que c'était la première fois depuis la crise de Suez. Mais l'affaire fut délibérément gonflée hors de toute proportion. Des ministres vinrent faire des discours à la télévision sur les devoirs des réservistes envers « la reine et le pays » tandis que la presse publiait de longues listes de lettres prétendument envoyées par des réservistes qui auraient tant voulu être eux-mêmes rappelés et qui, à défaut, étaient prêts à se porter volontaires. Tout ce raffut pour le rappel de quelques centaines de réservistes du service médical.
Le résultat de cette campagne fut que, pour la première fois, bien des gens se mirent à penser à la possibilité du retour à la conscription (supprimée au début des années 50). Peut-être était-ce justement là le but de cette campagne autour du rappel des réservistes. En tous cas, ce fut à coup sûr une opération de bourrage de crâne destinée à habituer les gens à des possibilités jusque là inconcevables pour eux.
Peu de temps avant le début des hostilités, une autre campagne fut lancée autour des cinq mille citoyens irakiens vivant en Grande-Bretagne et de la mise en place par l'armée de camps d'internement pour eux. Très vite certains journaux se mirent à faire des allusions transparentes à la vaste communauté des musulmans britanniques et à la difficulté qu'il pourrait y avoir à repérer des terroristes dissimulés dans ses rangs. Cette fois le gouvernement dut penser que les choses allaient un peu trop loin. Plusieurs ministres firent des interventions à la télévision pour condamner toute accusation de déloyauté àl'encontre de la communauté musulmane britannique.
Mais, dans le même temps, la police s'employait à faire des rafles dans diverses communautés étrangères, originaires de Turquie, du Kurdistan, du Sri Lanka, etc.., qui comptent une large proportion de réfugiés politiques. Puis, après le déclenchement de la guerre, au moins 150 personnes furent arrêtées, certaines furent internées, d'autres déportées. Combien, c'est difficile à dire, car ces faits tombent sous le coup du secret d'État. Mais le simple fait que cela se soit produit est suffisant pour créer une ambiance de peur qui dépasse largement les ressortissants du Moyen Orient installés en Grande-Bretagne.
Le consensus des politiciens en faveur de la guerre
Lorsque Thatcher annonça, apparemment sans consulter grand monde, que la Grande-Bretagne suivrait les USA dans toutes les initiatives militaires qu'ils prendraient contre Saddam Hussein, tout le monde fut pris par surprise, y compris bien des politiciens de son propre parti. Il semble qu'un nombre relativement important de députés conservateurs était opposé à ce que la Grande-Bretagne adopte une telle politique, de peur de mettre en cause des relations anciennes avec de nombreux régimes arabes ou musulmans.
Mais comme ce problème survenait en plein milieu de la rébellion contre le maintien de Thatcher à la direction du parti conservateur, personne n'osa prendre parti ouvertement contre son attitude chauvine de peur que le Golfe devienne un enjeu dans cette bataille pour la direction du parti.
Quand Major eut finalement remplacé Thatcher au pouvoir, l'envoi des troupes dans le Golfe était déjà décidé et annoncé, et la campagne de presse lancée pour appuyer cette décision battait déjà son plein. Du coup on n'entendit guère d'opposition dans les rangs des députés conservateurs, bien que des ministres comme Douglas Hurd, le secrétaire d'État aux affaires étrangères, seraient, dit-on, opposés à la guerre.
Il y a eu cependant une exception notable. Edward Heath, ancien premier ministre conservateur dans les années 70, prit position très fermement contre la préparation militaire puis contre la guerre. Ainsi, le 4 février, après plus de deux semaines de guerre, il fut cité déclarant : « Ce n'est pas notre rôle de lancer nos troupes aux quatre coins du monde en disant « cet homme est diabolique, il faut s'en débarrasser » i . C'est une mauvaise cause, il faut s'en débarrasser. Nous devrions la laisser aux Nations Unies, retirons nos troupes ».
Quant au parti travailliste, quelques jours après l'invasion du Koweit, Gerald Kaufman, secrétaire aux affaires étrangères du cabinet » fantôme », écarta l'idée de toute négociation. Quelques jours plus tard, le leader du parti, Kinnock rendit publique cette déclaration : « Il est nécessaire qu'on aille jusqu'à priver totalement Saddam Hussein du moindre prestige, du moindre gain pour sa réputation aux yeux des autres Arabes » .
Au congrès du parti travailliste, au début septembre, John Edmonds, leader de l'un des plus grands syndicats de travailleurs manuels, le GMB, formula la position de la direction en déclarant que le parti ne pouvait pas écarter « une opération préventive » contre l'Irak. Et une motion fut adoptée à sept contre un qui disait : « Le parti travailliste considère la décision du gouvernement d'envoyer les troupes britanniques dans le Golfe nécessaire et justifiée » .
Dès lors, tout était dit. Le parti travailliste devrait soutenir sans hésitation tout effort de guerre si les choses en venaient là, et c'est ce qu'il a fait. Il y a bien eu quelques dizaines d'opposants parmi les députés travaillistes pour s'abstenir ou voter contre la politique du gouvernement à la chambre des Communes, en défendant l'idée que les Nations Unies devraient négocier avec Saddam Hussein. Une poignée d'entre eux ont pris la parole dans des manifestations contre la guerre et participé au comité pacifiste « Stop à la guerre dans le Golfe », mis sur pied pour organiser l'opposition à la guerre. Mais dans l'ensemble, le parti travailliste et la bureaucratie syndicale soutiennent fermement le gouvernement et s'abstiennent de critiquer sa politique, sur quelque plan que ce soit, de façon trop bruyante.
Quant au mouvement anti-guerre en Grande-Bretagne, il a été comparable à celui de la plupart des autres pays d'Europe, avec des manifestations londoniennes allant de quelques milliers à 60 000 participants. Socialement, ce mouvement est plutôt petit-bourgeois et politiquement, il est dominé par divers courants pacifistes, religieux et écologistes, avec une participation importante des groupes d'extrême-gauche. Ce mouvement est aussi sans doute bien plus anti-américain, avec un côté isolationniste, qu'opposé à une intervention impérialiste contre le Tiers-Monde.
Jusqu'à présent, le gouvernement a réussi à créer l'ambiance de guerre qu'il souhaitait. Mais bien des choses pourraient venir contrecarrer ses efforts. En plus de développements possibles dans le cours de la guerre elle-même, qui pourraient déclencher un mouvement d'opposition dans le pays, la situation économique pourrait aussi être décisive.
La récession, rampante depuis plus d'un an, est maintenant en train de s'accélérer. Des entreprises industrielles parmi les plus importantes ont annoncé des milliers de suppressions d'emplois. Dans le même temps, les mêmes entreprises font grand bruit autour des dividendes versés à leurs actionnaires, les plus élevés qu'on ait connus à ce jour. Déjà, le ministre des finances Lamont a fait allusion aux sacrifices qu'il faudrait faire pour gagner la guerre du Golfe. Le même argument servira sans doute aussi à justifier les conséquences de la récession. Reste à savoir si cela convaincra les travailleurs britanniques.
19 février 1991